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LE PRINTEMPS ISRAÉLIEN DE BOUALEM SANSAL
Posture et imposture littéraires

Par Abdellali Merdaci
La récente tournée israélienne de Boualem Sansal (Walid Mebarek, 2012) pose explicitement la question irrésolue de la projection de l’écrivain dans un plan de carrière qui échappe aux déterminations politiques et sociétales de son milieu d’origine. 
La littérature de Sansal — plus spécialement son engagement dans la vie littéraire — n’a objectivement plus aucun rapport avec le pays qui lui fournit ses thèmes. L’Algérie n’est plus pour lui qu’un prétexte à s’ériger — aux yeux de l’Occident, dont il sollicite véhémentement la validation et la consécration de son art — en censeur et imprécateur dans le glacis politico-idéologique d’un pouvoir de «généraux» et d’Islamistes». 
Dès son entrée en littérature avec la publication par Gallimard d’un premier roman Le Serment des barbares (1999 ; toutes les œuvres citées ici sont publiées, à Paris, par cet éditeur), Sansal est confronté à la structuration d’une identité littéraire ; il délibère ainsi d’une «posture» au sens que lui donne Jérôme Meizoz (2011) : «La posture est constitutive de toute apparition sur la scène littéraire.» Ingénieur de formation, féru de culture technicienne, plus soucieux de mécanique des turboréacteurs que de métaphore filée et de prosopopée, longtemps étranger à la littérature, dont on peut supposer qu’il n’a jamais été un grand lecteur, mais parfaitement instruit des itinéraires des auteurs historiques de la littérature algérienne de langue française des années 1950-1980, Sansal va plus s’attacher à l’effrénée proclamation de la «figure de l’auteur» (Maurice Couturier, 1995) et aux «digressions d’auteur» (David Lodge, 2009), textuelles et paratextuelles, qu’à la persévérante construction d’une œuvre. Aura-t-il ainsi, assez tôt, assimilé l’usage des médias d’Occident et la faculté de persuasion qu’ils peuvent générer au-delà des limites de l’œuvre écrite ? Dans le champ littéraire algérien actuel, où les trajectoires d’auteurs producteurs d’opinions se cantonnent à l’exercice (toujours lisse) d’une «transgression contrôlée», Sansal compose l’inconfortable position de «l’hérétique», celui qui se dresse en dehors de la «règle du jeu» (Pierre Bourdieu, 2012). La recherche de «coups» médiatiques prend-elle, en conséquence, le- dessus sur l’œuvre ? L’écrivain rassemble consciencieusement, hors de ses romans, mais dans le semblable registre de dénonciation d’une Algérie ruineuse, les éléments d’un redoutable Livre blanc éparpillés dans les journaux, radios et télévisions de France. Souvent, il a énoncé un simple constat : le système et l’islamisme brûlent l’Algérie par les deux bouts, vite majoré, depuis 2008, d’une déroutante mise en cause du nazisme et de l’antisémitisme dans la sphère de l’Etat. Mais ce message, à l’usage des seuls Occidentaux, est-il crédible ? Sansal ne parle jamais à Alger. S’il soutient ne pouvoir le faire dans la presse et l’audiovisuel gouvernementaux, comment douter qu’il ne recevrait pas l’accueil de la presse privée, sans distinction d’opinion et de ligne éditoriale, pour interpeller les Algériens et les convaincre du bien-fondé de ses accusations contre le système ? Le voyage d’Israël, qui corrobore un processus réfléchi dans la formation d’une figure d’auteur rebelle au pouvoir d’Alger, constitue un nouvel épisode, le plus détonant, dans une démarche d’écrivain, âprement tendue vers une reconnaissance et une attribution de légitimité par le champ littéraire germanopratin. Dans ses formes comme dans ses desseins, cette démarche — dont il faut interroger les fondements intellectuels — reste discutable. 
L’invention de l’hérétique 
Le capital symbolique personnel dont dispose Sansal, au début de sa carrière d’écrivain, est relativement pauvre. Pour sa visibilité, il ne pouvait se réclamer que du «voisinage de palier» du romancier Rachid Mimouni (1945-1995), qui fut, comme lui, diplômé dans les sciences et techniques. Il fait du projet tardif d’écrire un moment de son histoire personnelle, en recherchant — avec conviction — de nécessaires ruptures au plan littéraire et politique. Contrairement à bon nombre d’écrivains algériens qui, forts d’un premier succès parisien, traversent la Méditerranée et sollicitent comme un dû nationalité et résidence françaises, Sansal demeure un Algérien de Boudouaou, dans la banlieue d’Alger. Cela aurait été certainement un grand mérite, si l’écrivain contribuait à l’animation des espaces politique et littéraire nationaux. Son récit de vie, Sansal l’a voulu comme un roman. Dans l’anamnèse du petit Boualem (Marianne Payot, 2011), il y a cette indélébile fantasmagorie de récitants du Saint Livre autour de la dépouille de son père, décédé dans un accident de voiture. Il avait cinq ans. Ce premier contact traumatique avec la religion infère-t-il, plus tard, toutes les incertitudes d’être dans le monde à l’âge adulte ? Lorsqu’au début des années 1990 émergent dans la société de funambulesques tueurs aux gestes sanglants et rituels, aux crimes licités par les maîtres de la fatwa, les songes de l’enfance et les voix rêches des récitants resurgissent dans la mitraille de saisons à la fois troubles et coupables. Le Serment des barbares explose dans une écriture, sèche et hachée, pour conjurer les peurs de l’époque. Dans un pays en crise, qui conjugue au futur ses angoisses de mort et de finitude, Sansal confie son manuscrit à la poste qui le fera parvenir à l’adresse parisienne de l’éditeur Gallimard. Le manuscrit échoue sur le bureau de Jean-Marie Laclavetine, romancier et éditeur, qui l’inscrit au catalogue de la rentrée littéraire de l’automne 1999. Inimaginable naissance d’un auteur ? L’ingénieur Sansal a cinquante ans : il ne laissera personne dire que c’est le plus bel âge de la vie pour entamer une carrière littéraire. Hors de l’enthousiasme admiratif de la presse algérienne, la réception critique du Serment des barbaresdans les médias français mettra davantage l’accent sur l’audace du thème traité — dans un pays où la nuisance des groupes islamiques armés s’étalait chaque aube en chiffres cramoisis à la «une» des quotidiens — que sur ses potentialités d’écrivain. C’est de cette période, fondatrice et triomphante, que datent les premiers choix — politiques — de Sansal. Rejoint-t-il le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) et son président, le docteur Saïd Sadi, illustre homme politique, mais aussi avec Rachid Alliche (1953-2008), un des pionniers de la littérature moderne en langue kabyle ? Ce compagnonnage se nourrit moins de lectures romanesques que de valeurs politiques dissidentes. L’écrivain, flatté à Paris, engage un autre choix tout autant décisif : il guigne une carrière française et il estime en avoir les moyens. Il s’éloigne, peu à peu, de son pays ; d’un abord rude envers ses concitoyens, peu coutumier des salons de la capitale, il marque, dans le bouillonnant Alger des années 2000, une distance à l’égard de la presse d’Etat et de la presse privée, affichant envers elles une inextinguible morgue. Assure-t-il, exceptionnellement, à la demande de l’équipe d’Edif 2000, diffuseur de Gallimard en Algérie, de rapides signatures de ses ouvrages dans les campus universitaires en dehors d’Alger ? En général, réservé envers lecteurs et critiques, il n’exprime pas d’empathie. Ce mutisme, à intérieur du pays, est contrebalancé par une expansive loquacité et une douce aménité à l’extérieur, dans les pays d’Occident. Dans une carrière littéraire, la veine prometteuse des débuts ne permet pas de préjuger de la survenue d’insuccès et d’infortunes. Les trois romans qui suivent Le Serment des barbares ; L’Enfant fou de l’arbre creux, 2000 ; Dis-moi le paradis, 2003 ; Harraga, 2005) rencontrent, en France, une faible audience. Menacé d’oubli, Sansal ranime utilement dans les médias occidentaux la figure de l’opposant tourmenté par le pouvoir d’Alger. S’il n’apporte rien de nouveau au travail littéraire, notamment au genre romanesque qu’il adopte, il querelle – dans des excès de langage soulignés – le pouvoir algérien, qui, en d’autres temps, l’avait coopté à de hautes fonctions de l’Etat. Il a, certes, comme des milliers de cadres algériens, enduré les vexations du pouvoir qui ne connaît qu’une seule règle : être avec ou contre lui. Comment nier cette avalanche de brimades qui s’abattent sur l’homme dans le mépris et l’arrogance d’un personnel politique infatué, qui mobilise contre lui toutes ses ressources de nuisance ? Au lendemain de la parution de son troisième roman ( Dis-moi le paradis), il est limogé de son poste de directeur central au ministère de l’Energie. Dans un entretien avec le journaliste français Renaud de Rochebrune (2011), il égrène les avanies répétées que lui font subir – sur injonction – les administrations du gouvernement. Comment admettre que ce spécialiste du turbo, qui ajoute à sa panoplie les compétences de docteur en gestion, habilement immergé dans les arcanes de l’industrie nationale, aux premières lignes de forges de l’industrie lourde, sous Boumediène, et légère, comme il se devait, sous Chadli, soit refusé par l’université algérienne, au moment où celle-ci fait appel à des licenciés, fraîchement diplômés, bassement analphabètes, pour assurer des séminaires et des encadrements de mémoires de fin d’études et même à un étudiant en cycle de licence – dans une faculté de l’Est – pour des conférences doctorales ? Convient-il aussi de rappeler, pour mémoire, des turpitudes littéraires largement connues ? Lorsqu’ils ne sont pas carrément interdits de diffusion, par oukase ministériel, comme cela a été le cas de l’essai Poste restante : Alger (2006), ses ouvrages ne sont pas disponibles en librairie. Autour de lui, et principalement à Boudouaou, la traque policière serait omniprésente. Cette quarantaine persécutoire, décrétée et exécutée à tous les étages de décision du pouvoir algérien, s’explique-t-elle par le seul contenu sulfureux de ses romans ? Sansal, dont le nom est systématiquement rayé de la liste (colligée par la ministre de la Culture) des invités au Salon international du livre d’Alger où ses œuvres ne sont pas exposées, devait-il aussi apparaître, par l’effet d’une rumeur persistante, comme une sorte d’écrivain maudit, un «génie malheureux» (Pascal Brissette), proscrit dans son pays ? A défaut de l’avoir créé, le système aura ainsi reconnu son hérétique. En 2007, alors que sa carrière d’écrivain est au creux de la vague et ne sera relancée qu’avec son cinquième opus Le Village de l’Allemand ou le Journal des frères Schiller(2008), Sansal fait partie des quarante-quatre signataires du Manifeste sur la littérature-monde en français, initié par Michel Le Bris (Michel Le Bris, Jean Rouaud, 2007). Il révèle une insurmontable contradiction : écrivain algérien, autant par ses thèmes que par sa résidence en Algérie, il se projette exclusivement dans une bruyante carrière littéraire française. Son image d’écrivain se profile, en France, préférentiellement dans la chronique étroite des exactions et des brimades du pouvoir d’Alger plutôt que dans les aptitudes et la profondeur de son travail d’écrivain. Il aurait pourtant été essentiel pour lui de circonscrire le temps de l’œuvre et d’en favoriser une perception algérienne comme a su le faire Rachid Boudjedra, son contre-modèle dynamique. Et surtout de forger une dimension morale de l’écrivain qui ne peut s’autoriser que de son œuvre. Lorsque l’écrivain français André Gide, de retour du Tchad et de la défunte URSS, pointait les malheurs du colonialisme et du stalinisme, il était accrédité par la seule vigueur d’une œuvre française devenue universelle. Partout, dans ses déclarations, l’opposant politique Sansal a prévalu sur l’écrivain. On serait en mal de trouver dans la presse étrangère un entretien de Sansal qui évoque sa sensibilité de romancier, son rapport à la littérature de son pays et au-delà à la littérature mondiale. Le modèle de communication égophorique dont il s’inspire, qui fonde sa pratique littéraire et médiatique est celui du Sulman Rushdie des Versets sataniques (1988). Un soupçon de talent et beaucoup de scandale dans une fiévreuse alchimie. Il n’est pas assuré que ce mélange enfante de grands écrivains. Né à la littérature au début du règne d’Abdelaziz Bouteflika, Sansal est-il à la mesure d’une attitude, éminemment hugolienne, en se faisant le turbulent contestataire du pouvoir d’Alger et de son président aux trois mandats ? La partie était belle pour lui qui bataillait vent debout contre une société politique archaïque, issue de la guerre d’indépendance, fermée et inamendable, qui entrave l’avènement de la démocratie et de la justice. Mais ce qui rend inopérante sa critique du système, c’est qu’elle exclut toute sommation des faits : l’essayiste de Poste restante : Alger ne saura forger le ton juste pour cingler les palinodies du régime. Se posant volontiers comme victime du système en place à Alger, en raison même de ce que dit son œuvre (que ne lisent que de rares lecteurs professionnels), se montre-t-il particulièrement résilient ? Face à la violence aveugle du système, il lui retourne une violence sans nuances et une fixation paranoïde. Qui aboutissent vite au dérapage sur le «nazisme» et les «camps». 
Une surenchère politicienne sur le nazisme et le vécu des juifs 
Il est patent que l’invitation d’Israël concerne principalement l’auteur du Village de l’Allemand. Ce roman, qui sort des ornières de l’histoire, de la Seconde Guerre mondiale à la guerre d’Algérie (1939- 1962) et à la période actuelle de terrorisme islamiste (commencée en 1992), est le plus contrefait de Boualem Sansal. Il y campe Hans Schiller, un ancien nazi, qui rejoint — dans les années 1950 — les maquis de l’ALN et s’installe définitivement dans le pays à l’indépendance, faisant prospérer dans une rigueur toute germanique un village reculé de l’hinterland où il sera – sur le tard — massacré par des islamistes ; il reviendra, dans un journal à quatre mains, à ses deux fils Rachel et Malric, nés en Algérie et élevés en France, de retranscrire dans le présent les apories du passé, entre autres le nazisme, pour les entrecroiser dans les désastres d’un présent sacrément islamiste. Le romancier, qui a souvent déclaré écrire et charpenter ses œuvres à l’appui d’une vaste documentation, a été dans le déni de l’histoire de l’Algérie combattante et de la congruence des faits. En l’absence de statistiques sur les forces en présence sur le terrain des affrontements militaires de la guerre d’indépendance, il est possible de relever le recrutement d’anciens soldats nazis dans la seule Légion étrangère, troupe de baroudeurs mercenaires de l’armée française. Le seul nazi avoué dans les rangs de l’ALN était Saïd Mohammedi (1912-1994), engagé à Berlin dans la Wehrmacht, en 1941, officier de la Deutsche Arabische Legione, de 1942 à 1944, titulaire de plusieurs médailles du Reich, organisateur pendant la guerre d’Algérie de la tuerie, le 27 mai 1957, à la mechta Kasba, douar Beni Ilmène (Melouza), de 301 habitants de sexe masculin, soupçonnés de soutien au MNA, parti de Messali Hadj. Ce que le discours d’idée, qui déborde la fiction chez Sansal, veut fortement assimiler par une rhétorique de la contiguïté, c’est le rapprochement entre le nazisme et les combattants de l’ALN qui accueillent Schiller, entre l’islamisme et le système. Dans Le Village de l’Allemand, le fascisme habille de vert de gris Alger tandis que les banlieues de France, terreau d’un islam mortifère, sont rabaissées en camps de concentration. Les raccourcis du romancier, qui a une connaissance médiocre de l’histoire, sont aussi tragiques que dangereux. Évoque-t-il ainsi des situations extrêmes qu’il n’a jamais vécues en Algérie, qui ne peuvent en rien correspondre à ce qu’ont été le nazisme et ses camps de la mort en Europe centrale et le totalitarisme stalinien dans l’ancienne Union soviétique ? Le terrorisme islamiste et ses dizaines de milliers de victimes, recensées depuis les années 1990, justifient-ils des appréciations cataclysmiques sur la nature de l’État algérien ? Sansal n’en a cure : il est dans la perversité sémantique lorsqu’il restitue à ses interlocuteurs occidentaux une Algérie «prison à ciel ouvert» et «camp de concentration» (Grégoire Leménager, 2008). Assurément, la plus conforme à leur lisibilité. Comme il ne suffisait pas à Sansal, pour la promotion de son roman en France, de «taper» sur la camarilla de généraux d’Alger et sur le système, de guider le cours des fleuves de sang qu’irrigue, jusqu’aux cités françaises, l’islamisme, il lui a fallu aussi en rajouter dans une surenchère sur le vécu juif, plus précisément sur le thème sensible de la Shoah : «La Shoah était totalement passée sous silence en Algérie, sinon présentée comme une sordide invention des juifs», assènet- il dans une sorte de bilan du Village de l’Allemand (Leménager, 2008). Sansal, qui serait bien embarrassé de réunir une bibliographie du négationnisme en Algérie, aurait (presque) souhaité que l’extermination des juifs dans les chambres à gaz nazies ait ses contempteurs et qu’elle suscite des émules de Robert Faurisson. Mensonge ? Sansal connaît sûrement les travaux académiques d’Ismaël Sélim Khaznadar, qui est comme lui, et Malek Chebel, à titre personnel, membre du projet Aladin de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, «programme éducatif visant à lutter contre le négationnisme de la Shoah dans le monde arabo-musulman». Le philosophe et mathématicien Ismaël Sélim Khaznadar (2005), professeur à l’Université Mentouri de Constantine, qui a bénéficié d’un financement de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, présidée par Simone Veil et animée par Serge Klarsfeld, pour un séjour de recherche à Auschwitz (Pologne), a publié – en partie – ses travaux dans le revue Naqd(Alger) de l’historien Daho Djerbal. Il y a donc, en Algérie, dans le champ académique, bien avant la publication du Village de l’Allemand, une réflexion libre sur la Shoah qui rend l’incrimination du pouvoir algérien sur cette question simplement polémique. L’historien anglais Tony Judt (1948-2010), petit-fils de rabbins lituaniens, qui a longtemps milité en Israël pour le sionisme et qui en était revenu, prévenait contre la possible instrumentalisation du phénomène de la Shoah (2008). Est-il inapproprié de s’attarder sur les intentions d’auteur – subites — de Sansal s’emparant de la question juive et de la Shoah ? Avec la même conviction, l’auteur du Village de l’Allemand déroule son expertise — qui fait mouche — pour le lecteur occidental qui méconnaît la réalité politique de l’Algérie : «En avançant dans mes recherches sur l'Allemagne nazie et la Shoah, j'avais de plus en plus le sentiment d'une similitude entre le nazisme et l'ordre qui prévaut en Algérie et dans beaucoup de pays musulmans et arabes. On retrouve les mêmes ingrédients et on sait combien ils sont puissants. En Allemagne, ils ont réussi à faire d'un peuple cultivé une secte bornée au service de l'extermination ; en Algérie, ils ont conduit à une guerre civile qui a atteint les sommets de l'horreur, et encore nous ne savons pas tout. Les ingrédients sont les mêmes ici et là : parti unique, militarisation du pays, lavage de cerveau, falsification de l'histoire, exaltation de la race, vision manichéenne du monde, tendance à la victimisation, affirmation constante de l'existence d'un complot contre la nation (Israël, l'Amérique et la France sont tour à tour sollicités par le pouvoir algérien quand il est aux abois, et parfois, le voisin marocain), xénophobie, racisme et antisémitisme érigés en dogmes, culte du héros et du martyr, glorification du Guide suprême, omniprésence de la police et de ses indics, discours enflammés, organisations de masses disciplinées, grands rassemblements, matraquage religieux, propagande incessante, généralisation d'une langue de bois mortelle pour la pensée, projets pharaoniques qui exaltent le sentiment de puissance (ex : la 3e plus grande mosquée du monde que Bouteflika va construire à Alger alors que le pays compte déjà plus de minarets que d'écoles), agression verbale contre les autres pays à propos de tout et de rien, vieux mythes remis à la mode du jour...» (Leménager, 2008). Affirmations extrêmes et rapiéçage d’une inusable nomenclature de preuves à charge contre un pouvoir dément ? Dans cet écheveau, l’écrivain devrait surtout convaincre de la comparaison extrême entre le nazisme et «l’ordre qui prévaut en Algérie» et d’imputations invérifiables, comme celle de «l’exaltation de la race». À l’évidence, un tableau de peste, et peut en importe la couleur. En lisant Sansal, on n’a jamais le sentiment de vivre dans le même pays que lui : «xénophobie», «racisme», «antisémitisme», «culte du héros et du martyr», «glorification du Guide suprême» : irrattrapables vices de l’enfance politique du tiers-monde réunis dans un même pays. Cette représentation fantasmée de l’Algérie, rabattue à l’envi dans les médias d’Occident, l’auteur ne cesse de rappeler qu’elle s’énonce depuis Boudouaou, Algérie. Un pays où se propagent d’aussi intempestifs et ineptes propos – le lien asserté avec le nazisme est indéfendable, grossier et tapageur — ne peut être qu’un pays de liberté. En Algérie, dans un passé si proche, les écrivains ne manquaient pas de critiquer vertement les gouvernants et de défier la culture légitime de l’État. Omar Mokhtar Chaalal (2004) rapporte comment Kateb Yacine avait morigéné le ministre de la Culture, Ahmed Taleb El Ibrahimi, qui prononçait une docte conférence, empreinte de solennité, dans la salle du Théâtre national, square Port-Saïd. Le ministre va se plaindre au président Boumediene pour lui demander de faire un sort à l’impudent chahuteur. Le président convoque Mohamed- Saïd Mazouzi, ministre du Travail et des Affaires sociales, qui avait grandement contribué à la création par l’auteur du Cercle des représailles de l’Action culturelle des travailleurs et lui tient ce discours : «J’ai eu vent de ce qui s’est passé entre Kateb et Taleb, alors il faut dire à Kateb d’écrire, de ne pas parler, parce qu’il ne sait pas parler !» Kateb avait bien ri de cette répartie du président et l’avait reçue comme un hommage à son métier d’écrivain. Aujourd’hui, les rapports entre le pouvoir et les intellectuels ont-ils changé pour plonger dans la sombre déréliction ? Sansal n’est pas dans cet échange critique et loyal avec ses adversaires politiques (réincarnés en ennemis mythiques). L’insidieuse thématique nazie qu’il oppose à l’Algérie et à l’État algérien renforce-t-elle un style de «terre brûlée» ? Dans sa guerre au système, il tisonne ses mots de feu et de cendres et d’horribles souvenances d’un monde déchu. 
Le paquetage du voyageur d’Israël 
La seule force qui entraîne Sansal, qui écrase tout et agrée toutes sortes de subterfuges, c’est la gloire littéraire. Il est tout entier dans cet affairement où il ne néglige aucune ressource, à l’aune d’une furieuse appétence de lauriers. L’écrivain ambitieux a compris que pour monter au pinacle, il n’en finira pas de claquer les verges sur Alger, ses généraux, ses spadassins barbus, et sur tout ce qui, par hypothèse, dérange la communauté juive et bientôt l’État hébreu. Quitte à faire, par effet de rétroaction, depuis Paris, un agent stipendié du système ou un antisémite avéré tout critique de sa démarche. Auteur, entre 1998 et 2011, de six romans, Boualem Sansal a reçu des récompenses de second et troisième rangs pour quatre d’entre eux ( Le Serment des barbares, 1999, Prix du premier roman, Prix Tropiques ; L'Enfant fou de l'arbre creux, 2000, Prix Michel Dard ; Le Village de l'Allemand ou Le journal des frères Schiller, 2008, Grand prix RTL-Lire 2008, Grand Prix de la francophonie 2008, prix Nessim Habif de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique ; Rue Darwin,2011, prix de la Paix des libraires allemands). Il a conscience que de maigres accessits comme le prix des lecteurs de RTL ou une médaille de la société des gens de lettres ne sanctifient pas le succès et la fortune d’un écrivain. Est-ce seulement cela la raison d’une hyperactivité pour enraciner les étais d’une improbable carrière littéraire en France ? En 2011, le prix de la Paix des libraires allemands — relativement coté, dont il serait, toutefois, prudent de lire l’exposé des motifs qui lui a valu leur attention unanime — apporte une première réponse et justifie cette fringale de reconnaissance jamais apaisée. Après une partie de sa carrière passée à confondre le pouvoir d’Alger et ses collusions avec la doctrine nazie et à pourfendre l’islamisme, pour se résoudre, last but not least, à réformer l’islam (pour le «libérer, décoloniser, socialiser», Marianne Payot, 2011), Sansal a désormais le bon usage du filon juif, et son séjour en Israël est le point d’orgue dans la maturation d’une posture d’écrivain «opposant» et «philosémite», comme si le discours algérien était fondamentalement mû par l’antisémitisme. Il ne s’agit pas ici de discuter sa liberté – et celle de tout Algérien — de circulation, la question qui se pose est celle de sa légitimité d’auteur confabulant sur l’Algérie, très contestable et à bon droit contestée. Sansal a conçu une œuvre et son fuligineux discours d’escorte pour des lectorats étrangers, selon un horizon d’attente bien entendu, en dehors de toute présence active, concrètement observable, dans son propre pays. L’incohérence de cette position entache nécessairement son discours et son appréciation politique de l’Algérie des dernières décennies, sujet unique de ses œuvres. Autant le discours sur Israël de ses interlocuteurs à Tel-Aviv et à Jérusalem, les romanciers Amos Oz, David Grossman (qui sont depuis plusieurs années distribués en Algérie et lus par les Algériens) et Avraham B. Yehoshua, intègre le champ d’une histoire de violences répétées et en reproduit la fragmentation dans des œuvres littéraires, célébrées au premier plan par les lecteurs israéliens, autant celui de Sansal sur l’Algérie, défini par la surcharge rhétorique sur le système de pouvoir algérien et l’islamisme, réunis dans la même détestation, et l’antisémitisme qui, semble-t-il, devrait caractériser tous les Arabes, fonctionne à vide. Pour diverses raisons : 
1 - Répondant au cahier des charges de l’édition française et aux desideratas du «lecteur moyen français», s’empêtrant dans la qualification, autrefois épinglée par Malek Haddad, d’«Arabe de service », Sansal n’écrit pas pour les Algériens. Ce qu’établirait subséquemment une analyse du «lecteur implicite» (Wayne C. Booth, Wolfgang Iser) dans ses textes et de la figure du narrataire. 
2° - Son face-à-face avec le pouvoir algérien – qui dans les faits n’est qu’une vue de l’esprit – s’enferme dans le pathétique. Il en vient même à utiliser à son endroit, comme dans un raptus, le discours de l’extermination : «On a vu alors que les dictatures sont extrêmement puissantes parce qu’une dictature, ça n’est pas un homme, mais un système très enraciné, et qu’il est très difficile de désherber : même en utilisant les désherbants les plus puissants, trois mois après tout repousse.» (Grégoire Leménager, 2011). Curieux ces «désherbants puissants» que ne désavoueraient pas les spécialistes de la «solution finale» ? 
3° - A Jérusalem et à Tel-Aviv, que pèse Boualem Sansal, qui court derrière le grand œuvre, qui a répudié la littérature pour les clameurs du scandale, face à ses interlocuteurs israéliens ? Faut-il croire que son dialogue, sur les plans politique et littéraire, avec des écrivains israéliens plus pénétrés de leur métier, bien enracinés dans leur pays, plus exigeants dans leur rapport aux situations politiques de leur pays et du Moyen-Orient, sincères partisans de la paix avec les Palestiniens, qui sont l’honneur de la littérature de leur pays, qui s’adressent aux Israéliens en Israël, se satisfera des seules pétitions de principe – qu’il livre habituellement aux médias occidentaux — sur le nazisme, l’antisémitisme et les Dioscures algériens, le système et l’islamisme meurtrier, qui en seraient les pendants ? En somme, voici ce qui garnit chichement le paquetage du présomptueux voyageur d’Israël : une œuvre littéraire accordée aux circonstances, vouée aux critères publicitaires de l’autopromotion, une écriture désocialisée, sans assise ni dans la société algérienne d’origine ni dans la société française à laquelle elle est destinée, et un argumentaire politique parsemé de vœux pieux et de contre-vérités. Sur l’Algérie, Sansal a coutume de présenter les faits dans le canevas d’une «rétrodiction» (Paul Veyne), jouant sur l’ambivalence d’événements du passé et sur leur insertion dans le présent et dans l’avenir. Il lui suffit ainsi de penser comme probable la relation dans le passé des Algériens au nazisme, à l’antisémitisme, à l’islamisme, pour qu’elle devienne vraie dans leur présent ou qu’elle trouve confirmation dans leur avenir. Cependant, l’histoire enseigne qu’à quelques exceptions notables (Abdellali Merdaci, 2008), l’Algérie et les Algériens ne sont pas des zélateurs du nazisme, cela est connu depuis les positions de Messali Hadj et du PPA sur cette doctrine pendant la Seconde Guerre mondiale ; ni les fourriers de l’antisémitisme : ce sont les populations, les élites indigènes et leurs partis, toutes sensibilités confondues, qui se sont solidarisés avec les juifs d’Algérie lorsqu’ils perdaient leur statut de Français et étaient mis au banc de la société coloniale par l’Etat français de Vichy. En mai 1922 déjà, dans cette société coloniale qui les a divisés, La Voix des Humbles, organe des instituteurs algériens d’origine indigène, relevait dans son éditorial- programme : «On ne saurait donc trop blâmer ceux qui manifestent le mépris de l’Arabe et du juif et qui provoquent de regrettables actes de vengeance.» (Abdellali Merdaci, 2007). Les Algériens ont été, par dizaines de milliers, les premières victimes dans le monde de l’émergence d’un islamisme délétère, qui continue à menacer leur nation et leur unité. 
Des attentes de consécration 
Sansal ne peut être, pour l’Algérie, le Vassili Grossman (1905- 1964) de Vie et destin, ouvrage longtemps interdit en Union soviétique, dont la version intégrale est publiée en Europe en 2005. Si le parallèle entrepris par l’écrivain ukrainien entre le nazisme et le stalinisme, leurs charrois de morts, leurs camps d’extermination et leurs goulags, correspond à des histoires qui révulsent l’humanité, comment le rendre objectif pour l’Algérie ? La stratégie de communication de Sansal repose sur la décomposition du langage, sur l’évitement des procédures de véridiction des mots, sur l’effondrement du sens. Même si formellement, rien ne rattache, depuis sa création en 1962, l’Etat algérien, ses textes fondamentaux et ses pratiques au nazisme et à l’antisémitisme, à leurs milices fascistes, à leurs camps, la charge destructrice de ces mots est prescrite par l’écrivain dans l’image fantasmée de l’Algérie qu’il construit et qu’il fait valoir à l’étranger. Dans le pays indépendant, qui croit à sa littérature nationale, l’auteur du Village de l’Allemand, plus préoccupé par Paris, Francfort et désormais Tel-Aviv, pense, écrit et vit la littérature dans une conscience typiquement française. Cette forme d’aliénation néocoloniale oriente les conduites du romancier en en agrégeant les effets de réclame – nombreux, disparates et cumulatifs. Débite-t-il à l’envi «nazisme» et «camps» algériens, s’accrochant désespérément à un succès de scandale ? Tôt – ou tard –, cette opération de démolition par la fiction (et par les déclarations médiatiques qui la supportent) du monde réel algérien sera payante. Le voyage d’Israël confortera – à court terme – les attentes de consécration de l’écrivain dans le champ littéraire germanopratin, au bénéfice d’une posture littéraire rageusement hérétique, mais en définitive bien factice, parce que Sansal qui vitupère à Paris n’existe pas à Alger. Cette posture littéraire, si elle amplifie une œuvre et une carrière – tournées vers l’étranger —, reste sans lendemain ; elle confinerait, à terme, à l’extraordinaire imposture littéraire, au demeurant très borgésienne, d’un écrivain fictif. Il n’y a pas chez Sansal une assignation au champ littéraire algérien, à ses compétitions et à ses enjeux de captation de légitimité et de pouvoir symbolique. Pour faire entendre la voix (littéraire et politique) de l’Algérie en Israël ou partout ailleurs dans le monde, il aurait fallu que Boualem Sansal n’excipe pas seulement d’une adresse en Algérie, comme il se plaît à le marteler, mais aussi qu’il y trouve un lieu d’expression cardinal dans la complexe maturation de sa littérature nationale, loin des foucades et des incantations. L’exploitation carriériste par Sansal du vécu juif, le tropisme israélien, la solidarité envers l’État d’Israël et le sionisme qui en découlent, accentués depuis la publication du Village de l’Allemand, doivent au plan de carrière et à ses indémontables crescendos réglés aux impulsions de Paris, aux accommodements d’une pose devant la gloire et à ce qui demeure un périlleux ego. L’écrivain, plus que l’homme, qui a fait le choix de la fortune de l’oppresseur contre la souffrance de l’opprimé, devra l’assumer face au silence blessé des enfants de Palestine, aux plaies toujours vives et aux décombres de Ghaza aux tombes ouvertes. 
A. M.

 
 



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