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RENCONTRE (PRESQUE) IMAGINAIRE AVEC  MOHAMED ARKOUN
PAR AHMED CHENIKI
Je n’ai jamais rencontré Mohamed Arkoun avant ce jour ensoleillé de mai où nous nous sommes entendus pour évoquer son parcours et gamberger autour d’un café sur des questions trop sérieuses, des sujets convoquant l’histoire, l’anthropologie et la sociologie. Elégamment accoutré d’un costume bien coupé, une chevelure blanche trop bien coiffée, cet homme, d’une politesse extrême, au sourire infini, maîtrisant quatre langues (le kabyle, le français, l’arabe et l’anglais), se lance, tel un fleuve tranquille, dans une discussion sur des thèmes relevant de l épistémologie et de la philosophie. Il parle, n’arrête pas d’évoquer, lui l’élève pauvre d’une école rachitique d’un village reculé, Taourirt Mimoun, ses anciens instituteurs, M. et Mme Bouchet, qui lui ont permis de savourer le savoir et de s’intéresser aux choses abstraites, ses parents qui se sont sacrifiés pour qu’il aille à Oran, puis à Alger, avant d’atterrir enfin dans la prestigieuse université de la Sorbonne où il devint maitre-assistant, puis professeur. Il célèbre dans un entretien les vertus d’une période qui permettait aux enfants de pauvres de fréquenter l’école, alors qu’ils étaient en haillons : «On sait que les instituteurs de la IIIe République conjuguaient les vertus de la laïcité et la bonté scrupuleuse des missionnaires chrétiens. Ils partageaient la vie frugale et rude des montagnards kabyles coupés de tout, car les déplacements se faisaient à dos d’âne ou de mulet pour les rares “nantis”. Il est vrai qu’ils étaient récompensés par les performances étonnantes de leurs élèves, qui ne recevaient pourtant aucune aide de leurs parents en majorité analphabètes. »
A l’université, il choisit de s’intéresser aux secrets de la langue arabe et de ses littératures et de tomber éperdument amoureux de cette période singulière qu’on appelle communément l’âge d’or arabe où trônaient Ibn Rochd et Ibn Sina, deux phares de la pensée critique aujourd’hui oubliée, excommuniée pour laisser place à des discours dogmatiques. Il était fasciné par ses maîtres qui représentaient la crème de la crème de l’intelligentsia parisienne. Il se met à parler avec une extraordinaire nostalgie et une admiration sans faille de ces professeurs de la Sorbonne qui lui ont appris à oser, à questionner les faits et les choses et à ne pas craindre de réinterroger les espaces conceptuels dominants. « J’ai eu de grands maîtres comme enseignants, de vrais connaisseurs de la langue et de la culture arabes, Charles Pellat, Robert Brunschvig, Régis Blachère et Claude Cahen. Les débats n’en finissaient pas, tout devenait sujet à exploration critique. C’est ainsi que j’ai cherché à connaitre les facteurs religieux, culturels, politiques et démographiques qui ont conduit à la régression du champ intellectuel. C’est ce que j’ai appelé la sociologie des échecs, des ruptures, des oublis, des éliminations dans l’histoire arabo-islamique ».
Mohamed Arkoun qui a une véritable connaissance de la culture arabe, l’un des fins connaisseurs de cet univers, pioche là où ça fait mal, il date la régression de la pensée philosophique arabe à 1198, année de la mort d’Ibn Rochd. Il explique ce fait en faisant appel à la dimension historique, lui qui abhorre cette vision essentialiste de certains chercheurs dénaturant ainsi la connaissance scientifique. Aujourd’hui, dans les sociétés arabes, le regard essentialiste semble prendre le dessus, notamment depuis l’apparition du courant wahabite à partir du XVIIIème siècle condamnant la langue arabe qui a été un outil extraordinaire de savoir. Il cligne des yeux et continue son raisonnement : « la langue arabe qui a été pendant la période allant du VIIème au XIIème siècle l’instrument de communication privilégié de tout le monde méditerranéen a connu une sérieuse régression. Le wahabisme va contribuer à cette régression, abandonnant la doctrine pluraliste  caractérisant les territoires de la pensée classique arabe. ». Il développe ainsi dans un entretien sa vision de la langue arabe et de l’humanisme d’une période apparemment révolue : « J’ai dit que l’arabe était également utilisé par des juifs, des chrétiens et des musulmans par-delà les appartenances ethniques et religieuses. Le grand penseur juif Maimonide (mort en 1204), contemporain d’Averroès, a écrit ses grandes œuvres en arabe. C’est une des raisons qui permet de parler d’humanisme nourri de philosophie grecque. ». Il ne renie aucun mot de cet échange fait avec un journaliste, il y a plusieurs années.
Le visage d’Arkoun s’illumine quand j’évoque le nom d’Edward Said qui a entrepris un travail fondamental d’exploration des différents espaces épistémologiques dominants et un questionnement des sociétés arabes contemporaines : « Edward Said a énormément apporté à la réflexion, il a réussi la gageure de contester les territoires dominants de la pensée « occidentale » tout en se refusant de tomber dans une vision trop particulariste. Il a dépassé ce regard linéaire de l’Histoire propre à certains intellectuels arabes ». Arkoun va justement dans la même direction que Said en proposant une réécriture de « l’histoire  toute l’histoire des systèmes de pensée, de leurs expansions et de leurs impacts dans l’espace méditerranéen », comme il le disait à un de ses interviewers, lui qui a opté dès ses premiers travaux pour une perspective déconstructiviste qui nous fait penser à Jacques Derrida dont il a toujours admiré la démarche.
Arkoun sourit tout seul, se met à monologuer, tel un personnage sorti tout droit d’une pièce de Shakespeare, revient en arrière à ses premiers moments de questionnement critique, à sa relation avec la langue arabe et à l’écrivain égyptien Taha Hussein : « Savez vous que j’ai interrogé dans mon mémoire de Maitrise à la Sorbonne, l’aspect réformiste de l’œuvre de Taha Hussein, ce philosophe qui a été violemment pris à parti pour avoir parlé de la régression des retards de la pensée et de la langue arabes ? Je me souviens que , lors d’un des séminaires de al pensée islamique, on m’avait assimilé à Taha Hussein et on m’avait fait subir des misères alors que j’avais développé tout simplement un discours critique qui s’accommode mal avec le conformisme ambiant. ».
Son teint s’assombrit dès qu’il évoque le séminaire sur la pensée islamique organisé, à l’époque, par le ministère des affaires religieuses. Il n’avait pas supporté les attaques injustes dont il avait fait l’objet. Il ne s’attarde pas sur ce fait pour poursuivre son discours sur les possibilités offertes pour remodeler la pensée critique tout en interrogeant la question de l’altérité. C’est vrai que la question de l’altérité est complexe, il apporte d’ailleurs une critique fondamentale de Michel Foucault et de Paul Ricœur qui construiraient leur discours sur l’altérité à l’orée du déni de l’Islam, inscrivant leurs pratiques exclusivement dans la logique judéo-chrétienne. Cette critique est essentielle. Ne rejetant nullement les apports de toutes les cultures humaines, Mohamed Arkoun s’en prend au discours de « monuments » de la culture européenne qui partiraient dans leurs constructions herméneutiques, volontairement ou involontairement du terreau judéo-chrétien, appelant philosophes, sociologues, historiens et chercheurs à « réécrire toute l’histoire des systèmes de pensée ». Il s’arrête un moment, scrute l’horizon comme s’il cherchait une quelconque réponse d’un ciel trop bleu apparemment attentif à ses mots faits d’histoire et d’une syntaxe singulière. Il claque ses doigts puis continue à parler de la nécessité de redéfinir la pensée arabe, trop prisonnière, à son goût, du conformisme ambiant.
La profonde interrogation des outils conceptuels dominants, entreprise radicale, serait, selon lui d’une nécessité absolue. Mais il doute que l’état déficient de la recherche dans les pays arabes le permet, même si, reconnait-il, des penseurs comme H’sin M’roua, Tayeb Tizini, Abdellah Laroui ou El Jabiri ont énormément apporté à un possible renouvellement de la pensée critique. Il se lance dans une attaque en règle contre les universitaires et les universités arabes, trop en retard par rapport aux établissements de l’enseignement supérieur en Europe et aux Etats Unis. Il s’interroge : «  Les universitaires arabes et musulmans, trop marqués par le confort de la paresseuse reproduction de valeurs dominantes, considérées comme universelles, sont-ils à même d’élaborer de nouvelles constructions théoriques en fondant leurs recherches à partir d’un questionnement des espaces culturels universels, excluant tout déni de l’autre, osant élaborer une autre relation avec la question si complexe de l’altérité ? ». Cette question semble essentielle dans le travail d’Arkoun qui n’a de cesse de parler des retards de l’univers intellectuel arabe.
Mohamed Arkoun n’est nullement un régionaliste ou un adepte du particularisme, il sait que tout pourrait s’expliquer par le recours à une logique historique. Je suis fasciné par sa manière de parler, ses gestes amples et précis et sa rigueur mathématique. En le regardant les yeux dans les yeux, je me suis rendu compte que cet homme était, pour reprendre le grand poète turc Nazim Hikmet, un véritable « paysage humain » qui n’a pas besoin de reconnaissance officielle de quelque gouvernement que ce soit. Mohamed Arkoun n’a pas besoin de reconnaissance officielle, ni à Paris, ni à Alger. Ceux qui voudraient l’embaumer, en quêtant de tardives reconnaissances,  contribueraient à souiller sa mémoire, alors que ce grand intellectuel qui a passé toute sa vie à interroger les lieux les plus délicats de la sphère musulmane et de la pensée humaine, est à l’origine de grands débats. Loin des simagrées des « exilés » du troisième type, maintenant leurs fesses entre plusieurs chaises, voulant profiter, sans efforts de la rente ici et là-bas, faisant de l’Algérie leur fonds de commerce-fétiche, Arkoun était un véritable quêteur de sens, un intellectuel qui osait porter un regard critique sur le parcours islamique, loin des loupes essentialistes, figeant toute posture scientifique, mais en interrogeant l’Histoire, empruntant les chemins ouverts par l’école des Annales,  usant de sa triade préférée : transgression, déplacement et dépassement, engendrant ainsi la production d’un nouveau sens, d’une nouvelle attitude critique, déconstruisant sciemment le discours pour en ressortir un lexique drapé d’une enveloppe sémantique nouvelle, née justement de cette interrogation approfondie d’un langage souvent atrophié, connaissant de sérieux dérèglements. C’est une véritable bataille du sens, une révolution sémantique, mettant en danger ces « bricolages idéologiques », espaces privilégiés du conformisme faussement scientifique de zélateurs médiocres, peuplant nos universités, champions d’une accumulation factice de faits, incapables de développer un raisonnement critique.
C’est l’image d’un grand révolutionnaire, d’un véritable perturbateur, pour reprendre ce mot de Kateb Yacine, que je retiens de cet homme qui m’a impressionné par sa grande culture et sa légendaire modestie. Il ne cesse d’évoquer cet « âge d’or » qui a fait les lumières de l’époque. Arkoun parle justement de « raison critique », non pas de « raison aristotélicienne » ou « cartésienne », mais cela ne veut nullement dire qu’il rejette ces apports fondamentaux, d’ailleurs repris par les philosophes de l’ « âge d’or » de l’Islam (4ème-10ème siècle) dont il vante souvent les mérites d’une extraordinaire ouverture. Ainsi, il met en pièces les discours nationalistes et wahabite, mais également les attitudes de certains orientalistes européens. C’est dans ce sens que son discours, au même titre que Jabiri, Mroua ou Tizini, Fanon et Said, est singulier, empruntant une perspective multithématique, interrogeant les paramètres culturels, sociaux, politiques et religieux, nous donnant à voir les lieux réels présidant à l’évolution du monde musulman, avec ses régressions et les nouvelles attitudes culturelles d’aujourd’hui. Il rompt ainsi avec cette linéarité narrative caractérisant les travaux de certains orientalistes et lettrés musulmans, se satisfaisant d’une plongée essentialiste, décontextualisant ainsi les faits, les isolant de leurs  conditions de production et d’énonciation.
Mohamed Arkoun me regarde fixement et me dit, en souriant, qu’il a toujours admiré les grands poètes et qu’il a toujours voulu ressembler à Oumrou’El Qais ou El Moutannabi. Il me salue et s’en va, sur la pointe des pieds. En grand homme.
 
 
 

 



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