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                L’Université de Annaba ou l’histoire d’un déni 
Par Ahmed CHENIKI*            
Le professeur d’université ne vaut plus rien. Malgré son statut, il est méprisé, insulté. Certains enseignants acceptent d’être trainés dans la boue, préférant s’exprimer en aparté, faisant du double langage une logique nourricière. D’autres, trop peu nombreux, réagissent et refusent l’absurde situation dans laquelle se trouve l’université. Moulés dans une sorte d’enveloppe où le conformisme le dispute aux jeux rentiers, ils sont nombreux ceux qui admettent l’inacceptable et la régression trop peu féconde d’une université condamnée à cracher sur des acquis conquis de haute lutte, mais démolis en l’espace d’une parole, d’un acte. Ce qui se passe à l’université d’Annaba devrait interpeller les bonnes consciences et inciter les vrais enseignants, ceux qui ne se cachent pas derrière l’indifférence, à manifester leur refus de voir cette institution marquée par les jeux absurdes de l’assujettissement à une structure bancaire qui semble dépasser ses prérogatives en agressant des enseignants qui sont prêts à témoigner de cette réalité. Le risque en vaut son pesant de poudre, pour reprendre les mots de l’ami disparu, célébré ici et là, mais tragiquement trahi, mon ami Kateb Yacine.
C’est le viol désormais légalisé d’un espace jadis sacralisé, mais aujourd’hui jeté aux orties par ceux-là mêmes qui sont normalement appelés à le protéger, sans, bien entendu, le sanctifier. Est-il normal qu’une agence bancaire et son directeur se substituent à l’université en exigeant des enseignants, une attestation d’épurement, une sorte de purgation avant terme associé au mot d’apurement lié à la conjugaison d’une dette perpétuelle et un rapport de stage que lirait un petit directeur qui aurait ainsi le don d’ubiquité qui ferait de lui le lieu d’articulation de tous les savoirs, violant ostensiblement une université désormais marquée du sceau de l’absence ? J’ai été victime d’une agression caractérisée dans une agence du CPA, cette boîte à minoteries où j’avais été traité par son directeur de voleur, de voyou et, la pire insulte de toutes ces avanies, de quelqu’un qui pourrait répondre par « presse interposée ». De nombreux autres collègues ont subi le même calvaire. Ils ont saisi leur hiérarchie et décidé de témoigner. Il avait raison, Pierre Bourdieu, qui m’avait, un jour pluvieux, apostrophé ainsi, qualifiant les intellectuels algériens d’entités biodégradables, condamnés à supporter l’insupportable. Bien entendu, n’est pas intellectuel qui veut. L’indifférent est synonyme de négation, de déni de soi et de la conscience d’être. Ce qui s’est passé au CPA est une forfaiture.
Les écrits dérangent un peu partout, mais je ne savais pas qu’un responsable subalterne allait réagir ainsi en usant de ce ton et en m’agressant. Les textes publiés par Le soir d’Algérie ont sans nul doute alimenté cette haine. Mais il faut aussi se rendre à l’évidence que d’autres personnes, notamment des universitaires, avaient été agressées dans cette agence. Elles sont prêtes à venir témoigner devant une commission. La direction du CPA est au courant. Ainsi, ce qui est grave, ce qui n’a jamais existé dans les universités algériennes, même depuis la colonisation, des enseignants ont été sommés de remettre leur rapport de travail scientifique et de signer un engagement auprès de la banque stipulant notamment que l’universitaire devrait présenter « une copie de tous les justificatifs visés par le partenaire » (y compris donc des documents scientifiques), une semaine après son retour de stage. C’est un flagrant viol de l’espace universitaire. La mobilisation des enseignants et des intellectuels du pays est nécessaire pour freiner ces graves débordements qui risqueraient de faire de l’université une simple structure appelée à être délibérément violée.
La question que se pose de nombreux enseignants interpelle la conscience nationale : sommes nous des citoyens ou sommes nous encore colonisés? Qui est réellement derrière ces actes ? Ce sont  les questions-clés autour desquelles s’articule cette histoire. Les preuves matérielles sont présentes. Que se dissimule t-il derrière ces actes  prémédités, calculés ? C’est ainsi qu’on reçoit les professeurs d’université dans une banque comme le CPA. Et surtout ceux qui osent écrire, dire l’indicible vérité. Se taire, ce serait trahir la mémoire d’amis disparus comme Lacheraf, Liabès, Kateb Yacine, Djaout, Mimouni, Alloula et tant d’autres et de ceux qui ont malheureusement pris le chemin de l’exil parce qu’ils n’en pouvaient plus : El Kenz, Achour, Morsly, Fellag, Agoumi…
Oui, mon cher Austin, parler, c’est agir. Mon ami Tahar Djaout, mon ancien collègue des temps de nostalgie, à Algérie-Actualité, avait osé dire, il en est mort, paraphrasant ce beau vers de Mou’in Bsissou, poète palestinien qui, lui aussi, n’a pu survivre aux turpitudes de l’intolérance : dis et meurs, qu’il faudrait désormais remplacer par un autre vers : dis et vis. Même l’Islam encourage les croyants à dénoncer ce qui a lieu d’être révélé, mais beaucoup de ceux qui prêchent la bonne parole oublient souvent Dieu quand il s’agit de dire la vérité.
Il est temps de s’accorder sur une chose : beaucoup de dégâts ont été commis. Comment faire pour sauver ce qui reste à sauver dans une université qui a tant besoin d’une réforme radicale et d’un sérieux projet permettant une véritable métamorphose. Mais rien ne peut se faire sans la mise en œuvre de véritables pratiques démocratiques et de vrais débats associant tous les acteurs, mais sans aprioris ni textes préalables, ayant uniquement comme élément commun l’amour de la patrie qui est aujourd’hui considérée comme une valeur ringarde. Ces actes qui se multiplient dans de nombreuses universités militent pour la mise en œuvre d’un système électoral qui apporterait une certaine légitimité, aujourd’hui, absence, à une université condamnée à mettre un terme au mode de désignation et aux jeux rentiers.
Oui, l’université va mal, un profond malaise traverse tous ses territoires investis du sceau de l’ineffable et de l’absurde. Le ministre de l’enseignement supérieur a d’ailleurs effectué un diagnostic juste dans les colonnes d’El Khabar en pointant du doigt un certain nombre de faiblesses, notamment au niveau de la recherche et des questions pédagogiques. L’absence d’une sérieuse évaluation du fonctionnement des projets et des laboratoires de recherche, surtout dans le domaine des « sciences humaines et sociales », souvent réduits à être de simples consommateurs de matériels et de bilans annuels faits à la va-vite. Il faudrait reconnaitre que, contrairement à ces structures peu fiables, le CRASC d’Oran réussit la gageure de mettre en œuvre une vie culturelle et scientifique extrêmement animée, organisant colloques et journées d’études et encourageant sérieusement la publication des actes et d’ouvrages. Ce dynamisme du CRASC nous fait penser au CDSH (Centre de documentation en sciences humaines) d’Abdelkader Djeghloul qui faisait d’Oran le lieu privilégié de la réflexion en littérature et en sciences sociales. A l’époque, il y avait des universitaires qui produisaient du savoir, fonctionnant comme des espaces autonomes, concurrençant sérieusement les compétences européennes. Avec très peu de moyens, les choses allaient relativement bien. Aujourd’hui, la rente a tout déstabilisé, les bourses considérées comme de simples primes altèrent toute communication possible et soutiennent encore davantage l’idée d’humiliation parcourant les espaces universitaires. Est-il normal qu’un professeur bénéficiant d’un congé académique en Europe perçoive entre 1100 et 1200 euros par mois à tel point que des enseignants-chercheurs européens se mobilisent pour l’aider financièrement ? Je me souviens de mes rencontres avec les membres du laboratoire où j’avais séjourné qui ne comprenaient pas comment je pouvais me débrouiller en payant studio (CROUS) et transport en métro (950 euros). C’est carrément humiliant.
Ils ne savaient pas que le bout du tunnel n’est pas encore atteint dans un pays où on n’arrête pas de parler de la « fuite des cerveaux » sans cerner les raisons profondes qui ont conduit ces « têtes pensantes » à quitter l’Algérie. Moi-même, je le confesse, je suis désormais séduit par le départ à l’étranger. Il n’est nullement possible de travailler dans le contexte actuel où manquent les conditions minimales de travail et de respect. Aucun universitaire sérieux installé en Europe ne peut revenir au pays. C’est une certitude. Les discours ronflants sur l’éventuel retour de ceux qui sont partis ne sont finalement que de la poudre aux yeux. Rester, surtout si on n’est pas en relation avec des laboratoires étrangers, c’est vivre une grave régression. D’autres enseignants ont quitté ces derniers temps nos universités pour enseigner ailleurs, en Europe ou dans les pays du Golfe, évitant ainsi d’être régulièrement agressés dans des espaces où des recteurs et des doyens désignés oublient la fonction essentielle de l’université, permettant à de petits directeurs d’agence de faire la loi et d’exiger à des enseignants passifs la présentation de rapports « scientifiques ». Ce qui est un scandale, un grave recul. C’est à l’administration de l’université de faire son boulot en toute équité, évitant de favoriser telle ou telle personne ou de couvrir les absences répétées de tel ou tel responsable qui, souvent, bénéficient de bourses touristiques. Il est temps de revoir et de redéfinir cette politique peu fiable de la distribution des bourses, mettant fin à une pratique anti-scientifique et anti-pédagogique.
Notre vocation de journaliste et de professeur est de chercher à comprendre les choses. A coté de l’engagement professionnel et pédagogique, nous sommes condamnés à parler à la place de ceux qui, faute de compétence linguistique et langagière, ne peuvent élever la voix. Qui parlera au nom des sans voix et des déshérités si ceux qui ont pour vocation de le faire se taisent, complices de l’injustice.   
                                                                               A.C
* Dernier ouvrage paru : Le théâtre dans les pays arabes, Chronique d’une expérience singulière, Boston (Etats Unis), 404 pages, Vox Teatri, 2013 ; Sous presse (A paraitre Juin 2014, L’Algérie, une société entre lame et lamelle). Professeur-Université de Annaba, Professeur invité dans plusieurs universités européennes, chercheur associé, Université Rennes 2, ancien chercheur associé IRMC, IFEAD (rattachés au CNRS, Paris)
 



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