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L’Etat et son double

 

  Jamais peut-être les Algériens n’ont été aussi désespérés et déçus que ces deux dernières décennies. Souvent, les discussions dans les cafés ou les souks et les discours de la presse et des dirigeants politiques (pouvoir et opposition) mettent en évidence un certain désenchantement né du « détournement » de la lutte de libération par des équipes ayant, au préalable, privatisé les structures de l’Etat et même parfois reproduit les attitudes du colonisateur auquel certains n’hésitent pas à s’identifier. Jusqu’à présent, tout pouvoir est perçu comme un espace de contrainte et de répression. Il n’est pas étonnant que les gens cultivent une sorte de méfiance par rapport aux espaces de pouvoir assimilés à des lieux où dominent corruption, passe-droit et clientélisme. Cette distance est perceptible dans la relation trop souvent antagonique avec les assemblées (APC, APW et APN) considérées essentiellement comme des instruments trop peu efficaces et trop marqués par les jeux de la rente. Les « assemblées élues » sont des entités nouvelles dans une société comme l’Algérie marquée par la présence d’une culture ambivalente, duale, traversée par un tragique dédoublement mettant en péril toute marque de « modernité ». Ces assemblées, fortement suspectées et marquées parfois du sceau de l’ineffable, sont victimes de leurs conditions d’adoption et de leur genèse.

Nées pour donner l’illusion d’une responsabilité collective et fonctionnant pratiquement comme des espaces d’illustration du pouvoir en place, elles ne sont pas encore intériorisées dans l’imaginaire populaire qui limite la responsabilité au président et au wali assimilés à des cheikhs de zaouias. D’ailleurs, trop peu d’Algériens connaissent la fonction et les prérogatives réelles de telles chambres investies d’espaces illusoires de gouvernement et se limitant à une répétition du discours officiel, s’éloignant sérieusement des jeux de la représentativité populaire. Les urnes fonctionnent comme illusion du réel et espace de dénégation des marques de souveraineté du « peuple » ainsi brimé de sa citoyenneté, engendrant une profonde césure. Les gens ne connaissent de cette assemblée ni députés ni sénateurs, mais ressassent tout simplement cette question des salaires qui a tant décrédibilisé une assemblée populaire nationale et un sénat dont ils ignorent la fonction réelle sauf qu’il sert parfois à caser certains anciens responsables et qu’il reproduit un schéma existant dans quelques pays « occidentaux », notamment la France. Né dans des conditions particulières, après les événements des années 90, le Sénat qui donne la possibilité au président de désigner le tiers de ses membres était perçu, à l’origine comme un espace de censure et de police pouvant bloquer un groupe majoritaire dans l’assemblée s’il est considéré comme politiquement peu correct et ayant les prérogatives de changer le texte constitutionnel. Il est né juste après les élections ayant permis la victoire du FIS aux élections de 1991.

Les différentes assemblées se sont toujours situées hors du pouvoir réel, même dans des situations exceptionnelles comme celles qui a permis à Rabah Bitat alors président de l’APN d’hériter de la charge présidentielle pendant 45 jours ou la période trouble de 91-92. L’APN dans une société gouvernée le plus souvent de manière autocratique où seul le président et son entourage immédiat décident ne peut finalement que discuter et finir dans sa majorité à adopter les textes proposés par le gouvernement. C’est désormais une pratique courante. Cette manière de gouverner n’est pas propre à l’Algérie, mais se retrouve dans tous les pays africains et arabes. Seuls les pays latino-américains arrivent aujourd’hui à rompe avec leur passé et mettre en œuvre un équilibre institutionnel. Cette situation est le produit de contingences historiques et sociologiques particulières.  

Même les ministres restent encore hors les sentiers de l’efficacité. Ils sont vus comme des représentants d’entités symboliques peu réelles. D’ailleurs, le fonctionnement des différents gouvernements confirme justement cette impression donnant à voir la structure gouvernementale comme une entité abstraite au même titre que l’Etat transformé en un lieu mythique à tel point que ce sont les espaces informels qui prennent sérieusement le dessus sur les structures formelles ou légales. Il n’est nullement surprenant de constater le nombre incalculable de textes souvent calqués de législations étrangères demeurés lettre morte. Une plongée dans l’Histoire nous permettrait de comprendre la réalité d’une société, trop réfractaire à l’écrit, trop séduite par l’oral, cultivant la dénégation et travaillée par la juxtaposition de deux attitudes faite de ruralité et de comportements dits modernes, résultats d’une altérité jamais pleinement assumée.

Ce dédoublement marque tous les appareils institutionnels et les différents espaces de gouvernement ambigu peu cohérent, à l’image des tribus, des zaouïas et des clans, trop autocratique. La population doit allégeance au chef. Ce n’est pas sans raison que les populations s‘adressent directement au président et au wali, drapés des oripeaux de la décision et considérés comme les personnalités les plus crédibles de l’Etat formel trop dominé par différentes instances informelles constituant les véritables lieux du pouvoir réel. Il n’existe pas de structures tampon, intermédiaires entre les hauts lieux du gouvernement et la société. Ce qui provoque de graves malentendus, d’autant que l’absence de classes moyennes, sérieusement laminées, empêche la formation de ce que de nombreux analystes et hommes politiques appellent outrageusement « société civile », entité trop peu opératoire dans une société algérienne encore travaillée par la ruralité. Il serait utile d’interroger et de définir cette notion flasque de « société civile » encore trop marquée par une proximité et une frontière peu sûre avec la « société politique ». Une plongée dans les jeux de l’Histoire et des univers théoriques inciterait l’analyste à un surcroît de prudence. Quelle est la frontière séparant ces deux entités ?

L’Etat, paradoxalement démuni de ses prérogatives essentielles et de certaines de ses règles de fonctionnement, va graduellement abandonner de nombreuses fonctions à un discours oral, manichéen, mais peu clair. Ce qui provoque de multiples malentendus et permet une sorte de confusion trop pernicieuse entre Etat et pouvoir d’Etat. Cet amalgame réduit l’Etat à  une simple fonction de police répressive comme si les appareils idéologiques le constituant étaient tout simplement exclus de sa composante. Ainsi, il est facile de deviner que le problème crucial vécu aujourd’hui, c’est l’absence d’un questionnement sérieux de la nature de l’Etat en Algérie. Il serait primordial de délimiter les contours de l’Etat, tout en cherchant à redéfinir les fonctions de cet Etat hérité de la colonisation, qui gagnerait à être sérieusement interrogé et réadapté en fonction des réalités sociologiques et politiques nationales. Le pouvoir politique considéré comme le lieu exclusif de gouvernement, neutralisant dangereusement les autres pouvoirs, se confond tragiquement avec l’Etat privé de sa force majeure d’organisation de la société.

Il y a une certaine continuité dans le regard porté sur le pouvoir considéré comme un lieu où s’établissent les différents clans et où s’équilibrent les différentes strates des forces et des appareils en cohabitation forcée en dehors de toute la dynamique sociale. L’Etat privatisé, c’est-à-dire doté d’un pouvoir ne tirant pas son autorité de fondements juridiques mais se confondant avec les qualités et les traits particuliers du chef, investit le paysage et engendre une forte et préjudiciable distance avec les populations méfiantes et percevant l’autorité comme un espace trop peu crédible. D’où l’usage de termes comme « El Beylik » ( dénotant un rejet de l’Etat turc ou Ottoman considéré comme étranger, injuste) ou « El houkouma » trop marqués sémantiquement et idéologiquement, provoquant une certaine distance. C’est une sorte de regard étrange et étranger sur le pouvoir d’Etat. La connaissance de la nature du mode du gouvernement avant et après 1962 peut apporter une réponse sérieuse à tout ce fonctionnement paradoxal qui, en Europe, correspondait au féodalisme où le chef considérait le pouvoir comme une prérogative personnelle. Il n’est donc pas opératoire de chercher si les règles constitutionnelles ont été respectées ou non dans une société qui fonctionne à l’oralité et qui n’accorde que trop peu d’importance aux textes écrits. Ainsi, la constitution, même s’il existe un conseil constitutionnel chargé théoriquement de veiller à son application, ne pourrait pas, compte tenu, des relations trop marquées par l’oralité et les démarches personnelles, être opératoire ni pertinente. Ce qui rend les relations institutionnelles peu claires et trop ambiguës.

Les prérogatives confuses des uns et des autres où plusieurs cercles se chevauchent et s’entrechoquent ne permettent pas une sérieuse administration de la chose publique. D’ailleurs, des diplomates étrangers ont toujours évoqué ce problème dans leurs articles sur l’Algérie. C’est pour cette raison que les investisseurs possibles ne croient plus en la chose écrite algérienne parce qu’elle s’efface vite. C’est une sorte de tableau magique. On se souvient des coups de gueule de Kasdi Merbah et de  Benbitour, suite au limogeage du premier par Chadli Bendjedid et de la démission du second durant le premier mandat de Bouteflika. Ahmed Benbitour expliquait son départ en évoquant une « lecture et une compréhension non partagées des dispositions constitutionnelles relatives à la fonction et aux missions du chef du gouvernement ».

La césure profonde entre les détenteurs du pouvoir et la société avec ses élites parallèles, non reconnues ou marginalisées, est réelle d’autant plus que les partis politiques, encore fonctionnant à leur tour comme de véritables tribus, ne semblent pas représentatifs de la scène sociale et fonctionnent toujours comme des entités syncrétiques donnant à voir un Etat trop mouvant et complexe. L’Etat, traversé par une multiplicité de définitions, est une structure glissante dans la mesure où elle met en jeu des réalités concrètes et un artifice. Car, pour reprendre Hegel, il serait, entre autres, « la substance éthique d’elle-même » qui ne pourrait se réduire à ce regard simpliste qui en fait une simple structuration de la société avec des espaces de direction et de coercition. L’Etat est un concept, une idée qui reflète bien la déroute du langage. L’Etat, instance « syncrétique  paradoxale » (espace où cohabitent deux attitudes dissemblables et peu compatibles, l’une ancrée dans la culture « autochtone », l’autre marquée par le regard occidental) est lieu et enjeu de comportements et de pratiques ambivalents. Cette ambivalence ou cette dualité est inscrite dans cette manière de faire de l’individu qui, d’un côté consulte en même temps le médecin et le taleb, le maire et l’imam. Cette situation est le produit de tout un parcours historique. Héritage de la colonisation qui l’a bâti pour son profit, l’Etat, tel qu’il fonctionne actuellement, semble quelque peu érodé et n’arrête pas de connaître de très sérieuses fissures. Il est aujourd’hui, marqué par la présence de deux entités parfois peu compatibles, qui contribuent grandement à sa neutralisation. D’où les résistances sociales, surtout dans l’Algérie profonde qui n’arrive pas encore à adopter ces nouvelles représentations.

La ruralisation progressive des structures étatiques constitue un élément de blocage certain exigeant une redéfinition de l’Etat national aujourd’hui calqué exclusivement sur le modèle français. L’Algérie a toujours fonctionné avec deux structures : l’une formelle, celle de l’Etat, prise en charge par le discours politique ambiant et l’autre, informelle, celle de la société concrète, c’est-à-dire une construction de résidus de tribus, de clans et d’intérêts. Le texte va, avec le temps, venir à-priori, légitimer la décision prise. C’est tout à fait normal que des professeurs étrangers n’arrivent pas à comprendre  le « système politique algérien » parce que souvent, ils sont armés de grilles et de schémas préétablis qui désarticulent l’analyse et ne permettent pas une lecture sérieuse du fait politique ou sociologique. Ce regard porté par l’étranger –ou même la grande majorité des sociologues algériens- sur la société algérienne ou les appareils de pouvoir ne prend pas en considération la dimension syncrétique, très importante dans l’analyse des systèmes sociologiques des pays anciennement colonisés.       La question de l’Etat convoque les lieux ontologiques et les différentes configurations sociologiques et ne se limite pas uniquement à la mise en forme de structures administratives servant tel ou tel discours, ou telle ou telle liste de « compétences administratives supposées ». L’enjeu est plus complexe dans un univers où il est clair que les relations parentales, familiales et d’intérêts déterminent inéluctablement son fonctionnement.

Cette réalité duale perturbe fondamentalement toute possible réforme et exige une véritable interrogation des lieux implicites et explicites de l’Etat encore réfractaire aux définitions toutes faites. Tout cela met en branle des comportements doubles, parfois antithétiques. Ce qui ne manque pas de produire un discours teinté de frustration et de désillusion. Ce n’est pas surprenant d’entendre des Algériens parler du présent tout en convoquant le passé héroïque et positif appelé à la rescousse pour justifier le désenchantement actuel. Il n’est pas inutile de voir le nombre extraordinaire de jeunes qui voudraient quitter le pays.

La production littéraire et artistique a également abordé ce thème de la désillusion. Après l’indépendance, plusieurs romans et pièces de théâtre présentant de manière critique le passage du passé (la lutte pour l’indépendance) au présent ont été publiés. Nous pouvons citer notamment Le Muezzin  de Mourad Bourboune,  Les martyrs reviennent cette semaine  de Tahar Ouettar, « La danse du roi » de Mohamed Dib,  Le fleuve détourné  et  Tombéza  de Rachid Mimouni,  La traversée  de Mouloud Mammeri,  Les chercheurs d’os  et  L’invention du désert  de Tahar Djaout,  A quoi rêvent les loups  de Yasmina Khadra…Tous ces récits mettent en scène des personnages vivant un présent difficile, tragique. Ils font souvent appel à la guerre de libération comme une sorte d’espace sacrificiel. Même le cinéma s’est mis à poser ce problème, notamment dans les films de Merzak Allouache (Omar Gatlatou ,  Salut Cousin ). Mohamed Dib fait appel à l’Histoire dans le but de montrer que les choses n’ont pas du tout changé avec l’indépendance du pays. Arfia dans  La danse du roi  et Mille hourras pour une gueuse  raconte, à la manière des conteurs populaires, des séquences de la lutte de libération tout en vivant un présent amer qui lui rappelle constamment le sacrifice, presque vain, de ses compagnons de combat. Cette manière de faire se retrouve également dans une pièce dans une adaptation d’une nouvelle de l’écrivain Tahar Ouettar, mise en scène par Ziani Chérif Ayad, Echouhada yaoudouna hada el ousbou’ (Les martyrs reviennent cette semaine) qui, d’ailleurs, reprend certains passages du texte de Dib.

                                                       Ahmed CHENIKI

 


 
 



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