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Lettre à ceux qui régentent l’Algérie
PAR AHMED CHENIKI
Messieurs, ces derniers temps, trop de jeux et de rumeurs continuent, comme depuis 1962, à alimenter l’actualité, donnant à voir une pauvre Algérie privatisée, réduite aux jeux dangereux d’appareils et d’hommes évacuant toute dimension citoyenne, pensant que sans eux, le pays irait à sa perte. C’est presque déjà fait. Kaid Ahmed avait vu juste en disant déjà dans les années 60 que l’Algérie était devant un précipice et qu’elle avait fait un pas en avant, prophétisant les risques de déliquescence de l’Etat, d’ailleurs hérité de l’espace colonial. La question ne se pose nullement en termes de reconduction de Bouteflika ou de quelqu’un d’autre pour une « élection » dont le résultat est  déjà tranché dans des bureaux clos, mais de la nécessaire revendication pour la mise en œuvre d’un Etat démocratique où disparaitraient ces pratiques trop peu amènes, en contradiction avec tout système républicain. La presse joue maladroitement le jeu de la pourriture en reprenant ces conflits d’appareils, vrais ou faux, et d’hommes qui, les uns comme les autres, ne s’inscrivent nullement dans une logique de rupture, mais reproduisent les mêmes schémas.
L’Algérie n’est, certes, pas un cas unique, tous les pays arabes suivent le même parcours ambigu, ambivalent marqué par un système ni républicain ni monarchique.  C’est essentiellement pour cela que les choses vont mal dans tous les pays arabes dirigés depuis longtemps d’une main de fer par des pouvoirs sans légitimité, s’accordant tous les droits et suspectant tous les « peuples » depuis les indépendances, faisant et défaisant tous les appareils, privatisant l’Etat et matraquant une société apeurée, vivant l’innommable. Les nouveaux pouvoirs issus de ce qu’on a paresseusement appelé des  « révolutions », reproduisent les mêmes pratiques tout en cherchant, souvent en vain, à produire un autre discours marqué par une logique néolibérale protégeant les puissances de l’argent et de la finance.
On ne peut comprendre cette situation qu’en convoquant l’Histoire. Le passage de la période coloniale à l’ère postcoloniale s’est fait sans une réelle interrogation des territoires et des structures étatiques et institutionnels de la colonisation, reproduisant ses discours et ses pratiques. D’ailleurs, une lecture attentive des textes et des déclarations politiques donnerait à constater de nombreuses similitudes entre les discours et les pratiques de la période coloniale et ceux d’après les indépendances. Le discours colonial est marqué par la profusion de champs lexicaux de la répression et de la violence, souvent teinté de paternalisme et de mépris à l’égard d’une foule réduite à l’état primaire. « Le peuple algérien ne sait que casser, détruire… »  disait, il y a quelques mois à la télé gouvernementale, un ministre algérien, avec un mépris non dissimulé, rejoignant ainsi le discours algérianiste des années 20. Ce qui est paradoxal, c’est la reproduction du modèle colonial où l’élément militaire et l’espace policier occupent une place prépondérante. Ce qui se fait aujourd’hui au Yemen, en Syrie où s’opposent deux totalitarismes, l’un au pouvoir, l’autre dans l’opposition, à Bahreïn et en Lybie du temps de Kaddafi ou d’après correspondent aux exactions coloniales. Mais paradoxalement, les fausses révolutions mises au gout d’un mortel « printemps », enfantant morts et cataclysmes et provoquant de graves régressions deviennent un véritable repoussoir, favorisant un discours et des pratiques néolibérales condamnant le « peuple », chair à canon malléable à merci, à se faire continuellement cocufier, mais ce qui est nouveau, collatéral, c’est désormais ce désir de désacraliser les « pouvoirs » en place, « rois » et « présidents ». Certes, notre pays, encerclé par des pays instables, dirigés par des hommes, servant essentiellement les intérêts de ceux qui les ont installés, pourrait-être touché par ce vent de déstabilisation qui risquerait d’engendrer de tragiques violences. Cela devrait vous inciter à regarder les choses autrement en entamant un processus de décolonisation et de « déprivatisation » de l’Etat et de la société. Les dirigeants sont-ils condamnés à triturer indéfiniment des textes constitutionnels d’ailleurs jamais réellement appliqués. C’est pour cela que tous les débats sur tel ou tel texte législatif ou constitutionnel risquerait d’être vain. Il serait temps, avant que ce ne soit trop tard, d’arrêter de considérer le « peuple » comme une foule peu apte à toute pratique démocratique ou de réflexion et de reproduire ainsi le même regard du colonisateur sur le colonisé le considérant bon à civiliser, à se faire confectionner des présidents, des lois sans sa participation. Il faudrait aussi éviter dorénavant cette pratique qui fait de l’Algérie l’otage d’une secte dont les membres considèrent que, sans eux, le pays irait à la dérive. Il faudrait rendre l’Etat à la société tout en arrêtant de choisir, à la place du « peuple » des hommes pour gouverner le pays. Est-ce possible aujourd’hui que les politiques et les affairistes font jonction défendant souvent des intérêts antagoniques avec le bien public ? Toutes ces affaires de corruption sont l’expression de cette opacité et de cette privatisation de l’Etat.
Les dernières rumeurs de la politique évoquant le limogeage de tel ou tel général, des conflits supposés ou avérés entre les services et la présidence, la candidature pour une énième fois de Bouteflika via un texte constitutionnel réadapté, la non réunion à temps du conseil des ministres, l’inexistence pratique des assemblées, la centralisation des pouvoirs, l’absence d’élections réelles, l’instrumentation de la presse, de la justice et des « partis », le manque de prérogatives concrètes à un premier ministre réduit à la fonction de garde-champêtre, le déficit en contre-pouvoir(s), surtout avec l’inexistence d’assemblées élues », fonctionnant  comme des appareils à applaudir et à « soutenir »  donnent à voir, depuis 1962, la présence d’un pouvoir unique, excluant toute voix citoyenne, muant le « peuple » en un ensemble de sujets amorphes, en rupture avec les « appareils » de gouvernement considérés comme étranges et étrangers mais dans le contexte actuel, la « foule » pourrait, si on croit Wilhelm Reich (La psychologie de masse du fascisme, Payot, 1999), se muer en force déstabilisatrice, réveillant une violence latente qui, en l’absence d’un contre-pouvoir organisé, pourrait provoquer des situations imprévisibles annihilant toutes les structures de contrôle.
Dans un pays où le wali décide de tout, évacuant toute fonction « élective », allant jusqu’à dissoudre une assemblée ou à relever de ses fonctions un maire, où les recteurs sont désignés, où le simple chef de daïra est nommé par le haut, il n’est nullement opératoire de parler de jeux démocratiques. Nous ne sommes pas en République, mais dans un système monarchique autoritaire. Comme au Maroc  par exemple. Il est temps pour les pouvoirs publics de se réconcilier avec le « peuple » et d’accepter des changements pacifiques pouvant faire émerger le sentiment que chacun de nous participe à la prise de décision et à la gestion. Les dernières affaires de corruption ont encore davantage creusé le fossé.
L’Algérie, comme les autres pays arabes, obéissent à ce schéma. Certes, chaque pouvoir en place a ses particularités. Plus de cinquante ans après les indépendances, se dessine un processus de recolonisation qui semble atteindre tous les pays arabes, alors que dans un autre contexte, cela a permis, la mise en œuvre de nouvelles attitudes et l’installation de pouvoirs plus proches de leurs peuples en Amérique Latine, après le passage par des dictatures sanguinaires.
Messieurs, savez vous pourquoi les gens du peuple entretiennent une relation d’étrangeté avec l’Etat assimilé au Beylik ? Ce mouvement est  perceptible en Algérie, dans la relation qu’entretiennent les populations avec les pouvoirs publics interpellés par des pronoms impersonnels (eux,ils). Nous retrouvons paradoxalement le même regard porté par les colonisés sur le corps du colonisateur, jamais nommé. Dans les cafés, les marchés et les lieux de travail. Contrairement à ce qui se dit dans certains cercles, ayant vécu dans quelques pays arabes, je ne peux que relever de nombreuses similitudes entre l’Algérie et de nombreuses sociétés arabes, notamment la Tunisie, la Syrie et l’Egypte. La Libye et les monarchies du Golfe, usant d’une cruelle fermeture, sont des cas à part. La seule façon de fermer la voie aux appétits voraces des forces étrangères en pleine crise internationale est de consolider le front intérieur, en s’ouvrant à tous les secteurs de la société et en évitant de la rendre prisonnière de schémas préétablis, comme cette constitution triturée par cinq personnages du bloc gouvernant.
Certains responsables de ce qu’on appelait communément « l’alliance présidentielle », le PT, Tedj et l’UGTA (ce ne sont que des sigles, tant que nous ne disposons pas de géographie électorale, compte tenu de l’absence d’élections sérieuses), prompts à célébrer une illusoire nation arabe la rejette dès qu’il s’agit de gérer des situations délicates en n’arrêtant pas de crier que l’Algérie n’est nullement la Tunisie ou l’Egypte. Cette manière de faire a déjà été pratiquée par les dirigeants égyptiens avant d’être broyés par cette lame de fond mettant en cause toutes les structures en place, dénuées de légitimité. Les autorités yéménites, marocaines, soudanaises et jordaniennes tentent, elles aussi, d‘entreprendre quelques replâtrages, des concessions qu’elles ont régulièrement refusées jusqu’à ces moments de contre-violence légitimées d’ailleurs par ce déni d’existence des populations. Le gouvernement algérien se réveille subitement en 2011, à la faveur du processus de déstabilisation de certains pays arabes, annonçant la levée de l’état d’urgence et la « libération » illusoire des média en reconduisant, bien entendu, les mêmes hommes et les mêmes femmes, alors que le monde change et que les « peuples » exigent désormais une refondation intégrale du système politique. Partout, l’idée de la nécessité de la mise en place d’une assemblée constituante, synonyme d’une redécolonisation de la société et d’une reprise d’un moment historique censuré par les dirigeants en 1963, gagne du terrain.
Ce processus est désormais indispensable, surtout aujourd’hui, où le taux des populations scolarisées est relativement élevé, permettant aux uns et aux autres d’acquérir un savoir les aidant à lire les réalités politiques et culturelles et à revendiquer une place réelle dans leur société. La scolarisation et l’instruction, à côté de la libre information sur la Toile Internet sont des facteurs essentiels dans l’émergence de ce mouvement que ne semblent pas comprendre les dirigeants et les polices arabes et d’Europe, pris de vitesse par l’ampleur du mouvement et la qualité des revendications. Les choses ne seront jamais comme avant.
Ainsi, messieurs, il faudrait décoloniser les élites et la société pour paraphraser le titre d’un des livres de Mohamed Chérif Sahli :
1-Nécessité d’une redécolonisation : Dans des pays comme le nôtre, c’est la rencontre tragique avec la colonisation qui nous a fait découvrir l’Etat au sens « moderne » du terme. Les choses s’étaient faites surtout d’elles-mêmes dans la mesure où le colonisateur considérait l’Algérie comme française et n’était donc que le prolongement logique de la métropole. L’Algérien a fragmentairement intériorisé les nouvelles formes de représentation symbolique, mais sans souvent se délester de ses représentations « traditionnelles », ni interroger ces structures coloniales trop suspectes et chargées de significations tragiques. Ce qui provoque un sérieux problème et un véritable choc au niveau du fonctionnement des structures étatiques après l’indépendance, parce que, quoiqu’en disait Boumediene qui parlait sans relâche de l’édification d’un Etat qui survivrait aux hommes et aux événements, l’Etat « syncrétique » paradoxal (lieu où cohabitent deux attitudes dissemblables et peu compatibles, l’une ancrée dans la culture « autochtone », l’autre marquée par le regard occidental) caractérisait le fonctionnement de cette société, lieu et enjeu de comportements et de pratiques ambivalents.
Messieurs, le mal est antérieur à 1962, dans un pays où les coups d’Etat se succèdent depuis le putsch contre le GPRA, en passant par l’arrêt de la constituante, juin 65 jusqu’à présent. L’Algérie est devenue le lieu idéal de coups d’Etat permanents. L’indépendance acquise, les nouveaux dirigeants n’ont fait finalement que remplacer ceux qui détenaient les postes administratifs et de pouvoir de l’appareil colonial sans chercher à redéfinir les contours de cette réalité qui allait engendrer d’innombrables et tragiques malentendus. La gandoura se met à se prendre pour le costume-cravate de l’administrateur colonial. C’est pour cette raison que l’Etat « moderne » n’est en fin de compte qu’une création charriant, entre autres phénomènes, les stigmates du discours colonial. Ainsi, la même relation de méfiance des populations à l’égard des pouvoirs est restée vivante, même après l’indépendance. Le vocabulaire utilisé par les populations suggère la présence d’un rapport d’étrangeté et d’étrangéité par rapport aux pouvoirs publics. Il n’est pas étonnant que les gens cultivent une sorte de méfiance par rapport aux espaces de pouvoir assimilés à des lieux où dominent corruption, passe-droit et clientélisme. Ce serait utile de consulter les déclarations de certains ministres après les dernières émeutes et les cas de torture enregistrés depuis 1962. C’est pour cette raison qu’un travail de redécolonisation est nécessaire. On pensait que la fameuse commission de réforme de l’Etat mise en place par le président actuel allait réfléchir sur la question, mais elle semble avoir ignoré les éléments essentiels d’une refondation de l’Etat et de sa redécolonisation.
2-La présence trop formelle de l’Etat : L’Etat est un mythe, souvent confondu avec le chef ou le gouvernement. Ce qui correspond aux jeux d’un régime autocratique. L’Etat, paradoxalement démuni de ses prérogatives essentielles et de certaines de ses règles de fonctionnement, va graduellement abandonner de nombreuses fonctions à un discours oral, manichéen, mais peu clair. Ce qui provoque de multiples malentendus et permet une sorte de confusion trop pernicieuse entre Etat et pouvoir d’Etat. Cet amalgame réduit l’Etat à  une simple fonction de police répressive comme si les appareils idéologiques le constituant étaient tout simplement exclus de sa composante. Tout ce qui se passe aujourd’hui n’est que l’expression de cette réalité confondant Etat et Président affublé de tous les pouvoirs à tel point que de nombreux « partis » se déterminent par rapport à un mythique « programme du président », jamais défini.
L’Etat privatisé, c’est-à-dire doté d’un pouvoir ne tirant pas son autorité de fondements juridiques mais se confondant avec les qualités et les traits particuliers du chef, investit le paysage et engendre une forte et préjudiciable distance avec les populations méfiantes et percevant l’autorité comme un espace trop peu crédible. D’où l’usage de termes comme « El Beylik » ou « El houkouma » trop marqués sémantiquement et idéologiquement, provoquant une certaine distance.
Ainsi, la constitution, même s’il existe un conseil constitutionnel chargé théoriquement de veiller à son application, ne pourrait pas, compte tenu, des relations trop marquées par l’oralité et les démarches personnelles, être opératoire ni pertinente. D’ailleurs, le choix du président de cette structure et de ses membres a toujours obéi à une logique clientéliste. Ce qui rend les relations institutionnelles peu claires et trop ambiguës. Les prérogatives confuses des uns et des autres où plusieurs cercles se chevauchent et s’entrechoquent ne permettent pas une sérieuse administration de la chose publique. La profonde césure entre les détenteurs du pouvoir politique et la société avec ses élites parallèles, non reconnues ou marginalisées, est réelle d’autant plus que les partis politiques, encore fonctionnant à leur tour comme de véritables tribus, ne semblent pas représentatifs de la scène sociale, fonctionnant toujours comme des entités syncrétiques donnant à voir un Etat trop mouvant et complexe dépouillé de légitimité, donc voué à être l’instrument d’une fragile légalité.
Jamais jusqu’à présent, ni l’APN ni le gouvernement ou le parti unique FLN d’avant 88 ou les autres partis-appareils de la « coalition » (RND et HAMAS ou le PT qui est un espace de cette mouvance) n’ont fonctionné comme des lieux réels de pouvoir ou de décision. Les assemblées « élues » (Sénat, APN, APW et APC), copie conforme du système institutionnel français, mais sans autonomie ni responsabilité, ont une existence virtuelle, consommant énormément d’argent. Nées pour donner l’illusion d’une responsabilité collective et fonctionnant pratiquement comme des espaces d’illustration du pouvoir en place,  les « assemblées élues » ne sont pas encore intériorisées dans l’imaginaire populaire qui limite la responsabilité au président et au wali assimilés à des cheikhs de zaouias, neutralisant toute possibilité démocratique. D’ailleurs, trop peu d’Algériens connaissent la fonction et les prérogatives réelles de telles chambres investies d’espaces illusoires de gouvernement ou de délibérations et se limitant à une répétition du discours officiel, s’éloignant sérieusement des jeux de la représentativité populaire. Même les responsables des différents exécutifs n’accordent aucune importance aux députés, sénateurs ou autres, les considérant comme des espaces d’illustration, trop peu importants. Les urnes fonctionnent comme illusion du réel et espace de dénégation des marques de souveraineté du « peuple » ainsi brimé de sa citoyenneté, engendrant une profonde césure. Les gens ne connaissent de cette assemblée ni députés ni sénateurs, ni présidents d’APW mais ressassent tout simplement cette question des salaires qui a tant décrédibilisé une assemblée populaire nationale et un sénat dont ils ignorent la fonction réelle sauf qu’il sert parfois à caser certains anciens responsables et qu’il reproduit un schéma existant dans quelques pays « occidentaux », notamment la France. Le Sénat qui donne la possibilité au président de désigner le tiers de ses membres était perçu, à l’origine comme un espace de censure et de police pouvant bloquer un groupe majoritaire dans l’assemblée s’il est considéré comme politiquement peu correct.
Même les ministres restent encore hors les sentiers de l’efficacité. Il y a d’ailleurs ministres et ministres en fonction de leur proximité avec le chef. Même le « premier ministre » n’est souvent pas réellement le premier. Ils sont vus comme des représentants d’entités symboliques peu réelles. D’ailleurs, le fonctionnement des différents gouvernements confirme justement cette impression donnant à voir la structure gouvernementale comme une entité abstraite au même titre que l’Etat transformé en un lieu mythique à tel point que ce sont les espaces informels qui prennent sérieusement le dessus sur les structures formelles ou légales. Il faudrait savoir que le gouvernement se réunit de manière très irrégulière en conseil des ministres, ce qui montre le peu d’intérêt, de sérieux et de poids accordé à cette instance. Il n’existe pas de structures-tampon, intermédiaires entre les hauts lieux du gouvernement et la société.
L’Etat est à redéfinir. L’Algérie n’a pas connu des élections normales depuis la nuit coloniale. C’est une succession de fraudes mettant entre parenthèses la notion de citoyenneté, exclue des travées de l’activité sociale et politique.
3-La prééminence du président et de l’armée : Jamais, depuis l’indépendance, l’Algérie (comme d’ailleurs tous les pays arabes) n’a connu un président élu dans les règles. Ce qui pose sérieusement problème. Ici et dans les autres territoires arabes, le président qui se comporte en monarque n’a de compte à rendre à personne : l’Etat, c’est lui, pour paraphraser Louis XIV.
Le président se trouve à la fois espace d’allégeance « traditionnelle » et lieu de pratiques « modernes ». Le cheikh et le président se mettent en concurrence. Le cheikh arrive à se substituer au président. Le président ou le cheikh est l’homme autour duquel s’articule toute la réalité du pouvoir. En attendant souvent les « élections » présidentielles, tout est bloqué, tout est en attente jusqu’à l’arrivée de cet « homme providentiel » qui a pour fonction de régler tous les problèmes de la société. Le président, lui-même, découvrant des groupes de pression constitués de militaires et de civils influents dans et en dehors de la sphère apparente du pouvoir, crée lui-même son propre « réseau » constitué de la famille et des proches. Boutros Boutros Ghali expliquait que les choses changeraient si les gens au pouvoir s’abstenaient de placer leurs frères, leurs cousins et leurs proches à tous les hauts postes de responsabilité. C’est cette république des cousins et des nouveaux alliés qui désarticule l’Etat.
Messieurs, le pouvoir dans les régimes présidentiels autocratiques s’exerce dans l’anonymat marqué par l’empreinte de l’entourage du président que ne connaissent que les hommes du gouvernement et les proches du sérail. Ces hommes n’ont aucune légitimité, mais ce sont souvent eux qui détiennent les véritables leviers de la décision à tel point qu’on se pose parfois des questions sur la place et les fonctions du gouvernement. Ils détiennent le pouvoir du seul lien avec le Président qui n’arrête pas de s’emparer de dossiers du gouvernement pour les soumettre à une de ses équipes pour les traiter comme d’ailleurs les fameuses commissions sur la réforme de la justice et de l’école, la nomination des recteurs, des magistrats, des walis, des ambassadeurs… Le président est le centre du pouvoir. Le cousin, le frère ou le fils sont les lieux centraux de la « république monarchique ». Cette pratique n’est pas nouvelle, elle traverse toute la société depuis l’indépendance. Les nominations à des postes de responsabilité obéissent toujours à des considérations claniques, familiales et clientélistes à tel point que le pays se retrouve régenté pour reprendre Bouteflika par dix personnes et Ben Bella qui parle de trente Borgeaud.
4-Les partis politiques, le syndicat et les associations à caractère social et culturel : Nés ou légalisés durant une période particulière, après les événements d’Octobre 1988 où les uns et les autres, dans les cercles de gouvernement faisaient et défaisaient les textes en fonction de leurs calculs, ces instances partisanes sont souvent réduites à de simples appareils, à tel point qu’on se pose des questions sur les conditions présidant à leur naissance dans un pays. C’est pour cette raison justement qu’il faudrait revoir profondément l’appareil législatif tout en prenant la décision, une fois pour toutes, de rendre les sigles FLN et UGTA à l’Histoire, patrimoine commun. Cette confiscation des symboles de la glorieuse lutte de libération par les nouveaux dirigeants de l’Algérie après 1962 est un déni de l’Histoire, les premiers dirigeants du FLN historique avaient promis la restitution de tous les sigles, une fois l’indépendance acquise, le FLN devenant un espace commun que personne ne devrait reprendre à son profit. Le mouvement associatif reste trop marqué par sa dépendance.
5- Les jeux médiatiques, la pensée unique et l’exclusion de la société : Jamais, l’Algérie n’a connu une véritable liberté de presse et d’expression. Parce que parler ne veut rien dire. Quand le dire n’est pas pris en considération, il côtoie le vide. C’est vrai que les journaux privés dont les contours restent encore à définir, critiquent différents pouvoirs tout en restant paradoxalement prisonniers de l’institutionnel et de la fascination des cercles des différents pouvoirs, notamment la proximité du capital financier. Certaines expériences au temps de Ben Bella, de Boumediene ou de Chadli étaient paradoxalement beaucoup plus ouvertes, sauf que depuis l’indépendance, mépris ou fausse condescendance,  aucun dirigeant suprême de ce pays n’a accordé d’interview à un journaliste algérien. Selon, les dirigeants algériens qui voudraient tout régenter, les médias lourds  ne devraient pas fonctionner de manière autonome, le « peuple » ne serait pas mûr, seuls les chefs ont le droit de décider du niveau de maturité de leurs populations. Profond fossé entre dirigeants et société profonde condamnée à une complète aphonie. Les journaux de la presse gouvernementale sont les plus pauvres du pays, à tirage trop réduit, mais bénéficiant paradoxalement de plusieurs pages de publicité, offertes par les autorités à contre-courant de la logique économique. La télévision, la radio et les organes de la presse écrite sont autant de lieux d’articulation d’un discours univoque, prenant en charge une parole du gouvernement se conjuguant au futur antérieur.
Aujourd’hui, avec la parabole, Internet (facebook, twitter…) et les nouvelles technologies de l’information, l’Algérien regarde le monde en direct, tout en ayant la possibilité de présenter sa véritable image. Ainsi, « l’infra-citoyen » se donne la possibilité d’une certaine autonomie, produisant son propre discours désacralisant la parole des différents pouvoirs. Se soigner à l’étranger pour un responsable, c’est tout simplement un grave constat d’échec. Comment peut-on administrer un pays avec des responsables qui méprisent les structures de ce territoire, reconnaissant ainsi l’échec patent de leur gestion ? Dernièrement, le PDG d’Air Algérie a préféré prendre un avion des Emirats au lieu de celui d’Air Algérie.
 Le jeu de la latence permet le réveil d’attitudes, de réminiscences et d’agressions enfouies qui se libèrent vite, au contact de la foule ou d’une ultime injustice. A la poste, dans les bus et ailleurs, les jeunes et les moins jeunes expriment leur mécontentement, leur désillusion et révèlent la longue distance les séparant des pouvoirs en place qui devraient entamer une pacifique transition vers le changement. En sont-ils capables ? On retrouve les mêmes préoccupations chez de nombreux Algériens, ceux qui usent des émeutes (plus de 10000 par an en 2010, 2011 et 2012) et ceux qui marchent. Ayant vécu dans quelques pays arabes, y compris la Tunisie, la Libye et la Syrie, je retrouve les mêmes gestes et les mêmes attitudes enfouies, attendant le moment propice pour une éventuelle transformation.
6-La légitimité, la répression et les jeux exquis de la corruption : La rente pétrolière reste l’espace fondamental caractérisant les territoires peu amènes de l’économie algérienne. Les appétits sont tellement gargantuesques qu’on a pris la décision de vendre la SONATRACH, c’est-à-dire l’Algérie, avec l’assentiment d’ « élus » qui, sans l’intervention de dirigeants étrangers, aurait été broyée par des multinationales étrangères.  Le « scandale » de la Sonatrach de cette année, Khalifa, Pasteur ou l’autoroute Est-Ouest est une affaire ordinaire. La corruption est la chose la mieux partagée par quelques uns qui se dissimulent derrière ce slogan tendancieux et dangereux : « Tous pourris », à tel point que l’ancien ministre de la justice, répondant à une question sur la composante de la « commission anti-corruption » avait cru bon de dire que le président n’avait pas trouvé 5 ou 6 hommes intègres. Grave dans la mesure où il réduit l’Etat à un conglomérat de personnes gravitant autour du président, excluant du coup la multitude et les élites éloignées des jeux de la corruption et du pouvoir. Cette privatisation de l’Etat est l’espace privilégié d’une absence tragique de légitimité. La corruption est devenue monnaie courante. La légalité supplée la légitimité. Les choses ne semblent pas si simples, même si pour tous les partis politiques et les observateurs de la vie publique nationale, la corruption demeure le mal fondamental qui ronge notre société. Ce phénomène n’est pas récent dans notre pays. Déjà, au temps de la colonisation, l’administration proposait des privilèges contre de l’argent ou des biens de consommation. Mais bien avant, l’occupation française, la corruption marquait le quotidien. Chez nous, la colonisation n’a pas arrangé les choses en en faisant une véritable ligne de conduite. Juste après l’indépendance, certains avaient commencé à marchander pour occuper des « biens vacants ». C’était la belle aubaine. Certes, les moyens n’étaient pas conséquents, mais déjà, on entamait le jeu de la débrouille qu’une société, trop rurale, marquée par des habitudes peu commodes, acceptait facilement. Et au lendemain de l’indépendance, certains responsables grossissaient à vue d’œil à tel point qu’on avait parlé de trafic et de vol du fameux « Sandouk ettadamoun ». Ainsi, la corruption inaugurait une Algérie délivrée de la colonisation.
Les situations de rente liées au jeu de la corruption favorisent l’avènement d’ « intellectuels » du pouvoir, glorifiant et illustrant le discours dominant ou  participant de toutes les zerdas-festivals organisées par le ministère de la culture gaspillant des dizaines de millions d’euros et des centaines de millions de dinars. Les membres de la squelettique « Union des écrivains »  et bien d’autres artistes, écrivains, cinéastes et peintres se positionnent apparemment dans cette direction. Après l’année de l’Algérie en France, Alger, capitale de la culture arabe et le PANAF et  de Tlemcen, capitale islamique, c’est au tour de Constantine de consommer des milliards sans aucun bénéfice symbolique ou matériel. On joue encore avec l’argent public pour des festivités trop peu bénéfiques, mais qui pourraient rapporter gros à certains. Au moment où les espaces culturels sont en déficit chronique, le ministère de la culture se permet de fêter l’absence, avec l’argent public, généreusement dépensé pour des actions trop peu rentables sur le plan culturel.
7-  Les mots volubiles du discours politique algérien :     Les jeux de simulacre du langage politique et l’absence d’économie linguistique traversent la communication des responsables politiques usant souvent de termes et d’expressions redondants. Cette inflation de formules répétitives exprimerait un sérieux déficit en matière de gestion de la vie courante et mettrait en lumière l’absence de perspectives et de projets concrets. La multiplication de clichés et de stéréotypes témoignerait de la déroute du langage et d’une parcellisation du territoire de la culture de l’ordinaire trop marquée par une série de résistances mettant en scène la présence de plusieurs Algérie s’excluant les unes les autres. Le discours des membres du gouvernement et de leur relais principal, la télévision, est marqué par une absence presque totale du « dit » et du « dire » au profit d’une « parole » bavarde qui nie toute relation avec une société et une autre Algérie, profonde et manquant tragiquement d’espaces de représentation légitimes. Ainsi, nous sommes en présence de champs lexicaux s’entrechoquant et s’opposant continuellement, reflétant cette profonde césure caractérisant la société profonde trop éloignée des bruits de parole de gouvernants employant à profusion le futur antérieur comme espace de justification d’une ambiguïté et d’une ambivalence servant paradoxalement d’outil de gestion et répétant à outrance des mots vidés, à force d’être rabâchés, de leur sens originel.  Les différents gouvernants, depuis l’indépendance, ont signé des milliers de textes qui, souvent, sont produits en fonction des humeurs et des règlements de compte du moment.   Les analogies linguistiques et langagières sont frappantes à tel point qu’on se dit qu’on a uniquement reproduit les « papiers » de cette période. Les titres, les « attaques »(le début), les « chutes » (la fin) et les arguments sont identiques. Le discours politique ne se renouvelle pas, malgré les changements et les traumatismes subis par la société.
La démocratie est, dans ce contexte particulier, semblable à un moulin de paroles. Le grand linguiste américain, Noam Chomsky a raison de définir ainsi la démocratie : « Une caractéristique des termes du discours politique, c’est qu’ils sont généralement à double sens. L’un est le sens que l’on trouve dans le dictionnaire, et l’autre est un sens dont la fonction est de servir le pouvoir- c’est le sens doctrinal. (…)Mais le sens doctrinal de démocratie est différent- il désigne un système dans lequel les décisions sont prises par certains secteurs de la communauté des affaires et des élites qui s’y rattachent. Le peuple n’y est qu’un « spectateur de l’action » et non pas un « participant » comme l’ont expliqué d’éminents théoriciens de la démocratie (dans ce cas, Walter Lippmann). Les citoyens ont le droit de ratifier les décisions prises par leurs élites et de prêter leur soutien à l’un ou l’autre de leurs membres, mais pas celui de s’occuper de ces questions- comme par exemple l’élaboration des politiques d’ordre public- qui ne sont aucunement de leur ressort. Lorsque certaines tranches du peuple sortent de leur apathie et commencent à s’organiser et à se lancer dans l’arène publique, ce n’est plus de la démocratie. ».
La situation actuelle nécessite la mise en œuvre d’une sérieuse refondation politique permettant une véritable redécolonisation d’un pays trop piégé par les attitudes autoritaires et les jeux d’allégeance. L’Algérie devrait redevenir le pays de tous les Algériens. C’est pour cette raison que toute exclusion est mortelle. C’est peut-être le moment d’entamer la construction de la première véritable république, avec comme point nodal la mise en œuvre d’une assemblée constituante ou d’un vrai débat pluriel, prélude à des élections réelles et à un retour de l’élan patriotique.
 

 
 



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