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Islam et démocratie : Quelle démocratie ? Quel islam ?

Publié le 10/01/2009 à 12:00 par abdoumenfloyd


par Mohammed Arkoun Professeur émérite à l’Université de Paris III (Sorbonne-Nouvelle).

Il consacre ses recherches et son enseignement à l’histoire de la pensée islamique classique et contemporaine. Directeur scientifique de la revue Arabica. Journal of Arabic and Islamic Studies (Brill, Leiden), il a notamment publié, La pensée arabe, 6e éd., PUF, 2002 ; L’islam. Approche critique, 3e éd., J. Grancher, 2002 ; The Unthought in Contemporary Islamic Thought, Londres, 2002, et à paraître en 2003, Combats pour l’humanisme en contextes islamiques.

• QUELLE DÉMOCRATIE ?

• RETRAVAILLER LA NOTION D’ISLAM EN CONTEXTE DE MONDIALISATION

On a tant dit et écrit déjà sur ce sujet qu’il faudrait commencer par nettoyer un champ de réflexion et un domaine de réalité pollués par les divagations apologétiques et les représentations idéologiques. Cela est vrai pour tous les sujets où l’ « islam » est convoqué ; le brouillage n’est pas dû seulement aux millions de fidèles qui se disputent le privilège de posséder et de défendre l’Islam « orthodoxe », originel, authentique tel que Dieu Lui-même l’a articulé dans sa Parole intangible et éternelle ; les experts occidentaux de ce qui est nommé uniment l’Islam avec un I majuscule, se sont considérablement multipliés ; ils vont des journalistes qui érigent en vérités indiscutables des formulations et des conduites arbitraires, complexes, contingentes, conjoncturelles observées chez les acteurs « musulmans », aux savants politologues, historiens, sociologues qui diffusent par la parole et par l’écrit des connaissances « scientifiques » sur les sujets et les domaines les plus divers. L’événement du 11 septembre 2001 a eu un formidable effet multiplicateur sur la volonté collective de savoir et les offres d’explication très souvent obsolètes, fantaisistes, fantasmatiques, dogmatiques, exprimant les contenus des imaginaires construits depuis longtemps en contextes islamiques comme en contextes occidentaux, bien plus que des avancées vers la sortie enfin, des discours hégémoniques auxquels répondent des discours de victimisation ou de revendication d’ « identités meurtrières ». Des écrivains de grand talent apportent leurs contributions à une littérature qui répond plus aux sollicitations du marché qu’aux attentes d’un large public pour mieux comprendre des situations conflictuelles. Tahar Ben Jelloun met son talent d’écrivain à simplifier à l’extrême un « Islam expliqué aux enfants », tandis que Michel Houellbecq parle sérieusement de l’islam comme religion « conne » ne pouvant être professée que par des « cons ». Je peux encore citer d’autres grands noms qui utilisent les imageries signées par les grands maîtres de l’islamologie pour corroborer de leur autorité scientifique les représentations incontournables que déclenche chez nos contemporains le seul énoncé du mot « islam ».

Pour ces raisons et bien d’autres encore, je commencerai par situer le concept de démocratie et ses traductions politiques concrètes avant de demander quel islam peut-on placer en vis-à-vis avec quelle démocratie. Car la bonne méthode prescrit une reconquête des outils de pensée quand ils sont recouverts de gangues multiples qui les rendent impropres à l’intelligibilité visée par l’analyse critique. L’objectif n’est pas seulement d’introduire quelques clarifications et mises au point dans un domaine où les passions et même les forces militaires s’affrontent quotidiennement et de manière récurrente depuis 1945 ; je me permettrai d’esquisser les conditions de possibilité d’un dépassement historique des blocages mentaux, culturels, religieux, juridiques, institutionnels qui continuent de contrarier, retarder l’insertion, les progrès, l’enrichissement de l’expérience démocratique dans tous les contextes contemporains soumis aux pressions idéologiques d’un « paradigme islamique » collectivement fantasmé.

QUELLE DÉMOCRATIE ?

La confrontation « islam et démocratie » renvoie aux conflits historiques concrets entre deux postures de la raison devant la cognition qui commande à son tour, les questions centrales de vérité, de réalité, de valeurs, de loi, de légitimité, de gouvernance… M. Gauchet et bien d’autres ont montré comment les sociétés européennes sont sorties de la religion, sans qu’il y ait nécessairement sortie de la croyance. Le protestantisme et le catholicisme ont fini par accepter cette sortie et même en tirer bénéfice pour mieux faire valoir les attributs spécifiques et les fonctions de l’instance de la vie spirituelle. L’islam et les sociétés qui s’en réclament ont connu une évolution exactement inverse en un temps (1950-2002) où le déploiement de la pensée scientifique et l’expansion des demandes de démocratie dans le monde bouleversent jour après jour toutes les conditions d’existence de la personne humaine. Pensons seulement à ce contraste consternant : en 1789-1792 les Français abolissent la monarchie de droit divin et vont jusqu’à exécuter le roi Louis XVI dans les conditions que l’on connaît ; en 1979, Khomeini prend le pouvoir en Iran, rétablit un régime théocratique dans la ligne de la théologie politique imâmienne et poursuit le Shah pour le faire juger et sans doute exécuter comme le symbole du pouvoir sans Dieu. Des intellectuels musulmans très connus apportent un soutien sans réserve à une révolution dite religieuse comme si l’expérience historique qui a instauré la démocratie en Europe n’avait aucune portée philosophique, juridique, politique, anthropologique pour la production historique des sociétés humaines par-delà les conditions particulières, locales de l’affrontement entre le cléricalisme chrétien et les forces laïques de progrès.

C’est un fait historique massif que la longue page coloniale a nourri pendant plus d’un siècle des volontés de libération dans toutes les colonies ; les idéologies de combat qui ont inspiré, guidé les guerres de libération ont abouti aux indépendances politiques dans les conditions précaires, souvent tragiques dont les impacts historiques sur les évolutions ultérieures restent à évaluer par une histoire critique « objective » et exhaustive. On peut d’ores et déjà dire que les politiques nationales de décolonisation ont vite aggravé la confusion intellectuelle entre la lutte légitime contre les effets négatifs de la domination coloniale et l’indispensable ouverture aux dimensions émancipatrices de la pensée moderne véhiculée politiquement par les processus de construction de l’Union européenne et scientifiquement par les indéniables progrès des sciences de l’homme et de la société pour éclairer justement les grands choix culturels, éducatifs, institutionnels, juridiques dans la phase de décolonisation. Dans les pays arabes notamment, les politiques linguistiques, de recherche scientifique en sciences sociales, en sciences de l’éducation ont été perverties par la prédominance des revendications identitaires où la place donnée à la religion a vite conduit aux dérives fondamentalistes dont on déplore aujourd’hui les conséquences tragiques. Il y a eu accumulation et transmission systématique à travers les discours officiels et plus gravement encore les discours scolaires, de connaissances radicalement fausses, donc dangereuses, au sujet des fonctions culturelles et historiques de la religion en général et de l’islam en particulier. La pression démographique aidant pendant les années cruciales 1960-1980, les nouveaux cadres sociaux de la connaissance mis en place par la politique arbitraire des Partis-États ont fait basculer les promesses solennelles de construction nationale de la rhétorique révolutionnaire « socialiste » aux revendications populistes de réactivation d’une Cité islamique originelle, strictement conforme à un Modèle déjà instauré à Médine entre 622 et 661. Pour résister à cette puissante vague populiste qui a largement contribué à la désintégration rapide de ce qui subsistait encore dans les années 1950-1960 des codes culturels populaires, la plupart des régimes en place depuis une trentaine d’années dans le monde dit « musulman », demeurent impuissants à sortir de l’ambiguïté idéologique que perpétuent une politique démagogique de la religion et une prudence calculée – quand il ne s’agit pas d’un refus obstiné fondé sur l’ignorance – vis-à-vis de l’indispensable option démocratique [1].

Cette présentation de l’évolution interne des sociétés travaillées par le fait islamique depuis les indépendances doit être complétée par le rappel des stratégies géopolitiques déployées à l’égard des États postcoloniaux par ce qu’il est convenu d’appeler l’Occident. En parlant d’Occident, on confond sous une même appellation géopolitique deux protagonistes sans doute alliés à bien des égards, mais dont les responsabilités historiques et donc les rôles de partenariat exigent de nettes distinctions. Depuis la guerre du Golfe et davantage encore depuis le 11 septembre 2001, on voit clairement que le concept d’Occident tel qu’il se donne à percevoir et interpréter par tous les peuples soumis à ses décisions politiques, économiques, monétaires et militaires n’englobe pas vraiment l’entité géohistorique et culturelle qu’est l’Union européenne. En effet, les membres de celles-ci ont une longue histoire interactive avec les peuples et les cultures arabo-irano-turco-musulmans ; cette histoire qui remonte jusqu’au Moyen Âge constitue une référence commune pour refonder une relecture critique de l’espace historique et géopolitique méditerranéen. Les relations des États-Unis avec cet espace sont d’ordre hégémonique et très peu historiques au sens fort et fécond de l’espace méditerranéen. Si j’insiste sur cette distinction, c’est pour ouvrir des horizons de pensée et d’action concertée pour une intégration de la dimension arabo-irano-turco-musulman dans le dynamique processus de construction du nouvel espace civique de l’Union européenne. Les échecs des promesses de démocratisation faites aux peuples non européens durant la période dite de « décolonisation » ne sont pas dus exclusivement aux évidentes carences des « élites » politiques nationales et aux lourds héritages de cultures traditionalistes ; les stratégies géopolitiques des ex-métropoles coloniales ont largement favorisé le soutien aux États légaux contre les forces démocratiques et les demandes de démocratie présentes dans chaque pays. Jusqu’au 11 septembre 2001, cette Realpolitik caractéristique de la durable Alliance « Occidentale » pour la gestion géo-économique et géopolitique de l’ex-Tiers Monde, est allée jusqu’à financer, fournir des tribunes à ce terrorisme identifié soudain comme la menace barbare contre la seule civilisation capable aujourd’hui de sauver l’espèce humaine d’une régression généralisée !

Cet aspect des démocraties les plus avancées est longtemps demeuré peu ou pas perceptible par les opinions publiques. Des voiles se lèvent momentanément à la faveur de guerres ouvertes comme celle du Golfe et la lutte en cours contre le terrorisme. Le renversement brusque de la politique de soutien aux Talibans tant qu’il s’agissait de les dresser contre l’occupation soviétique est particulièrement instructif sur les difficultés externes et internes que suscite tout essai d’insertion de la démocratie en contextes islamiques. Les alliances des États-Unis avec des États comme le Pakistan ou l’Égypte, contre le terrorisme, ne garantissent pas l’avènement proche d’une politique nouvelle favorable à l’introduction de la démocratie dans des bastions de résistance idéologique comme l’Arabie, l’Irak, la Libye, l’Algérie, la Syrie, l’Indonésie, etc. Il y a pourtant des demandes pressantes de démocratie de la part de tous les peuples privés des libertés élémentaires et de justice sociale depuis des décennies. Il est vrai que les rhéteurs les plus « passionnés » de la solution démocratique et les fractions sociales qui les soutiennent ne sont pas toujours porteurs eux-mêmes de la culture moderne et laïque indispensable au fonctionnement durable d’institutions et d’une pensée démocratiques. Cette remarque peut être étendue à de nombreux acteurs, classes et groupes sociaux qui composent désormais les sociétés européennes et américaines où la démocratie est censée être bien enracinée depuis plus de deux siècles.

Il est clair, en effet, que la démocratie subit sous nos yeux des transformations qui conduisent certains à parler de régression, d’autres de crise due à son expansion, à ses nouvelles ambitions pour s’implanter dans des milieux socioculturels bien éloignés de ceux de ses combats fondateurs. Les essais de transplantation n’échouent pas seulement parce que les terrains d’accueil sont réfractaires ; il y a des pratiques perverses de corruption, de promesses non tenues, de manipulations électoralistes qui disqualifient dangereusement une démocratie magnifiée dans les discours théoriques et les prêches politiques. Des antidémocrates avérés sont portés au pouvoir avec le soutien de « grandes » démocraties qui ne respectent ni les peuples sources du pouvoir qu’elles exercent, ni encore moins les peuples livrés sans défense ni recours à des régimes totalitaires. Les guerres civiles, les coups d’État, les élections truquées, les dictateurs inamovibles, les constitutions ajustées aux besoins d’une caste, les parlements dociles aux injonctions d’une clique invisible ont partout gravement affecté, parfois aboli, l’espérance démocratique. Les exemples américains, italiens, français, allemands sont largement connus et commentés dans les sociétés auxquelles on propose la voie démocratique. Un des chefs-d’œuvre de la mise en scène théâtrale des « valeurs » démocratiques a été réalisé en 1993 avec le fameux discours de F. Mitterrand exhortant les dirigeants africains rassemblés à La Baule à développer la démocratie dans leurs pays respectifs. Qui mieux que le président français savait et pouvait mesurer les ravages causés par la corruption des élites dites « nationales » dans ces pays précisément ? Ainsi, la démocratie est doublement pervertie : dans sa terre d’origine et de progrès et dans les nouveaux champs de son expansion et de sa consolidation réclamées par les peuples, mais obstinément refusées par les États. La rhétorique sur les valeurs démocratiques s’enfle démesurément lorsqu’il s’agit de mobiliser les citoyens contre un ennemi nécessairement diabolisé. Depuis le 11 septembre 2001, comme pour la guerre du Golfe, on a vu comment des intellectuels américains, animateurs d’un Institute for American values, ont réactivé la théologie augustinienne de la « guerre juste » pour éradiquer le terrorisme international. On se souvient comment les deux présidents Bush senior et F. Mitterrand ont utilisé le même concept pendant la guerre du Golfe ; Bush junior l’a repris en le renforçant avec ceux de croisade et d’axe du mal pour protéger la seule grande démocratie conséquente, puissante et efficace depuis que l’Europe des Nations et même l’Union européenne ont révélé leur incapacité à repenser et imposer une voie démocratique crédible pour la phase de mondialisation et surtout à se donner les moyens économiques, juridiques, culturels, éducatifs, philosophiques, de son application réelle.

RETRAVAILLER LA NOTION D’ISLAM EN CONTEXTE DE MONDIALISATION

Il est nécessaire de partir d’un bilan critique des discours théoriques et des expériences démocratiques concrètes pour situer les rôles et les « réponses de l’islam » comme immense force de soulèvement idéologique des peuples et, indissociablement, comme espace d’affrontements continus de volontés de puissance surgies de l’intérieur de chaque société et instrumentalisées par d’autres volontés extérieures plus puissantes et plus conquérantes. On ne peut pas rendre intelligible le rapport complexe Islam/démocratie, si l’on ignore ou minimise la dialectique mondiale dans laquelle se joue depuis 1945 un drame historique où les bourreaux deviennent des victimes et les victimes des bourreaux selon les niveaux d’analyses et le camp historique dont l’ « analyste » reste implicitement ou explicitement solidaire. Roland Barthes aimait répéter que toute écriture est un acte de solidarité historique ; j’irai plus loin en posant que toute proposition orale ou écrite engage son énonciateur dans la voie d’une cohérence aventureuse. Islam et démocratie sont des systèmes de croyances et de non-croyances que les sujets humains, qui sont en même temps des acteurs sociaux et historiques, transforment en « connaissances » fiables, voire certaines, en normes éthiques et juridiques contraignantes, en institutions plus ou moins sacralisées, absolutisées et donc sacralisantes et absolutisantes. On ne peut cependant s’en tenir à ces définitions fonctionnelles ; la raison moderne nous permet de différencier les enjeux de l’option religieuse et de l’option démocratique. Celle-ci transforme le statut et les fonctions de la religion qui ne détermine plus rien dans l’ordre politique, bien qu’elle continue à réclamer des libertés et des possibilités d’expression. Je citerai sans la discuter ici cette analyse de M. Gauchet, éclairante et riche de rebondissements :

« Le pouvoir descendait de l’autre, il tombait d’en haut, il s’imposait du dessus de la volonté des hommes. Les révolutions modernes – anglaise, américaine, française – le ramènent sur terre, à hauteur d’homme. Davantage, elles le font sortir d’en bas ; elles vont le constituer par un acte exprès de la volonté des citoyens. Il incarnait ce qui nous dépasse ; il ne sera plus que le délégué de nos ambitions. On le dira représentatif, c’est-à-dire… sans autre substance que celle dont le nourrissent ses administrés.

« … De la représentation par incarnation de l’âge des Dieux à la représentation par délégation du monde des Égaux, ce sont les mêmes éléments qui sont à l’œuvre sous une autre représentation et dans une autre distribution… » (La religion dans la démocratie, p. 15-16).

Bien que l’auteur pense au christianisme, ce qu’il dit de l’inversion des rôles du religieux et du politique permet de mieux comprendre les difficultés actuelles de l’islam. M. Gauchet s’autorise à dire que le christianisme est la seule religion qui a accompagné et peut-être préparé la sortie de la religion, c’est-à-dire « une recomposition d’ensemble du monde humain par réabsorption, refonte et réélaboration de ce qui revêtit en lui, des millénaires durant, le visage de l’altérité religieuse » (ibid., p. 18). Non seulement cette recomposition du monde humain ne s’est pas produite dans le cas de l’islam, mais il y a eu dans les contextes islamiques au cours des cinquante dernières années une hypertrophie de la fonction mytho-idéologique qui a perverti à la fois les fonctions mytho-historiques de la religion traditionnelle et ce travail de réabsorption, de refonte, de réélaboration des forces de soulèvement et des valeurs positives véhiculées par le fait religieux. Les expressions fondamentalistes de l’islam n’autorisent à parler ni d’un retour du religieux comme beaucoup le font, ni encore moins de la promotion de l’islam aux fonctions de modèle historique alternatif au modèle démocratique. Celui-ci est critiqué, décrié, rejeté par l’islamisme militant parce que sa fécondité politique et sa capacité d’accueil à toutes les formes d’espérance, toutes les ressources créatrices, toutes les volontés de dépassement de l’homme, demeurent l’immense impensé de ce qui subsiste aujourd’hui de la pensée islamique. Il ne s’agit pas là d’un jugement arbitraire ou malveillant ; il y a longtemps que j’ai montré les usages mytho-idéologiques que beaucoup d’ « intellectuels », de gestionnaires des orthodoxies (‘ulamâ’), d’enseignants, voire de chercheurs ont fait de ce qu’on a appelé le legs (al-turâth) de l’islam classique. Il faut ajouter les bricolages des réformistes pour rétablir dans sa grandeur et sa pureté l’islam « authentique » des « origines », des « pieux ancêtres » (al-salaf al-sâlih), les oublis systématiques perpétués depuis le Xe siècle à l’égard des penseurs « libres », innovants, originaux des périodes fugitives où s’esquissaient des marches décidées vers un humanisme prometteur [2].

Je crois utile de mieux faire comprendre ici ce que je vise en parlant d’une désintégration des constructions mytho-historiques de la période de formation de la pensée islamique par les bricolages mytho-idéologiques des discours fondamentalistes. Il s’agit d’une page très instructive de l’histoire de la pensée islamique que nul n’a songé à écrire pour souligner les enjeux politiques, philosophiques et culturels des attitudes d’ignorance, de rejet, de disqualification développées à l’égard de la démocratie. On mesurera aussi par les exemples que je vais donner les distances qui restent à parcourir pour comprendre comment la culture et la gouvernance démocratiques permettent de sortir des clôtures dogmatiques renforcées par des régimes qui instrumentalisent la religion pour combler d’immenses déficits de légitimité. Sans la liberté de penser, d’ouvrir des champs de recherche jusqu’ici interdits, de publier et de débattre, on ne pourra jamais élargir comme il se doit, les horizons d’interprétation et d’investissement spirituel de ce que j’appelle le discours prophétique [3].

Lisons ces versets du Coran :

Dans la sourate 26, cinq anciens prophètes – Noé, Houd, Sâlih, Lot, Shu’ayb – adressent à leurs peuples respectifs l’appel suivant :

« Le peuple de Noé a traité les Envoyés de menteurs, lorsque leur frère Noé leur dit : “N’aurez-vous donc point une crainte pieuse de Dieu ? En vérité, je suis pour vous un Envoyé digne de foi ! Craignez donc Dieu et obéissez-moi ! Je ne vous demande pour cela nul salaire ; mon salaire n’incombe qu’au Seigneur des mondes. Craignez donc Dieu et obéissez-moi !”

—Ils répliquèrent : “Croirons-nous en toi, alors que seuls te suivent les gens de la plus vile condition ?”

—Il dit : “Je n’ai point connaissance de ce qu’ils faisaient ; les juger incombe au Seigneur seulement, ainsi que vous devriez le savoir. Je ne repousse pas les croyants ; je ne suis qu’un Avertisseur explicite.”

—“Si tu ne cesses pas, Noé, menacèrent-ils, tu seras lapidé !”

—Noé dit : “Seigneur ! mon peuple m’a traité de menteur ; tranche donc entre lui et moi ; sauve-moi ainsi que ceux des croyants qui sont avec moi.” Nous l’avons sauvé ainsi que ceux qui étaient avec lui dans l’Arche comble ; puis nous avons noyé les autres » (26, 105-120).

L’appel des autres prophètes est lancé dans des termes identiques avec, en particulier, la répétition insistante de la formule : Craignez Dieu et obéissez-moi. La lecture historiciste ne verrait dans ces passages répétés dans la même sourate qu’une extension à des peuples arabes – ‘Âd et Thamûd – de l’histoire bien connue de Noé ; en fait, comme les commentateurs classiques l’ont bien vu, les cinq récits expriment la situation de Muhammad face aux opposants mekkois en la rattachant à la Règle suivie par Dieu dans l’Histoire du Salut à l’égard des créatures (Sunnat Allah fî-l-’ibâd). C’est une des caractéristiques du discours coranique de recourir à des Exemples anciens (amthâl) pour modifier une situation religieuse et sociopolitique dominée par le modèle païen ; il importe de montrer comment le récit mythique est mis au service du travail de substitution d’une croyance nouvelle validée par un Dieu unique aux croyances anciennes rejetées comme des « fables » (asâtîr) dénuées de vérité. Le Coran oppose avec insistance asâtîr et qasas, c’est-à-dire affabulation et récit mythique qui construit et transmet la croyance vraie. De fait, c’est par les récits mythiques que le Coran, à la suite de la Bible, met en place une Instance de l’Autorité transcendante qui légitime le pouvoir charismatique du Prophète, puis de ses successeurs (le califat). L’analyse doit scruter ici les rapports délicats qui se tissent au niveau du discours coranique et de sa traduction dans l’action prophétique, entre une Autorité dont la réalité dépend de la consistance des significations et de la force de persuasion du discours, et un pouvoir politico-religieux qui, à Médine, se traduit par des contrats d’alliance (‘ahd, hilf) avec diverses tribus et divers clans, des campagnes militaires (maghâzî) et une activité législative (cf. l’expression ultérieure sâbib al-sharî’a, le Législateur). Sans l’Autorité divine, il ne peut y avoir d’obéissance à la Loi ; c’est pourquoi Dieu Lui-même s’engage directement dans la parole, dans les batailles contre ses « ennemis », dans la controverse avec les opposants. L’activité exégétique et historiographique ultérieure accentuera la rigidité de ce rapport en occultant les ressorts réels de l’histoire et en sélectionnant les circonstances discontinues qu’il a plu à Dieu de produire pour faire connaître Ses Volontés ou manifester Son Secours au « parti de Dieu (Hizb Allah) et des croyants ».

Revenons à l’examen de l’appel des cinq prophètes. Ils contribuent à renforcer une structure actantielle commune à tout le discours coranique. Syntaxiquement, sémantiquement et sémiotiquement, le discours est dominé par l’actant Dieu manifesté explicitement (mon Seigneur, Nous…) ou implicitement (un Envoyé, un Avertisseur). Cet actant premier est à la fois locuteur-auteur, destinataire et destinateur par rapport aux deux autres ; par sa parole et ses initiatives, il organise tout l’espace de la signification en relation avec les actions positives conduites par les Envoyés. Ceux-ci sont les actants médiateurs ; ils sont énonciateurs de la parole qui transite par eux, même si grammaticalement, ils sont eux aussi destinateurs et destinataires. On s’arrêtera du point de vue qui nous occupe, au double impératif souvent répété pour instaurer le nouveau rapport Autorité-pouvoir : craignez donc Dieu et obéissez-moi. Le prophète se nomme explicitement comme le destinataire de l’obéissance, mais en faisant valoir que celle-ci est une conséquence et une des manifestations de la crainte pieuse (taqwâ) due à Dieu. Dans les sourates médinoises, le Coran plaidera dans le même sens pour que Muhammad soit obéi : la formule obéissez à Dieu et à l’Envoyé (noter la désignation de Muhammad par l’article) est employée vingt-neuf fois ; les rapports d’obéissance entre les hommes ou entre les hommes et Dieu par l’intermédiaire des prophètes sont exprimés fréquemment : on relève 73 occurrences de verbes de la racine tw‘ (= obéir).

Plus généralement, les fonctions du troisième actant (les hommes, le peuple, c’est-à-dire, initialement, la tribu ou la confédération de tribus où se recrutent les « auxiliaires » du prophète) font apparaître une opposition constitutive de tout le discours coranique : face aux commandements et prohibitions (amr/nahy) de l’actant locuteur-auteur-destinateur, se manifestent des auxiliaires ou adjuvants (cf. l’arabe ansâr) que le Coran nomme croyants, musulmans (mûminûn, muslimûn) et des opposants appelés infidèles (kâfirûn). Ce schisme fondamental s’exprime par une vaste structure binaire de tout le lexique coranique dont nous ne reprendrons pas l’analyse ici [4]. On rappellera, cependant, la nécessité pour l’exégèse historienne critique de suspendre toute exploitation théologique, ou même éthique de ce schisme tant que n’a pas été épuisée la description du processus politique et socioculturel qui a conduit au triomphe d’un premier État-Umma à Médine, avec ses expansions ultérieures à Damas, à Bagdad, au Caire, à Kairouan, à Fès, à Cordoue et ailleurs. Il ne s’agit nullement de réduire le religieux à un simple adjuvant idéologique dans l’histoire qui nous occupe ; les gardiens de l’ « orthodoxie » disqualifient aisément tout projet cognitif en parlant de réduction « positiviste ». La difficulté, répétons-le, réside justement dans le refoulement, l’oblitération, l’élimination des données réelles qui ont conditionné la construction et la diffusion de la nouvelle croyance. Une fois installée dans les psychologies individuelles et collectives, incorporée dans les langages, les rites et les institutions, la religion comme système de croyances et de non-croyances gomme et ignore les enjeux des transformations historiques de toutes les croyances. C’est ce qui permet au discours fondamentaliste actuel de fonder son modèle politique sur le postulat de l’intangibilité des « enseignements » de l’islam. Ainsi, l’histoire profane se transmue sans cesse en histoire sacrée ; on ne peut penser le sacré comme le résultat des processus socioculturels de sacralisation.

Il faut ainsi revenir aux significations immédiates du vocabulaire du schisme dans les situations premières où les divers destinataires des énoncés coraniques étaient interprétés en fonction des solidarités mécaniques qui liaient les familles patriarcales, les clans et les tribus. La désignation kâfirûn qui donnera le concept théologique d’ « infidèles » par opposition à « croyants » (mûminûn) et « musulmans » (muslimûn), a été d’abord appliquée aux Mekkois politiquement et socialement hostiles à la nouvelle « religion ». Voici un passage particulièrement véhément où un débat politique et social est à la fois clairement évoqué et transmué en conflit entre Dieu et l’homme :

« Quand il sera soufflé dans la trompe, ce sera un jour terrible, insupportable aux infidèles. Laisse-Moi seul avec celui que J’ai créé, à qui J’ai donné une fortune considérable, des fils prêts à le soutenir ; pour qui J’ai tout rendu facile, mais qui désire encore que Je lui donne davantage ! Que non pas ! En vérité, il s’est montré récalcitrant devant Nos signes ! Je lui imposerai la peine de gravir une pente ! Il a bien réfléchi et décidé ; qu’il périsse donc pour la manière dont il décide ! Oui qu’il périsse pour la manière dont il a décidé… » (74, 8-20) (13).

Les mûminûn, au contraire, constituent la nouvelle force politique qui va s’affirmer surtout à Médine, comme le prouve un document précieux connu sous le nom de Sahîfa ou Constitution de Médine. On y découvre comment Muhammad étend sa clientèle politique en contractant des alliances avec les tribus locales juives et arabes. Ceux qui entrent dans l’alliance constituent une confédération (umma, au sens tribal qui évoluera, grâce au discours coranique, vers le concept de Communauté spirituelle transhistorique) dont les membres se doivent une protection mutuelle, la garantie d’une sécurité = amân réciproque : ils sont, alors, mûminûn au sens sociopolitique tribal. D’autres termes comme ma’rûf, tâ’ifa, ‘aql, munâfiqûn, muslimûn… qui reçoivent, dans le Coran, des déterminations théologiques, conservent dans la Sahîfa, leur contenu courant dans la société arabe non encore touchée par la nouvelle prédication [5].

Le schisme mûminûn/kâfirûn dans le Coran est donc la sublimation religieuse progressive de ce qui a été initialement une tension sociopolitique entre ceux qui obéissent, se soumettent [6] au nouveau pouvoir et ceux qui le refusent ; tension rendue par une série d’oppositions lexicales qui réfèrent clairement à des conduites politiques. On retiendra, par exemple, les termes dérivés des racines ‘sy = se rebeller (32 occurrences) ; ‘dw = transgresser ; hudûd = limites (99 fois) ; tghy = se conduire en tyran (39) ; Pharaon = Symbole du chef injuste, rebelle, oppresseur (74) ; bghy = désir de transgression (96) ; khata’ = faute (22) ; ithm = péché (48) ; junâb = grief (25) ; (cf. aussi tout le vocabulaire de la contestation et de l’infidélité que j’ai cité dans L’étrange et le merveilleux, in Lectures du Coran, 1991). À l’inverse, on citera khshy (47) ; khwf = craindre (62) ; wqy = crainte pieuse (229) (la haute fréquence de cette dernière racine souligne la sublimation religieuse de l’obéissance à Dieu et à son prophète) ; aslama + muslimûn = accepter l’intégration au groupe forgé par les normes coraniques et l’action politique du prophète), etc.

L’obéissance et la rébellion ont un enjeu immédiat valorisé par la promesse de vie éternelle, ou la menace du châtiment éternel : l’enjeu, c’est la protection et le renforcement de la confédération (umma) de Médine (les Émigrés avec le Prophète lors de l’Hégire, et les Auxiliaires recrutés sur place (Ansâr)) en vue de reconquérir la Mekke [7]. Le retour en vainqueur dans cette ville est jugé indispensable, non seulement pour réduire une oligarchie menaçante, mais surtout pour assurer aux « musulmans » une base territoriale sacrée par la vieille présence du Panthéon arabe. Sans ce lieu de sacralisation, Médine resterait une plate-forme politique sans lendemain. Pour mesurer l’ampleur et l’efficacité de l’opération de réencodage sémantique et symbolique de l’espace et du temps vécus par les Arabes, il faudrait relire tous les versets relatifs à Abraham, Ismaël, Jacob… en liaison avec « la maison sacrée de Dieu » (le temple de la Mekke avec la Ka‘ba). Le récit de fondation familier à la conscience polythéiste des Arabes est repris et élargi dans la perspective de l’Histoire du Salut conduite par le Dieu Unique et Vivant de la tradition prophétique biblique [8]. Il faudrait relire de même, les versets qui ont accompagné les campagnes militaires et la stratégie de Muhammad pour vaincre les Mekkois et étendre son pouvoir au Hedjaz : utilisant avec maîtrise une technique littéraire de mythification des événements concrets transformés en paradigmes de l’Histoire du Salut, le Coran élabore un nouvel imaginaire social-historique qui commandera, pour les générations ultérieures la perception et l’intégration des conduites individuelles et collectives.

Retenons au moins deux passages du Coran pour montrer comment le pouvoir politique en voie d’émergence cherche appui dans l’Autorité de Dieu : dans les deux cas, les commentateurs ont reconnu une allusion à la famine qui éprouva les Mekkois, lorsque le prophète, émigré à Médine, ordonna de couper la route du ravitaillement aux caravanes venant de Syrie [9].

« Mais en vérité, ceux qui ne croient pas en la Vie Dernière se détournent de la Voie Droite : si nous leur faisons miséricorde, en les délivrant du mal qui les accable, ils s’obstineraient, néanmoins, dans leur aveugle rébellion. Nous leur avons déjà infligé un châtiment, mais ils ne se sont pas soumis à leur Seigneur et ils ne Lui adressent pas une supplique… » (23, 74-76).

« Le mal qui les accable » et « le châtiment » réfèrent, selon les commentateurs, à la famine entraînée par le blocus ; bien plus, Tabarî rapporte qu’Abû Sufyân se serait rendu auprès du Prophète pour lui dire : « Tu prétends que Dieu a fait de toi une miséricorde pour les hommes ; en fait, tu massacres les nôtres par le sabre et tu fais crever leurs enfants de faim. » [10]

Tout en désignant plus clairement la famine, le second passage intègre l’événement dans le paradigme familier de la cité rebelle et châtiée par Dieu :

« Dieu a fait un exemple d’une cité qui vivait paisible et tranquille, recevant ses ressources en abondance de toutes parts, mais qui a nié les bienfaits de Dieu. Dieu fit alors goûter à ses habitants, pour prix de leur conduite, l’épreuve (littéralement l’habit) de la faim et de la peur » (16, 112).

Il est intéressant de noter que les commentateurs procèdent exactement à l’inverse du discours coranique : autant celui-ci élimine les détails matériels, les désignations explicites, les récits concrets pour privilégier la polysémie du langage religieux (métaphore, parabole, vocabulaire de la faute, de l’action juste, etc.), autant l’exégèse classique multiplie les identifications de noms propres de personnes et de lieux, les précisions chronologiques, les reconstitutions « historiques » des « circonstances de la révélation » (asbâb al-nuzûl). Cette attitude signale une constante de la conscience religieuse qui, loin de séparer mythe et histoire, imaginaire et rationnel, merveilleux et réalité, comme le fera progressivement la science historique moderne, lie étroitement, au contraire, les deux plans de la manifestation. L’intervention effective de Dieu dans l’histoire (suspension de la pluie, envoi de calamités, élimination physique d’un opposant, d’un clan, d’un peuple, l’application de sanctions exemplaires) est attendue et perçue comme un événement naturel, régulier, évident mais tout autant transcendant, donc contraignant. Que la Parole de Dieu s’articule dans une langue humaine, que Ses interventions concernent directement des conduites, des sociétés, des personnes, des lieux connus et accessibles à l’expérience, que Ses Commandements et Ses Prohibitions (Amr et Nahy) règlent, pour la suite des temps, le déroulement de l’histoire terrestre, constituent autant de données naturelles-surnaturelles qui déterminent un regard de l’esprit, une configuration psychologique de la conscience et, par conséquent, un fonctionnement de la perception, de la communication et du savoir.

Il est essentiel de situer ainsi historiquement et psychologiquement l’émergence de ce qui va s’imposer pendant des siècles comme la Raison islamique : entendons une stratégie minutieuse, obsédante de contrôle de l’historicité à l’aide de Modèles sémantiques, législatifs et empiriques, portés à la perfection dès leur première incarnation dans l’Histoire profane de la Communauté, mais vécue comme sacrée, car au fur et à mesure de son déroulement, elle est transmuée par la Parole de Dieu. Retenons ici que dès 632, quand disparaît le chef charismatique, le Modèle d’action historique (MAH) « islamique » s’est imposé à un groupe de convertis avec assez de netteté pour que commence à s’esquisser avec les premiers califes (632-661) des initiatives vers une formation étatique à visée transtribale. Cependant, le système tribal avec ses solidarités patriarcales résistera jusqu’à nos jours. Les trois derniers califes de Médine sont morts assassinés ; le clan omeyyade reprend le dessus sur le clan des Banû Hâchim qui reconquièrent le pouvoir à l’isme de ce que les historiens ont appelé « la révolution abbasside ». Cependant, les Omeyyades, tout en s’appuyant sur leurs alliances traditionnelles, ont contribué à consolider et à élargir le domaine de la solidarité fonctionnelle entre un État centralisateur et impérial, une écriture arabe qui deviendra de plus en plus un instrument de pouvoir politique et culturel, une orthodoxie religieuse imposée par la force (cf. les persécutions contre les Khârijites, les Shî‘ites, les Qadarites…).

J’ai parlé plus haut de paradigme islamique collectivement fantasmé. Cette expression prend son sens quand on sait que les versets comme ceux que je viens de citer ne sont lus dans la perspective d’une psychologie historique et d’une anthropologie religieuse encore inhabituelle, voire impensable pour beaucoup de musulmans fortement conditionnés par le seul discours de la croyance. Même les classes moyennes dites cultivées continuent à recevoir globalement de ces textes et de leur exégèse traditionnelle, une théologie éthico-politique qui continue de remplir jusqu’à nos jours une fonction psychosociopolitique très efficace. En effet, elle permet de censurer tous les écarts des divers détenteurs du pouvoir par rapport à l’idéal de justice et d’unité sociale enseigné par Dieu et le Messager ; elle nourrit en même temps l’espérance dans la Justice divine qui punira tous les écarts et comblera les opprimés ; l’espérance peut être envahie par la résignation, mais la récitation de versets appropriés à la dénonciation de tout pouvoir injuste réactive le sentiment tenace que l’ordre politique juste n’est pas de ce monde. On obéit aux contraintes du chef de l’ « État » (sultan, roi, émir, président) et de ses représentants délégués, mais on reste intérieurement hanté par le sentiment d’arbitraire et d’illégitimité. Le terme dawla qui désigne encore aujourd’hui l’État, renvoie à la notion de tourner, alterner, tour de rôle dans la succession dynastique.

Cette lecture psycho-historique des rapports entre Islam et politique éclaire beaucoup d’aspects de la pratique du pouvoir dans les « républiques » créées après les indépendances et qui affichent pour les observateurs extérieurs les attributs et les procédures formelles de la démocratie tout en les transgressant ouvertement dans la pratique à l’intérieur. C’est là que réside l’actualité des textes coraniques et des traditions prophétiques (hadîth) ; leur pertinence existentielle nourrit encore le sentiment qu’une gouvernance islamique idéale est possible si l’on instaure une obéissance sans défaillance à tous les commandements et prohibitions de ce qu’on continue à revendiquer avec véhémence comme la Loi divine. Les courants laïcisés cultivent le même idéalisme à l’égard du modèle politique « démocratique » de plus en plus disqualifié cependant par les scandales, les procès, les « affaires », qui se multiplient dans les démocraties les plus avancées. Les débats savants sur les questions de légitimité, de légalité, d’État de droit, de société civile n’atteignent évidemment jamais l’écrasante majorité des « sujets » qui ne jouissent pas encore de la condition plénière de citoyen. Les intellectuels, les chercheurs, les artistes capables d’enrichir la culture démocratique et d’exercer l’indispensable fonction critique n’ont ni un public assez large pour relayer leurs apports, ni l’audience de partis politiques ou de syndicats suffisamment indépendants pour franchir le seuil de l’efficacité politique. C’est pour ces raisons sociologiques et culturelles que les débats redondants sur islam et laïcité, islam et démocratie, islam et modernité restent très souvent abstraits, dépourvus de pertinence théorique et de portée pratique, éloignés de la simple réalité historique et doctrinale. En revanche, on consolide à chaque intervention le lieu commun répandu par les islamologues au sujet de l’opposition triviale entre un christianisme qui aurait séparé le spirituel du temporel depuis le fameux « rendez à César ce qui est à César… ! », et un islam englué dans la confusion des deux instances dès le stade coranique. La vérité est que le passage rapide à l’État impérial de 661 à 750 a entraîné une étatisation de la religion qui n’a jamais cessé de se renforcer et de se généraliser jusqu’à nos jours. Il y a aussi le fait historique de la désintégration du califat et de son héritage théorique à partir de sa chute en 1258. Mais déjà au XIe siècle, le grand penseur Ghazâlî écrivait ceci dans son ouvrage si influent sur Ihyâ’, t. 2, p. 124 :

« On doit tenir compte des qualités et des conditions qu’il importe d’exiger des détenteurs de l’autorité/pouvoir uniquement en considération de l’intérêt supérieur de la religion et de la communauté. Décréter aujourd’hui que toutes les fonctions publiques (wilâyât) sont nulles de plein droit parce que les détenteurs du pouvoir ne remplissent pas les conditions requises, ce serait porter un coup fatal à tout l’ordre social, méconnaître les intérêts supérieurs des musulmans et sacrifier le capital à la recherche du bénéfice. »

J’ajoute à propos du calife lui-même, cette importante prise de position du même Ghazâlî à propos de la séparation des instances de l’autorité et du pouvoir selon sa théologique politique :

« Tout ce qu’on lui demande [au calife], c’est d’être suffisamment scrupuleux pour s’adresser aux docteurs en sciences religieuses. Et puisque le but recherché, c’est de fonder l’imâmat sur la Loi religieuse, peu importe, en définitive, que le calife arrive à la connaissance de cette Loi par sa réflexion personnelle ou par celle des docteurs de la Loi dont il s’entoure ou qu’il consulte. » [11]

Il faut parler de formations étatiques plutôt que d’États pour tous les appareils de gouvernement plus ou moins improvisés au lendemain des indépendances intervenues après la Deuxième Guerre mondiale. Dans la plupart des cas, les processus de formation des États ne pouvaient s’appuyer ni sur les héritages propres à chaque pays, ni sur des emprunts à des modèles occidentaux condamnés globalement comme colonialistes par les discours nationalistes. Après la chute du califat, les trois Empires ottoman, safavide en Iran, Moghol en Asie centrale, se sont coupés de l’héritage de l’islam classique et sont restés indifférents, voire hostiles aux constructions de la modernité en Europe. Cela explique une double discontinuité historique : rétrécissement du champ intellectuel, des horizons de sens par rapport à leur déploiement et à leur pluralisme du VIIIe au XIIIe siècle ; décalages croissants par rapport aux révolutions scientifiques, économiques et politiques, juridiques, en Europe et en Amérique du Nord. Les formations étatiques des années 1950-1970 n’ont pas pu combler les vides accumulés pendant des siècles ; les modèles offerts par le communisme stalinien, puis maoïste ou cubain ont conduit aux échecs dramatiques que l’on observe aujourd’hui ; les stratégies géopolitiques du « monde occidental » libre, puis de l’Occident de « la fin d’histoire » ont joué un rôle déterminant dans les désastres récents de la guerre irano-irakienne suivie par la guerre du Golfe et la guerre en cours contre « le terrorisme ». Les épreuves des peuples se compliquent ; l’avènement de démocraties émancipatrices demeure problématique tant que des régimes dits « républicains » se transforment en dynasties en manipulant de soi-disant constitutions. En réponse aux chars chinois qui réprimaient des manifestants sur la place Tian Anmen, F. Mitterrand a eu cette belle improvisation : « Le devoir de non-ingérence s’arrête là où commence le danger de non-assistance. » L’histoire des années de libération coloniale, puis de « décolonisation », ont montré que le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a fonctionné davantage comme un slogan idéologique dans la surenchère mimétique entre monde communiste et monde libre pour la libération de l’ex-Tiers Monde que comme une volonté politique inébranlable des grandes « démocraties » pour instaurer un ordre juridique international qui aurait empêché un asservissement tragique de tant de peuples par les alliances contre nature entre des « élites » politiques dites « nationales » et les soutiens toujours calculés de ces démocraties à des régimes ouvertement antidémocrates. Ces pratiques évidemment travesties en accords de coopération ou d’aide généreuse aux pays sous-développés ou en voie d’émergence historique, demeurent inscrites dans le domaine sacré des secrets d’État que la raison d’État autorise à soustraire à la connaissance des citoyens censés être la source de la souveraineté politique. Ainsi font encore et vont leurs chemins impénétrables les démocraties, même après avoir été délivrées des menaces du totalitarisme du XXe siècle. L’ennemi islamiste n’a ni la même envergure idéologique, ni la même force de dissuasion militaire pour faire peser la menace apocalyptique installée dans les imaginaires sociaux ; il remplit, cependant, plusieurs fonctions qui éloignent pour un temps indéterminé de nouvelles conquêtes irréversibles de l’espérance démocratique que tous les peuples plus dépendants que jamais des volontés de puissance en travail dans la mondialisation cultivent partout dans les pires tragédies historiquement programmées.

NOTES

[1] Pour plus de développements sur ce raccourci historico-sociologique, je renvoie à mon dernier livre The Unthought in Contemporary Islamic Thought, Londres, 2002. La distinction entre codes culturels populaires relevant de l’enquête anthropologique et les programmes de l’idéologie populiste n’a pas encore reçu l’attention qu’elle mérite de la part des politologues, des sociologues et des historiens.

[2] Voir mon Humanisme arabe au IVe-Xe siècle, J. Vrin, 2e éd., 1982 et mes Combats pour l’humanisme en contextes islamiques, à paraître en 2002.

[3] Sur ce concept, voir mon Unthought, op. cit., chap. 3.

[4] Cf. Tohishiko lzutsu, Ethico-religious Concepts in the Qurlân, Montréal, 1966.

[5] Le fait que le texte de la Sahîfa a été longtemps négligé par les Musulmans est significatif d’un regard exclusivement théologique développé rétrospectivement sur l’Expérience de Médine transformée après coup en Moment fondateur à l’aide des procédés littéraires de l’écriture et de la représentation mytho-historique. On retrouve le même travail de sacralisation et de transcendantalisation dans toutes les traditions religieuses. R. B. Serjeant qui s’est beaucoup occupé de ce précieux document de la Sahîfa en a donné une édition critique et un commentaire minutieux dans The Sunna Jâmi’a, a pacts with the yathrib Jews and the Tahrîm of Yathrib : analysis and translation of the documents comprised in the so-called « Constitution of Medina », in BSOAS, 1978/1, p. 1-40. Dans la même perspective d’une relecture historico-critique du texte coranique, on citera M. M. Bravmann, The spiritual background of early Islam, studies in ancient arab concepts, Leiden, 1972.

[6] Sur la distinction progressive des sens de mûminûn appliqué à tous les bénéficiaires de la sécurité (amân) garantie aux membres du groupe et de muslimûn réservé aux partisans de la nouvelle religion par opposition aux Juifs, cf. R. B. Serjeant, op. cit., p. 13-14.

[7] Cf. Encyclopédie de l’Islam, 2e éd., articles Hajj, Ka’ba, Ibrâhîm, Ismâil, et le chap. VII de mes Lectures du Coran, Le Hajj dans la pensée islamique. On lit, par exemple, dans la Sahîfa : « Un croyant ne tue pas un autre croyant à cause d’un incroyant et ne donne pas de l’aide à un incroyant contre un croyant… Si quelqu’un parmi les Juifs nous suit, il a droit à la même aide, au même appui (que les croyants), à condition que ceux-ci ne soient pas lésés par lui et qu’il n’aide pas d’autres contre eux » (cf. R. B. Serjeant, op. cit., p. 21).

[8] Cf. les preuves réclamées pour authentifier la révélation, supra, chap. II, Le problème de l’authenticité divine du Coran, et G. Widengren, Muhammad, The Apostle of God and his Ascension, Uppsala-Wiesbaden, 1955.

[9] Cf. Fred McGraw Donner, Meccas Food, supplies and Mohammad boycott, in JESHO, 1977/111, p. 249-266.

[10] Tafsîr Tabarî XVIII, 45 cité par H. Boubakeur, traduction du Coran, 1, 708.

[11] Kitâb al-Mustazhirî, p. 191 ; cité par H. Laoust, La politique de Ghazâlî, Paris, 1970, p. 248-249. Pour un commentaire historique étendu sur la question soulevée dans ce passage, voir mon Unthought, Authority and Power in Islamic Thought.

 


 
 



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