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LE DÉSARROI DE LA RAISON ISLAMIQUE

FACE À LA MODERNITÉ OCCIDENTALE


DÉCONSTRUCTION DE LA PENSÉE DE MOHAMMED ARKOUN.

RON HALEBER


Il s’agit du manuscrit inédit  en français de la traduction en langue arabe du livre : éditeur Al Ahali, Damas (Syrie) 2001:


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TABLE DES MATIÈRES

Introduction.

1. NATIONALISMES. La protestation d'Arkoun contre les «étatisations» du champ religieux.

a. Arkoun accusé d'intégrisme: le défi de l'affaire Rushdie.

b. L'islam libéral face aux traditions laïques de l'État-nation.

c. Monopolisation du «fait coranique» par l'État, depuis la naissance de l'islam orthodoxe jusqu'aux «étatisations» modernes.

d. L'islam comme idéologie de lutte: substitution de l'ijtihâd rationnel par le jihâd idéologique dans le nationalisme arabe et l'islamisme.

e. Imaginaire islamique et doctrine étatique en Algérie.

-- entretien avec Mohammed Arkoun (1).

2. (POST)MODERNISMES. La foi islamique éclairée par la raison scientifique: projet de culture arabo-islamique dans un contexte (post)moderne.

a. Conceptions mythologique et rationnelle du croyant.

b. Déconstruire l'islam: questions en marge du programme d'Arkoun.

c. Les ruptures épistémologiques dans l'histoire: Arkoun et Foucault.

d. Le contexte de l'impensé du texte sacré.

e. Arkoun en lutte contre le «logocentrisme arabo-islamique».

-- entretien avec Mohammed Arkoun (2).

3. ARTICULATIONS. L'épistémologie de la raison islamique en face de la foi prophétique.

a. Rupture entre pensées prophétique sémitique et ontologique grecque: Emmanuel Levinas.

b. Défense de la métaphysique occidentale: Derrida et Arkoun contre Levinas.

c. Le déchirement entre la raison grecque et la raison prophétique. L'Ithaque de la raison arkounienne.

d. Aux origines de l'herméneutique orientaliste: Spinoza contre Levinas et Arkoun.

entretien avec Mohammed Arkoun (3).

4. IDÉOLOGIES. L'islam en tant que ciment théologico-politique, mis au défi par la crise de l'État-nation.

a. Arkoun et le champs politico-religieux au Maghreb.

b. L'islam face à la crise de l'État-nation.

c. Le discours islamiste actuel comme idéologie de l'État-nation.

d. Islamisme comme nationalisme.

e. Évaluations du puritanisme islamique. La thèse de Weber revisitée.

f. Droits de l'homme ou droits de Dieu?

entretien avec Mohammed Arkoun (4).

5. RÉVOLUTIONS. Conformités du programme de réforme libérale avec la révolution islamiste: Mohammed Arkoun et Abdessalam Yassine.

a. Indignation à propos de l'injustice et rejet des idéologies nationalistes.

b. Analogies épistémologiques: rejet de la rationalité positiviste.

c. Réintroduction de l'ijtihâd.

d. Rupture épistémologique radicale.

e. Référence centrale au «fait coranique», et l'«expérience de Médine».

f. Attitude modérée et ambiguë envers les oulémas traditionnels.

g. Rôle exemplaire d'une élite islamique nouvelle.

h. Intégration positive des traditions soufistes populaires.

i. Refus du marxisme.

entretien avec Mohammed Arkoun (5).

6. BRICOLAGES. Contextualiser l'islam populaire maghrébin: refus d'Arkoun et des islamistes.

a. Position d'une culture minoritaire face à l'islam dominant: «l'appropriation berbère de l'expérience de Médine».

b. Épistemologie de la culture populaire. Critique de la thèse de Paul Pascon sur la société composite.

c. Le «bricolage» traditionnel: critique de la raison islamique populaire. Claude Lévi-Strauss.

d. Le «bricolage» idéologique: apparition de la raison politique. Olivier Roy.

e. Clivage entre le «bricolage» de culture populaire et le «bricolage» islamiste.

f. Sous le voile religieux des islamistes: laïcité de l'État-nation.

g. La condamnation par Arkoun des efforts bricoleurs de la culture populaire et de l'islamisme.

h. Résumé des épistémologies bricoleuses du sacré.

entretien avec Mohammed Arkoun (6).

7. LECTURES. Lecture arkounienne du texte coranique:exclusion des orientalistes et exclusion de l'orthodoxie.

a. Un exemple de lecture coranique de Mohammed Arkoun: de l'ijtihâd à la critique de la Raison islamique.

b. Lecture de narrativité contre lecture orthodoxe et lecture orientaliste.

c. Dans le «champ de ruines» des orientalistes.

d. Les «ruines» déconstruites: confrontation avec l'interprétation existentiale de la théologie allemande.

8. RUPTURES. Trois ruptures épistémologiques qui fonctionnent comme clefs pour l'œuvre d'Arkoun.

a. Le «fait du Coran» comme événement oral: l'islam comme objet de l'anthropologie.

b. Trois ruptures épistémologiques qui fonctionnent comme clefs pour l'œuvre d'Arkoun.

c. Arkoun piégé par les notions contradictoires du postmodernisme.

d. Les avatars du «logocentrisme» de Jacques Derrida.

9. COMPARAISONS. Évaluation de la prise de position d'Arkoun face aux modèles des penseurs musulmans contemporains.

10. EXCLUSIONS. Sur l'universalité scientifique et la spécificité de la raison islamique. Débat entre Mohammed Arkoun et Ron Haleber.

a. La critique de la Raison islamique est-elle le successeur de l'ijtihâd?

b. La réception par Arkoun du «logocentrisme» de Derrida.

c. Différences et préjugés.

d. Épistémologie scientifique versus épistémologie prophétique?

e. Structure composite de l'«univers arabo-berbère»?

f. L'islam maghrébin comme facteur d'intégration ou d'exclusion?

g. Nécessité de transformation de notre langage actuel sur le racisme.

h. Relativisme versus universalisme. Le concept de «bricolage».

11. MIROIRS ET HORIZONS.

a. Commentaire polémique de Mohammed Arkoun: «La communication impossible».

b. Réponse de Ron Haleber: «Épistémologie de l'islam comme clef aux portes fermées».

1. Les classifications contradictoires d'une condamnation.

2. Le manque d'une argumentation scientifique nécessaire pour une discussion entre «adversaires».

3. Réfutation brève des fausses accusations personnelles.

4. L'épistémologie actuelle de l'islam autour l'islamisme libéral d'Arkoun: Robert D. Lee, Armando Salvatore et Farid Esack.

Annotation sur l'islamologie.

Liste de quelques orientalistes et d'autres personnes inconnues.Bibliographie.

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Introduction

 

Les médias ne sont pas les seuls à sous-représenter l'islam libéral, les publications scientifiques, pour la plupart, choisissent elles aussi, pour sujet, l'islam intégriste. A l'heure actuelle, Mohammed Arkoun, islamologue et historien, enseignant entre autres, aux universités de Paris et de Princeton, doit être regardé comme le représentant le plus connu de l'islam libéral en France. Des critiques approfondies et une évaluation de ses propos font cependant défaut. Or, contre les «fondamentalismes» qui dominent de plus en plus l'imaginaire occidental et lui fait faire des cauchemars de violence, la question se pose de savoir quelle est l'alternative offerte par un islam libéral.

Pour en juger à partir de l'œuvre d'Arkoun, il nous faut vérifier les implications de l'utilisation qu'il fait des notions de la philosophie contemporaine courante, implications qui constituent une partie essentielle de son programme de réforme, et qui déterminent sa lecture coranique. Après avoir publié en langue néerlandaise, une introduction à l'œuvre de Mohammed Arkoun, - dont la parution coïncidait avec la période de ses cours à l'université d'Amsterdam, je poursuis la présente recherche en proposant une appréciation critique de l'islam dit libéral dans le contexte contemporain. Elle est augmentée d'un appendix.

Étant moi-même connu aux Pays-Bas par mes publications sur l'affaire Rushdie et sur la sociologie de l'islam, je traite en introduction, de la critique faite par Arkoun du laïcisme et des différents phénomènes de l'étatisation du champ politico-religieux. Dans le cas de l'affaire Rushdie, la prise de position d'Arkoun, sa critique sur le système laïque en France, a même éveillé de vives émotions dans l'opinion publique.

L'application des notions postmodernistes à l'héritage culturel de l'islam, demande une analyse comparée des discours philosophiques et prophétiques. La discussion entre Levinas et Derrida est exemplaire à cet égard. Le reproche d'«idéologie» adressé par Arkoun à l'intégrisme actuel, oblige à situer sa critique dans le cadre de l'origine religieuse des idéologies politiques de l'État-nation, comme l'a fait Max Weber. Il s'agit d'un processus qui, analogiquement, semble se répéter actuellement dans le monde non occidental.

Les reproches d'Arkoun envers l'islamisme actuel, poussent également à comparer au niveau de la systématique interne, son approche avec les propos d'un islamiste, le Marocain Abdessalam Yassine. En détectant sans parti pris politique, les affinités cachées qui existent entre les deux orientations islamique et islamiste, les différences entre ces deux orientations paraîtront limitées.

La problématique de l'interprétation des données de l'islam telle qu'elle se pose aux musulmans dans le contexte de la modernité, oblige à une nouvelle lecture du Coran. Je m'essaierai aussi à l'exposé de cette problématique, suivant en cela l'exemple que nous offre Arkoun. Prendre au sérieux les impensés et l'impensable des discours du passé implique notamment qu'on se rende compte du rôle joué par la culture populaire, poussée par la modernité à ne jouer qu'un rôle minoritaire et à n'opérer qu'un bricolage culturel. J'aborderai donc, en discutant avec Arkoun, - lui-même originaire de la région berbère d'Algérie -, la question du rôle de sa culture berbère, ce qui implique la contextualité culturelle de l'islam.

Notre étude se veut introductive, et c'est la raison pour laquelle nous avons largement laissé la parole à Arkoun. Le lecteur pourra lire dans le présent ouvrage nombre d'extraits traduits en français, d'articles publiés en anglais par Arkoun. Nous avons encore laissé la parole à Arkoun en suivant ce qu'il tient pour l'idéal d'un échange d'idées à la mounazara classique. Ainsi avons-nous cité des extraits des lettres que nous avons échangées avec Arkoun, ainsi que, en fin de chapitre, des extraits d'entretiens avec Arkoun à propos de sujets divers.


Sabotage de la part de Mohammed Arkoun concernant la publication de cet étude-ci:

La plupart des échanges d'idées ont été publiée déjà dans la publication introductive en langue néerlandaise en 1991. Arkoun montrait un vif intérêt aussi pour la présente étude augmentée en langue française, et il m'avait promis depuis des années de répondre aux nouvelles questions posées et d'écrire un longue commentaire. Pourtant, depuis le mois de mars 1995, la date que lédition Harmattan et lui ont reçu le manuscrit définitif de cette étude-ci, Arkoun avait changé d'opinion. De ma part, je l'avais encouragé d'écrire en grande franchise et en forme de polémique son jugement sur mes propos scientifiques que je considère comme contribution à un débat (j'ai évité prudemment d'analyser ses démarches politiques). Je l'avais encouragé d'écrire son jugement également parce que mon étude-ci était la première étude approfondie et critique publié en langue française sur son œuvre. Hélas, d'un temps à l'autre, Arkoun a reporté sa promesse d'écrire un commentaire malgré que nous deux sommes restés en contact régulier, et par correspondance et par rencontres personnelles.

Finalement, en octobre 1997 Arkoun envoyait comme réaction sur mon étude un commentaire à mon éditeur à Casablanca (Maroc), M. Camille Hoballah qui l'avait prié d'écrire une «préface». Vous trouvez ce commentaire d'Arkoun la communication impossible dans le chapitre 11 suivi d'une réponse de ma main. Malheureusement son commentaire amer ne traite aucun argument scientifique de mon étude et se trouve donc sur un tout autre niveau que celui de la science impartiale. Son commentaire se limite à critiquer tant l'auteur que l'islamologue Van Koningsveld dans le cadre d'une incompréhension de presque toute la monde occidentale pour l'oeuvre d'Arkoun. S'agit-il donc de la part d'Arkoun d'une impuissance à confronter mes objections contre ses démarches scientifiques...? Je souhaite que le lecteur soit notre arbitre impartial...!

Pourtant, j'espère en effet qu'en critiquant la pensée d'Arkoun et en la confrontant à des approches différentes, j'aurai mis en évidence, aux yeux des lecteurs, l'importance et la valeur des vues arkouniennes. Mon analyse envisage après une présentation objective et impartiale des idées importantes d'Arkoun aussi une mise en question fondamentale et déconstructrice de son œuvre, tout dans le cadre de l'attitude ambiguë des musulmans devant le défi de l'Occident.


Je remercie M. Jamal Chehayed pour son excellente traduction en langue arabe de la présente étude paru à Damas en 2001. Et je remercie tout particulièrement l'islamologue dr. P.S. van Koningsveld de l'Université de Leiden aux Pays-Bas pour ses nombreuses contributions et discussions autour de l'œuvre et de la personne de Mohammed Arkoun. Je regrette beaucoup que cet éminent islamologue, admiré pour ses conseils concernant la loi musulmane par nombreux musulmans et organisations de mosquées dans la migration, reculait pour voir paraître sa contribution de la publication néerlandaise en langue française et arabe. Si ce collaborateur de mon ouvrage en langue néerlandaise n'avait pas partagé avec moi sa vaste connaissance de l'Islam, cette étude n'aurait pas vu la lumière.


Ron Haleber, Amsterdam.


1.NATIONALISMES. La protestation d'Arkoun contre les «étatisations» du champ religieux.

a. Arkoun accusé d'intégrisme: le défi de l'affaire Rushdie.



La prise de position d'Arkoun dans l'affaire Rushdie, son intervention dans une interview parue dans Le Monde en 1989, lui ont valu, de la part de certains intellectuels d'être dénoncé comme intégriste. Diffamé en Orient comme hérétique et même athée, en Occident comme intégriste, tel est le sort d'un islamologue «beur» enseignant aux universités de Paris et Princeton, qui définit sa position en se proclamant contre les idéologies régnantes. Comment et pourquoi Arkoun, islamologue connu par son libéralisme, a-t-il encouru, de la part de ses collègues, le reproche d'avoir rejoint les rangs des intégristes, alors qu'il les considère lui-même comme ses pires adversaires?

Dans cette interview par trop fameuse, Arkoun attire d'abord notre attention sur le fait que chaque société présuppose un fondement du sacré, qui, bien qu'il soit diffus, délimite le domaine de ses impensés. Parlant du livre de Rushdie, les «Versets Sataniques», Arkoun explique: «il s'agit d'un roman, et il appartient d'abord à la critique littéraire de se prononcer; mais ce livre touche à cette région du sacré essentielle à toute existence humaine, constitutive de toute société. Je ne connais pas de société, ancienne ou moderne, qui n'enracine la réalité de son existence dans un sacré nécessairement diffus, changeant, opaque, mais toujours extrêmement actif» (Le Monde, 15-3-1989). Et Arkoun conclut de ces prémisses:

«Je refuse l'a priori facile et réducteur qui consiste à dire qu'un écrivain a le droit de tout dire et de tout écrire. Salman Rushdie a commis plus qu'une légèreté. La personne du Prophète est sacrée pour les musulmans et elle doit être respectée comme telle, même dans une fiction littéraire ou pour exprimer une situation politique donnée, car ce livre est lié par bien des aspects au destin politique des musulmans indo-pakistanais.

De là à utiliser des symboles et des figures qui ne sont pas propres seulement à l'histoire identitaire d'un groupe, mais qui se réfèrent aux événements inaugurateurs de l'islam et aux paradigmes de l'existence humaine, je dis non. Car le Prophète est un paradigme de l'existence humaine, et je comprends la réaction. favorable aux musulmans, de certains catholiques ou juifs: la fonction prophétique traverse toutes les théologies dérivées de la Révélation» (Le Monde, 15-3-1989).

En ce cas, Arkoun, en 1989, pour reprendre ses propres termes, «a commis plus qu'une légèreté», en mettant en question la base essentielle de la démocratie libérale, la liberté d'expression, qu'il impute au fondement, dit sacré, de cette société. Il interdit qu'on mette en question les «événements inaugurateurs» d'une religion, dont la personne de son fondateur prophétique. Confronté à une telle transgression, il confesse clairement «je dis non», et accueille volontiers, pour justifier un refus aussi catégorique, le secours des autres croyants dont les catholiques. Arkoun les rejoindra plus tard explicitement, eux qui, en 1988, seront à leur tour choqués par le film du catholique Martin Scorsese, «La dernière tentation du Christ». Faisant allusion aux protestations suscitées par ce film, il déclarera: «ce qui est permis au christianisme, est également permis à l'islam» (dem: 109). Paradoxalement, ce qui choque les chrétiens dans ce film concerne exactement l'essence du dogme islamique: dans la religion du Prophète, le Messie, une fois crucifié, ne meurt pas. Selon l'histoire de Kazantzakis, il descend de la croix et, comme les autres prophètes de l'islam, mène une vie heureuse d'homme marié, conformément aux prescriptions du Coran. Faut-il en conclure qu'Arkoun, soupçonné déjà par Albert Memmi de vouloir abolir le laïcisme et de conspirer avec le cardinal de Paris à la réintroduction de l'enseignement religieux dans les écoles publiques, recevra bientôt le baptême des mains du cardinal? Non, il ne s'agit que d'un excès de «dialogue» entre des croyants qui se défendent apparemment contre l'agnosticisme croissant. Il faut constater que les divergences ethniques exercent actuellement une telle influence sur les représentants intellectuels des différentes religions, qu'ils en arrivent à défendre pour les religions auxquelles ils n'appartiennent pas, des dogmes, que leur propre religion interdit ou réfute. Situation de solidarité internationale et inter-religieuse bizarre, où les malveillants ne manqueront pas de soupçonner un complot contre la laïcité, acquis et paradigme de la modernité?

Heureusement, tout en se plaignant des critiques dont il est l'objet, Arkoun, en disant «non», se trouve en opposition flagrante avec ce qu'il écrit en 1994: «La tempête était si violente, les passions étaient si brûlantes, les menaces physiques étaient si angoissantes que mon propos a été arbitrairement classé dans le courant intégriste: moi qui depuis trente ans n'ai cessé d'œuvrer pour une critique de la raison islamique afin de rendre possible justement, auprès des publics musulmans, non seulement l'accueil d'œuvres comme Les Versets sataniques ... Je souhaite que Les Versets sataniques soient mis à la portée de tous les musulmans pour qu'ils réfléchissent de façon moderne sur le statut cognitif de la Révélation» (rus: 50-1). Ainsi, après s'être remis du choc provoqué chez lui par les attaques dont il fut l'objet et après avoir surmonté un réflexe quasi impulsif de solidarité avec les siens, Arkoun rejoint sans réserves les rangs des intellectuels tolérants, et conseille même aux musulmans d'étudier ce livre qu'il avait précédemment maudit.

Pourtant, encore aujourd'hui, Arkoun nous conseille de «cesser de traiter l'affaire Rushdie à sens unique. Les manifestations, les refus de certains milieux musulmans sont moins dirigés contre la personne de Rushdie que contre un livre devenu le symbole de toutes les agressions de l'histoire récente, depuis le XVIIIe siècle surtout, contre les sociétés musulmanes». En raison de ses options idéologiques anti-coloniales, Arkoun garde en effet ses réserves politiques vis-à-vis des jugements occidentaux. En 1989, en répondant aux questions des journalistes, il refusait encore son adhésion à l'écrivain Rushdie: «La réaction, en Occident, à l'appel au meurtre lancé par l'imam Khomeiny a été plus forte que dans les pays d'islam modéré. Quelle est votre explication? [Arkoun:] Il faut prendre de la distance par rapport à tout ce bruit. Pour moi, c'est plus que l'affaire Dreyfus, car c'est la conscience mondiale qui est interpellée. La tempête actuelle montre qu'il est vain de se référer à des thèmes connus et à des conquêtes de l'esprit précieuses pour tous les hommes, mais vous ne pouvez pas demander à toutes les cultures de suivre la trajectoire tracée depuis deux siècles par la France et l'Europe! S'en tenir à ce discours, ce serait exiger des autres cultures qu'elles s'enferment dans le seul modèle occidental de développement historique, de réalisation intellectuelle et artistique. Ce serait répéter le discours colonial, qui légitimait la domination sur les autres peuples et cultures par l'exportation de la civilisation élaborée en Europe. Je rejette donc les indignations actuelles dans la mesure où elles se fondent sur des références qui se prétendent scientifiques, intellectuelles, mais qui, en réalité reposent sur un postulat idéologique tout à fait inacceptable, dénoncé dans la période de décolonisation. La pensée occidentale se montre incapable d'évoluer en dehors des modèles historiques mis en place en Europe, renforcés par l'Occident technologique. - N'est-ce pas la barbarie d'un appel au meurtre, universellement lancé, qui a choqué l'Occident plus que le contenu d'un livre qu'il ne se connaissait pas? [Arkoun:] La conscience musulmane aussi est ébranlée par un tel appel, et je le suis profondément. Mais vous conviendrez avec moi qu'on ne peut pas en rester là. Toute existence humaine est codée à l'aide de signes et de symboles, manipulés par ceux que Max Weber appelle les «gestionnaires du sacré». La dualité Islam-Occident, qu'on se plaît à durcir, est inacceptable sur le plan sémiologique» (Le Monde, 15-3-1989).

Ainsi nous trouvons-nous au croisement des conflits idéologiques, qu'on impute, à la colonisation et la décolonisation. La conscience musulmane d'Arkoun se dit profondément ébranlée. Après l'effondrement du Bloc de l'Est en 1989, nous trouvons-nous, comme le prétend le Marocain Mehdi el-Mandjra, devant une explosion de la guerre des civilisations? En ce cas, il nous faudra nous habituer à ce que nos idéologues scientifiques se disputent sur «l'histoire identitaire de leur groupe», et de ses fondateurs sacrés.

Or, au début de notre analyse, ne faut-il pas s'interroger aussi sur pareilles motivations de notre auteur, comme le fait Mohamed-Chérif Ferjani, enseignant à l'université de Lyon, membre fondateur de la section tunisienne d'Amnesty International, dans sa thèse de doctorat (1991): «Au lieu de dénoncer l'inquisition et l'appel au meurtre, M. Arkoun préfère d'accuser: «la raison des lumières...», «C'est malheureux à dire, les intellectuels arabes les plus hardis - parmi lesquels M. Arkoun occupe certainement une place de premier plan - n'osent pas dans ce domaine, pousser leurs analyses, pourtant limpides et lucides, jusqu'à prendre position contre la «doxa» générale fondée sur des préjugés et des mystifications dont ils ont démonté les mécanismes. Ils n'osent pas rompre l'unanimisme et le conformisme, imposés depuis des siècles, autour du rôle et de la gestion du «sacré», quitte à travestir pour cela leurs idées les plus généreuses et leurs convictions les plus profondes. C'est sans doute cette peur d'aller à contre-courant des certitudes établies et imposées au nom d'une sacralité dont les limites sont extensibles au gré des caprices de ses gestionnaires, qui conduit beaucoup d'intellectuels, jadis modernes et laïques, à «découvrir» comme par enchantement, que la laïcité ne convient pas aux sociétés arabo-musulmanes» (315-6)

Ce sera le sujet du présent ouvrage que de rechercher, et jusque dans le détail, si cette accusation lourde et amère est portée à bon droit. Le militant des droits de l'homme, Mohamed-Chérif Ferjani, paraît baser son accusation sur la manipulation que fait Arkoun du «droit à la différence», qui n'est pour lui «qu'une forme sournoise et pernicieuse de racisme» (o.c. 373). Arkoun comme «ancien colonisé l'utilise comme arme d'un chantage d'autant plus odieux qu'il ne se gêne pas, par ailleurs, pour se comporter à l'égard de son peuple comme - sinon pire que - l'ancien colonisateur. Les intellectuels comme M. Arkoun et les politiciens arabes qui recourent à ce chantage devraient penser à l'usage que fait le sionisme des crimes nazis pour justifier les siens à l'égard du peuple palestinien? Ne font-ils pas la même chose en utilisant cet argument de mauvaise fois qui consiste à invoquer le colonialisme chaque fois que des voix s'élèvent pour défendre les droits de l'Homme dans les anciennes colonies?» (o.c. 374). Je ne veux pas analyser dans cette étude-ci - en critiquant Taguieff - si le «droit à la différence» peut fonctionner en tant que principe accusateur, si les universalismes occidentaux mènent également aux exigences racistes d'assimilation d'autrui sur la base des lois dites universelles (pour une analyse de la dialectique relativisme-universalisme cf. Haleber 1989-e).

Pourtant les accusations passionnées sont claires. Reste alors à rechercher dans quelle mesure la séparation de la religion et de l'État se trouve mise en question dans l'œuvre d'Arkoun. Notre démarche revient alors à s'interroger de nouveau sur la fameuse question du «din we dawla», de l'unité de la religion et de la politique étatique, selon le slogan néologique des islamistes intégristes.

b. L'islam libéral face aux traditions laïques de l'État-nation.

A vrai dire, bien qu'elles soient inattendues, les réactions d'Arkoun devant la modernité laïque ne sont pas surprenantes. Le thème de la sécularisation compte encore aujourd'hui parmi les interdits publics dans les sociétés islamiques. La discussion d'un tel sujet soulève dans les universités une forte répugnance, bien qu'elle se soit néanmoins poursuivie tout au long du siècle présent, et ce, depuis Kawakibi jusqu'à, tout dernièrement, Sadiq al-Azm, de nationalité libanaise. Les propos sont parfois radicaux comme, par exemple, ceux tenus par Fouad Zakariya (1991). A côté du laïcisme introduit par Attaturk en Turquie pendant les années vingt, la prise de conscience nationaliste qui s'est produite dans les luttes d'indépendance, s'est répandue sous différentes formes (nasserisme, socialisme arabe ou baathisme en Syrie et en Iraq). Cette région du monde a également vu s'établir différents régimes socialistes, plus ou moins éloignés de leur modèle originel. Toutefois, toutes ces idéologies politiques plus ou moins sécularisées n'ont pu s'enraciner dans les pays islamiques. L'héritage populaire religieux a prouvé, en fin de compte, qu'il était plus fort que ces véhicules de modernisation, qui durent eux-mêmes se transformer et s'accommoder avec l'«idéologie» en place, l'islam. A l'heure actuelle, lorsque nous parcourons le bilan, nous sommes amené à constater qu'aucune autre idéologie n'a pu remplacer l'héritage islamique.

En Occident, la Révolution française a imposé l'alternative politique et philosophique du laïcisme à l'État, comme substitution au système théocratique de l'Église, ce qui impliquait selon Arkoun, une réintroduction des fonctions sacrales transposés dans les institutions du républicanisme laïque. Au lieu d'une révélation religieuse, c'était la souveraineté du peuple qui devenait la légitimation de l'État. La guillotine et la décapitation du roi étaient signes de rupture radicale. Or, si l'histoire révolutionnaire se répète, c'est en prenant une direction toute différente de celle qu'imagine la modernisation occidentale. Ainsi verrons-nous la révolution islamique de Khomeiny, désireuse elle aussi de se servir de la guillotine pour mettre fin à une époque d'ancien régime. La guillotine fonctionne alors comme symbole de la fin de l'époque laïciste du règne du Shah d'Iran. Ce désir populaire qui consiste à vouloir mettre fin à une évolution laïciste se répand également dans les autres républiques autoritaires et monarchiques du Moyen Orient.

Quel est la position d'Arkoun dans ce grand débat? Pour y répondre, il faut suivre sa propre déconstruction de la laïcité des Lumières, et les relations possibles de cette conception de la laïcité aussi bien avec l'islam en Europe qu'avec celui des pays islamiques. Comment Arkoun interprète-t-il l'expérience laïque en soi? «Ma conception de la laïcité va jusqu'à la méfiance, voire au rejet des «laïcités sur horizons religieux» dont parle Hans Küng. Je m'efforce depuis des années, à partir de l'exemple si décrié, si mal compris et si mal interprété de l'islam, d'ouvrir les voies d'une pensée fondée sur le comparatisme pour dépasser tous les systèmes de production du sens - qu'ils soient religieux ou laïcs - qui tentent d'ériger le local, l'historique contingent, l'expérience particulière en universel, en transcendantal, en sacré irréductible. Cela implique une égale distance critique à l'égard de toutes les «valeurs» héritées dans toutes les traditions de pensée jusques et y compris la raison des Lumières, l'expérience laïque déviée vers le laïcisme militant et partisan. Qualifier de laïque la nouvelle rationalité qui est en train d'émerger dans une confrontation systématique et généralisée des cultures, des modes de pensée, des cadres politiques de réalisation des destins individuels et collectifs, me semble insuffisant. Surtout si l'on considère que la pensée laïque dans son cadre institutionnel le plus avancé - je veux dire la République française - en est encore au stade du refus, du rejet, de la condamnation à l'égard d'une grande tradition de pensée et de civilisation. Au lieu de reconnaître la fécondité intellectuelle du débat que l'islam, grâce, si je puis dire, à son décalage historique, réintroduit dans une société qui n'a pas épuisé la confrontation des modes religieux et laïque de production du sens, on voit se multiplier des campagnes de dénigrement contre le retour des «ténèbres du Moyen Age» » (ouv2: 199-200).

Cette ambiguïté envers la laïcité est à expliquer sociologiquement. Arkoun se rend compte que le développement des sociétés islamiques, ne montre pas seulement ce fameux retard historique, mais se trouve aussi profondément différent des sociétés occidentales: «Il est certain que la conscience collective musulmane actuelle ne connaît pas cette rupture psycho-culturelle, qu'on constate depuis au moins le XIXe siècle, dans l'Occident sécularisé. Mais il faut se garder d'attribuer cette différence à une résistance au mouvement de laïcisation plus efficace en islam qu'en chrétienté. La catégorie théoanthropologique de la Révélation est identique pour les trois religions du Livre, mais elle a connu des assauts différents de la part de la raison scientifique et de la civilisation industrielle. Cela ne veut pas dire non plus que le passage à la laïcité entraînant la marginalisation, voire l'élimination de la théologie par l'anthropologie (cf. les débats sur la mort de Dieu) est une évolution inéluctable que doit connaître l'islam après le christianisme» (alg: 228-9).

Arkoun s'explique sur ce dernier point en esquissant une évolution spécifique pour les pays islamiques: «Le champ intellectuel d'une théoanthropologie de la Révélation sera conquis en deux étapes: il faut éliminer d'abord toutes les positions apologétiques d'un islam qui résisterait à la sécularisation en vertu de sa seule transcendance divine, autant qu'il est nécessaire de rejeter les prétentions de la pensée laïciste à représenter l'étape décisive de l'émancipation de la raison hors des croyances imaginaires. On peut alors envisager une réinsertion de la Révélation dans l'espace cognitif remembré où la raison investirait, dans des explorations neuves sur le sens, les interpellations d'une symbolique religieuse récurrente dans nos existences et les conquêtes d'une modernité laïque» (ibidem).

L'ambiguïté de la réponse d'Arkoun naît d'abord du fait qu'il ne veut pas être prisonnier de l'un des deux partis pris qui ont cours actuellement, sur le domaine d'une «pratique de rationalité», cette pratique de la rationalité étant un «regard sur tous les domaines de la connaissance et de la pratique, y compris ceux des religions». Sa pensée déconstructive l'avertit en effet qu'il s'agit de «deux manières de faire usage de la raison qui ont engendré, en Occident et notamment en France, ce que l'on appelle le cléricalisme et l'anticléricalisme, qui sont la traduction politique d'un problème épistémologique, d'un conflit entre ceux qui soumettent l'intelligence à l'argument d'autorité (Dieu a dit...) et ceux qui font un retour critique sur toute production de l'esprit humain» (rel: 46).

Arkoun déconstruit ces oppositions comme des modes de pensée, des reliques stériles du XIXe siècle. Si nous lui proposons la problématique de la laïcité à partir de ces oppositions habituelles, qui nous ont été transmises par notre tradition culturelle, il s'énerve et nous accuse de falsifier le débat: «Je suis plutôt perplexe quant à la manière suivant laquelle vous posez ce problème particulier, parce que vous semblez maintenir certaines oppositions, comme celles entre naturel et surnaturel, laïque et religieux, par exemple. En réalité, ce n'est pas ainsi qu'est aujourd'hui posé le débat, parce que ce sont des dichotomies typiques de la raison positiviste et polémique du XIXe siècle et de la première partie du XXe. Cette attitude polémique et dichotomique, qui tend à séparer les choses à travers des oppositions factices, est typique du langage que l'on utilise aujourd'hui en Occident, que ce soit en Italie ou en France. Cela dérive du fait que le langage des classes politiques, en Occident, ne suit pas le progrès de la connaissance. Il est en retard, du point de vue intellectuel, et utilise des schémas idéologiques qui, encore une fois, relèvent du XIXe siècle» (rel: 47).

S'en suit-il qu'il faille introduire l'enseignement religieux dans les écoles? S'en suit-il qu'il faille introduire le surnaturel dans le discours moderne? «La laïcité n'est pas une prise de position contre la religion, c'est une attitude philosophique de l'esprit devant le problème de la connaissance. Elle ne consiste pas à refouler, comme on l'a fait en France, tout intérêt pour les religions dans l'enseignement sous prétexte de neutralité. Sans doute, il ne faut jamais endoctriner les jeunes comme on continue de le faire dans les écoles islamiques, mais on ne doit pas oublier que la religion est un donné concret de l'expérience humaine et qu'elle existe dans toutes les sociétés: il faut donc l'étudier comme telle.

Le surnaturel? Mais c'est une dimension psychologique de notre perception! Je ne dis pas qu'il en faille affirmer l'exactitude ou la vérité, comme le font les théologiens crédules; je dis qu'il contribue à structurer l'imaginaire social et, en ce sens, il entre dans l'enquête psychologique et sociologique. Nous ne pouvons pas comprendre certaines civilisations si nous n'y introduisons pas la dimension du surnaturel comme système de référence, comme cadre de perception psychologique du monde. Tous les mouvements parareligieux, les sectes, etc., qui se développent aujourd'hui, en Afrique et en Occident, comment devrions-nous les définir? Avec les catégories de l'irrationnel? Du surnaturel? C'est qu'il y a, en eux, «quelque chose»; il y a une force qui conditionne la perception des adeptes. La laïcité ne rejette rien de ce qui relève de l'activité de connaissance; elle refoule au contraire ce qui fait obstacle à la connaissance, c'est-à-dire, en particulier, toutes les formes de l'endoctrinement. Aujourd'hui, il faut dénoncer avec force cette tendance de la classe politique qui utilise des dichotomies pour enlever tout crédit soit à la religion soit à la laïcité suivant qu'on appartient à un camp ou à l'autre. La laïcité n'enlève de crédit à rien. Elle englobe toutes les dimensions de la connaissance qui se manifestent dans l'existence humaine» (rel: 48-9).

Après avoir critiqué l'Occident parce qu'il néglige «la dimension du surnaturel comme système de référence», Arkoun explique le manque de sécularisation par des causes qui ont été «oubliées ou négligées», des raisons économiques et sociologiques comme, par exemple, une absence d'«expansion des forces productrices»: «Un des grands drames actuels des sociétés musulmanes, c'est qu'on confond la vérité sociologique que représentent les revendications de masse et la vérité propre au message religieux que chacun interprète à sa façon. Voilà pourquoi, quand nous observons la situation de l'extérieur, nous avons le sentiment que ces sociétés musulmanes sont contre la laïcité, contre la sécularisation et contre toute forme de modernité. On se demande alors comment elles feront pour se moderniser, puisqu'elles disent «non» à ces conquêtes récentes de la modernité. Cherchons cependant à nous rendre compte, avant tout, que ce non est prononcé par des populations en majorité analphabètes, misérables, économiquement démunies, idéologiquement manipulables, culturellement déracinées, marginalisées; beaucoup ne trouvent même pas de travail pour assurer une dignité élémentaire à leur famille ... Et si, je le répète encore, I'Occident a fini par faire triompher une certaine laïcité et une certaine sécularisation - «une certaine», ai-je dit -, c'est parce qu'il y a eu un progrès continu, une constante expansion des forces productrices, des forces de travail et des richesses matérielles, du XVIe siècle jusqu'à nos jours, toutes choses qui ne se sont pas encore produites dans les sociétés musulmanes. C'est néanmoins là un phénomène contingent, lié à une conjoncture historique particulière, et non point un phénomène inhérent à la religion et à l'enseignement de l'islam ou du christianisme. Malheureusement, ces données pourtant très simples sont oubliées ou négligées par les observateurs les plus avertis des sociétés musulmanes» (rel: 85).

Récemment, Arkoun va plus loin, et voit la cause du manque de sécularisation dans les pays islamiques, en l'absence d'espace où la liberté de la pensée critique et de la créativité artistique puissent s'épanouir. Dans ce cas, c'est de nouveau la question de la poule et de l'uf qui se trouve posée: Arkoun n'explique-t-il pas l'un par l'autre et vice versa? Ne s'agit-il pas des explications circulaires de l'apparition de la laïcité, d'un côté par le développement «des forces productrices, des forces de travail et des richesses matérielles», d'un autre côté par des facteurs culturels, comme le manque de liberté de la pensée critique et de la créativité artistique? Ne vaut-il pas mieux chercher l'explication ailleurs, dans des structures plus essentielles des différences de ces sociétés? C'est la raison pour laquelle il me faut à mon tour entreprendre une recherche dans une direction différente, et ce, dans le but de montrer la portée très restreinte du paradigme explicatif d'Arkoun: «Les démocraties occidentales ont de nombreux espaces de liberté où la pensée critique, la créativité artistique peuvent au moins poser des pierres d'attente pour de nouveaux départs de réflexion, de connaissance, de codes moraux, politiques, cognitifs. En outre, la recherche scientifique et technologique modifie continuellement les conditions matérielles et morales de production de l'existence des sociétés. Ces activités simultanées ont une grande force d'intégration et d'orientation. Il n'y a rien d'équivalent dans les sociétés musulmanes contemporaines; elles peuvent importer le matériel technologique le plus complexe, acheter les armements les plus sophistiqués, installer les laboratoires les plus performants..., mais dans le même temps, les États exercent un contrôle idéologique si rigoureux que tous ces instruments de la modernité scientifique restent sans effet perceptible sur les mentalités ou même sur la pensée réfléchie. La force d'intégration et de progrès ici, se mue là en agent de désintégration et de dérive sémantique» (ouv2: 242).

Le laïcisme est au fond plus qu'une distinction simple entre affaires spirituelles et profanes. En fait la distinction existe dans toutes les sociétés, y compris les sociétés islamiques, même si, dans ces dernières, cette distinction est niée et cachée par l'usage du langage religieux. Arkoun tente de rapprocher les partisans des camps opposés. Les défenseurs de la laïcité ne devraient pas s'opposer à une acceptation des religions traditionnelles, et les défenseurs de l'espace religieux devraient accepter la sécularisation comme étant un pas décisif à l'émancipation de la raison humaine. Pourtant, des notions adéquates pour exprimer cette mentalité nouvelle nous manquent encore, comme nous le confesse Arkoun dans son article en langue anglaise, The concept of authority in Islamic thought (aut: 70).

Pour Arkoun, les courants politiques modernes, tels que le socialisme, le libéralisme et le capitalisme, sont autant de courants religieux, légitimés en tant que religions par leurs propres institutions sociales, leur organisation économique, leur rituel, leurs systèmes cognitifs et leurs convictions. Cela prouve que notre culture moderne ne s'est pas encore émancipée du cadre mythologique et idéologique des cultures traditionnelles. Il faut, dans cette perspective, réviser notre vue sur le rôle et la position de la sécularisation dans l'islam. Les sociétés islamiques sont plus que jamais impliquées dans un processus historique de sécularisation. Depuis l'époque coloniale et avec l'idéologie de la modernisation, elles ont accepté tous les attributs de la modernité matérielle, ce qui constitue très précisément la raison du progrès et du succès des mouvements intégristes. Selon Arkoun, ces islamismes sont en effet le résultat, sur le plan social, de cette sécularisation: la majorité de ses adeptes appartient aux classes sociales inférieures de la société, coupées à la fois de la culture traditionnelle et de la culture citadine moderne, inaccessible aux marginalisés. Ces groupes expriment leur espérance, sécularisée, d'améliorer leur situation matérielle en termes religieux parce qu'ils n'ont pas d'autre discours à leur disposition.

L'avenir de la sécularisation moderne dans le monde islamique dépend, selon Arkoun, du destin de ce qu'il appelle la modernité intellectuelle. Et il s'agit, d'une vraie modernisation intellectuelle, dans laquelle des groupes privilégiés comme des étudiants en technologie ou des étudiants en sciences exactes n'adopteront plus un point de vue intégriste. Il faut remplir le vacuum culturel qui utilise le phénomène du sécularisme pour légitimer son renoncement à l'Occident. Dans le même temps, les intégristes importent diverses ressources intellectuelles produites par l'Occident, comme, par exemple, la technologie, et qui sont les fruits de cette sécularisation. Pour Arkoun, dans un tel contexte dominé par de telles contradictions, l'espace manque pour penser une nouvelle dimension de la sécularisation.

Que la sécularisation ne soit pas quelque chose de nouvelle, Arkoun nous le démontre en faisant référence à la première communauté de Médine, et aux efforts qu'avaient entrepris les falasifa, l'école ancienne des philosophes islamiques. Pour permettre à de nouvelles idées d'éclore, il faut découvrir les raisons des échecs de ces premiers efforts philosophiques (aut: 70). La manière orthodoxe de s'exprimer a été toujours dessinée par un usage idéologique, et donc sécularisé, des conceptions chargées de significations politiques et traduites en discours religieux. En fait, tous les régimes politiques dans le monde islamique sont sécularisés et dominés par des modèles occidentaux.

Mais, selon Arkoun, l'Occident doit lui aussi repenser sa prise de position (aut: 71). Pour penser cette problématique, l'islam pourra apporter sa contribution dans trois directions importantes: 1. La dimension religieuse de l'existence humaine et la vocation de l'homme pour l'absolu. 2. L'élargissement de la perspective historique dans le domaine culturel du judaïsme et christianisme. 3. La coopération internationale pour arriver à un nouvel ordre culturel économique et politique (aut: 72). Arkoun refuse deux positions extrêmes: il refuse la laïcité radicale comme celle que propagea Attaturk, et qui signifie «un triomphe de la connaissance positiviste et historiciste, coupé de la conscience mythique dans laquelle la grande masse de la population continue à se développer» (ouv: 46); il refuse également la sacralisation de la politique voulue par les nationalistes et les islamistes. Pourtant Arkoun ne parvient pas à nous donner une idée claire et précise du chemin qu'il veut tracer, entre les deux extrêmes qu'il dénonce.

L'écart entre les deux camps porte atteinte aux symboles traditionnels, qui en sont réduits à ne fonctionner que comme des signaux, exploités à la fois par les progressistes et les réactionnaires. Dans un tel contexte, selon Arkoun, la signification du symbole peut s'en trouver bouleversée: pendant la révolution algérienne, le port du voile comme «signal» exprimait un acte de résistance anti-coloniale, mais pendant la révolution islamique d'Iran, il exprimait la reprise de l'identité islamique, que l'on considérait menacée par l'impérialisme occidental. Le signal s'efforce de prendre une fonction symbolique sans y réussir. Arkoun préconise le surgissement d'un domaine de connaissance radicalement nouveau, un saut cognitif, qui démasquerait les nouveaux leaders, et qui rendrait possible une nouvelle forme d'expérience de l'islam (ouv: 47). Pourtant, chez un homme comme Arkoun, qui parle couramment de lutte anti-coloniale et anti-impérialiste, de décolonisation et d'indépendance, ce qui manque, c'est la concrétisation de l'idéal qu'il propose. Il ne nous montre pas comment son islam éclairé participe à la mobilisation des masses, si ce n'est comme prise de conscience d'une élite d'intellectuels, d'une avant-garde éclairée.

N'y avait-il pas, sur le plan pratique, d'autre stratégie possible? Pensons aux théologiens de la libération, à la fondation des communautés de base en Amérique Latine. Mais pour ces théologiens ou pour les conceptions islamiques représentées, par exemple, par Ali Shari`ati et Hasan Hanafi, Arkoun n'a que mépris. Il estime que la transformation des données islamiques, opérée par ces derniers est idéologique. Selon Arkoun, «le raccourci historique et philosophique» de Hasan Hanafi, «est devenu un des procédés constants de l'apologétique islamique actuelle». La terminologie arabe empruntée au français constitue, pour Arkoun, déjà une preuve de l'ambiguïté de l'effort de Hanafi cherchant à réconcilier pensée islamique et pensée occidentale (crit: 182-4).

Cependant, une conception de l'islam traditionnel comme celle de jihâd, utilisée par exemple par l'émir algérien Abdelkader, montre bien, à mon avis, comment une notion classique peut être transformée en une notion du nationalisme moderne, qui couvre alors les deux champs de la tradition et de la modernité (cf. Peters 1979).

c. Monopolisation

du «fait coranique» par l'État, depuis la naissance de l'islam orthodoxe jusqu'aux «étatisations» modernes. La dégénérescence du message coranique en idéologie - Arkoun désigne ce phénomène sous le nom de «fait coranique» - trouverait son origine dans l'utilisation que firent du Coran, les politiciens de l'empire islamique, et ce, dès le début. Le résultat en fut l'établissement d'une «orthodoxie»: «Ce que la pensée théologique présente comme une «orthodoxie» religieuse est dévoilée par la sociologie et l'anthropologie religieuses comme l'idéologie de chaque groupe pour imposer sa suprématie» (ouv: 80). Pour Arkoun, «il est évident qu'en islam, comme en chrétienté et dans le judaïsme, la symbolique se dégrade en codes juridiques, en rituels mécanisés, en doctrines scolastiques, en idéologies de domination. On peut suivre cette dégradation depuis la mort du Prophète, en 632» (ouv: 38). Selon Arkoun, on a négligé le fait de «l'étatisation de cet islam pour la centralisation, l'administration de l'empire très vaste». Cet empire s'est en effet étendu jusqu'en France, jusqu'à ce qu'en 732, à la bataille de Poitiers, «Charles Martel arrêta l'avance des Arabo-Berbères venus d'Espagne» (ouv: 38-9). Il s'établit un code juridique qui prit la valeur de «Loi «religieuse», la Sharî`a» (ouv: 39). Cette «sacralisation et transcendantalisation» d'une loi religieuse a instauré des malentendus extrêmes, que l'on retrouve encore actuellement chez ceux qui se consacrent à l'étude de l'islam. Arkoun, qui «vise aussi bien les musulmans que les orientalistes», nous avertit que quand ils parlent d'islam, ils revendiquent d'emblée «un sacré et une transcendance omniprésents, intangibles, immobiles» (ouv: 41). Le discours coranique a voulu épurer le discours religieux de cette «sacralisation et transcendantalisation». Pourtant, selon Arkoun, nous assistons «dans toutes les sociétés musulmanes, jusqu'à nos jours, au processus inverse de celui qui a conduit à l'épuration du sacré et à sa concentration sur la personne de Dieu dans le Coran» (ibidem).

C'est à ce moment-là, à l'époque du Prophète, que l'orthodoxie s'imposa aux croyants: «Avec l'avènement d'un État impérial, l'articulation de l'action politique à une créativité symbolique cesse définitivement: l'opération inverse triomphe au contraire de l'utilisation du capital symbolique véhiculé par le Coran pour construire et imposer un islam officiel orthodoxe: officiel parce que résultant des choix politiques de l'État qui élimine physiquement ses opposants» (ouv: 40). Il convient de garder une certaine distance critique vis-à-vis des jugements apodictiques d'Arkoun. Nous pensons en particulier à son «dévoilement» de l'«orthodoxie» religieuse comme «dégradation», comme «idéologie de groupes», participant au pouvoir étatique et cherchant à imposer leur «suprématie». Je me borne ici à renvoyer au jugement émis par un éminent islamologue moins préoccupé par la lutte contre l'intégrisme, Aziz Al-Azmeh, à propos de la dépendance que connurent les oulémas et d'autres scientifiques, à l'époque classique: «Bien qu'il soit vrai que la science ait été financièrement patronnée par l'État et par d'autres pouvoirs, il ne serait pas juste de prétendre qu'elle ait eu à subir une forte influence de leur part. S'il est vrai que les hommes de science remplissaient souvent les vœux exprimés par les potentats, ils le faisaient en tant que personne privée. La science étant un paradigme historique, ne peut en effet se plier purement et simplement à la volonté d'un souverain ... Si les Mu`tazilites, par exemple, ont été opprimés, la contrainte s'est exercée sur eux dans la mesure où ils représentaient une institution sociale et politique, elle ne s'est pas exercée sur les composants du paradigme doctrinal, restés vivants sous des appellations différentes» (Al-Azmeh, 1986: 256). Il ne s'agissait pas d'une utilisation instrumentale, mais bien plutôt d'un «modus vivendi entre, d'un côté, l'État, et, d'un autre côté, des hiérarchies scientifiques et professionnelles, qui n'étaient subordonnées qu'en dernière instance; cette dernière instance, comme toutes les autres instances, n'était pas réalisée. L'État avait ses relations avec les oulémas, selon les classes et les différentes sections professionnelles, relations analogues à celles qu'il entretenait avec les autres membres de la société» (Al-Azmeh, 1986: 257). Ces constatations relativisent les jugements d'Arkoun. L'on soupçonne que son interprétation de l'histoire islamique n'a d'autre finalité que de forger une idéologie de combat contre ses ennemis de l'orthodoxie d'aujourd'hui.

d. L'islam comme idéologie de lutte: substitution de l'ijtihâd rationnel par le jihâd idéologique dans le nationalisme arabe et l'islamisme.

Les nouveaux États qui ont surgi de l'ancien empire islamique ont adapté les structures formelles de l'État-nation occidental sans réaliser son contenu démocratique. En particulier,ils ne garantissent pas les droits des minorités, ou les droits de l'homme. La renaissance intellectuelle de la nahda dans le monde arabe n'est pas comparable à la renaissance des Lumières en Occident. Selon Arkoun, avec la nahda, l'islam est resté lié à la mythologie. A l'heure actuelle, la phase historique de la lutte anti-coloniale a fait de l'islamisme une idéologie de lutte. Sous cette forme, l'islamisme constitue toujours un avatar mythologique. L'opportunisme détermine l'idéologie nationale: au Maghreb, où les tensions linguistiques et culturelles dans la population sont fortes, est mis l'accent sur l'identité religieuse et non pas sur l'identité ethnique et arabe. Au contraire, au Moyen Orient, où des oppositions religieuses jouent un rôle, on accentue l'unité de la langue et de la culture arabes (ims: 22). Les leaders nationaux se servent de la langue religieuse et des versets du Coran pour les intégrer dans une opération de légitimation politique, qui se base sur des contenus nationalistes, socialistes ou libéraux inspirés par l'Occident. Les classes sociales auxquelles on dicte ce mélange idéologique, ne possèdent aucune des caractéristiques économiques, politiques ou culturelles propres à la société bourgeoise de l'Occident. C'est la raison pour laquelle il manque à toutes ces formes de nationalisme arabe la participation politique et économique de larges couches sociales (ims: 27; int: 21).

Des leaders arabes comme Nasser et Boumédienne ont utilisé l'imaginaire des masses, lié à une mystique de l'unité. Cet imaginaire, qui résulte de la tradition islamique, annonce pour la fin des temps la communauté unie des musulmans. L'identification à un irremplaçable chef charismatique est essentielle à la conscience politique. Arkoun considère que l'image du chef se développe en trois phases, de façon tout à fait parallèle à l'évolution des rapports qu'entretint le Prophète avec son peuple. La première phase est celle de l'admiration et de l'ensorcellement, pendant laquelle la masse remet son destin entre les mains du chef, appelé imam. La seconde phase est celle du désenchantement qui suit les échecs naturellement liés à la concentration du pouvoir en une personne unique. Les espérances déçues obligent finalement le chef à chercher une nouvelle symbolique destinée à enthousiasmer les masses. A ce stade, l'appel fait à l'islam est nécessairement corrompu et ne reflète que la crise du capital symbolique de l'imaginaire social. Au lieu d'instaurer un renouvellement culturel et politique, l'orientation vers une tel discours d'islam bloque toute rénovation intellectuelle et aboutit à la mise en place d'un nouveau discours, qui est celui de l'islamisme politique. Cette transition du nationalisme à l'islamisme implique que la religion assume des fonctions de mobilisation de masse, que le nationalisme, à ce troisième stade, a perdu. C'est pourquoi la religion devient refuge, repaire et tremplin pour le citoyen déçu: «La carence totale de la réflexion théologique, éthique et juridique n'est presque jamais soulignée par ceux qui parlent avec tant d'assurance de «réveil de l'Islam», de «révolution islamique», de «retour du religieux», de «fondamentalisme islamique», etc. Le rétrécissement du champ intellectuel dans la pensée islamique contemporaine est à la mesure de l'expansion du discours idéologique qui assigne à l'Islam des fonctions nouvelles, a-religieuses, voire anti-spirituelles: l'islam est un refuge de l'identité de sociétés et de groupes ethno-culturels arrachés à leurs structures et à leurs valeurs traditionnelles par la modernité matérielle; c'est aussi un repaire pour toutes les forces sociales qui ne peuvent s'exprimer politiquement ailleurs que dans les espaces protégés par l'immunité religieuse; c'est enfin un tremplin pour ceux qui veulent prendre le pouvoir et évincer des concurrents. On le voit, ces fonctions sont, dans leur essence, politiques, sociales et psychologiques; elles ne requièrent pas de supports intellectuels, puisque la majorité des acteurs sociaux sont des jeunes de 16 à 30 ans, qui constituent 70% de la population. La conscience de ces jeunes est forgée par l'idéologie de combat contre la puissance coloniale (années 1950-1960), contre l'Occident impérialiste, contre les régimes coupés de la société civile» (ouv2: 192).

Par leur approche populiste, les chefs arabes séculiers, que ce soit Sadate ou Saddam, ont délégué la politique à la religion. Ainsi, en cédant le pouvoir aux islamistes, ils ont préparé leur propre démission: «Les carences de l'administration à tous les échelons s'ajoutent à une censure vigilante pour empêcher la circulation des ouvrages scientifiques et des essais modernes, alors que la littérature officielle et islamiste est largement répandue. On prétexte le manque de devises, l'invasion culturelle de l'Occident, la nécessité de favoriser l'arabisation ou l'iranisation... En fait, toute l'intervention critique inspirée par les sciences de l'homme et de la société, atteint implicitement ou explicitement le discours islamiste aussi bien que les prétentions du pouvoir à la légitimité. Le champ intellectuel est ainsi étatisé autant que le champ religieux où s'exerce, en outre, comme on l'a dit, la pression populiste et non plus populaire» (ouv2: 192).

e. Imaginaire

islamique et doctrine étatique en Algérie. Dans chaque société musulmane, l'islam est vécu de manière spécifique. C'est la raison pour laquelle, nous conseille Arkoun, chaque société musulmane doit être considérée comme un laboratoire, et étudiée comme telle (alg: 171). A titre d'exemple de ce type d'analyse, rappelons brièvement celle que propose Arkoun de son propre pays d'origine, dans un article paru en langue anglaise (alg).

L'association des oulémas d'Abdulhamid Ben Badis, fondée en 1931, fut le premier mouvement musulman bien organisé de l'Algérie moderne. Ben Badis introduisait les idées du réformisme salafiste dans son pays, comme Allal al-Fasi le faisait au Maroc, et Tahar ben Ashur en Tunisie. Le slogan national en vigueur jusqu'en 1961 proclamait: l'Algérie, c'est notre patrie, l'arabe, notre langue, et l'islam, notre religion. Le F.L.N. reprenait ce slogan dans son programme. L'islam prêché par les oulémas avait sa base dans les villes et se réclamait de l'école malikite; en même temps, il assimilait un certain nombre d'idées empruntées à la culture française. Cette forme d'islam s'opposait aux expressions de l'islam populaire tel qu'il était vécu à la campagne, avec sa pratique de la vénération des saints et ses coutumes propres. Cette forme d'islam était également dirigée contre la langue et la culture berbères (1), telles qu'on les connaissait en Kabylie, dans le Mzab et chez les Touareg. Après l'indépendance, une jeune génération impatiente voyait dans la restauration d'un islam authentique le moyen de régler ses comptes aux influences coloniales et de donner ainsi à l'Algérie une personnalité propre. Une société établie au moment de l'indépendance, Al-Qiyyam, «Les Valeurs», ébauchait un programme éthique et religieux particulièrement sévère, qui se proposait d'éliminer d'Algérie toutes les influences non islamiques. Leurs adeptes essayèrent, entre autres, de casser les statues «païennes» d'un théâtre romain, à Guelma. Boumédienne, qui avait une vision moderne et sécularisée de la société algérienne, interdit ce mouvement en 1966.

Les premières années de l'indépendance furent en effet davantage influencées par des idées nationalistes et socialistes qu'islamistes. Les leaders de l'indépendance, comme Ait Ahmed, Ferhat Abbas, Boudiaf et Ben Bella, avaient pour idéal un socialisme utopique; ils ont été éduqués dans une tradition sécularisée d'origine française. C'est ainsi que Boumédienne pouvait encore proposer, en 1976, en visite à Lahore, que «Les gens affamés n'écoutent pas la poésie... Ils ne veulent pas entrer au paradis avec des estomacs vides... Ils ont besoin de la nourriture, des écoles et des hôpitaux». Sous Boumédienne, les mouvements islamistes ont été contrôlés par le ministre des Affaires Religieuses. Malgré ce contrôle, des émeutes se produisirent entre étudiants de droite et étudiants de gauche. Les gouvernements cédèrent de plus en plus aux pressions qui s'exerçaient pour islamiser la vie publique. En 1976, l'on prit la décision de substituer comme jour de repos le vendredi au dimanche, l'on introduisit des jours fériés musulmans et un certain nombre de villes interdirent les boissons alcooliques. L'introduction d'un code de droit familial prouvait l'existence de tensions, et l'on finit par adopter, en 1986, une nouvelle législation nettement conservatrice. Arkoun en conclut: en Algérie, l'islam fut nationalisé comme la terre et l'industrie (alg: 174).

Selon Arkoun (alg: 175), pour étudier le rôle social de l'islam dans une société donnée, il faut concentrer son attention sur l'imaginaire social en prenant en compte toutes ses implications philosophiques, sociologiques et anthropologiques. Cet imaginaire social peut aussi bien produire des représentations nationalistes qu'islamistes. En Algérie, en tant que produit de l'imaginaire social, chaque discours est influencé, implicitement ou explicitement, par les facteurs suivants: 1. Des dualismes mythologiques déterminent l'histoire de l'Algérie. Le mythe implique qu'avant 1830, l'Algérie aurait été un pays riche et fort présentant un caractère national spécifique, qui se faisait valoir déjà pendant les occupations romaine et turque. Après 1830, l'occupation française a détruit cette identité nationale. Elle a été restaurée par la fondation du mouvement d'indépendance, en 1954. La lutte d'indépendance qui s'en suivit jusqu'au 5 juillet 1962, est considérée comme étant une continuation de la résistance nationale commencée par Massinissa et Jugurtha, contre l'occupation romaine. L'État algérien aurait ainsi existé sans interruption depuis l'Antiquité.

2. La nation algérienne a comme fondement exclusif, la langue et la culture de l'islam. Le discours nationaliste imagine que les Arabes du septième siècle n'ont pas conquis mais ouvert (fath) l'Algérie à la vérité de l'islam et aux traditions islamiques. La culture arabe et l'islam seraient la propriété de toutes les couches de la population algérienne et constitueraient leur identité. Dans cette optique, il n'y a plus de place pour la langue ou la culture berbères, même si on constate leur survivance en de nombreuses régions. Des historiens algériens au service de l'État ont développé cette image mythologique, que les média et l'éducation nationale enseignent et diffusent depuis lors.

3. Après l'indépendance, l'imaginaire de la révolution algérienne a connu un nouvel élargissement. La constitution de 1963 et les déclarations nationales de 1976 et 1986 ont en effet étendu et développé cet imaginaire.

C'est à la lumière de cet imaginaire idéalisé que devaient être vus, et résolus, tous les problèmes rencontrés par l'Algérie et le citoyen algérien. La critique ou le lancement d'une nouvelle idée étaient considérés comme une trahison de l'intérêt national, tandis que le régime ne permettait aucune liberté, qu'elle soit liberté de presse ou liberté d'association. Le régime ne permettait pas davantage que l'on fasse état d'idées nouvelles ou de pensées critiques dans les masse-médias ou dans les écoles. Le chef charismatique que fut Boumédienne pouvait maintenir encore une image mythologique de l'islam. Le pâle Benchedid n'en était plus capable, à une époque où les revenus procurés par le pétrole étaient à la baisse.

Les événements qui se produisirent après la publication de l'article d'Arkoun prouvent la justesse de ses analyses. En juillet 1990, ce dernier m'écrivait dans une lettre: «La victoire que vient de remporter en Algérie le F.I.S. montre qu'il s'agit d'un parti politique et non pas religieux. Les références «religieuses» sont utilisées abusivement et détournées de leur contenu spirituel». Selon Arkoun, les islamistes traitent les femmes comme des barbes et des moustaches. Elles ne valent plus que comme des signaux qu'ils utilisent pour différencier les vrais croyants des incrédules (alg: 185). Arkoun dit qu'il est impossible de convaincre de pareils militants du fait qu'ils détruisent ainsi les valeurs pour lesquelles, précisément, ils luttent. L'appel à leur imaginaire social, ou une éducation scientifique de masse suscitant un nouvel imaginaire, seraient seuls capables de permettre un changement (alg: 185).

Est-ce à dire que, pour donner une nouvelle vigueur à l'imaginaire islamique, les études occidentales consacrées à l'islam pourraient offrir une alternative? Pour Arkoun, l'orientalisme scientifique est également incapable d'offrir une solution: «J'ai dit que l'approche orientaliste des sociétés musulmanes s'interdit précisément le diagnostic parce que l'orientaliste refuse de se mêler de questions qui ne le concernent en rien en tant que citoyen de sociétés occidentales. L'intellectuel musulman qui souffre avec les siens des maux de la société se doit, au contraire, d'insister sur le diagnostic froid, précis, sans complaisance, sans concession aux évocations nostalgiques des origines perdues, des sources de l'islam primitif souillées, taries par un Occident iconoclaste et athée! Autant dire que l'intellectuel musulman doit, aujourd'hui, se battre sur deux fronts: celui de la pratique des sciences sociales selon le style désengagé, narratif, descriptif de l'orientalisme; celui de l'apologie offensive/défensive des musulmans, qui compensent par l'affirmation dogmatique et le discours d'autofondation, les atteintes répétées à «l'authenticité», à «l'identité» de la personnalité islamique» (ouv2: 243). Arkoun appelle les intellectuels musulmans à «dépasser la pensée des Lumières en intégrant le mythe ... pour élaborer de nouvelles rationalités ... On proposera ainsi à la pensée et à l'agir des hommes et des femmes de nouvelles possibilités d'émancipation, d'exaltation, de maîtrise de notre existence» (ouv2: 244).

L'exaltation de l'islamisme politique se trouvera alors dépassée par une ouverture à de nouvelles rationalités, au-delà de la pensée des Lumières. L'intellectuel musulman d'aujourd'hui «doit se battre sur deux fronts», contre l'intégrisme islamiste, mais également contre la pensée occidentale «iconoclaste et athée!» des orientalistes. C'est pourquoi Arkoun appelle l'intellectuel musulman à un effort spirituel, à un ijtihâd intérieur qui n'est pas à sous-estimer! Nous continuerons à suivre en détail les étapes de ce jihâd spirituel que les intellectuels doivent livrer contre le jihâd mené par les islamistes dont Arkoun entend faire le procès.

 
- - Entretien avec Mohammed Arkoun (1).

Lors de la préparation d'un livre en langue néerlandaise, consacré à son œuvre (Haleber 1992), Mohammed Arkoun m'avait apporté spontanément des éclaircissements concernant divers détails à propos de sujets traités par mon ouvrage. En fin des différents chapitres que l'on va lire, je citerai des extraits d'une discussion souvent animée. Il s'agit d'un texte d'interview corrigé par Arkoun qui date d'octobre 1991 et que j'ai faite à Paris ensemble avec l'islamologue P. S. Van Koningsveld de l'université de Leiden.

J'ai surtout retenu les détails qui abordent les conséquences, dans la pratique sociale, des idées avancées. Le texte de cet entretien unique a conservé pour la plus grande part son caractère oral et se situe donc sur un autre niveau que les textes et les entretiens écrits d'Arkoun. Cet entretien était destiné à une première présentation d'Arkoun au public néerlandais, ce qui l'a obligé à utiliser un style simple, direct et décontracté. Nous faisons donc connaissance d'un Arkoun différent qui s'exprime souvent de façon familière sur les problèmes de la vie quotidienne. Cela me semble constituer une bonne perspective introductive à ses idées scientifiques.

- Pour comprendre l'opinion d'Arkoun sur le problème de la laïcité, il est important de remarquer qu'il existe une grande différence entre le laïcisme en France et le laïcisme aux Pays-Bas: le laïcisme aux Pays-Bas se caractérise par la tradition institutionnelle des «piliers». Chaque conviction, - du catholicisme à l'humanisme -, a en principe le droit, reconnu par l'État, d'établir, d'une part ses propres institutions éducatives, et d'autre part, ses propres institutions d'aide sociale dans l'armée, les hôpitaux et les prisons. Si ces diverses institutions répondent aux conditions générales édictées par l'État, elles bénéficient de subventions au même titre que les institutions publiques.

Arkoun: En France, il y a ce problème de la laïcité qui, pratiquement, est devenue une position religieuse face aux religions traditionnelles. Elle fonctionne comme une position religieuse. On parle des valeurs sacrées de la laïcité comme l'islam ou le christianisme parlent de leurs valeurs sacrées. L'histoire de la laïcité en France a été une histoire politique, c'est un affrontement politique entre deux pouvoirs politiques, le pouvoir politique de l'Église en tant qu'institution, et non pas en tant que corps mystique, et le pouvoir de l'État bourgeois qui a grandi depuis le XVIIe siècle. Et cette histoire particulière a abouti à la formation d'un État laïque qui a conçu la laïcité comme une élimination de la manifestation publique, de tout ce qui est religieux.

Et lors de l'affaire du foulard islamique dont vous avez entendu parler, le ministre de l'Éducation nationale actuel, M. Jospin, a envoyé une circulaire datée, je crois, du 13 décembre 1989, signifiant que le port d'un signe religieux manifestant extérieurement une confession religieuse, est interdit à l'école. Et cette circulaire vient d'être appliquée. Vous avez vu. Ces jours-ci, on a renvoyé une jeune fille de l'école parce qu'elle portait, je pense, le foulard islamique. Moi, ce que j'ai dit dans un article, c'est que nous devons redéfinir la laïcité. Personnellement, je suis laïc, et je lutte, aussi bien du côté musulman qu'ici, en France, pour une laïcité ouverte.

Qu'est-ce que c'est qu'une laïcité ouverte? C'est un peu ce que vous m'avez décrit à propos de la situation qui existe aux Pays-Bas. Vous n'avez pas décidé d'éliminer complètement toute expression de la religion dans le domaine public. La religion peut s'exprimer, comme l'art peut s'exprimer. Toutes les formes de l'art, toutes les formes de la religion peuvent s'exprimer, à condition qu'elles ne portent pas atteinte à l'ordre public, bien sûr. Et tout droit fait l'objet d'une libre confrontation dans l'espace social. Et tout ce qui intéresse l'homme, tout ce que l'homme fait dans la société, est intéressant, apporte de l'intérêt. Et j'ai dit ici, lors de l'affaire des foulards: au lieu de mener toutes ces luttes acharnées contre l'islam, faisons donc à nos élèves, au lycée, des cours adaptés, bien sûr, simplifiés, sur la sémiologie du vêtement pour faire défiler devant les enfants la diversité des costumes, la symbolique des costumes et pour leur enseigner la fonction de la mode dans la société. C'est tellement enrichissant. Mais au lieu de cela, la laïcité vient nous dire: C'est interdit! Foutez-moi la paix! La laïcité ouverte n'interdit jamais rien. Jamais. C'est contre la démocratie et contre l'esprit humain.

Haleber: Pourtant, comment faut-il qu'un État démocratique qui embrasse votre idée de laïcité ouverte, se défende contre l'importation d'un islam politisé, ou se défende de la naissance des excès du fanatisme en son sein? Si jamais un tel danger se présente, quelles restrictions faut-il exprimer dans la loi pour garantir cette laïcité ouverte?

A: Maintenant, chez vous, il y a un problème, c'est comme aussi en Belgique. C'est que la reconnaissance de l'islam, le fait de donner à l'islam la possibilité d'avoir des écoles, des enseignements, etc., c'est très bien, c'est démocratique, seulement, faites attention à une chose, c'est que pour l'islam, il y a une organisation pratiquement internationale qui contrôle politiquement l'expression de l'islam. Et chez vous, les Marocains contrôlent les Marocains, les Algériens contrôlent les Algériens et les Séoudiens essayent de contrôler tout le monde, par l'argent et par le pétrole. Dans ces conditions, l'État néerlandais doit veiller à l'exercice démocratique de l'enseignement à l'école et ne pas le confier à des forces qui manipulent les croyants, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, et qui essayent d'avoir un contrôle politique de l'immigration en Europe. Ça, c'est un grand problème que les États européens n'ont pas encore correctement posé. Il faut que les États exercent leur souveraineté d'État démocratique chez eux. Je réclame, moi, que la démocratie soit absolument défendue et qu'on ne transporte pas ce qui existe là-bas, chez nous, ici.

Donc, ouvrir l'espace à l'islam: oui! C'est une exigence, elle est démocratique. Mais après, vous avez des responsabilités pour le fonctionnement de cette liberté donnée aux musulmans comme aux autres. Ça honore l'État de faire une chose pareille, c'est parfait. Comme lorsque la Belgique a reconnu l'islam en 1974, mais c'était pour des intérêts pétroliers. Et ensuite, vous savez ce qui s'est passé. Ça, c'est pas démocratique. Je veux que l'islam en Europe fasse l'expérience de la démocratie et devienne un islam moderne, qui va justement fonctionner comme un modèle pour la pensée islamique moderne. Voilà comment je veux que l'islam soit en Europe, et je me bats pour ça.

Et l'islam peut jouer le jeu de la démocratie tout comme le christianisme. Il n'y a aucune raison pour laquelle il ne le pourrait pas. Et d'ailleurs, théologiquement, il est même en meilleure position puisque, théologiquement, comme je viens de vous le dire, un 'alim peut donner une fatwa, pourtant, c'est un une fatwa parmi d'autres. Elle n'oblige personne, ce qui n'est pas le cas dans le catholicisme. Donc, du point de vue théologique, si la théologie musulmane est respectée dans ses principes, l'islam peut parfaitement jouer le jeu démocratique en Europe où la démocratie, heureusement, fonctionne et existe depuis longtemps.

En France, les musulmans sont très nombreux, et, d'autre part, ils appartiennent à des nationalités nombreuses. Et chaque nationalité veut contrôler ses citoyens ici. Ça, c'est intolérable. Les Turcs contrôlent les Turcs, les Algériens contrôlent les Algériens, les Tunisiens contrôlent les Tunisiens, etc. C'est intolérable. Parce qu'on transporte, de là-bas, sur le territoire français les règles de contrôle idéologique que je viens de vous expliquer: l'étatisation de l'islam, en France, aux Pays-Bas, en Allemagne. Non! Voilà pourquoi je demande que les États exercent leur souveraineté démocratique. Vous vivez aux Pays-Bas? Vous suivez la démocratie néerlandaise. Si ça ne vous plaît pas, si la démocratie ne vous plaît pas, allez donc goûter la tyrannie chez vous!

H: Mais n'y a-t-il pas le danger que des islamistes, qui occupent dans les pays d'origine de plus en plus l'espace public, veuillent introduire la Sharî`a, par exemple, dans la législation européenne?

A: Impossible, ça ne peut jamais arriver si vous ouvrez cet espace. Pourquoi? Parce que si vous ouvrez cet espace, vous allez immédiatement introduire toute l'histoire de la Sharî`a que nous connaissons. Et vous allez opposer l'histoire à la mythologie. Pour l'instant, c'est la force mythologique de la représentation imaginaire que les musulmans se font de la Sharî`a comme étant d'origine divine, qui fait qu'ils la réclament et qu'ils y croient (2). Mais si vous leur donnez un enseignement dans le calme, dans la liberté, toujours, dans la confiance, sans oppression, progressivement, ils vont dire: mais oui. Et quand je vous parle comme ça, ce n'est pas de la théorie; je le fais quotidiennement avec des musulmans. Et quand je leur explique avec des textes d'autrefois, mais immédiatement ils se disent: mais bon Dieu, qu'est-ce qui se passe! Pourquoi ne nous a-t-on pas dit ça? Ils changent immédiatement de perception.

H: Pourtant, un pareil développement exige une société civile pour dialoguer. Et les événements en Algérie prouvent clairement, qu'il est impossible de transformer en démocratie du jour au lendemain, les pays privés, à cause, entre autres, d'une tradition colonialiste, des institutions démocratiques. Est-ce que les traditions autochtones de ces pays, - comme le shoura islamique, toutes basées sur l'idée de l'unanimité, ne peuvent pas contribuer également à l'instauration d'un système démocratique et à la défense des droits de l'homme?

A: En ce qui concerne la démocratie, l'autorité en islam, se dégage du consensus populaire autour d'une opinion. Elle ne s'impose pas, parce qu'un conseil quelconque l'a dit, et encore moins, si une seule personne l'a dit. C'est avec le temps que se forme un consensus, et cela ne peut se faire qu'à l'intérieur de ce qu'on appelle la tradition. Dans un village, par exemple. Comment ça fonctionne dans mon village, comme dans d'autres villages? Si un marabout, enfin un homme qui connaît un peu la religion, arrive aujourd'hui dans mon village. Il n'est pas connu du tout. Bon, il s'installe, il vit, il se fait connaître petit à petit. On l'écoute, on le laisse parler, on le voit agir, on le voit vivre. Et petit à petit, s'il a une conduite exemplaire, qui attire les gens, il y a un consensus qui se forme à propos de sa personne. Et petit à petit il devient une autorité. C'est comme ça que ça se passe. Personne ne le nomme, il n'y a pas de nomination.

Si les musulmans entrent dans le jeu démocratique européen, ils entrent dans un jeu qui n'est pas tout à fait celui de la tradition musulmane, comme je viens de vous l'expliquer. C'est différent. Ça fonctionne différemment. Parce qu'il va y avoir la question de la minorité et de la majorité, alors qu'en islam cette question ne se pose pas, pas de la même façon tout au moins. Vous voyez? Bon, si vous arrivez à faire cela, les gens entrent dans le processus démocratique tel qu'il fonctionne dans le pays. Moi, je pense que c'est positif, c'est très bien. Quoique, sur les questions de religion, je ne vois pas comment ça pourrait fonctionner de façon démocratique, parce que la démocratie moderne ne repose jamais sur l'unanimité.

2. (POST)MODERNISMES.(retour) La foi islamique éclairée par la raison scientifique: projet de culture arabo-islamique dans un contexte (post)moderne.

a. Conceptions mythologique et rationnelle du croyant.

Pour l'homme moderne, qui ne perçoit plus autour de lui la dimension divine, l'intelligibilité des événements fondateurs des grandes religions est devenue difficile. Ce n'est d'ailleurs pas seulement l'existence des miracles ou des esprits, comme, par exemple, l'existence des anges, qui fait question, c'est aussi l'évidence même de l'existence de Dieu. L'imagination symbolique qui va de pair avec la conscience et l'expérience du mythe échappe à l'homme moderne. Sa croyance s'éprouve en rupture avec la rationalité moderne, et la langue permettant d'expérimenter les réalités religieuses lui fait défaut. C'est pourtant au milieu de cet espace-temps théologique que sont nées les sciences profanes. André Miquel montre comment les géographes islamiques pouvaient, en dehors du monde islamique, percevoir les peuples non musulmans à partir d'une méthode objective. Arkoun, quant à lui, constate que le monde du mythe embrasse un domaine de connaissance qui lui est propre, et que la science occidentale s'avère incapable de saisir. Comme nous l'avons vu, ce monde de l'imaginaire peut facilement dégénérer en un monde d'idéologies à buts politiques, tout en revendiquant, paradoxalement, une valeur de scientificité. «Le mythe au contraire, donne toujours à penser en récapitulant, dans des expressions symboliques, des paraboles, des constructions narratives, l'expérience d'un groupe social. En contexte musulman contemporain, on observe une dégradation du mythe en idéologies, une dilapidation du capital symbolique légué par l'islam, une réduction du signe au signal» (ouv: 121).

S'appuyant sur Roland Barthes et Mircea Eliade, Arkoun conseille de s'orienter de nouveau vers le mythe: «L'anthropologie sociale et culturelle a suffisamment réhabilité la conscience mythique pour qu'il soit possible d'y référer sans crainte de dévaluer ni l'expression religieuse, ni la pensée philosophique. Le mythe est un mode d'expression, de représentation et de réalisation spirituelles, commun à toutes les structures de l'existence humaine archaïque et traditionnelle. Il subit des métamorphoses à travers les cultures, mais il ne meurt jamais. Il se dégrade en mythologie au contact d'une raison formelle, logicisante et historiciste» (hum: 367).

Le Coran serait-il l'exemple pur de cette «réalisation spirituelle» de la connaissance mythique? Certes pas. Arkoun estime que déjà le texte du Coran est ambigu et constitue «une rationalisation du mythe» (hum 368). L'intervention des anciens philosophes musulmans a encore renforcé cette tendance à la rationalisation. Arkoun la retrouve, par exemple au Xe siècle, chez l'un des représentants de l'humanisme arabe, l'écrivain musulman Miskawayh. Chaque période historique a son propre paradigme, que l'on peut définir comme un espace d'expression limité. Tout passage à un autre champ de connaissance a pour conséquence l'émergence de nouveaux impensés et de nouveaux impensables, évidemment différents des impensés et des impensables qui étaient ceux de la période historique antérieure. Pour mettre à jour les significations que revêtent les différents impensés et les différents impensables, Arkoun met en œuvre sa critique de la raison islamique. Cet instrument scientifique multidisciplinaire constitue un acquis de la modernité, qu'il conçoit comme un prolongement et un élargissement de l'ijtihâd classique: «Voilà pourquoi le renouvellement de l'ijtihâd conduit à ébranler les vérités les plus familières, à corriger les habitus les plus enracinés, à réviser les croyances les plus anciennes. L'ijtihâd est un effort de civilisation; avec les penseurs musulmans des trois premiers siècles de l'hégire, il a représenté une dynamique créatrice d'un champ intellectuel, d'une culture, d'un ordre cognitif fondant un ordre politico-social et juridique; il est normal, nécessaire et urgent de reparcourir tous ces domaines, aujourd'hui, pour élaborer une théo-anthropologie conçue comme un effort combiné, élargi, enrichi d'émancipation de la condition humaine» (1990: 230).

Arkoun considère que l'homme moderne ne peut faire autrement que de «démythologiser et démythifier» les textes sacrés anciens. Pour l'homme moderne, c'est une «opération inévitable». Arkoun, toutefois, se distancie du théologien allemand Bultmann qui inaugura cette méthode, parce qu'il le soupçonne, à tort, de réduire la dimension des mythes à la connaissance rationnelle, historiciste et positiviste que l'on peut en avoir (ouv: 65; ess: 312, note 19). Sur ce point, il nous faut contester Arkoun: Bultmann, dans la tradition de Heidegger, voulait établir une interprétation «existentiale» des mythes. Telle est aussi l'intention d'Arkoun, qui lui emprunte d'ailleurs sa notion d'«existentiale».

Se situant dans la tradition de la théologie dialectique, Bultmann maintenait le caractère kérugmatique, le caractère révélé, de la prédication biblique, tout en évitant de réduire la foi au symbolique abstraite. Sur ce dernier point, Bultmann ne commet pas la faute faite par les anciens théologiens libéraux. La discussion qu'il mène avec le philosophe Karl Jaspers sur sa «foi philosophique» montre à l'évidence que Bultmann ne conceptualise pas la foi en notions rationnelles et abstraites, mais qu'il conserve à la foi sa réalité spécifique. On ne peut que regretter qu'Arkoun ne tienne pas compte des acquis de la théologie allemande de l'après-guerre. Précisons encore que le rôle privilégié qu'Arkoun accorde au mythe, ne lui permet pas de désigner la procédure intellectuelle qu'il suit sous le terme de «démythologisation»: «Je renonce à parler de démythologisation du Coran, car le concept ne correspond pas à la définition du mythe que j'ai adoptée dans mes Lectures du Coran et dans ma Critique de la raison islamique. Je distingue mythification, mythologisation et idéologisation (cf. Critique)» (correspondance avec l'auteur, 1990)

Face aux menaces de dégradation du mythe en idéologies, Arkoun développe, pour le mythe, l'idée d'un élargissement d'intelligibilité qui aurait un impact sur l'imagination sociale, laquelle à son tour influencerait une intelligibilité élargie. Selon Arkoun, un tel processus rendrait impossible le surgissement des leaders charismatiques (ims: 28). Avec sa méthode, Arkoun prétend ouvrir des espaces autrefois impensables et non pensés.

Beaucoup des penseurs islamiques actuels sont les victimes d'une pensée idéologique qui est confondue avec la vérité que nous offre le mythe: «L'œuvre de Shari`ati doit être analysée avec la distinction mythe/ mythologie/ idéologie; sans cela on confond spiritualité et idéologie en travestissant des luttes idéologiques dans un langage «spiritualiste». La notion d'Islam "as the eternal and unchanging truth of God expressed in the Quran" est purement mythologique; elle démythifie le discours religieux pour le transformer en phantasme de la Vérité éternelle (cf. Lectures du Coran)» (correspondance de l'auteur 1990).

Arkoun critique dans ce passage la constatation humaine et rationnelle de l'existence scientifique d'une «Vérité éternelle» qui dépasse notre intelligence et revient à réduire la foi au fantasme mythologique. Arkoun opère une distinction entre les constatations scientifiques et les énonciations du discours religieux qui ont leur logique propre (cf. Blaise Pascal).

En dernière instance, c'est de l'unité classique du mythos et du logos, du champ imaginaire et du champ réflexif dont il est question chez Arkoun. La tension entre les deux avait déjà atteint son paroxysme avec le mouvement philosophique de Mu`tazila, proclamé par les califes de Bagdad, idéologie officielle d'État. Mais la tension entre mythos et logos a autant déterminé, par une fausse dichotomie, l'histoire de l'Occident: «Il y a, aujourd'hui, dans toutes les sociétés - quel que soit leur niveau de «développement» - une opposition fonctionnelle entre conscience mythique et conscience «scientifique»; la première s'est épanouie pendant des siècles et a produit les cultures et les civilisations dont nous commençons à parler avec nostalgie: la seconde, plus ou moins articulée à la précédente, s'est progressivement détachée, en Europe d'abord, de l'ensemble fonctionnel mythes-rites-langages religieux et artistiques pour imposer l'ensemble concurrent savoirs-faire-activités de domination-langages formels» (lec: 175).

Cette fausse dichotomie occidentale se trouve à l'origine et du fondamentalisme des islamistes, et du positivisme qu'Arkoun reproche, quelques décennies plus tard, à l'orientalisme dit positiviste: «Depuis le XVllle siècle, la machine a été l'instrument décisif de conquêtes précieuses qui ont multiplié les libertés concrètes de l'homme, mais dont le coût ontologique reste à évaluer. Ainsi, ce que l'islam actuel nomme «l'agression intellectuelle» de l'Occident, est, en réalité, une vieille compétition devenue plus violente, entre deux facultés présentes dans toute activité créatrice de l'homme: l'imagination et la raison qui se traduisent sur le plan de l'expression, par le mythe (langages religieux, poétiques, artistiques; métaphore, symbole) et le logos (langages conceptuels et logiques; langage mathématique). Cette compétition remonte à Platon et Aristote; elle a été très vive entre l'islam sunnite et l'islam chî`te; elle atteint, aujourd'hui, son paroxysme» (ibidem).

Arkoun esquisse alors le travail à faire: le paroxysme des aveuglés «rend urgent un travail de reprise critique de toutes les œuvres héritées du passé dans la perspective d'une articulation et d'un remembrement des activités cognitives et créatrices de l'homme. Tant que cette articulation et ce remembrement ne seront pas assumés comme des tâches prioritaires et fondatrices d'un nouvel humanisme, tant que les «croyants» intégristes et les «scientifiques», positivistes échangeront leurs discours polémiques ou poursuivront, séparément, leur existence mutilée et mutilante. le désordre sémantique continuera à se répandre parmi nous» (ibidem). C'est en nous fondant sur cette vision qu'il nous faut examiner la construction du programme des études de l'islam, telle que la propose Arkoun.
b. Déconstruire l'islam: questions en marge du programme d'Arkoun.

En quoi consiste le programme dressé par Arkoun pour les études de l'islam, si on le mesure à la lumière de la revalorisation du mythe? Sur la base des principes scientifiques qu'il défend, quelles conséquences tire-t-il de la déconstruction de l'islam pour éclaircir l'appel du Coran et l'histoire de l'islam? Pour comprendre sa méthode, il n'est pas sans intérêt d'étudier tout d'abord le programme d'interprétation du Coran qu'Arkoun a publié en 1977, dans un article intitulé Pour un remembrement de la conscience islamique. Dans cet article recueilli dans l'ouvrage intitulé «la critique de la raison islamique», d'après la méthode qu'il a adoptée pour réinterpréter les données de l'islam, Arkoun nous propose d'adopter les dix points suivants (crit: 132-3):

1. «Le Coran est une somme de significations virtuelles proposées à tous les hommes, donc propres à susciter des développements doctrinaux aussi divers que les situations historiques où ils se produisent». Arkoun pose ici la nécessité de contextualiser le message du Coran et de réaliser la compréhension de ses significations dans les différentes situations historiques.

2. «Au stade de ses significations virtuelles, le Coran réfère à la religion transhistorique, ou, si l'on veut, à la transcendance. Au stade des significations actualisées dans une doctrine théologique, juridique, philosophique, politique, éthique, etc..., le Coran devient mythologie et idéologie plus ou moins pénétrées d'un sens de la transcendance». Arkoun voit dans le processus historique de l'actualisation des significations du Coran, chargées de la transcendance, la cause de la mythologisation et de l'idéologisation des textes sacrés. Nous avons vu que ce phénomène est lié à l'étatisation et à la dégradation du message symbolique.

3. «Le Coran est un texte ouvert qu'aucune interprétation ne peut clore de façon définitive et «orthodoxe». Au contraire, les écoles dites musulmanes sont des mouvements idéologiques qui soutiennent et légitiment les volontés de puissance de groupes sociaux en compétition pour l'hégémonie». Nous sommes ici en présence de la fameuse thèse d'Arkoun selon laquelle l'orthodoxie signifie dégradation et fixation illégitime des contenus. Arkoun pose, lui, que l'interprétation reste ouverte. Aucune interprétation historique ne saurait épuiser le texte sacré. Arkoun, à la suite des réformistes, propose de rouvrir la question de l'ijtihâd, de l'interprétation du Coran.

4. «En droit, le texte coranique ne peut être réduit a une idéologie, car il traite, en particulier, des situations-limites de la condition humaine: l'être, l'amour, la vie, la mort...». Arkoun oppose aux différentes idéologisations, que constituent, entre autres, nationalismes et islamismes, une interprétation existentielle du Coran. Mais il omet de nous donner des détails sur ce qu'il entend par cette nouvelle méthode «existentiale» (3).

5. «La totalité des écoles dites musulmanes que l'historien peut recenser, aujourd'hui, constituent la tradition musulmane exhaustive».
Arkoun n'exclut aucune tradition d'école, qu'elle soit sounnite ou qu'elle soit shi`ite. Reste pourtant à savoir jusqu'où s'étend cette tradition exhaustive. Il ressort clairement de son œuvre, qu'il inclut dans la tradition musulmane la tradition mystique des écrivains classiques, mais il est difficile de savoir dans quelle mesure il y intègre la tradition populaire des fraternités soufies. A l'heure actuelle, en tout cas, Arkoun considère que la tradition populaire se trouve absorbée dans les déformations du «populisme» (cf. L'État du Maghreb 1991). Il est également évident que toutes les formes de l'islamisme actuel, de même que les penseurs qui s'en inspirent, - mis à part celui qui fut leur précurseur, Ibn Tamiya - n'appartiennent pas à cette tradition exhaustive. Cette dernière se révèle fort exclusive et fort restreinte.

6. «La tradition exhaustive doit faire l'objet d'une patiente enquête archéologique pour retrouver et reconstituer -- si possible -- ses parties avortées, refoulées, discréditées et non plus seulement ses affirmations les plus solidaires d'un État et d'une religion officiels». La tradition exhaustive, telle que la conçoit Arkoun, vaut comme objet d'étude scientifique, pour autant qu'elle ait été purifiée de tout ce qu'Arkoun estime idéologique - cette purification limite pourtant son caractère exhaustif. L'étude utilise les notions d'archéologie, de déconstruction et de critique logocentriste, qu'a développées la pensée postmoderniste.

7. «Chaque tradition particulière -- shi'ite, sunnite, kharidjite, etc...-- a fonctionné comme un système culturel d'exclusion, en cherchant à affirmer sa primauté, sa priorité, son hégémonie face aux traditions concurrentes. La sociologie du monde musulman contemporain révèle la cristallisation de ces vieilles mémoires collectives et leurs virulentes oppositions». De même que les islamistes, Arkoun ne veut pas baser son étude du fait du Coran sur une école particulière, - toute école ayant fonctionné comme un système culturel d'exclusion -, mais, contrairement aux islamistes, Arkoun fait appel aux sciences humaines pour déconstruire la totalité de l'imaginaire des mouvements classiques.

8. «La reconstitution de la tradition exhaustive est une étape ascétique au cours de laquelle chaque tradition particulière se dépouillera de ses postulats politico-religieux et disqualifiera les idéologies militantes arbitrairement promues au rang de «religion vraie»». La méthode ascétique préconisée par Arkoun reste assez énigmatique. On peut penser qu'elle est en contradiction avec sa première thèse, qui pose la nécessité de comprendre les significations des données en fonction du cadre historique qui les a produites. Comment obtenir une compréhension intégrale de la tradition, s'il faut l'abstraire de son contexte politico-religieux. Comment, par exemple, analyser Ibn Tamiya, s'il faut enlever à ses écrits leur idéologie militante et les dépouiller de leurs postulats politico-religieux? L'ascétisme scientifique d'Arkoun ne mène-t-il pas à cette même attitude prétendument objective, qu'il reproche aux orientalistes? N'est-ce pas le choix fait par Arkoun, choix qui veut exclure le champ politique, et toutes les disciplines scientifiques qu'il implique, qui se venge ici?

9. «A l'heure actuelle, il n'existe aucune autorité spirituelle, aucun critère «objectif», aucune œuvre privilégiée qui permette de désigner de manière infaillible l'Islam vrai. Cela veut dire que tous les problèmes théologiques traités par les anciens doivent être rouverts et réexaminés en fonction des mutations épistémiques en cours». A première vue, cette réouverture, en dehors de toute autorité ou de tout critère «objectif», semble très démocratique. Pourtant, s'il n'existe «aucune œuvre privilégiée qui permette de désigner l'Islam vrai», quel est donc le statut cognitif du Coran? Dans notre point deux, le Coran comme «somme de significations virtuelles» faisait toutefois référence à la transcendance. Et une étude théologique de l'islam, de son histoire comme de ses sources, ne se perdra-t-elle pas dans l'incertain et le contradictoire des traditions qui s'excluent les unes les autres, si elle ne connaît d'autre délimitation que l'exclusion du politique? En outre, les notions radicales de la déconstruction scientifique professées par Foucault et par Derrida, n'ont-elles pas amené Arkoun, devant le dilemme qu'elles lui ont posé, à rendre évanescentes les significations spécifiques et «transcendantales» des textes sacrés du message coranique et de l'histoire islamique?

10. «Les contestations mutuelles des écoles et des «sectes» (madâhib, tawâ'if) doivent faire l'objet d'un examen prioritaire dans la perspective d'une reprise critique de la tradition islamique exhaustive. Pour des raisons à la fois linguistiques, littéraires, théologiques, historiques, le hadith a fait l'objet d'une sélection arbitraire imposée sous les Omeyyades et les premiers Abbasides, lors de la constitution des corpus dits authentiques. Il serait encore plus intéressant de pousser l'enquête sur les contestations soulevées à propos de la constitution du corpus coranique» (crit: 132-3). Il faut pourtant se demander quel critère Arkoun utilise pour déterminer l'arbitraire du choix de la tradition, ou mieux, quel critère il voudrait appliquer lui-même pour fonder sa reprise critique de la tradition islamique?
 

Les questions que je pose après chacune des thèses d'Arkoun ne visent nullement à déprécier son programme. Elles n'ont d'autre but que de montrer que la cohérence et la solidité épistémologique du programme d'Arkoun posent problème. Avant qu'on puisse proclamer que ce programme est définitif, une élaboration supplémentaire des différents points qu'il contient serait nécessaire. Nous pouvons résumer l'attitude d'Arkoun en disant qu'il accentue le caractère ouvert et inachevé du texte coranique. Ce dernier, toujours selon Arkoun, a besoin d'une interprétation continue jusqu'à nos jours, afin d'éviter tout obscurcissement de type mythologique (3, 4, 8-10). La nécessité de cette interprétation continue est la conséquence de la contextualisation historique des textes révélés (1). Elle est aussi la conséquence de la référence que fait le texte à une vérité transcendante de religion transhistorique, vérité qu'il faudrait alors voir, dans une perspective rationnelle, comme une vérité universelle (2). La tension qui existe entre les données textuelles historiquement contextualisées et les vérités «universelles et transcendantes» d'une religion transhistorique, rend l'effort d'interprétation nécessaire. L'interprétation souhaitée par Arkoun est en continuité avec l'ijtihâd traditionnel, mais elle se soumet aux conditions de la pensée scientifique moderne, et constitue une critique de la raison islamique. Les méthodes traditionnelles des différentes écoles ont engendré des univers clos qui excluent les interprétations concurrentes (7). D'où la nécessité de l'ijtihâd du programme arkounien, sur la base de la tradition musulmane exhaustive et intégrale (5, 8). Or, la rhétorique programmatique d'Arkoun ne nous dit pas comment réconcilier toutes les contradictions concurrentes nées de la confrontation des différentes écoles et des traditions diverses. Comment disparaîtront toutes ces divergences dans une vision unifiée et intégrale? On ne peut qu'espérer que l'application du programme archéologique proposé par Arkoun (6, 10), en démasquant et en procédant à une purification ascétique des idéologies (8), nous mènera à un résultat univoque en accord avec notre compréhension moderne et scientifique. Il va donc nous falloir examiner la façon dont Arkoun réalise son programme, et répond aux questions que j'ai soulevées. La première question qui se pose est de savoir comment, au niveau épistémologique, Arkoun entend faire le lien entre passé et présent.
c. Les ruptures épistémologiques dans l'histoire: Arkoun et Foucault.

L'objet des études d'Arkoun, c'est la pensée arabe, et c'est chaque expression réflexive qui se sert de la langue arabe. Il s'agit d'une analyse du mode de connaissance développée par une certaine époque, dans son épistémè. Arkoun cite (crit: 304) F. Wahl, qui décrit l'épistémè comme un ordre caché qui soutient une variété des discours. Comme Foucault, Arkoun constate une rupture profonde entre l'épistémè moderne et l'épistémè prémoderne, notamment médiévale. Foucault analyse une série de ruptures épistémologiques dans l'histoire moderne: il analyse, par exemple, la transformation que la notion de connaissance a subi au commencement du XVIIe siècle. Arkoun estime cette transformation comparable à celle qui s'est produite lorsque le monde arabe est passé d'une épistémè classique à une épistémè moderne.

Foucault montre comment, aux XVIIe et XVIIIe siècles, une pensée qui procédait par analogies magiques et établissait des correspondances entre le microcosme et le macrocosme, a été remplacée par une pensée de la représentation. «Avec la mathématique et la taxonomie, l'algèbre et la nomenclature le savoir entreprenait de remplacer les ressemblances infinies par des différences infinies, et par conséquent les conjectures par la certitude» (Melquior: 44). Aux alentours de 1800, se pensait une mutation «de l'ordre de l'histoire», et une intériorité humaine se dégageait, liée à l'idée illusoire d'un sujet autonome agissant dans l'histoire. Un sujet indépendant et souverain occupait la place autrefois dévolue à Dieu. Au XXe siècle, suite à la pensée de Nietzsche, cette dernière forme d'épistémè arrivait à son terme: détrônant le sujet, la pensée postmoderne se répand, et la rationalité univoque est remplacée par une variété de discours limités.

Ce problème d'épistémè ne constitue pas pour Arkoun un problème théorique, car il se pose quotidiennement dans la vie des croyants: «Quand, dans une conversation, un musulman cite, à titre d'argument décisif (dalîl qat'îyy), un verset du Coran, ou une parole du Prophète, il soulève, ipso facto, tous les problèmes théoriques qu'implique le passage d'une épistémè «médiévale» à une épistémè moderne» (crit: 51). L'épistémè «médiévale», détermine l'espace de la culture arabe, et, par conséquent, l'espace maghrébin. Or, l'épistémè «médiévale» coupe la civilisation arabo-islamique de la créativité de la grande époque classique, tout comme elle la coupe de la modernité. La conséquence en est que l'islamisme rétrograde se trouve confiné dans un espace intellectuellement stérile: «La pensée et la culture arabo-islamiques sont historiquement enfermées dans l'espace mental médiéval: ce qui veut dire que même si la recherche historique et un enseignement adéquat réussissaient à réactiver et à diffuser le patrimoine, les Maghrébins resteraient intellectuellement et scientifiquement dépendants de la modernité qu'ils n'ont pas contribué à produire (pas plus que le reste des Arabo-Turco-lrano-musulmans). On comprend ainsi pourquoi l'«islam» ressurgit comme un modèle politique et religieux, dans un contexte linguistique et intellectuel coupé à la fois de la pensée islamique classique et de la modernité politique, scientifique et culturelle» (Le Monde Diplomatique, 3-1992).

Pour Arkoun, la notion d'«espace mental médiéval» occupe, dans sa pensée, une place centrale, et renvoie à l'idée de décadence par excellence, décadence dont souffre encore aujourd'hui la civilisation dans les pays arabes. Mais quel pourrait être, chez Arkoun, le statut cognitif de cet «espace mental médiéval»? D'un côté, cet espace faisait partie du champ de la connaissance classique, à l'époque du rayonnement de la civilisation islamique. D'un autre côté, cet espace est caractéristique de la dégénérescence et de l'idéologisation de l'islam.

Étroitement liée à ce problème de la fausse connaissance, tel qu'il est évoqué par l'anachronisme de l'«espace mental médiéval», l'utilisation de la notion d'idéologie par Arkoun est le lieu d'une évidente contradiction. Chez Arkoun, l'expression populaire d'idéologie contient l'idée de manipulation volontaire par un sujet indépendant: il s'agit, par exemple, de la légitimation des acteurs politiques d'un nationalisme faux ou des gestionnaires du sacré d'un islamisme erroné. Or, les structuralistes postmodernes rejettent radicalement le volontarisme de l'individu et la mauvaise conscience d'un sujet responsable. Pour eux, ces notions appartiennent à l'existentialisme sartrien, et ils les tiennent pour fausses. Ce faisant, les structuralistes comme Althusser, rejettent en même temps le concept d'idéologie. En estimant coupables les sujets historiques du monde musulman, et en lançant des appels missionnaires à l'authenticité rationnelle, Arkoun dépasse largement les bornes fixées par Foucault et Derrida avec leurs notions d'archéologie. Nul doute que dans la perspective d'une archéologie du savoir, Arkoun serait accusé de procéder à un bricolage terminologique. Plus loin, (8-c), nous aborderons le problème fondamental posé par la notion de «critique de la raison islamique» chez Arkoun. C'est qu'elle ne saurait être légitimée par les conceptions (post)structuralistes, qu'utilise Arkoun.

Je crois que cette contradiction qui existe entre la notion d'idéologie et la notion d'«espace mental médiéval» est facile à résoudre si on suppose qu'inconsciemment, Arkoun dépend de sa lecture de Karl Marx. Chez Marx lui-même, mais pas chez ses adeptes, la conception de l'idéologie comme fausse connaissance, repose sur l'idée d'«anachronisme historique». Le libéralisme des économistes classiques tels Smith et Ricardo, leur «espace mental libéral», était adéquat et progressiste pour leur propre époque. Un demi-siècle plus tard, au milieu du XIXe, l'application du même «espace mental libéral», était devenu réactionnaire.

Alors l'anachronisme a transformé la connaissance adéquate en idéologie. C'est là ce que Marx entendait par idéologisation (cf. M.E.W. 3:31; 27:457, Bader 1980, Haleber 1989-b). L'inconséquence d'Arkoun paraît devoir s'expliquer, si l'on veut bien reconnaître chez Arkoun, comparé à un Foucault qui rejette la notion d'idéologie, un marxiste malgré lui. J'estime que ce sont les notions d'impensé et d'impensable, qui se substituent chez les postmodernistes et aussi Arkoun, à la notion d'idéologie de Karl Marx. Les notions d'impensé et d'impensable font référence aux anachronismes historiques. En constatant l'impensé et l'impensable, on identifie comment se circonscrivent les possibilités de pensée d'une époque, et quelles sont les limites d'un paradigme historique. Cette excursion terminologique était nécessaire afin de comprendre les limites de la pensée arkounienne.

Chez Arkoun, la vraie rupture entre les épistémès et le moment du passage de l'une à l'autre se situent, dans le champ arabo-islamique, entre pensée classique et pensée moderne (crit: 305):

1. L'épistémè de la pensée classique part de l'existence d'un sujet humain souverain, «lieutenant de Dieu sur terre» (khalîfatu-llâh fi-l-ard). La pensée théocentrique se centre sur Dieu, c'est-à-dire qu'elle envisage un corpus linguistique privilégié (la Révélation ou Verbe de Dieu). La réalité du monde extérieur, l'histoire, comme les qualifications de la conduite humaine, sont déduites (istinbât) de la Révélation. Ou bien c'est la logique linéaire, catégorielle, et déductive, qui permet de comprendre les données révélées, ou bien c'est l'imagination humaine qui projette sur ce donné des visions et des «rêveries» émanant d'une imagination créatrice, élaborée dans le soufisme. La pensée reste substantialiste, essentialiste, et fixiste: les mots font référence à des réalités substantielles qui sont stables tant que Dieu ne les a pas modifiées. Ce mode de pensée classique a dégénéré en mentalité médiévale, mentalité qui règne encore aujourd'hui.

2. L'épistémè de la pensée (post)moderne présente des caractéristiques opposées. Elle fait émerger un sujet transindividuel, lieu de contraintes biochimiques, linguistiques, sociologiques, écologiques, cosmiques. Elle a recours à une logique dialectique et à des logiques plurales. L'épistémè (post)moderne jette un regard critique sur l'homme concret, sur le monde, l'histoire et la langue, avec, pour but, l'élaboration d'une connaissance positive fondée sur l'expérimentation. Ce regard se démultiplie en regards systématiquement décentrés, en hypothèses structuraliste génétique, fonctionnaliste et évolutionniste. La pensée se différencie. La distinction entre mythe et histoire apparaît; les univers mathématique, sémiotique et autres, se séparent. L'historicité de la condition humaine s'intègre dans la pensée.

Cette grande rupture qui s'est opérée dans la pensée occidentale, Arkoun décide qu'elle est appelée aussi à jouer un rôle important dans l'évolution de la raison islamique. Il faut que la raison islamique se libère de son «épistémè médiévale», qui est cause de confusion et d'idéologisation des discours, et de différences dans les imaginaires: «Les sciences de l'homme ont bouleversé les conditions d'exercice de la pensée scientifique en Occident. La pensée islamique commence à peine à ressentir les contre-coups des secousses qui, dès le XVIe siècle, ont commencé à engendrer, en Europe, la pensée moderne. La pensée islamique continue de reposer, pour une large part, sur une épistémè médiévale: confusion du mythique et de l'historique; catégorisation dogmatique des valeurs éthiques et religieuses; affirmation théologique de la supériorité du croyant sur le non croyant, du musulman sur le non musulman; sacralisation du langage; intangibilité et univocité du sens communiqué par Dieu, explicité, sauvegardé, transmis par les docteurs; raison éternelle, transhistorique parce qu'enracinée dans la Parole de Dieu, pourvue d'un fondement ontologique qui transcende toute historicité. Il faut noter que certains traits de cette épistémè demeurent très actifs également dans la pensée chrétienne contemporaine» (crit 50).

Quel instrument faut-il utiliser pour mettre fin à la confusion actuelle des épistémès? Pour libérer la pensée arabe classique, des idéologies contemporaines, comme, par exemple, celle des islamistes, Arkoun estime qu'il est nécessaire d'appliquer «la méthode déconstructive et archéologique», c'est-à-dire la méthode des postmodernistes: «pour qui est tant soit peu familier des grands problèmes de l'histoire de la pensée dans le domaine gréco-sémitique, notre simple énumération suffira à suggérer l'ampleur des mutations en cours. On comprendra aussi pourquoi il est urgent de compléter la méthode descriptive par la méthode déconstructive ou archéologique dans l'étude de la pensée arabe: seule la seconde permet de situer épistémiquement la pensée classique par rapport à la pensée moderne pour mettre fin aux manipulations apologétiques qui projettent sur la première les acquisitions de la seconde, comme si l'une et l'autre appartenaient à un espace mental homogène» (crit 306).

«La méthode archéologique» est également la seule à pouvoir faire «surgir un problème fécond jusqu'ici voilé par l'histoire idéaliste»: il s'agit du problème de l'impensé. L'idéalisme fait du sujet un sujet souverain, déforme en effet toute l'histoire de la pensée. Foucault voulait l'abolition radicale du sujet souverain, Arkoun, lui, en dénonce la présence notamment chez les islamistes et les orientalistes. N'est-ce pas en effet un sujet souverain qui est impliqué dans l'objectivisme, l'historicisme et le philologisme, qui sous-tendent la pensée des islamistes comme celle des orientalistes? L'«objectivisme, l'historicisme, le philologisme, déjà manifestés dans la pensée islamique classique», ont été «renforcés dans la pensée occidentale à partir du XVIe siècle avec la substitution d'un regard centré sur l'ego humain souverain (humanisme) au regard centré sur Dieu (cette substitution n'a cependant jamais été définitive, comme le croit une pensée islamique apologétique qui continue d'opposer un Occident fétichiste, matérialiste, à un Orient monothéiste, spiritualiste)» (crit 306).

La rupture des deux épistémès paraît, chez Arkoun, radicale, et c'est la raison pour laquelle il en déduit une rupture tout aussi radicale entre les méthodes d'interprétation découlant de ces deux épistémès. En réalité, Arkoun reconnaît une continuité de fait entre l'exégèse classique et la sienne propre: il loue la richesse des auteurs imprégnés de l'«épistémè médiévale» et s'y réfère souvent. Rappelons, en conclusion, qu'Arkoun, s'appuie fondamentalement sur les notions et les méthodes postmodernistes pour développer son analyse de la «critique de la raison islamique». C'est donc dans ce contexte scientifique qu'il faut étudier la pensée d'Arkoun pour pouvoir juger de la légitimité des innovations qu'il propose. Pour ce faire, je ferai d'abord l'exposé de ce qu'est l'archéologie chez Arkoun. Dans les chapitres suivants, nous déconstruirons la «critique de la raison islamique» opérée par Arkoun en examinant les conséquences et pièges de ses préférences méthodologiques.
d. Le contexte de l'impensé du texte sacré.

Pour l'étude de la culture arabo-islamique, la méthode archéologique est, selon Arkoun, indispensable. Cette méthode met fin aux manipulations apologétiques des traditionalistes, qui, dans les rangs des nationalistes et islamistes, défendent, à titre d'héritage actuel, des conceptions moyenâgeuses. Elle met également fin à l'historiographie idéaliste dont le but, pieux, était éthique et nationaliste. «La découverte progressive de la modernité oblige» la pensée islamique à mettre à jour ses impensés et à rompre avec un retard historique lié au maintien d'une pensée médiévale, retard qui la transforme la pensée islamique en idéologie: «En ce qui concerne la pensée islamique telle qu'elle fonctionne à partir du XIXe siècle, la question de l'impensé se pose sous la forme pressante d'une réalité massive, vécue quotidiennement: la découverte progressive de la modernité oblige, en effet, les musulmans à s'interroger sur: 1) l'oublié; 2) le travesti; 3) l'impensé dans leur propre passé. Cette triple interrogation demeure plus que jamais à l'ordre du jour, car la distance épistémique entre pensée islamique et pensée occidentale s'accroît au même rythme que la distance économique en ce XXe siècle» (crit: 58).

Comme le dit l'anthropologue Godelier, il faut penser la partie idéelle de la réalité, et détecter dans les textes, les dominations du pouvoir, afin de libérer la recherche historique, des schémas idéalistes ou matérialistes. Comme chez Derrida, il s'agit de détecter ce qui a été omis, oublié, caché, exclu ou refoulé dans les textes. Reste à savoir comment, chez Arkoun, se dénoncent l'impensé et l'impensable. L'impensé recouvre chez lui:

«1. L'impensable en raison des éléments agissants de la conviction humaine, de l'appareil conceptuel, des catégories mentales, des structures de signification qui commandent, au moment considéré, tout acte d'intelligibilité et son expression dans la langue. Ainsi, les éléments de la conviction mis en place par le Coran, la littéralisation, la catégorisation, la thématisation qui en ont été données par les sciences dites religieuses ont rendu impensables l'athéisme au sens strict et les thèmes qui s'y rattachent comme la laïcité, le tragique dans la condition humaine, l'absurde, la révolte... L'attitude de la tradition à l'égard d'un Tawhîdî ou d'un Ma`arrî est à cet égard significative;

2. Tout ce qui se situe au-delà de la limite non encore franchie, mais franchissable de la connaissance scientifique: on citera les exemples récents des voyages interplanétaires, de la greffe du cœur ou, au Moyen Age, de la rotation de la terre, de la circulation du sang, de la chimie organique, etc. Selon les cultures et les époques, cette limite est «pensée», c'est-à-dire recouverte à l'aide de concepts vagues comme nature, mystère, ineffable, inconnaissable, divin, vérité, évidence, etc. De ce point de vue, on peut parler d'impensé dans la pensée contemporaine la plus avancée;

3. Le travesti: la critique de la connaissance déclenchée par la psychanalyse et la philosophie du langage, notamment, a montré comment la pensée transpose le réel dans ce qu'on pourrait appeler une logosphère. Celle-ci est le lieu de projection, d'élaboration, de transmission des représentations mythiques, des imageries scientifiques, des systèmes conceptuels qui travestissent, à des degrés divers, le donné positif. C'est ainsi que se sont constitués tous les discours mythologiques et idéologiques que la pensée positive s'attache, aujourd'hui, à déconstruire pour accéder au donné demeuré impensé. C'est ce que nous faisons pour la pensée arabo-islamique;

4. Le refoulé et le résidu qui résultent, comme on le verra, d'un procédé constant de la pensée dite scientifique et, plus encore, de la pensée dogmatique mise au service d'une orthodoxie;

5. L'oublié qui peut, cependant, resurgir dans une tradition de pensée considérée sous l'angle de la longue durée. Ainsi, le courant mu`tazilite progressivement refoulé, réduit à l'état de résidu, finalement oublié pendant des siècles, a connu un renouveau pendant la première moitié du XXe siècle» (crit: 307-8, idem lec: 48-50).

Cette déconstruction du passé islamique au moyen de la critique de la raison islamique, va nous obliger à nous consacrer à une sociologie de l'oublié, qui élargira notre horizon. A cette étude sociologique, Arkoun associe une enquête anthropologique sur la «pensée sauvage», qui doit lui permettre de déchiffrer l'événement narratif et oral du fait du Coran:

«L'approche négative de l'histoire de la pensée prescrit une recherche éclairante que néglige l'approche positive: au lieu de survoler dédaigneusement les siècles dits de «décadence» de l'histoire islamique où l'on ne rencontre aucun «génie» à mettre en valeur, aucune création digne de retenir l'attention, aucune matière propre à nourrir le discours positiviste, il convient d'élaborer une sociologie de l'oubli. Quels sont les thèmes, les problèmes, les inquiétudes, les solutions qui disparaissent de l'horizon intellectuel d'une époque, d'un groupe, d'une aire? Comment progresse la disparition? Pourquoi s'impose-t-elle? La réponse à ces questions oblige l'historien traditionnel à compléter son enquête sur la pensée domestiquée, lisible dans les «documents» écrits, par une enquête sur la «pensée sauvage»» (ibidem).

La relation pensé-impensé doit être, à chaque fois, thématisée et comprise, chaque fois de nouveau. Et Arkoun précise l'un des buts fondamentaux de sa démarche épistémologique: «Ces distinctions permettent de définir, en particulier, le statut du Coran dans la pensée islamique» (crit: 309). Arkoun applique sa méthode avec succès aussi bien dans ses analyses des textes du Coran, que dans celles qu'il consacre à des penseurs islamiques comme, par exemple, Ibn Tofail. Il nous indique les limites de la compréhension de ces textes, et leur large domaine d'impensé et d'impensable. C'est d'ailleurs cette absence d'attention archéologique qu'il reproche aux naïfs orientalistes. L'analyse des textes bien connus d'Ibn Tofail (crit: 327-348) constitue, pour la pensée islamique actuelle, un bon exemple de la déconstruction de l'impensé opérée par Arkoun. Ces textes évoquent un autodidacte qui, grâce à son raisonnement et à la contemplation de la nature, développe des conceptions dont il verra, bien plus tard, la confirmation dans les vérités révélées du Coran. Arkoun ne commet pas la faute méthodologique qui consiste à assimiler Ibn Tofail aux penseurs européens modernes, et qui a constitué une stratégie souvent utilisée pour prouver l'actualité du célèbre auteur. Arkoun s'efforce de comprendre Ibn Tofail en le remplaçant dans le contexte qui fut le sien, en tenant compte du lexique dont il disposait et des idées dominantes de son époque. Arkoun révèle ainsi l'originalité de l'auteur. Il montre aussi comment la richesse de son œuvre a été marginalisée et oubliée dans la tradition philosophique et littéraire. En tant que tels, les écrits de Tofail constituait un impensé qu'Arkoun met à jour.

Reste la question de savoir si Arkoun, en procédant ainsi, ne se fait pas prisonnier d'une méthode spécifique, par exemple, d'une méthode linguistique. En se concentrant sur sa méthode de déconstruction, Arkoun ne passe-t-il pas à côté des significations spécifiques et de la contextualité de textes religieux comme le Coran? Dans une discussion sur les histoires miraculeuses dans le Coran, il réplique à ses adversaires de la manière suivante: «Alors à toutes les objections que vous venez de faire, je peux répondre en disant qu'elles impliquent une adhésion à une linguistique. Et moi, je ne me laisse pas lier absolument par cette linguistique. Par exemple, quand vous dites que je ne traite pas le texte coranique comme tel, mais que je traite ce que les lecteurs voient dans le texte coranique, je n'ai pas le sentiment de faire cette séparation; au contraire, j'essaie de voir justement comment le fonctionnement du texte coranique engendre des effets de sens, engendre une structuration de la conscience. Et je ne peux pas séparer le texte qui est fait, qui a été entendu pour être lu, du lecteur qui le lit. En fait, à propos du Coran, il faut d'abord considérer la parole. Il y a là un rapport entre le lecteur et le texte que je ne peux pas briser. Je ne peux pas considérer le texte comme une simple substance phonologique et sémantique que je déconstruirais comme une mécanique figée. Un texte, surtout lorsque c'est un texte religieux, encore une fois, est fait pour être lu et même vécu. Nous retrouvons la notion de langage religieux; celui-ci ne peut pas être réduit a un simple langage, le langage de la communication, ou même à un langage littéraire, le langage du roman par exemple. Pourquoi ? Parce que le langage religieux déborde le langage de la communication. Lorsque l'homme prie dans un langage religieux quelconque, qu'il s'agisse de Coran, de Bible, de l'Évangile ou autre, il ne s'exprime pas tant par les mots qu'il prononce, mais par tout un rituel, qui crée un ensemble de réalités significatives que l'analyste ne peut ignorer s'il veut tenir compte de tous les niveaux de significations du langage religieux. Le langage religieux n'est pas seulement ce que les linguistes appellent la substance phonologique, les mots. A propos des mots, vous dites que les mots n'ont aucune signification dans l'énumération que je fais; je le regrette, j'ai beaucoup insisté sur le fait que ces mots que j'ai relevés n'ont de sens, précisément, que contextualisés.» (lec 131).

Pourtant, il est évident qu'Arkoun, quoiqu'il le fasse à sa manière, traite les textes à l'instar de philosophes comme Derrida. Comment peut-il alors éviter les conséquences de cette méthode? Comment évite-t-il, par exemple, le rejet d'un signifié transcendantal? Pour répondre à cette question, parce qu'Arkoun se fonde sur les méthodes post-structuralistes, il nous faut d'abord esquisser quelques-uns des principes exposés par Derrida, et qui sont inspirés par Saussure.
e. Arkoun en lutte contre le «logocentrisme arabo-islamique».

A partir de la théorie des signes de De Saussure dans son Cours de linguistique générale de 1919, Derrida regarde les éléments linguistiques comme des pièces d'un jeu d'échec. Les pièces d'un jeu d'échec ne possèdent en elles-mêmes aucune réalité, elles reçoivent leur signification des règles de jeu qui les lient entre elles. La signification des pièces s'épuise dans la relation référentielle des pièces les unes avec les autres. Les concepts sont «purement différentiels, définis non pas positivement par leur contenu, mais négativement par leurs rapports avec les autres termes du système. Leur plus exacte caractéristique est d'être ce que les autres ne sont pas» (De Saussure: 162). Derrida radicalise cette pensée de la différence en mettant en question le logos de la pensée grecque, qui, par la suite, s'est développé après comme présence à soi dans le cogito, puis comme conscience, subjectivité et intersubjectivité dans les différentes formes de la métaphysique occidentale. Il remplace les fondements de la pensée gouvernés par le logos, par sa propre «rationalité» différentielle: «la «rationalité», qui commande l'écriture ainsi élargie et radicalisée, n'est plus issue d'un logos et elle inaugure la destruction, non pas la démolition, mais la dé-sédimentation, la dé-construction de toutes les significations qui ont leur source dans celle de logos. En particulier la signification de la vérité» (Derrida: 21). En accord avec la philosophie de Heidegger, Derrida pose que le logocentrisme à détruire, c'est «la détermination de l'être de l'étant comme présence», «présence» comme notion de vérité appartenant à l'histoire de l'onto-théologie. Le système de l'effacement de la différence, aboutira au principe ultérieur de Derrida, la différance, concept «désignant la production du différer» (o.c. 38). Avec sa dé-sédimentation, Derrida purifie aussi les racines théologiques de leurs sédiments cachés: «Ce logos absolu était dans la théologie médiévale une subjectivité créatrice infinie: la face intelligible du signe reste tournée du côté du verbe et de la face de Dieu» (Derrida: 25). En même temps que le logos de la pensée occidentale, disparaissent toutes les présences, et il ne nous reste plus à suivre que des «traces» où les différences apparaissent comme telles, «mais le mouvement de la trace est nécessairement occulté, il se produit comme occultation de soi» (69). Avec «l'absence du signifié transcendantal», nous sommes confrontés à ce que Derrida appelle le jeu (73). L'écriture se dé-truit en devenant «archi-écriture, mouvement de la différance, archi-synthèse irréductible» (88). Ce rappel très sommaire de la pensée radicale de Derrida, montre déjà clairement l'impossibilité de principe qu'il y a à intégrer dans une telle logique, les notions transmises par une révélation prophétique comme celle du Coran.

Pourtant, Arkoun, faisant référence à la Grammatologie de Derrida, fait du logocentrisme une notion centrale de sa pensée. C'est d'ailleurs ce que souligne le titre même de l'essai dans lequel il expose le mieux son épistémologie, Logocentrisme et vérité religieuse dans la pensée islamique (ess: 185-231). Mais tandis que Derrida nous donnait une application de la notion de logocentrisme pour le monde de la pensée occidentale (ess: 189), Arkoun nous en offre une application pour la pensée islamique. Il nous avertit d'abord que le texte, une fois écrit, mène une vie souveraine. Cependant, les multiples significations se trouvent réduites par la répétition du texte opérée par le lecteur, limité en compréhension, qui l'exploite alors comme prétexte: «Pour exploiter un document relatif à l'histoire de la pensée, nous devons restaurer dans toute sa complexité la relation écriture-texte-lecture. Tout texte, une fois écrit, échappe à son auteur et commence une vie propre dont la richesse ou la pauvreté, l'élargissement ou le dessèchement, l'oubli ou la réactivation dépendront désormais des lecteurs. Le lecteur reçoit rarement un texte dans toutes les significations visées par l'auteur; très souvent, il le répète pour se libérer de sa propre parole intérieure. Le texte est alors exploité comme prétexte, plus que comme trait d'union; il est le lieu d'une dialectique plus ou moins intense entre le lecteur et l'auteur» (ess: 188).

L'interaction entre l'auteur et le lecteur du texte se déroule alors dans un champ limité qui est une «clôture logocentrique». Arkoun précise ce qu'il entend par là: «dans son sens le plus général, cette expression désigne l'impossibilité pour la raison de se manifester à elle-même et à autrui sans la médiation d'un langage, c'est-à-dire d'un verbe intérieur, extérieur, ou écrit. Cela ne veut pas dire que les limites du langage coïncident exactement avec celles de la pensée; celle-ci demeure une activité libre, capable de renouveler sans cesse les possibilités du langage et d'en accroître l'efficacité. C'est ce qui se passe de nos jours dans les diverses activités scientifiques, comme cela s'est passé aux origines de la pensée grecque, ou lors de la naissance de la science moderne. Le privilège de l'historien, aujourd'hui, tient à ce qu'il peut aider à tenter une sortie hors de telle clôture historiquement constituée, après en avoir exploré, décrit les étendues successives qu'elle a recouvertes jusqu'ici» (ess: l89-190).

En sa qualité d'historien, Arkoun veut tenter de nous montrer une sortie hors de la clôture logocentrique. La clôture, en effet, engendre d'abord la répétition de certaines significations, celles-ci sont ensuite fixées en dogmes, ces derniers étant à leur tour objets de transmission. En proposant une interprétation nouvelle, Arkoun prétend ouvrir, en quelque sorte, les textes de la tradition islamique: «C'est là très précisément l'attitude à la fois méthodologique et épistémologique que nous voudrions faire prévaloir dans l'étude de la pensée musulmane classique. Il s'agit de mettre fin à la répétition d'une écriture après en avoir soigneusement retracé les limites, décrit les mécanismes internes, évalué la fonction, reconnu les corrélations» (ibidem).

Par le mécanisme des répétitions inconsidérées, la tradition a coupé les textes de la vie et des réalités du croyant, ce qui a vidé les textes de leurs significations réelles et les a condamnés à devenir des textes rhétoriques. Il faut s'engager à recommencer l'aventure de la recherche de la signification des textes, en considérant les différences de perspectives qui s'y montrent, et en considérant aussi ses propres limites de compréhension, qui rendent impossible l'épuisement total de la signification du texte. Une lecture fondamentaliste d'un texte se limite à le répéter, à l'enfermer dans une clôture logocentrique basée sur la notion d'origine, d'asl. Or, cette dernière notion véhicule avec elle l'illusion de la possibilité d'évoquer le passé en tant que tel. C'est ce que l'on retrouve dans les mouvements du traditionalisme, de l'asâla et de l'islamisme, dans lesquels on prêche un retour aux fondements éternels:

«L'analyse doit montrer jusqu'à quel point, dans les littératures classiques, la chose n'est pas signifiée en tant qu'elle existe, mais en tant qu'elle est signifiée; comment, dès lors, les réalités, la vie s'y trouvent transmuées en rhétoriques. L'objectif ultime d'une telle entreprise est de libérer l'esprit de ces rhétoriques, non pour l'enfermer dans quelque nouvelle clôture, mais pour l'amener à restaurer l'exigence de la différence comme point de départ nécessaire à toute quête de la vérité, comme refus des répétitions explicites ou implicites de valeurs et de procédures intellectuelles nées, amplifiées, perpétuées dans telle tradition culturelle. Il est aisé de montrer comment toute la pensée islamique soucieuse d'assumer fidèlement, totalement, le donné révélé, ou l'héritage sapiential irano-grec, s'est très vite enfermée dans une clôture logocentrique délimitée notamment par la notion décisive d'asl. Asl: source, racine, origine, fondement, signale au départ la différence inauguratrice à laquelle il faut sans cesse revenir pour vérifier la légitimité de toute initiative humaine et du discours qui l'exprime. Mais l'esprit s'éloigne de la différence à mesure qu'il s'engage dans la recherche d'une cohérence logique: c'est ainsi que tout en maintenant l'exigence d'un retour aux fondements (usûl), il a, en fait, enfermé l'ijtihâd» (ibidem).

Arkoun blâme toutes les formes de répétitions rhétoriques, et notamment la répétition rhétorique des textes sacrés de la tradition islamique. Pour lui, il ne s'agit pas d'emprunter de la signification aux choses existantes, mais de les interroger sur leur signification. Arkoun (ess: 190) se réfère à l'étude de Gilles Deleuze Différence et répétition, qui lie la répétition au phénomène de simulacres, de tromperies, d'apparences, qui se répandent dans nos sociétés (post)modernes (cf. Jean Baudrillard). La notion d'idéologie est, chez Arkoun, dirigée contre l'idée d'asâla, qu'il définit comme la répétition des origines. Pour comprendre la notion arkounienne d'idéologie, il est important de la lier aux notions de simulacre et de répétition dans le sens où l'entend Deleuze. Il faut pourtant rester conscient de la démarche d'Arkoun, qui, sans nous en avertir, inverse la signification des conceptions dont il se sert, ce qui n'est pas sans causer quelque trouble lorsque l'on compare les terminologies.

Arkoun et Deleuze divergent en effet profondément dans l'utilisation qu'ils font des concepts de différence et répétition. Deleuze les voit comme caractéristiques de la pensée nihiliste de Nietzsche qui déterminent la pensée postmoderniste. Il s'agit d'un anti-hégélianisme généralisé: la différence s'oppose à l'identité et à la contradiction de la philosophie classique, tout comme le fait la répétition, symbolisée chez Nietzsche par le serpent qui se mord la queue, l'éternel retour du même. Selon Deleuze, la métaphysique traditionnelle est celle de la représentation et de l'identité, qui, l'une et l'autre, suppose un sujet en réalité illusoire: «Le primat de l'identité, de quelque manière que celle-ci soit conçue, définit le monde de la représentation. Mais la pensée moderne naît de la faillite de la représentation, comme de la perte des identités, et de la découverte de toutes les forces qui agissent sous la représentation de l'identique. Le monde moderne est celui des simulacres. L'homme n'y survit pas à Dieu, l'identité du sujet ne survit pas à celle de la substance. Toutes les identités ne sont que simulées, produites comme un «effet» optique, par un jeu plus profond qui est celui de la différence et de la répétition» (Deleuze 1968: 1).

Dieu et la substance sont morts, ils sont remplacés par les simulacres; or, le monde nihiliste auquel Arkoun emprunte ses notions, ne semble pas approprié pour expliquer un fait sacré. Dans son éclectisme, Arkoun caractérise la manipulation fondamentaliste, de répétition quasi nietzschéenne: la religion et la culture se transforment en codes, en institutions, pour la défense d'une légitimité officielle: «La quête du sens se réduit alors à une simple répétition (taqlîd) des significations déjà constituées, assimilées dans un type de discours» (ess: 194). Or, la répétition des slogans de l'idéologie officielle, répétition figée en taqlîd, et qu'Arkoun connote négativement, est tout autre chose que la répétition nietzschéenne de l'éternel retour, répétition que les postmodernistes, eux, connotent positivement.

Arkoun emploie également la notion de différence, en un sens qui diverge fortement du sens postmoderniste. C'est ainsi qu'Arkoun parle, par exemple, d'un discours spontané coïncidant avec «le sentiment d'une vérité différente, originaire», opposé au «discours extérieur, conventionnel qui oblige à passer par la répétition» (ess: 195). Rappelons que les postmodernistes, eux, opposent le concept de différence au concept d'identité de la métaphysique classique.

Pourtant, si on dépouille les notions apparemment postmodernistes reprises par Arkoun, de leur signification et de leur intention originales, ces notions se montrent conséquentes et logiques dans les raisonnements tenus par Arkoun. Ce dernier ne met-il pas toute sa ferveur à y attaquer «les logocentristes»: la lutte des prophètes et des mystiques contre les fondamentalistes est une lutte contre l'idéologie. Et le concept d'idéologie occupe une place centrale dans le projet développé par Arkoun: «C'est à la lumière de cette distinction qu'on peut situer le sens et la portée de tous les conflits qui ont marqué l'histoire de la pensée religieuse et philosophique» (ess: 195). Les logocentristes réduisent le discours du «fait du Coran» à un discours de «rêverie intellectuelle»: «C'est ici que l'expression «rêverie intellectuelle» prend tout son sens: le discours philosophico-religieux fonctionne comme le discours poétique à cela près qu'il substitue le concept à la métaphore, la dialectique à l'évocation, la lenteur de l'explication à la spontanéité du cri de douleur ou de ravissement. Le philosophe-théologien, le théologien fondamentaliste (usûlîyy), comme le poète, cèdent à la pression lyrique d'un univers de significations concentrées dans un lexique et une grammaire qui perpétuent la substitution d'un monde rêvé, mais cohérent au monde réel ... en second lieu, les lecteurs de la littérature philosophico-religieuse au IVe siècle, n'accordaient pas d'importance, comme nous, aux couches sémantiques sedimentées: pour eux, ce qui décide du sens, ce sont d'abord les associations, les corrélations, les évidences, les oppositions mises en action dans l'usage actuel » (ess 204/5).

Ainsi, «le théologien fondamentaliste» se sert, selon Arkoun, des caractéristiques d'une épistémè décrite par Foucault comme prémoderne, et qu'aujourd'hui, à l'époque (post)moderne, on considère davantage comme une «rêverie intellectuelle» que comme une élaboration rationnelle adéquate. «Cette lecture des textes et de leurs projections historiques est rendue possible par l'acceptation sans réserve de la tradition logocentriste. C'est le savoir philosophique dans sa schématisation platonico-aristotélicienne qui définit le statut et les conditions d'exercice des sciences religieuses. La raison affirme ainsi une suprématie méthodologique, mais c'est pour la mettre au service d'un credo. De là, l'arbitraire dont elle use à l'égard des religions irréductibles à l'Islam» (ess 230).

La tradition logocentriste a alors constitué une mentalité médiévale, qui a abouti à la répétition qui est le propre de l'orthodoxie, et des islamistes actuels. Les postmodernistes prétendent avoir détruit et déconstruit la métaphysique classique, Arkoun prétend à leur instar déconstruire la pensée classique islamique, qualifiée de logocentrique. Même si Arkoun refuse le marxisme, il est évident que sa pensée, - tout comme celle des islamistes -, est consciente de s'édifier sur les décombres de celle de Karl Marx: la religion, emprisonnée par l'idéologie du logocentrisme, produit «la substitution d'un monde rêvé au monde réel», et, par voie de conséquence, constitue un opium pour le peuple croyant. En présentant aux croyants un monde travesti et irréel, la religion les aliène en les invitant à se situer hors de la réalité, «par la promesse d'une Félicité future»: «Tout comme le discours littéraire, le discours logocentriste opère donc un travestissement: au lieu de rechercher une réconciliation avec l'inéluctable dans la condition humaine, il cherche à compenser les faiblesses de cette condition par la promesse d'une Félicité future. Si notre lecture a réussi à montrer la nécessité de ce décryptage, elle aura atteint son but qui est de nous libérer de schèmes anciens et de nous ré-interroger sans cesse sur le sens et la portée de toute action culturelle» (ess 231).

La dernière phrase nous indique en termes modestes, la tâche presque prophétique, qu'Arkoun a assumée comme simple historien. Il se trouve en effet isolé et paraît crier dans le désert, comme en témoigne le soupir qu'il laisse échapper: «Y a-t-il des intellectuels dans les sociétés musulmanes du XIXe-XXe siècle? - Si oui, qui sont-ils: les `ulamâ? les écrivains? les essayistes? les chercheurs? Si la réponse est négative, comment expliquer une telle carence et quelles sont ses conséquences?» (crit: 238). Il est évident que cette question rhétorique appelle une réponse négative, que la carence est inexplicable, et qu'en absence d'un Sayid Qotb, les musulmans révolutionnaires ne rencontrent sur leur chemin aucun intellectuel, si ce n'est Arkoun lui-même, qui soit capable de leur fournir des panneaux indicateurs quant à la route à suivre, des «ma`alim fi tariq» comme Sayyed Qotb. Selon Arkoun, les oulémas traditionnels, les «gestionnaires du capital religieux» islamique, ne sont pas capables de comprendre et d'expliquer la genèse de l'islam et son contexte social et culturel, ils ne sont pas capables non plus de déconstruire l'histoire logocentrique du discours coranique, ni son statut épistémologique. Ils refusent toute critique épistémologique, comme «des marxistes dogmatiques qui professent de la même façon le refus de l'épistémologie, jeu vain et illusoire de la pensée bourgeoise» (crit: 239).

Bref, avec la critique du logocentrisme et la méthode archéologique de Derrida et Foucault, Arkoun s'est muni d'armes redoutables pour critiquer radicalement la tradition islamique. Toutefois, un certain nombre de questions se posent. Premier point sur lequel on peut s'interroger, Arkoun ose-t-il vraiment utiliser ces armes pour ré-interpréter la tradition arabo-islamique, et déconstruire jusqu'à l'ultime, le texte du Coran? Ou bien Arkoun proclame-t-il un dernier avertissement, un ultimatum historique devant lequel lui-même reculerait? L'exclusion des écrivains qui se prononcent pour une séparation de l'État et de la religion, - comme, par exemple, au Liban, Sadiq al-Azm -, prouve bien que le mécanisme de l'exclusion travaille contre le fait de soulever les problèmes de la sécularisation. Dans le monde arabe, les systèmes théologiques actuels se sont immunisés contre pareilles questions.

Une deuxième question se pose: est-il justifié d'emprunter des armes aux postmodernistes lorsqu'il s'agit de résoudre des problèmes de religion? La critique de logocentrisme, faite par Arkoun, implique en effet le rejet de tout «signifié transcendantal». Toute référence métaphysique paraît exclue. Les textes de la tradition arabo-islamique permettent-ils l'utilisation de pareil système de pensée? Un penseur comme Levinas, qui est croyant, se distancie-t-il à tort d'une approche comme celle de Derrida? Paul Moyaert (dans IJsseling 1986: 44) résume les caractéristiques du traitement radical des textes en tant que textes, chez Derrida:

«La mort de l'auteur et la perte de l'intention originale, l'absence d'une destination ultime ou d'une vérité ultime du texte, l'impossibilité d'un contexte propre de signification, et un reste matériel qui ne peut pas être résolu ou remplacé par aucune signification ... La métaphysique prise comme philosophie de présence n'est seulement possible que lorsqu'elle exclut, supprime, méconnaît, et déporte sa propre écriture». Pareille approche radicale ne semble pas apte à éclairer un texte sacré comme le Coran.

Enfin, une troisième question mérite d'être posée: en prétendant que les textes arabo-islamiques sont exposés à l'influence d'un logocentrisme de la pensée grecque, ne sont-ils pas traités d'une manière inappropiée, ethnocentrique? Tout d'abord, l'influence de la pensée grecque sur le dogme islamique et hébraïque a été beaucoup plus restreinte qu'elle ne l'a été sur le système élaboré de la dogmatique chrétienne. Bien sûr, quant aux textes philosophiques, ils ont eux aussi pour base culturelle la pensée gréco-romaine. Mais tandis que l'élaboration du dogme chrétien ne se faisait que dans la langue grecque et à l'aide des notions grecques, et même si, depuis le XIe siècle, des apports arabes ont ranimé la tradition hellénique, le développement arabo-islamique avait, lui, outre cette source marginalisée et oubliée, d'autres racines comme celle de l'imagination créative, spécifiquement orientale (cf. Henri Corbin). Bien que le bassin méditerranéen forme une unité culturelle, la logossphère arabo-islamique ne s'y est jamais limitée, elle s'est toujours étendue jusqu'en Asie. Et la culture iranienne ne se laisse pas assimiler à l'aristotélisme. Derrida, l'inventeur de la critique de logocentrisme, s'en montre lui-même conscient: «Le logocentrisme est une métaphysique ethnocentrique, en un sens original et non «relativiste». Il est lié à l'histoire de l'Occident» (Grammatologie: 117).

Dans ces conditions, l'assimilation et l'identification de la culture arabo-islamique à ses racines gréco-romaines paraissent précipitées, et l'intégration souhaitée de la culture arabo-islamique à un développement à prétentions universalistes semble devoir prêter à discussion. Il suffit de se référer aux travaux précurseurs d'Henri Corbin. Une telle intégration précipitée de la culture arabo-islamique à la modernité comporterait des dangers idéologiques auxquels les islamistes, comme nous leverrons, n'ont pas échappé. La culture arabo-islamique risque en effet d'y perdre l'héritage des données spécifiques. Arkoun, en fait, et nous le montrerons plus loin, ressemble sur plus d'un seul point, à ses adversaires. Pour s'en convaincre, il n'est pas inutile d'évaluer d'abord plus précisément la pensée arkounienne en la comparant à la réflexion d'un autre penseur qui, lui, étudie la révélation prophétique dont est issu l'islam.
 
- - Entretien avec Mohammed Arkoun (2).

Haleber: J'ai remarqué que vous avez, comme les penseurs de l'époque des Lumières, une très grande confiance en ce que la raison humaine, et aussi la science moderne, changeront les attitudes fanatiques. La question qui se pose est la suivante: comment faut-il que la raison moderne se comporte envers les différentes formes de fanatisme dans nos sociétés?

Arkoun: La science informe. Elle dit des choses avec lesquelles il faut compter, qu'il faut respecter. Et par conséquent, ça supprime les possibilités de manipulation idéologique des citoyens. C'est une vision politique, au sens d'une vision politique fondée sur la philosophie de la personne humaine. Ce que je vous dis est fondé sur la défense, la protection et l'émancipation de la personne humaine. Et comme je vous l'ai dit, pour moi, il est question de la «personne humaine» partout où des valeurs essentielles touchant la personne humaine sont en jeu. Et là, je critique la modernité. Nous ne sommes pas tous des modernes, c'est une question de degré. Les musulmans le sont encore moins que les chrétiens. Mais les chrétiens aussi ne sont pas encore des modernes. Il y a une autre forme de modernité que nous n'avons pas encore créée. Cette forme de modernité mettrait la modernité à la portée de tout le monde, et de tous, et ferait en sorte que tout le monde aborde le phénomène religieux, et plus généralement le phénomène des valeurs - qui nous construisent tous -, de cette manière absolument ouverte.

H: Pourtant, l'un des fruits amers de la rationalité moderne est bien d'être à l'origine du racisme scientifique (Poliakov 1981, Young 1995). Comment faut-il se comporter envers les mouvements racistes, faut-il interdire des publications racistes?

A: Eh bien, tactiquement, il ne faut ni l'interdire, ni le discuter, parce que vous lui donnez de la publicité. Tactiquement! Il faut laisser tomber, parce qu'on leur fait de la publicité. Et c'est ce qu'ils veulent. Non, il ne faut pas se prêter à ces choses-là.

H: Mais, qu'est-ce que vous pensez d'un engagement politique sur ce plan-là? Par exemple, vous-même, est-ce que vous vous engagez avec des mouvements militants, contre ces phénomènes racistes?

A: Non, absolument pas. Et je n'emploie jamais le mot racisme. Vous pouvez lire mes écrits. Sauf si je cite quelqu'un. Mais moi-même, je ne parle jamais de racisme. Parce que je considère que ce n'est pas une question de racisme, de race. C'est une question de culture, pour moi.

H: Je suis d'accord avec vous que le néo-racisme s'exprime dans des notions culturalistes. Mais votre intention ne va-t-elle pas plus loin? Ne voulez pas faire entendre qu'il ne s'agit au fond que d'une question d'information et d'éducation auxquelles les racistes n'auraient pas accès?

A: Oui, pour moi, c'est une question d'information, de culture. Il faut analyser les phénomènes racistes. D'où ça vient? Comment ça fonctionne? Pourquoi est-ce ainsi? Parce qu'il faut le comprendre. Il faut tout comprendre. Comment ça se fait que ça existe dans une société comme celle des Pays-Bas, qui est une société si paisible, si belle. C'est incompréhensible! Comment ça se fait? Il faut expliquer ça!

H: Le racisme pour vous, c'est donc un problème de manque de compréhension intellectuelle et de civilisation. Il s'agit de comprendre et d'apprendre réciproquement les différences culturelles. Mais d'abord, un problème se pose: la culture de nos immigrés musulmans diffère beaucoup de la culture occidentale. Le problème serait le suivant: comment renforcer mutuellement cette compréhension culturelle afin que le racisme diminue? Surtout si la plupart des immigrés musulmans sont - comme vous, d'ailleurs -, originaires du bled. Eux, ils sont arrivés en Europe à peine pourvus de formation scolaire et culturelle.

A: Il n'existe pas de raison pour laquelle même des analphabètes ne pourraient pas s'adapter à la situation, ne pas comprendre comment marche la société et déclencher des mouvements de refus. Vous avez des musulmans incultes ici, qui égorgent des poulets devant des pavillons de banlieue, ils égorgent des poulets dans leurs jardins, devant des Français. Ça, c'est un problème de respect de culture. Je leur dis toujours: "Bon, vous voulez faire ça, mais faites-le discrètement. Vous n'avez pas le droit de choquer des Français qui n'ont jamais fait ça." Voilà la différence. Mon père est venu. J'ai habité dans la banlieue parisienne, et mon père qui est très pratiquant, m'a rendu visite. Il fallait que je lui achète des poulets vivants pour qu'il les égorge. Alors je lui ai dit: "Non, il ne faut pas l'égorger dans le jardin, tout le monde le verrait. Il l'a compris tout de suite. Parce que je lui ai expliqué. Mais si personne n'explique, les gens le font. Alors ça fait des refus formidables. Parce que ce sont des sensibilités qui se heurtent. C'est là que la culture intervient. Je fais la différence entre l'homme cultivé et l'homme qui n'est pas cultivé. Les gens ne peuvent pas se représenter que vous pouvez avoir une sensibilité différente parce que vous n'avez jamais égorgé un poulet. Il n'y a personne qui leur dit ça. Alors ils le font. Pas possible!

H: Il s'agit donc, selon vous de respecter une autre culture. D'accord, mais voyons le problème sur lequel vous avez écrit vous même, le mariage mixte interdit par l'islam: une femme musulmane qui se marie avec un non-musulman. Y-a-t-il dans ce cas également un manque de respect de culture, d'éducation ou d'information?

A: C'est un manque d'information. Vous savez, la culture, elle met en nous ce que Bourdieu appelle des habitus. C'est-à-dire: on ne peut pas se contrôler. Ça sort comme ça naturellement, parce que ça fait partie de nous. C'est un habitus. Alors là, on peut heurter sans le vouloir, parce que c'est mécanique, c'est réflexe. Il faut du temps pour éventuellement corriger les habitus qui sont les vôtres quand vous êtes avec votre femme. Par exemple, votre épouse qui vous dit: "attention là. Ça ne va pas". Et petit à petit vous allez apprendre à vous contrôler. Et ça c'est difficile.

Pourtant, le mariage mixte, c'est merveilleux! Parce que nous devons apprendre à vivre avec des personnes humaines. Nous ne devons plus vivre avec des catégories qui divisent les personnes humaines en chrétiens, bouddhistes, chinois, ceci cela. On peut être chinois. On peut avoir une culture, on peut avoir des références, sans pour cela accepter des interdictions de communication entre des humains. Ça, c'était bon au Moyen Age parce que le champ intellectuel médiéval ne permettait pas l'accès à la personne humaine par-delà les définitions théologiques, qui sont des définitions culturelles et non pas divines. Dans tout le champ intellectuel médiéval, les définitions théologiques ont été données à percevoir aux fidèles comme des ordres divins. Mais non! Ce sont des représentations humaines mises sous forme théologique.
 
3. ARTICULATIONS.(retour) L'épistémologie de la raison islamique en face de la foi prophétique.

a. Rupture entre pensées prophétique sémitique et ontologique grecque: Emmanuel Levinas. Inspiré par une tradition de penseurs juifs tels que Martin Buber et Franz Rosenzweig, Levinas a esquissé une épistémologie cohérente pour comprendre le message biblique en le situant dans la pensée moderne. Ainsi défini, ce projet apparaît tout à fait comparable à celui d'Arkoun. Pourtant, à mon avis, les chemins suivis par Levinas constituent, pour une épistémologie de la pensée islamique, un véritable défi, même si Levinas ne s'exprime jamais sur l'islam.

La formulation des données de la foi islamique a vécu, au contact de la pensée grecque, une transformation comparable à celle vécue par la foi chrétienne. Pourtant, les textes islamiques partagent beaucoup plus de conceptions sémantiques d'origine sémitique avec le judaïsme, que ne le fait le christianisme. Pour le christianisme, la transformation s'est fait à partir des sources révélées, transmises en langue grecque, encore que dans ce grec dialectal qu'est la koinè, l'origine sémite soit souvent reconnaissable dans les tournures des phrases, les proverbes et la terminologie. Malgré les profondes influences réciproques, il faut se demander, si la pensée sémitique prophétique est transposable dans la pensée grecque? La philosophie de Levinas tente de donner une réponse à cette question.

Levinas, - en discussion avec Derrida qui radicalise la pensée grecque -, met en évidence deux points de départ épistémologiques. Comme Derrida, Levinas prend pour point de départ la résistance à l'ontologie grecque transmise, sous sa forme logocentriste, comme métaphysique de la «présence»; l'un et l'autre trouvent leur inspiration chez le philosophe allemand Heidegger. Mais chez Levinas, le rejet de l'ontologie s'inspire de tout autres raisons que chez Derrida. Levinas nous esquisse, à la place de l'ontologie traditionnelle, une méta-physique originale, une ouverture prophétique dans l'être, qui nous devient visible dans le visage d'autrui: «L'idée de l'infini est le rapport social». La rencontre de l'homme avec son prochain ouvre cette perspective ultime d'où l'homme découvre son obligation envers l'autrui: «La dimension du divin s'ouvre à partir du visage humain. La relation avec le Transcendant - cependant tout libre de l'emprise du transcendant - est une relation sociale. C'est là que le Transcendant, infiniment Autre, nous sollicite et en appelle à nous ... Son épiphanie même consiste à nous solliciter par sa misère dans le visage de l'Étranger, de la veuve et de l'orphelin» (Levinas 1965: 50). C'est une vision qui paraît proche de celle du Coran.

La «traduction» par Levinas, du discours prophétique en conceptions philosophiques, signifie, selon moi, une réalisation, sous forme sécularisée, de la révélation divine, réalisation qui se trouve bien sûr impliquée dans les textes bibliques eux-mêmes. Cette réalisation apporte la preuve que l'appel de Dieu transcendant est susceptible d'être traduit en un appel éthique de logique humaniste. Dieu se révèle exhaustivement dans le visage du prochain. La question de l'existence des réalités supra-naturelles trouve ainsi une réponse et devient superflue: «pour être digne de l'ère messianique, il fallait admettre que l'éthique a un sens, même sans les promesses du Messie» (Levinas 1982e: 122). Avec la croyance en Dieu, ne sont plus en cause des affirmations qui se situent en dehors de la raison, des mystères et des dogmes inconnaissables ou un gnosticisme ontologique, mais des connaissances qu'éclaire pour nous l'appel d'autrui présent comme prochain dans notre société. C'est en effet l'appel d'autrui qui rend visible et nous explique l'appel de l'Autrui transcendant: «La phrase où Dieu vient se mêler aux mots n'est pas «je crois en Dieu». Le discours religieux préalable à tout discours religieux n'est pas le dialogue. Il est le «me voici» dit au prochain auquel je suis livré et où j'annonce la paix, c'est-à-dire ma responsabilité pour autrui. «En faisant éclore le langage sur leurs lèvres... Paix, paix à qui est loin et à qui est proche, dit l'Éternel» (Isaïe, 57, 27)» (Levinas 1982b: 123).

Mais que signifie cette disponibilité pour autrui, pour le prochain? «le «me voici» est l'obéissance à la gloire de l'Infini m'ordonnant à Autrui» (Levinas 1978: 186). Au fond, ce n'est pas pour fonder ses thèses humanistes sur une autorité divine supra-naturelle que Levinas nous renvoie aux textes prophétiques, mais pour approfondir les perspectives de la condition humaine par un appel éthique inconditionnel, qui est alors de portée prophétique. Le prophétisme est l'inspiration pour pouvoir répondre à l'appel d'autrui: «Le prophétisme est en effet le mode fondamental de la révélation ... Je pense le prophétisme comme un moment de la condition humaine elle-même. Assumer la responsabilité pour autrui est pour tout homme une manière de témoigner de la gloire de l'infini, et d'être inspiré ... «Dieu a parlé, qui ne prophétiserait pas?» (Amos 3,8), où la prophétie semble posée comme le fait fondamental de l'humanité de l'homme» (Levinas 1982e: 121-122).

C'est la raison pour laquelle, si Levinas rejette la langue de l'ontologie classique, ce n'est cependant pas sans traduire la langue prophétique en terminologie philosophique: «Nous nous opposons donc radicalement à Heidegger qui subordonne à l'ontologie le rapport avec Autrui ... au lieu de voir dans la justice et l'injustice un accès originel à Autrui, par-delà toute ontologie» (Levinas 1965: 61). Tandis que la métaphysique occidentale trouve son origine dans la religion grecque, avec sa sacralisation de la nature, et sa revendication de lieux fixes sur la terre, attitude adoptée à son tour par le catholicisme avec ses cultes des saints et ses lieux saints, Levinas oppose à ces conceptions le vrai judaïsme, qui, comme l'islam, a détruit les idoles des lieux sacrés, des souvenirs de la famille, de la tribu et de la nation. Entre le «paganisme» de religion grecque, dont a hérité la philosophie occidentale, finalement attachée, en définitive, à une sacralité de la terre et du sang, qui se suffit à elle-même, et la religion prophétique du judaïsme, s'ouvre, pour Levinas, un abîme. Dans une telle perspective, Maïmonide n'est plus considéré comme aristotélicien: «Le paganisme n'est pas la négation de l'esprit, ni l'ignorance d'un Dieu unique ... Le paganisme est une impuissance radicale à sortir du monde. Il ne consiste pas à nier esprits et dieux, mais à les situer dans le monde ... La morale païenne n'est que la conséquence de cette incapacité foncière de transgresser les limites du monde. Dans ce monde se suffisant à lui-même, fermé sur lui-même, le païen est enfermé. Il le trouve solide et bien assis. Il le trouve éternel ... Il contient pour le juif la trace du provisoire et du créé. C'est la folie ou la foi d'Israël. Maïmonide lui a donné une expression philosophique» (Levinas 1982a: 119). Avec le symbole de l'unité de Dieu, que l'on retrouve dans le judaïsme, Levinas met tout autant à jour la profonde signification de l'unité de Dieu, du «tawhid» de la confession musulmane. Il nous ouvre les yeux sur les différences théologiques qui existent entre l'univers grec et l'univers prophétique, différences qu'historiens et philologues orientalistes ne sauraient apercevoir. Parvenu à ce point de notre exposé de la démarche de Levinas, il n'est pas sans intérêt de comparer l'approche de ce dernier avec celle d'Arkoun qui, à la suite de Derrida, est opposé à l'idée selon laquelle il existerait une divergence profonde entre les deux racines de la culture et de la philosophie européennes.
b. Défense de la métaphysique occidentale: Derrida et Arkoun contre Levinas.

Comme nous l'avons montré, Arkoun élabore son épistémologie en se fondant sur la déconstruction du logocentrisme de Derrida. Toutefois, il recule devant les conséquences logiques ultimes de son analyse. Contrairement à Levinas, Arkoun ne se laisse pas influencer par l'épistémologie prophétique de la pensée sémitique. Il faut considérer que sa pensée, profondément, s'ancre dans la logique de l'ontologie grecque qui aura pour aboutissement la pensée de la modernité, instaurée par Heidegger et reprise par Derrida. Chez Arkoun, les ruptures épistémologiques, se situent au niveau de l'évolution de la pensée rationnelle, aussi ne constate-t-il pas, contrairement à Levinas, de «rupture» centrale au niveau de l'éthique prophétique. Une telle «rupture» serait-elle complètement impensable pour la pensée occidentale, et donc, aussi, pour Arkoun? Cela ne saurait être le cas, puisque, chez Levinas, il ne s'agit que d'un impensé, d'une «rupture» éthique qui, dans la pensée occidentale, peut s'étayer dans une certaine mesure sur les postulats de la raison pratique d'Emmanuel Kant. Ces postulats sont issus des dilemmes de l'agnosticisme de la raison pure, d'une raison théorique, qui se heurte aux limites et aux contradictions de la connaissance. Reste que c'est la différence irréconciliable entre la pensée grecque et la pensée sémite, qui constitue le problème de base entre le système de pensée de Levinas et celui d'Arkoun. Cette différence, les orientalistes ne sauraient la reconnaître, eux qui estiment que les dogmes juif et islamique ont été également influencés par la pensée grecque. Derrida formule ses conceptions en se fondant sur la dé-couverte que fait Heidegger de la pensée grecque présocratique. Or, c'est justement cette co-fondation de la nature et du sacré prophétique, qui suscite la révolte de Levinas.

Chez Arkoun, il faut bien le constater, cette «rupture» épistémologique est totalement absente. Chez lui, l'anthropologie rend possible la réconciliation entre les deux mondes de pensée . Arkoun a-t-il raison d'en appeler à l'existence du rationalisme des mu`tazilites et d'Ibn Ruchd, pour renier cette «rupture» essentielle? Levinas constate pourtant cette même «rupture» chez un autre rationaliste, l'aristotélicien andalous Maimonide, dont la pensée, pour l'élaboration du dogme judaïque, fut tout aussi fondamentale que ne l'ont été la pensée des mu`tazilites et celle d'Ibn Ruchd pour l'élaboration du dogme musulman. Pour pouvoir apporter une réponse à la question de l'existence d'une «rupture», il nous faut d'abord étudier la controverse qui, à Levinas, oppose Derrida, - dont Arkoun partage les idées -.

A l'adresse de Levinas, Derrida objecte: «Dieu, n'a-t-il pas toujours été pensé comme le nom de ce qui n'est pas étant suprême pré-compris à partir d'une pensée de l'être? Dieu, n'est-ce pas le nom de ce qui ne peut se laisser anticiper à partir de la dimension du divin? Dieu, n'est-il pas l'autre nom de l'être (nom parce que non-concept) dont la pensée ouvrirait la différence et l'horizon ontologique au lieu de s'y annoncer seulement? Ouverture de l'horizon et non dans l'horizon» (Derrida 1967, 1979: 221). Dans ses différents travaux, Derrida cherche toujours à neutraliser l'effraction de l'éthique prophétique dans l'ontologie occidentale. Il utilise, pour ce faire, des images grecques et heideggerriennes dont la fonction est de transformer la problématique ontologique. Il s'efforce de réduire la dimension prophétique spécifique des révélations bibliques (et coraniques) en les intégrant dans le cadre d'une pensée grecque originelle. Mais la question se pose de savoir s'il est possible de transplanter toute la culture sémite avec son contexte conceptuel prophétique, dans une culture occidentale grecque? L'interprète si sensible de Levinas, le philosophe néerlandais Theo de Boer, aboutit aux conclusions suivantes:

«Toute l'entreprise philosophique de Levinas semble reposer, comme l'a, en particulier, constaté Derrida, sur une antinomie interne. Elle veut exprimer une sphère au-delà de l'être dans un langage qui ne peut exprimer l'être. Notre langue, la langue de la tradition de la philosophie occidentale, est, comme le dit Levinas, la langue grecque. Peut-on exprimer en langue grecque ce qui est d'abord et avant tout une «inspiration», ou un «prophétisme de la langue»?» (De Boer: 106). J'ajoute ici que la question philosophique pose nécessairement le problème fondamental de la possibilité de traduire des textes sacrés. Or, on le sait, ce problème est considéré, par exemple par Aziz Al-Azmeh (1993), comme la pierre de touche qui permet de décider de l'appartenance ou non aux mouvements intégristes. «Derrida croit qu'une interprétation du prophétisme juif en langue philosophique grecque, est une entreprise impossible ... La pensée juive peut [selon Derrida] mettre radicalement en question la pensée grecque, en rendant cette dernière consciente d'elle-même, mais elle ne peut le faire que comme non-philosophie, qui ne peut poser des questions qu'en se taisant, car par le seul fait de s'exprimer, elle se transforme en philosophie qui parle la langue grecque» (De Boer: 159). L'expérience de la rupture épistémologique telle que la font les différents auteurs, produit donc ses effets quant à la manière dont ils pensent la possibilité de traduire les textes sacrés. Si cette rupture est jugée profonde, les textes ne sont pas traduisibles. Chez Arkoun, bien que la rupture entre la tradition et la modernité soit décisive, les textes sacrés eux-mêmes n'en souffrent pas, le problème de la «traduction» se trouvant déplacé vers celui de la différence d'interprétation.

Dans ces discussions, la tradition de l'islam est toujours parfaitement absente, ce qui n'est pas sans irriter Arkoun. C'est la raison pour laquelle j'introduis la voix d'un «intégriste» important, dont il nous sera donné de constater qu'il rejoint la position de Levinas, ce qui n'est pas sans nous donner à penser. Dans ses remarques sur «l'outillage conceptuel et linguistique» du message islamique, le leader islamiste marocain Yassine nous explique en effet les raisons politiques pour lesquelles il juge, lui, les textes prophétiques intraduisibles: «Il n'est pas possible de convertir les mots et les concepts d'une langue imprégnée de paganisme de par ses origines gréco-romaines pour leur faire exprimer des idées et surtout des sentiments fidèles à Dieu. Sa longue carrière au service de la religion judéo-chrétienne et de la civilisation occidentale enchaîne cette langue dans un système de connotations, système qui définit l'enceinte de la culture occidentale et dont justement nous voulons nous échapper pour dire notre positivité sans référent au milieu barbare. C'est encore impossible étant donné que le colonialisme politique et économique continue de s'exercer sur nos sociétés et nos esprits grâce à ce colonialisme culturel qui nous aliène dans la pensée et les valeurs des envahisseurs. La classe politique occidentalisée chez nous a tendance à penser par clichés reçus de ses maîtres à penser de l'étranger. Cette classe est l'objet de nos soucis: c'est pour l'atteindre que nous écrivons en français pour lui faire parvenir un message que le matraquage psychologique, qui a rythmé sa vie, lui a fait oublier. A défaut d'un approfondissement et d'un déplacement sémantique impossible pour faire coïncider les concepts et les notions du français avec ceux de la langue du Coran, j'essaierai de forger et de préciser les contours des outils de travail indispensables au fur et à mesure que celui-ci avance. Pour le reste, j'utiliserai des notions générales chargées d'idéal, telles que démocratie, liberté, révolution, dans le sens que leur suppose le lecteur moyen. Espérant que, petit à petit, se dégagera la signification multidimensionnelle que nous confions à ce langage où le signifiant est, par vocation, allergique aux exigences du signifié qu'on veut lui faire véhiculer» (Yassine 1990: 8-9).

Yassine nous montre que le simple problème de la possibilité de traduire et les textes sacrés et les notions politiques peut avoir des répercussions politiques et peut se relier à la guerre que se livrent actuellement les civilisations des pays du Nord et du Sud. Pourvus de cette logique «intégriste», nous serons plus attentifs à suivre les raisonnements compliqués de nos auteurs «poststructuralistes», nous pourrons également mieux juger de la légitimité de leur logique fondamentaliste.

Selon la philosophie de Derrida, il faudrait conclure que ce n'est pas seulement la pensée juive qui serait condamnée au silence, mais aussi les pensées chrétienne et islamique, en ce qu'elles sont issues de la même racine prophétique. Les dogmes chrétiens et islamiques seraient donc également mis en question. Arkoun, au contraire, cherche à élargir l'ouverture intellectuelle de l'Occident, il la juge capable d'exprimer les conceptions des vérités révélées. Chez Arkoun, on ne trouve pas la distinction essentielle entre religions naturelles grecques et religions prophétiques, déjà élaborée par Friedrich Heiler, dès le début du siècle. Chez Arkoun, le fait de traduire le Coran, n'impose pas une problématique de rupture. Aussi Arkoun se trouve-t-il un allié en Derrida, lorsque celui-ci réfute le scepticisme de Levinas quant à la possibilité d'exprimer, en grec, la sagesse juive. Je cite Derrida citant Levinas: «Levinas parle d'un «empirisme qui n'a rien de positiviste» ... Mais l'empirisme a toujours été déterminé par la philosophie de Platon à Husserl, comme non-philosophie, incapacité de se justifier, de se porter secours comme parole» (Derrida: 225/6). Derrida continue son raisonnement en s'élevant contre l'empirisme de la sagesse prophétique chez Levinas. C'est justement par sa différence que la pensée prophétique, en confrontation avec la pensée grecque de la raison, éveille chez cette dernière ses ultimes possibilités de compréhension jusqu'aux limites de la rationalité, qui restent pourtant rationnelles:

«Rien ne peut donc solliciter aussi profondément le logos grec - la philosophie - que cette irruption du tout-autre, rien ne peut autant le réveiller à son origine comme à sa mortalité, à son autre. Mais si (ce n'est pour nous qu'une hypothèse) on appelle judaïsme cette expérience de l'infiniment autre, il faut réfléchir à cette nécessité où il se trouve, à cette injonction qui lui est faite de se produire comme logos et de réveiller le Grec dans la syntaxe autistique de son propre rêve. Nécessité d'éviter la pire violence qui menace quand on se livre silencieusement à l'autre dans la nuit. Nécessité d'emprunter les voies de l'unique logos philosophique qui ne peut que renverser «la courbure de l'espace» au profit du même. D'un même qui n'est pas l'identique et qui ne renferme pas l'autre. C'est un Grec qui a dit: «S'il faut philosopher, il faut philosopher; s'il ne faut pas philosopher, il faut encore philosopher (pour le dire et le penser). Il faut toujours philosopher.» Levinas le sait mieux que d'autres: «On ne saurait refuser les Écritures sans savoir les lire, ni museler la philologie sans philosophie, ni arrêter, si besoin était, le discours philosophique, sans philosopher encore». «Il faut recourir - j'en suis convaincu - au médium de toute compréhension et de toute entente, où toute vérité se réfléchit - précisément à la civilisation grecque» » (Derrida: 226).

Selon Derrida, Levinas lui-même témoigne de la nécessité de recourir, pour comprendre le message prophétique, au médium de toute compréhension, le logos grec. Le devoir de tout philosophe, de tout un chacun qui réfléchit, ce n'est pas d'exclure, mais d'inclure la pensée transmise par le message prophétique, et donc de l'annexer au territoire grec. Selon Derrida, en effet, «La Grèce n'est pas un territoire neutre provisoire, hors frontière. L'histoire dans laquelle se produit le logos grec ne peut être l'accident heureux livrant un terrain d'entente à ceux qui entendent la prophétie eschatologique et à ceux qui ne l'entendent point. Elle ne peut être dehors et accident pour aucune pensée. Le miracle grec, ce n'est pas ceci ou cela, telle ou telle réussite étonnante; c'est l'impossibilité à jamais, pour aucune pensée, de traiter ses sages, ... comme des «sages du dehors» » (Derrida: 227). Or, si on prétend qu'il s'agit, avec le message prophétique, d'un message pertinent pour la raison humaine, il ne reste d'autre choix que de l'exprimer en langue rationnelle. Pourtant la différence subsiste et il nous reste une barrière à franchir.
c. Le déchirement entre la raison grecque et la raison prophétique. L'Ithaque de la raison arkounienne.

Comment résoudre ce dualisme originel qui hante et fend nos pensées, ce dualisme qu'on retrouve incorporé dans la différence entre la personnalité grecque et la personnalité sémite présentes dans les racines de notre culture?

«Sommes-nous des Juifs ? Sommes-nous des Grecs ? Nous vivons dans la différence entre le Juif et le Grec, qui est peut-être l'unité de ce qu'on appelle l'histoire. Nous vivons dans et de la différence, c'est-à-dire dans l'hypocrisie dont Levinas dit si profondément qu'elle est «non seulement un vilain défaut contingent de l'homme, mais le déchirement profond d'un monde attaché à la fois aux philosophes et aux prophètes» » (Derrida: 227).

Comment comprendre, comment réconcilier ce déchirement profond des deux mondes philosophiques et prophétiques? Afin de nous procurer une méthode qui nous libère de l'hétérologie empirique de ces deux mondes qui sont au berceau de notre civilisation, Derrida a recours à la philosophie de Hegel. Il faut bien en effet que nous trouvions une pensée qui nous permette de déconstruire l'accouplement historique du judaïsme et de l'hellénisme, et de dépasser et de vaincre l'impensable de notre déchirement stérile. Et c'est l'«Aufhebung», le dépassement hégélien, qui se présente alors à notre maître à penser. Mais avec ce recours à la dialectique de Hegel comme solution ultime s'offrant à une philosophie d'archéologie et de déconstruction, n'a-t-on pas introduit dans ce système de pensée post-structuraliste, un véritable cheval de Troie? En faisant appel aux conceptions de la philosophie allemande classique du Sujet, la critique déconstructive ne confesse-t-elle pas sa propre impuissance à résoudre les vrais problèmes et les vrais dilemmes de la philosophie européenne? En ce qui me concerne, je le crois, et c'est pourquoi l'entreprise postmoderniste, en tant que fondation d'une métaphysique, ne me semble représenter qu'une impressionnante et adéquate phénoménologie des simulacres contemporains (cf. Haleber 1989-a, Frank 1984, Habermas 1985). Cette constatation ne sera pas non plus sans importance pour l'évaluation de la pensée d'Arkoun.

Acculé à devoir trouver une solution entre pensée métaphysique et pensée prophétique, Derrida ose la trouver dans un retour à la dialectique de Hegel, philosophie du Sujet et de la transcendance, depuis longtemps abjurée et diffamée par les élèves de Foucault: «Sommes-nous des Grecs? Sommes-nous des Juifs? Mais qui, nous? Sommes-nous (question non chronologique, question pré-logique) d'abord des Juifs ou d'abord des Grecs? Et l'étrange dialogue entre le Juif et le Grec, la paix elle-même, ont-ils la forme de la logique spéculative absolue de Hegel, logique vivante réconciliant la tautologie formelle et l'hétérologie empirique après avoir pensé le discours prophétique dans la Préface de la Phénoménologie de l'esprit ? Cette paix a-t-elle, au contraire, la forme de la séparation infinie et de la transcendance impensable, indicible, de l'autre? A l'horizon de quelle paix appartient le langage qui pose cette question? Où puise-t-il l'énergie de sa question? Peut-il rendre compte de l'accouplement historique du judaïsme et de l'hellénisme? Quelle est la légitimité, quel est le sens de la copule dans cette proposition du plus hégélien, peut-être, des romanciers modernes: «Jewgreek is greekjew. Extremes meet»? » (Derrida: 227/8).

La citation «juif-grec est grec-juif» vient d'Ulysse, le célèbre ouvrage de James Joyce. Dans ses annotations, Derrida essaie de nous résumer la dialectique hégélienne de l'identité et de la différence, qu'il fallait donc aborder pour se convaincre de la possibilité d'une solution. Je me restreins à ne suivre que sa critique sur Levinas, critique qu'il symbolise par le mépris de celui-ci pour Ulysse, le héros grec:

«Mais Levinas n'aime pas Ulysse ni les ruses de ce héros trop hégélien, de cet homme du noostos et du cercle fermé, dont l'aventure se résume toujours dans sa totalité. Il s'en prend souvent à lui (Totalité et Infini, Difficile Liberté), «Au mythe d'Ulysse retournant à Ithaque, nous voudrions opposer l'histoire d'Abraham quittant à jamais sa patrie pour une terre encore inconnue et interdisant à son serviteur de ramener même son fils à ce point de départ» (La Trace de l'autre) » (Derrida: 228).

Derrida touche ici au cœur de la pensée de Levinas, à son rejet de l'éternel retour, qui, depuis Nietzsche, constitue l'un des thèmes majeurs et l'un des fils conducteurs de la philosophie occidentale, notamment chez les post-modernistes. En défendant Ulysse, le héros, dans la tradition de la pensée grecque, Derrida manque son but: il ne traite pas l'intention de Levinas, qui est aussi celle de Pascal, et que personnifie Abraham. Levinas veut justement montrer que l'homme doit se détacher de son désir de possession d'une place fixe sous le soleil, de son «attachement au Lieu», de sa lutte égoïste pour la défense de sa propre survie, de son recours nostalgique à une idéologie nationaliste pour la recherche d'une patrie fixe. Il s'agit ici du thème de l'exode radical, de la sortie de l'enceinte protectrice de la famille, des proches parents, du milieu familier, «des paysages, et des souvenirs familiaux, tribaux, nationaux» (Levinas 1976: 327). «Ce qui est admirable dans l'exploit de Gagarine» sur la lune, nous assure Levinas, «par-dessus tout, c'est d'avoir quitté le Lieu» (Levinas 1976: 326). Abraham et la technique personnifiée par Gagarine, se libèrent du culte des Lieux saints: «La technique nous arrache au monde heideggerien et aux superstitions du Lieu ... la technique est moins dangereuse que les génies du Lieu» (Levinas 1976: 325). L'éloge de la technique par Levinas, se base sur sa répugnance de «l'éternelle séduction du paganisme ... Le sacré filtrant à travers le monde - le judaïsme n'est peut-être que la négation de cela. Détruire les bosquets sacrés - nous comprenons maintenant la pureté de ce prétendu vandalisme» (ibidem). Ce que Levinas dit sur le judaïsme d'Abraham, vaut également pour l'Abraham du Coran, le musulman qui détruit les idoles de la Mecque: il «n'a pas sublimé les idoles, il a exigé leur destruction. Comme la technique, il a démystifié l'univers. Il a désensorcelé la Nature» (Levinas 1976: 327). Ainsi Levinas oppose-t-il Abraham, la religion prophétique, aux héros grecs de la Nature, tel Ulysse attaché à son Lieu de départ. Or, cette démarche de Levinas, Derrida ne l'a pas comprise (4).

Cet exode radical, thème central de la Bible, se retrouve dans chacune des trois religions prophétiques. Dans l'islam, il est caractérisé par le hidjra, la migration du prophète de la Mecque à la Médine, symbole aussi significatif pour les écrivains classiques que pour les mouvements islamistes actuels. Ce motif se trouve en opposition flagrante avec l'éternel retour des religions naturelles, comme il se trouve en opposition flagrante, ne l'oublions pas, avec le progrès continu et unilinéaire qui s'est imposé depuis les Lumières. L'exode est l'aventure d'une rupture historique et décisive avec le passé familier de Moïse, de Jésus, de Mohammed, il est le départ vers un avenir inconnu sans retour possible, à la grâce d'un Dieu unique. En tant que tel, il s'oppose à la vision de la vie comme répétition, que cette répétition se fasse au moyen de la réincarnation, par le retour au point de départ ou par le retour aux génies et aux dieux de la patrie nostalgique.

L'on reconnaît là la tradition reprise par Nietzsche et ses successeurs postmodernistes actuels. Or, Nietzsche a utilisé le motif de l'éternel retour, comme protestation contre l'héritage chrétien de la civilisation occidentale. Derrida fait donc fausse route en croyant pouvoir utiliser le rusé Ulysse comme argument contre la pensée juive. Derrida se trompe encore davantage lorsqu'il qualifie Ulysse de «héros trop hégélien», alors que Hegel, justement, se distancie dialectiquement de ces héros naturels, et préfère, comme symbole, le tragique profond et la pleine contradiction des prophètes divins crucifiés dans la personne de Jésus.

Quelle conclusion peut-on tirer de cette confrontation de deux courants de pensées différents? A la lumière des acquis philosophiques actuels, la référence ultime de Derrida à la dialectique de Hegel serait encore à reprendre et à appliquer aux données des religions prophétiques; les théologiens y ont toutefois renoncé depuis longtemps.

La pensée spécifique de Levinas a conscience des acquis modernes, et continue de leur lancer un défi, en justifiant une éthique de portée «laïque», puisque Levinas nie, dès les origines, les références supra-naturelles du passé. Toutefois, sa protestation contre la tradition de l'ontologie occidentale, si elle est aussi radicale que celle de Heidegger et des «post-modernistes», part d'un angle différent et suit une direction différente: fondée sur la pensée prophétique, cette protestation ne réconcilie pas la déchirure et laisse irrésolu le dualisme de l'homme et de la nature, d'où découlent les problématiques de l'environnement et de la position de la femme. A la pensée de Levinas s'attachent encore ces problèmes de dissymétrie, auxquels se réfère Derrida à propos du cas posé par le livre Totalité et Infini: «Cette impossibilité principielle pour un livre d'avoir été écrit par une femme n'est-elle pas unique dans l'histoire de l'écriture métaphysique?» (Derrida: 228). Chez Levinas, les valeurs de la terre, de l'environnement, de la femme, de la jouissance, se trouvent négligées, cette carence se fondant sur l'ordre donné par le Créateur à Adam, de soumettre la terre. L'oubli de ces valeurs et l'impossibilité évidente qu'il y a à les penser mettent ses conceptions en question.

Chez Arkoun, on ne trouve pas de terminologie qui témoignerait d'une rupture épistémologique destinée à déconstruire la différence entre prophétie et ontologie. Chez lui, pour pouvoir retrouver le sens des textes prophétiques, il n'existe pas de passage «autrement qu'être ou au-delà de l'essence», il n'y a pas d'identification de l'autre à l'Autre, ni de rupture avec la tradition ontologique totalitaire, ou de rupture qui crée une ouverture vers l'Infini. Ces absences prouvent que, pour Arkoun, qui s'inscrit dans la tradition des Lumières, c'est la rationalité qui continue à servir de mesure. Bien qu'il accepte l'aide de Derrida et de Foucault pour radicaliser ses approches rationnelles, et qu'il fasse appel à eux dans sa démonstration de ce qui fut, dans l'histoire, des impensés ou des impensables, il ne met pas, contrairement à ces penseurs sur lesquels il prend exemple, la rationalité comme telle en question. L'ambiguïté et le caractère paradoxal de la raison occidentale, avec toutes les conséquences négatives que cela entraîne pour la conception de la rationalité moderne en soi, n'apparaissent pas chez Arkoun, si ce n'est lorsqu'il dénonce des philosophies aussi extrêmes et absolues que peuvent l'être le positivisme et le scientisme.

Chez Arkoun, cet Ulysse arabo-berbère qui cherche un nouveau champ d'intelligibilité pour ouvrir des horizons nouveaux, la rupture épistémologique provoquée par l'exode ne paraît pas déterminer sa quête du sacré. Il retrouve son Ithaque de la raison réconciliée, sans souffrir du déchirement entre la pensée grecque et prophétique. Le message prophétique de l'islam, une fois purifié de l'idéologie islamiste, ne le fait pas hésiter à s'engager sur le chemin du progrès de la pensée moderne. Toutefois, la route indiquée par un islamiste tel que Sayyed Qotb fait soupçonner que le message prophétique, qui fait partie, intégralement, d'une épistémologie du Coran, sera comme de la dynamite placée sur le chemin d'Arkoun. Il tient, lui, à voir la réponse portant sur les incompatibilités des origines grecques et sémites, dans le développement d'une réceptivité plus fine à la science transmise. Une telle subtilité d'esprit permettrait d'élargir la compréhension de notions telles que le mythe et l'imaginaire. A mes questions sur ce point, Arkoun répond en se distanciant de l'approche de Levinas, et aussi, par voie de conséquence, de l'approche des «intégristes» (cf. 10, Débat). Pour mieux découvrir l'abîme qui sépare Arkoun de la pensée juive, comme de la pensée des Lumières, j'analyserai le rejet de Spinoza par Levinas.
d. Aux origines de l'herméneutique orientaliste: Spinoza contre Levinas et Arkoun.

Les déchirements épistémologiques que nous venons de constater, guidé par Levinas, dans la philosophie du sacré, et pour lesquels Derrida ne sait référer qu'à une réconciliation hégélienne, ont de graves conséquences pour ce qui est de la lecture des textes. Arkoun garde pour point de départ de son entreprise théologique, les efforts humanistes de l'époque classique de la civilisation islamique, comme en témoigne l'ouvrage qu'il a consacré à Miskawayh. Comme pour beaucoup d'autres, comme, par exemple, pour le Marocain Mohammed Abed Jabri, il voit en Ibn Ruchd, son grand prédécesseur. Le rationaliste arabe du XIIe siècle ne sut-il pas créer, en effet, à partir de sa propre position historique, un espace maximum pour une approche critique et raisonnable de l'héritage de culture islamique? Reste cependant à analyser si l'attitude d'Arkoun s'avère compatible avec les leçons que le grand précurseur de la lecture critique moderne des textes sacrés qu'est Baruch d'Espinoza, a tirées de cette époque classique.

Spinoza eut le génie de transposer l'héritage judéo-arabe dans le contexte de l'épistémè moderne, épistémè tant louée par Arkoun. Spinoza a été le premier à établir pour l'épistémè moderne la méthode de l'herméneutique des textes sacrés. Il est caractéristique que Hasan Hanafi ait reconnu l'importance de Spinoza, l'incontournable inaugurateur de la lecture moderne des textes, en traduisant en arabe les traités que Spinoza a consacré à ce sujet. Quelle est la position de la critique de la raison arkounienne vis-à-vis de la lecture spinoziste, cette pierre de touche de la modernité?

L'écart entre Arkoun et la tradition de l'exégèse juive traditionnelle, se fait évidente lorsque l'on étudie la condamnation de Spinoza prononcée par Levinas. Ce dernier se considère en effet comme le continuateur de la tradition de l'exégèse juive, alors que Baruch d'Espinoza, fils d'un immigré amsterdamois originaire de la ville portugaise de Figuera, se réclame, lui, du courant cartésien. Sur la base des principes cartésiens, il est le premier à avoir développé dans l'espace méditerranéen une épistémologie scientifique de l'étude critique des textes. C'est pourquoi, Spinoza fut le principal instaurateur de la méthode moderne de critique des textes. C'est aussi la raison pour laquelle Levinas situe ce penseur juif rationaliste en dehors de la tradition talmudique de la lecture de l'écrit.

Levinas ne reproche pas seulement à Spinoza de n'avoir aucune affinité avec cette méthode, il fait de plus le constat qu'il se borne à «violenter les textes», «Spinoza n'avait pas eu de contact direct avec l'œuvre prémédiévale du Talmud ... Spinoza a-t-il jamais entendu la bonne façon de «talmudiser»?» (Levinas 1982c: 201-2). Ce jugement est extrêmement bizarre, comparé à l'opinion du fameux David Ben Gourion, qui observe que Spinoza «a appris beaucoup d'Ibn Esra, Ben Maimon et d'autres philosophes juifs du moyen âge. Il était particulièrement versé dans la Bible et étudiait Talmud et Kabbale ... Spinoza est le fils immortel du peuple juif, et c'est notre devoir de redonner à notre langue et culture hébraïques, les écritures du penseur le plus original et du philosophe le plus profond que le judaïsme ait engendré depuis deux mille ans» (Dans Hessing 1962: 7-9). D'ailleurs, les biographes de Spinoza témoignent de ce «qu'il est possible que dans la Traité Théologico-politique, il ne se trouve même pas une seule remarque critique sur la Bible, qui n'ait son origine chez un Talmudiste, ou qu'on ne pourrait retrouver chez un autre commentateur juif» (Hessing: 114).

Levinas ensevelit le génie juif de Spinoza dans le tombeau de l'histoire erronée de l'ontologie occidentale. La stricte séparation que fait Levinas entre l'exégèse talmudique et la philosophie occidentale, suggère que sa propre épistémologie concernant les textes sacrés est finalement de signature et de structure quasi supra-naturalistes. Cette épistémologie, qui traite les données révélées comme le fait, dans la théologie protestante, le Suisse Karl Barth, n'est pas sans relever d'un certain positivisme. Selon Barth, l'humain, dans sa dimension horizontale, n'existe et ne reçoit les contenus de sa signification que par la descente verticale de la révélation divine. Il n'est guère besoin de préciser que cette position est aussi éloignée que possible de la position d'Arkoun.

Levinas pose, de façon apodictique, que «Spinoza n'aura conféré aucun rôle dans la production du sens au lecteur du texte et, si l'on peut dire, n'aura prêté aucun don de prophétie à l'oreille» (1982c: 206). Levinas continue: «Qu'il me suffise d'évoquer quelques possibilités de l'exégèse que le Talmud anime et qui, à en croire la critique de Spinoza et la méthode philologique qu'il avance contre elle, se bornerait à violenter les textes. Ce qui est recherché - et souvent accompli - dans l'incessant retour des docteurs du Talmud sur les versets, dont Spinoza dit: Verba scripturae extorquere conantur ut id quod plane non vult dicat (chapitre II) et qui aboutit en effet à des interprétations multiples qui s'éloignent, en apparence, du sens obvie, c'est une lecture où le passage commenté éclaire le lecteur sur sa préoccupation actuelle (singulière ou commune à sa génération), et où, réciproquement, le verset se renouvelle à partir de cette clarté. C'est ce que j'appellerai l'essence «homilétique» du texte. L'homélie avant d'être l'édification d'une communauté, est cette relation intime avec le texte, ce renouvellement, cette réactualisation du sens. L'herméneutique que, dans sa préface à Bultmann, Ricoeur désigne comme «le déchiffrage même de la vie au miroir du texte» est à sa façon pratiquée et même instaurée ici» (o.c. 203).

Levinas accentue l'importance de l'essence «homilétique» du texte, la répétition comme réactualisation du sens, dans la prédication. Or, si justement Arkoun ne sous-estime aucunement l'usage liturgique et oral du texte sacré qui, précisément dans cet usage, déploie sa pleine signification religieuse, pour la juste compréhension du texte par le croyant, il rejette radicalement l'homélie en tant qu'endroit exemplaire (cf. 10, Débat). Il ne faut pas troubler le sens du texte avec les sentiments pieux du prédicateur. Il s'agit d'une distinction à laquelle tiendra aussi Ricoeur, présenté par Levinas, à tort, comme son témoin.

En voyant la Bible comme livre de métaphores, dans lequel le simple croyant retrouve les leçons de la raison et de la morale sous forme d'imaginations mythologiques adaptées à sa compréhension limitée, Spinoza,- en contradiction avec ce que Levinas lui fait dire -, donne la responsabilité créative au lecteur interprétant. Apparemment, ce faux argument n'est allégué par Levinas que pour pouvoir récuser radicalement l'étude des textes telle que la propose Spinoza dans son traité:

«La critique spinoziste ne fait aucun état de cette «ontologie» du sens. Si Spinoza, le génial Spinoza, avait connu intimement la vie du Talmud, il n'aurait pu ni réduire cette ontologie à une mauvaise foi de pharisiens, ni l'expliquer par le fait qu' «à partir des paroles et d'images on peut combiner bien plus d'idées qu'à partir des seuls principes et notions sur lesquels se construit notre connaissance naturelle» (nam ex verbis et imaginibus longe plures ideae componi possunt quam ex solis principiis et notionibus, quibus tota nostra naturalis cognitio superstruitur) (chapitre 1er). Aux règles philologiques que préconise le Traité théologico-politique et qui désignent, sans conteste, le champ moderne de la lecture des textes, ne s'ajoute, chez Spinoza, aucune autre dimension. Or, la lecture moderne ne s'en tient pas, pensons-nous, à ce champ préconisé par la méthode spinoziste. Pour Spinoza, tout savoir qui résume une expérience temporelle, tout ce qui revêt un style poétique, porte la marque de l'imaginaire. La Bible, conditionnée par le temps, est en dehors des idées adéquates; sa cohérence n'est faite que des figmenta des commentateurs. N'est réelle que sa réalité subjective avec ses intentions subjectives. Retrouver la réalité des actes de la pensée et leurs intentions subjectives consignées dans le texte, voilà tout ce qu'un savoir soucieux de réalité peut chercher dans l'Écriture. Mentem authorum Scripturae concludere: l'intention subjective et ses causes, et non point sa portée imaginaire ! Établir la genèse du texte, plutôt que d'en faire l'exégèse ! Certes, le sens est référé aux circonstances de sa formulation, mais, dès le début, il est déjà pleinement lui-même, réifié dans le texte et quasiment emboîté en lui avant tout développement historique et toute herméneutique: le sens est l'absolu de l'origine et non pas du résultat. Dès lors, Spinoza ne ramène pas seulement la Bible au rang de tout texte, il assimile l'exploration de toute écriture à l'exploration de la Nature (chapitre VI): Dico methodum interpretandi Scripturam haud differre a methodo interpretandi Naturam sed cum ea prorsus convenire» (o.c. 205, caractères cursifs RH.).

S'appuyant sur cette citation, Levinas suggère que Spinoza, avec son interprétation des saintes écritures, a l'intention de poser qu'«est divin ce qui en elles concorde avec les conséquences pratiques de son Éthique», et donc, ce qui en elles concorde avec sa propre philosophie (ibidem). Il donne de la citation ci-dessus l'explication suivante:«Spinoza ne ramène pas seulement la Bible au rang de tout texte, il assimile l'exploration de toute écriture à l'exploration de la Nature». Compte tenu du contexte de la citation, il paraît pourtant évident qu'il ne s'agit pas pour Spinoza d'une défense des thèses de son Éthique, mais de trouver une méthode scientifique et adéquate pour la compréhension des textes sans les mêler à des préjugés théologiques ou à la piété homilétique.

Est-il est juste de prétendre pour autant que «Spinoza n'aura conféré aucun rôle dans la production du sens au lecteur du texte et, si l'on peut dire, n'aura prêté aucun don de prophétie à l'oreille»? La suite de la phrase de Spinoza rappelée un peu plus haut, suite que Levinas passe sous silence, rend évident ce contre quoi Levinas essaie en vain de protester. En n'osant pas citer son «génial Spinoza», en ne le laissant pas expliquer sa véritable intention, Levinas fait incontestablement la preuve de sa mauvaise foi. Pour faire droit aux intentions de Spinoza, je vais le citer en contexte. Le commencement de la citation peut être lu comme une description de la «folie» de l'étude de texte telle que la pratique le fondamentalisme actuel:

«A ces maux se joignit la superstition qui enseigne à mépriser la Nature et la Raison, à admirer et à vénérer cela seulement qui les contredit; aussi n'est-il pas surprenant que les hommes, pour mieux admirer et vénérer davantage l'Écriture, se soient attachés à l'expliquer de telle sorte qu'elle semble le plus contraire qui se puisse à cette même Nature et à cette même Raison. Ainsi en vient-on à rêver que de très profonds mystères sont cachés dans les livres saints et l'on s'épuise à les sonder, négligeant l'utile pour l'absurde; et tout ce qu'on invente dans ce délire, on l'attribue à l'Esprit-Saint et l'on tâche de le défendre de toutes ses forces, avec l'ardeur de la passion. Tels sont les hommes en effet: tout ce qu'ils conçoivent par l'entendement pur, ils le défendent à l'aide du seul entendement et de la Raison; les croyances irrationnelles que leur imposent les affections de l'âme, ils les défendent avec leurs passions (5) ».

Spinoza continue, - avec en cursif le fragment isolé et désabusé par Levinas: «Pour nous tirer de ces égarements, affranchir notre pensée des préjugés des Théologiens et ne pas nous attacher imprudemment à des inventions humaines prises pour des enseignements divins, il nous faut traiter de la vraie méthode à suivre dans l'interprétation de l'Écriture et arriver à en avoir une vue claire: tant que nous ne la connaîtrons pas en effet nous ne pourrons rien savoir avec certitude de ce que l'Écriture ou l'Esprit-Saint veut enseigner. Pour faire court je résumerai cette méthode en disant qu'eIle ne diffère en rien de celle que l'on suit dans l'interprétation de la Nature, mais s'accorde en tout avec elle. De même en effet que la Méthode dans l'interprétation de la nature consiste essentiellement à considérer d'abord la Nature en historien et après avoir ainsi réuni des données certaines à en conclure les définitions des choses naturelles, de même, pour interpréter l'Écriture, il est nécessaire d'en acquérir une exacte connaissance historique et une fois en possession de cette connaissance, c'est-à-dire de données et de principes certains, on peut en conclure par voie de légitime conséquence la pensée des auteurs de l'Écriture. De la sorte en effet (je veux dire si l'on n'admet d'autres principes et d'autres données pour interpréter l'Écriture et en éclaircir le contenu, que ce qui peut se tirer de l'Écriture elle-même et de son histoire critique), chacun pourra avancer sans risque d'erreur, et l'on pourra chercher à se faire une idée de ce qui passe notre compréhension avec autant de sécurité que de ce qui nous est connu par la Lumière Naturelle. Pour établir clairement que cette voie n'est pas seulement sûre, mais qu'elle est la voie unique et s'accorde avec la méthode d'interprétation de la Nature, il faut noter toutefois que l'Écriture traite très souvent de choses qui ne peuvent être déduites des principes connus par la Lumière Naturelle; ce sont des histoires et des révélations qui en forment la plus grande partie; or les histoires contiennent principalement des miracles, c'est-à-dire (comme nous l'avons montré au chapitre précédent) des récits de faits insolites de la Nature adaptés aux opinions et aux jugements des Historiens qui les ont écrits» (Spinoza: 138; ce texte ne se trouve pas selon la référence de Levinas au chapitre 6, mais au chapitre 7, cf. l'édition standard en latin de Van Vloten 1914: I-II, 172).

Replacée dans son contexte, la citation nous révèle les principes clairs et intelligibles de l'interprétation moderne des textes: «pour interpréter l'Écriture, il est nécessaire d'en acquérir une exacte connaissance historique et une fois en possession de cette connaissance, c'est-à-dire de données et de principes certains, on peut en conclure par voie de légitime conséquence la pensée des auteurs de l'Écriture». La contorsion de Levinas ne nous laisse pas d'autre choix que de voir en Levinas un philosophe resté attaché aux «préjugés des théologiens», aux «croyances irrationnelles que leur imposent les affections de l'âme», aux «inventions humaines prises pour des enseignements divins», comme le lui reprocherait sévèrement son génie juif du XVIIe siècle.

Il s'agit évidemment pour Spinoza d'une défense des principes de la critique littéraire moderne qui doivent s'appliquer à l'étude des textes, il ne s'agit pas de la proclamation obstinée de quelque message métaphysique émanant de sa propre pensée, contrairement à ce que prétend Levinas afin de défendre l'exégèse médiévale. Il est caractéristique, que] dans les raisons exposées dans leur bulle d'excommunication, les rabbins du XVIIe siècle aient reproché à Spinoza de ne pas accomplir le rituel de la loi juive, et que cela ait été leur argument central. Ce qui prouve encore l'importance de cet argument central qui concernait sa vie pratique et non pas sa philosophie, la tentative faite par les dirigeants juifs pour inciter Spinoza à observer les rites religieux, en promettant de lui payer, en cas de soumission, une rente annuelle assez considérable. Dans de telles circonstances, les liens étroits que la philosophie de Spinoza entretient avec les thèses de la tradition kabbalistique, pourraient être pardonnables.

Il va de soi que les philosophes d'aujourd'hui seraient en désaccord avec Spinoza sur de nombreux points, comme, par exemple, sur l'idée qu'il émet d'une nature déterminée. Il n'en reste pas moins vrai qu'aucun interprète des écritures sacrées, aussi pas Arkoun, ne peut s'estimer affranchi du devoir qu'il a de se rendre compte des faits historiques (cf. 7-c). Le rejet de l'approche méthodique de Spinoza a des répercussions égales pour les traditions juive, chrétienne et arabe de la connaissance naturelle des données révélées, comme on peut, par exemple, le constater chez Ibn Tofail. L'adage chrétien «anima naturaliter christiana», l'âme est de nature chrétienne, trouve sa contrepartie dans la thèse de la fitra, basé sur le hadith selon lequel l'âme humaine est née musulmane.

Si Arkoun partage, en règle générale, le défi rationnel des principes de Spinoza, toutefois, il ne renonce pas à attribuer à l'imaginaire du croyant un rôle important. Or, l'introduction de l'imaginaire dans l'interprétation des textes, n'est-ce pas ce à quoi se refuse absolument Spinoza? Pourtant, Arkoun, contrairement à Levinas, dénie à l'herméneutique appliquée de la prédication, à l'imaginaire de l'homélie, un rôle essentiel pour l'étude des textes. Dans l'optique d'Arkoun, la piété du croyant ne joue donc pas un rôle essentiel dans la compréhension des textes (cf. 10, Débat). Il est important de souligner ici cette limite. Arkoun, en effet, s'adresse souvent à un public musulman sans éducation scientifique, pour lequel il adapte ses arguments. Or, en désignant clairement le discours homilétique comme discours idéologique, il ne saurait se prêter à un quelconque malentendu qui voudrait faire de lui un missionnaire religieux (cf. 10, Débat). Par ailleurs, Arkoun, comme nous le verrons par la suite, dans chapitre 7, se distancie aussi de l'actuelle méthode spinoziste radicalisée dont usent les orientalistes pour l'étude des textes. Dans ces conditions, la question se pose de savoir si Arkoun lui-même ne revient pas en arrière et ne se situe pas en decà des principes de la science moderne, des principes des Lumières, inaugurés par Spinoza?

Arkoun ne suit pas le traitement d'épistémè moderne proposé par Spinoza, son «historisation» du mythe et de l'imaginaire. Cette «historisation», il la qualifiera chez les orientalistes, de réduction «positiviste». Toutefois, il faut observer que les deux penseurs évaluent différemment l'imaginaire. Pour Spinoza, l'imagination humaine est la source de tromperies, et l'origine de l'idéologie. Pourtant, l'histoire de la réception actuelle de la notion, centrale pour Spinoza, de l'imaginatio, paraît confuse (cf. Haleber 1989-b).

Comme ma lecture des textes originaux de Marx l'a prouvé (cf. 2-c), Marx, lui, définissait l'idéologie comme une «fausse conscience» liée à un anachronisme historique. Cette définition est aujourd'hui abandonnée, et se trouve actuellement remplacée par une conception structuralo-positiviste de l'idéologie. Telle est, par exemple, la conception de Louis Althusser, qui fonde néanmoins explicitement son analyse sur Spinoza, puisqu'il voit dans sa notion de l'imaginatio l'origine de l'idée d'idéologie (cf. Haleber 1989-b).

Pour avoir prise sur la pensée d'Arkoun, il faut que nous nous éloignions donc des significations superficielles et structuralistes de l'idéologie. Il faut délimiter clairement l'impensé des propos d'Arkoun dans le champ de l'interaction de l'imaginaire religieux et de l'idéologie à l'époque moderne. Dans le chapitre suivant, j'élargirai la réflexion en comparant la pensée d'Arkoun au processus de l'idéologie tel que je l'envisage.

- - Entretien avec Mohammed Arkoun (3).

Haleber: Vous proposez le projet d'un islam intégral. Est-ce qu'il est concevable? Regardons, à titre d'exemple concret, le problème épistémologique de l'interprétation d'Ibn Arabi. On peut l'interpréter à la Corbin, à la Massignon, dans un contexte chrétien. Est-ce que vous estimez qu'Ibn Arabi, lui, exprimait intégralement la culture du Bassin Méditerranéen, ça veut dire la culture du christianisme et du judaïsme, comme de la culture de l'islam?

Arkoun: Oui. Ce qui est intéressant chez Ibn Arabi, c'est qu'il a construit une vraie cathédrale symbolique, avec des mots. Comme les chrétiens ont construit des cathédrales avec des pierres. C'est une immense cathédrale. Pour moi, ce qui m'intéresse, c'est comment ces cathédrales-là ont été possibles à partir d'une inspiration religieuse venant du christianisme ou de l'islam. Quelles sont les catégories porteuses, dans les deux cas, qui rendent possible la construction du christianisme ou de l'islam. Quelles sont les catégories porteuses, dans les deux cas, pour de telles cathédrales. Il faut revenir aux catégories porteuses, essentielles dans les deux cas. Et ça, on ne veut pas le regarder, parce que nous avons été formés pour juger à l'intérieur de systèmes théologiques.

Or, les systèmes théologiques, je les ai définis, et j'y tiens, comme des systèmes culturels d'exclusion réciproque. Chacun exclut l'autre au nom de la vérité, c'est un cercle vicieux. Et c'est un système culturel en même temps, c'est-à-dire qu'ils sont parfaitement construits de façon à rendre crédibles les explications que l'on donne pour exclure un tel ou un tel. Alors, quand, en histoire, nous étudions l'histoire de la théologie de cette façon-là, nous changeons complètement notre rapport à la théologie, à toutes les théologies, sans affirmer la supériorité de l'une par rapport à l'autre. Et si un jour, nous devons dire qu'il y a quelqu'une qui, véritablement, a touché l'essence de la personne humaine et qui est plus porteuse d'avenir pour la personne humaine que d'autres, bon, nous le disons. On va le dire, mais on ne peut pas le dire si on ne fait pas ce travail.

H: Mais si nous retournons de cette épistémologie intégrale aux problèmes d'idéologies, aux islamismes qui se répandent maintenant partout dans le monde islamique, la critique que vous portez sur ces islamismes ne signifie-t-elle pas une exclusion et un rejet?

A: S'il y a des choses que je rejette, parce que, quand même, c'est contre la personne humaine, c'est l'intolérance, c'est contre la personne humaine. Ça procède de quelque chose qui est fondamentalement faux. Je ne peux pas l'accepter.

H: C'est sur ce point que nous divergeons d'opinion: s'agit-il, dans ces cas, d'un langage purement idéologique et politique, ou d'une vraie tradition islamique? Est-ce qu'on ne pourrait pas interpréter ces islamismes comme le font, par exemple, Ali Shari'ati ou Hasan Hanafi? Ils utilisent toute cette sémantique, toutes ces possibilités de langage islamique, toutes ces significations islamiques pour la création d'une théologie de la libération. On trouve maintenant dans le monde arabe une réintroduction de tous ces discours islamiques. On s'y exprime maintenant différemment d'il y a dix ans ou vingt ans. Comment jugez-vous cette réintroduction du langage islamique?

A: Moi, j'estime que sociologiquement, il est extrêmement difficile de provoquer un renouvellement des idées dans une jeunesse aussi nombreuse et aussi mal préparée à recevoir la modernité. Donc, je ne vois pas comment on peut, à partir de ce langage islamiste, accéder à la modernité. C'est très difficile.

H: Mais comment autrement serait-il possible, selon vous, de mobiliser la masse? Comment initier une mobilisation qui est nécessaire pour l'introduction de votre idéal de modernité? En même temps, nous sommes convaincus qu'on ne peut pas, tout à coup, implanter partout une société civile, ces institutions, ces modes de pensée et d'action étroitement liés au siècle des Lumières. Est-ce que cela serait possible par le langage islamiste?

A: A condition que cette langue islamique soit imprégnée et nourrie de cette préoccupation critique de la modernité. Et que ce ne soit pas simplement la reprise du vocabulaire islamique traditionnel emprunté à telle ou telle école juridique ou théologique. C'est-à-dire que si on s'adresse à l'islam classique, il faut s'adresser à lui après avoir fait des études historiques critiques sur cet islam classique. Du genre, par exemple, de l'ouvrage que nous attendons tous, de notre collègue allemand de Tübingen, Van Esch, sur l'histoire du kalâm. Voilà de quelle façon, moi, je veux que l'on parle de l'islam classique à investir dans l'islam contemporain, ces valeurs-là doivent être identifiées et détectées dans des travaux scientifiques de ce type.

H: Est-ce que votre façon d'insister sur les travaux scientifiques et intellectuels n'est pas élitaire? Je suis l'avocat du diable, maintenant...

A: Mais non, les sociétés ont toujours besoin d'élites. Il ne faut pas avoir peur. Evidemment, il ne s'agit pas des élites qui s'érigent en pouvoir et qui commandent, c'est pas la question! Il s'agit des gens qui possèdent une certaine formation, des connaissances, et qui les mettent à la disposition de la société, c'est tout. Je ne sais pas s'il faut appeler ça élite ou non, mais il faut plonger dans la société, et si vous avez un certain nombre de connaissances, vous les partagez avec vos semblables.

H: C'est pourquoi vous croyez dans un rôle important de l'élite des intellectuels musulmans?

A: Oui. D'ailleurs, dans toutes les traditions culturelles, nous avons des intellectuels, des chercheurs, qui ont toujours joué ce rôle. Non, on ne peut rien faire sans ça. Et puis, il y a une division du travail dans une société. Moi, j'ai besoin d'un menuisier, d'un peintre; et le peintre a besoin de moi aussi.

H: Mais est-ce que votre analyse d'une division du travail social n'inclut pas un choix politique, ou bien socialiste, ou bien libéral?

A: Le choix politique consiste, à mon avis, à notre époque, étant donné quand même les expériences qui ont déjà été faites de divers régimes politiques au cours de l'histoire... Moi, je suis pour une démocratie, évolutive, bien sûr. Mais il n'y a pas un modèle déjà parfaitement constitué de la démocratie. C'est une conquête qui doit toujours être répétée, mais il y a là une idée, pour l'instant, dans l'état actuel de nos connaissances, qui n'est pas dépassable, qui n'est pas dépassée. Donc, le choix démocratique, je crois, est une nécessité, ça ne peut pas travailler autrement. Et maintenant il faut améliorer toujours le fonctionnement de la démocratie. Par exemple pour la question de la majorité et de la minorité, il faut trouver une solution. Ça ne peut pas continuer comme ça.

H: Oui, mais un grand nombre d'intellectuels et d'États maghrébins ont été inspirés par le marxisme, surtout celui de l'Europe de l'Est. Après la chute du mur de Berlin, la faillite des idées de planification socialiste est évidente...

A: Mais remarquez qu'il y a des intellectuels maghrébins pour lesquels ces idées-là n'ont jamais représenté une référence. Jamais, et je suis de ceux-là. Jamais. Je n'ai jamais accepté la conception politique de l'Europe de l'Est! J'accepte philosophiquement certains apports de Marx, en sa qualité d'analyste et de philosophe. Il y a des idées fortes que l'on peut utiliser, mais leur traduction par Lénine et Staline, ça n'a jamais fonctionné pour moi.
 
4.
IDÉOLOGIES.(retour) L'islam en tant que ciment théologico-politique, mis au défi par la crise de l'État-nation.

a. Arkoun et le champ politico-religieux au Maghreb.

La notion centrale d'Arkoun pour distinguer la vraie croyance de la fausse croyance, c'est l'idéologie. Je rappelle que selon Arkoun, l'idéologie de l'islam, c'est le processus de déformation du «fait de Coran» sous l'influence d'une politique étatique qui a commencé dès la fixation de l'événement oral par l'écriture du texte canonique. Le mythe s'est mis alors à dégénérer en mythologie. A l'époque moderne, l'idéologie a d'abord revêtu la forme de diverses idéologies nationalistes pour se muer ensuite en idéologies islamistes qui se sont substituées aux premières. Toujours selon Arkoun, la modernité, dans ses manifestations scientifiques, notamment dans la théo-anthropologie et la linguistique, nous offre les moyens de nous libérer de l'idéologie et de ses connotations d'«épistémè médiévale».

Toutefois, il convient de se demander si l'analyse d'Arkoun, les avertissements qu'il a formulés de longue date contre le fondamentalisme fanatique et contre les étatisations de l'islam revêtent de l'importance pour l'émancipation du champ politico-religieux, par exemple au Maghreb. Ses exigences présupposent au moins comme résultat final une séparation claire des champs politique et religieux. Mais n'est-il pas illusoire de poser le problème en tant que tel? On est en effet bien obligé de constater que dans tous les pays qui sont à la fois des pays arabes et des pays islamiques, les faits montrent que ces deux champs restent liés comme ils l'étaient auparavant. Sous la pression islamiste, ils se lient même davantage. Ne faut-il pas alors chercher les possibilités d'émancipation et les possibilités de formation d'une société civile ailleurs que dans l'explosion d'un champ politico-religieux qui se diviserait en deux, et ce, malgré le modèle occidental qui serait le fruit d'une évolution inévitable depuis 1789? Ne faut-il pas plutôt concentrer son attention sur ce qui se passe à l'intérieur du champ politico-religieux lui-même? Comment ce champ maghrébin est-il structuré actuellement?

A titre d'exemple, j'esquisserai brièvement les différents discours présents dans le champ religieux maghrébin, notamment marocain. J'appliquerai aux discours maghrébins le concept de «bricolage», dans un sens non péjoratif, tel que l'a introduit Lévi-Strauss pour désigner l'ingéniosité de la pensée populaire. Je veux démontrer dans le chapitre 6, que tous ces discours manifestent plusieurs formes de ce «bricolage» ingénieux des modes de pensée rationnel, politique et religieux.

Dans mes analyses socio-épistémologiques ci-dessous, je distingue en tout premier lieu, entre un nouveau discours islamiste radical et un discours islamique traditionnel. Dans l'ensemble du discours islamique traditionnel, je distingue encore un discours d'islam maghrébin populaire et mystique, qui est en symbiose avec un islam traditionnel scripturaire enseigné dans les grandes mosquées-universités comme la Quaraouine de la ville de Fès. Il s'agit donc d'un discours tolérant intégrant la culture populaire des fraternités soufies, qui sont caractérisées par des coutumes maraboutiques, souvent magiques.

Depuis l'époque du colonialisme, c'est un discours salafiste, venu du Moyen Orient, qui a été l'inspirateur du nationalisme arabo-citadin. Par l'intermédiaire, notamment, de Chaqib Arslan, ce discours a été étroitement apparenté aux tendances anti-coloniales panislamiques et panarabistes, et a développé un réseau mondial. Ce salafisme a, de plus en plus, imprégné et remplacé l'ancien discours islamique traditionnel qui avait cours au Maghreb. Sous l'influence des besoins politiques actuels, l'ancien salafisme s'est radicalisé dans les différentes formes de l'islamisme actuel.

Depuis l'indépendance nationale, les deux discours salafistes qui dominent le champ politico-religieux, se sont engagés dès leurs débuts, dans une lutte contre les habitudes maraboutiques, étroitement liées au chérifisme, qui, paradoxalement, fait partie intégrante de l'État chérifien marocain. Les idéologues modernes du salafisme et du post-salafisme voient dans ces habitudes, des habitudes superstitieuses et coloniales. Ces idéologies anéantissent alors la symbiose qui existe traditionnellement entre l'islam et la culture populaire. Leur but est d'exposer le champs religieux à une prise de position politique moderne, ou bien arabo-nationaliste, ou bien islamiste.

L'État chérifien du Maroc, héritier des structures de son ancien empire califal, a oscillé entre un engagement salafiste de lutte anti-coloniale, et le maintien d'une symbiose équilibrée avec la culture populaire et berbère. Les derniers développements auxquels nous avons assisté montrent qu'actuellement, l'État marocain estime qu'il convient de s'ouvrir à la langue et à la culture berbère, et de les promouvoir, ce qui aura des répercussions profondes sur le champ politico-religieux actuel. Aujourd'hui, ce champ est toujours dominé par l'idéologie arabo-islamique d'orientation salafiste, et dont l'arme la plus efficace est l'arabisation de la société.

Qu'est-ce que cela peut changer dans le champ politico-religieux? En Occident, on avait l'illusion d'avoir transplanté en terre d'islam les divisions modernes de la politique laïque. On avait le choix, pensait-on, entre être de gauche ou de droite, entre l'option socialiste ou l'option libérale. Les connotations locales se référant à l'arabisme et à l'islam étaient avant tout considérées comme relevant de la rhétorique. Or, une telle démarche nous place aujourd'hui devant des problèmes insolubles.

Comment expliquer par exemple le traité de Beyrouth, conclu fin 1994 entre des adversaires de toujours, et qui est un traité de coopération entre des mouvements de l'extrême gauche et les «fondamentalistes fanatiques» comme ceux de Hamas? Ce traité nous place devant la question suivante: en terre d'islam, les marxistes sont-ils d'abord des nationalistes arabes, d'idéologie arabo-musulmane, ou sont-ils d'abord les défenseurs d'une politique moderne laïciste, même modérée, comme l'envisage Arkoun? L'enthousiasme collectif des arabo-marxistes au Maghreb pendant la Guerre du Golfe fournit une première réponse à cette question. En témoigne aussi l'attitude d'un politicologue aussi connu qu'Abdallah Saaf, qui professe à l'université de Rabat et qui est un marxiste convaincu tout en étant un nationaliste arabe fervent. Les Occidentaux, eux, ont du mal à prendre au sérieux, des gens tels Hasan Hanafi qui prétendent que leur identité se constitue autant d'être nationaliste arabe, que d'être socialiste révolutionnaire, et musulman radical.

Quant aux dirigeants du mouvement berbère, ils ne voient pas sans inquiétude pour le développement démocratique de leur société, l'alliance qui se forme entre islamistes et gauchistes sur l'indestructible fondement du nationalisme arabo-musulman. Les changements d'allégeance idéologique se passent ainsi bien différemment de ce qu'imaginent les politicologues occidentaux.

Dans ces conditions, considérer, comme le fait Arkoun, que les mouvements idéologiques qui se retrouvent sur l'échiquier politico-religieux maghrébin, sont le fruit de confusions faites au hasard par le populisme et un bricolage de valeur négative, sous-estime largement la logique interne de la politique et de la religion maghrébine. Lorsqu'on analyse le champ politico-religieux maghrébin, il faut, selon les propres conseils d'Arkoun, et en contradiction avec ce que sa théorie exige par ailleurs, prendre en charge, - je cite Arkoun -, «les discontinuités sociologiques, culturelles, psychologiques, les oublis, les travestissements, les transfigurations qui dominent pourtant l'histoire réelle de toutes les sociétés» (mor: 22).

b. L'islam face à la crise de l'État-nation.

Afin de pouvoir juger de la légitimité des thèses socio-politiques soutenues par Arkoun, thèses qui occupent une place centrale dans son projet, il nous faut nous intéresser à la conception même de l'idéologie, et rechercher de quelle manière l'idéologie se trouve liée à la modernité. Il nous faut donc analyser la formation explicite de l'idéologie lors de la naissance des États-nations, ainsi que la situation actuelle.

Quelle attitude l'islam prend-il, à l'heure actuelle, vis-à-vis de l'introduction de l'État-nation sur son territoire? Tous les discours paraissent avoir été étroitement influencés par l'imposition temporaire de l'État-nation moderne dans les régions islamiques du tiers monde, l'État-nation étant une réaction à la destruction des grands empires musulmans. La création de l'État-nation occidental, liée à l'industrialisation, aux nouvelles relations de production, et à des contestations territoriales entre les États, a engendré une idéologisation, et donc une politisation, des anciens discours en présence. Elle a donné naissance à de nouveaux discours d'essence idéologique, taillés à la mesure d'un État-nation plus ou moins laïque. Aujourd'hui, le processus se poursuit, mais la puissance politique de ces créations artificielles semble s'écrouler (Horsman 1994, Tilly 1992, Corm 1989). Au milieu de l'anarchie que connaissent les États-nations agonisants, l'islam doit prouver qu'il constitue le nouveau ciment de l'unité politique, capable de maintenir l'ordre et de détenir le monopole de la violence, dans un monde déchiré par des luttes ethniques. L'analyse d'Arkoun est-elle en mesure de fournir des réponses aux problèmes posés?

Depuis l'époque de la colonisation, l'islam se trouve confronté au défi des idéologies de l'État-nation. Il en a subi des transformations. Cette situation n'a pas été sans transformer l'islam au point que dans certains de ses courants, il se résume à être une idéologie moderne politisée (Ayubi 1991; Marty 1991-93; Van der Veer 1994). A mon avis, l'islam, dans la crise que la modernisation lui fait subir, a suscité cinq solutions, qui constituent les tendances réelles de l'étatisation d'aujourd'hui:

1. Les pouvoirs établis de l'État-nation adaptent le discours islamique orthodoxe pour en faire une idéologie d'État défensive. L'islam survit comme un système symbolique spécifique du passé et comme rituel étatique de légitimation fondamentale. Pour l'essentiel, l'islam n'est plus qu'un discours religieux orthodoxe formaliste, impuissant socialement et sans implications critiques pour la société. La légitimation fonctionne comme une idéologie d'État. Défendant le pouvoir en place, elle fonctionne également comme une idéologie qui soutient les injustices et les inégalités sous leurs formes «modernes», telles que les a léguées le système capitaliste hérité de la période coloniale et qui s'est installé sur une base largement anti-démocratique. Cette légitimation facilite un développement en ce sens par le contrôle exercé sur les prédicateurs et l'organisation étatique de l'enseignement religieux, et, par voie de conséquence, le rôle réduit dévolu aux fonctionnaires du culte, qui sont salariés de l'État. Les États du Golfe offrent de bons exemples de cette première solution adoptée par l'islam.

2. L'étatisation peut prendre la forme d'une légitimation de la séparation partielle de la religion et des affaires de l'État. On reconnaît là la doctrine efficace de la «pantja sila» qui est celle de l'Indonésie: cinq principes de base - qui s'imposent à tous - exigent la tolérance entre les quatre communautés religieuses du pays, les communautés musulmane, hindoue, catholique et protestante; catholicisme et protestantisme sont reconnus, eux aussi, comme étant des «religions» spécifiques. Après l'anéantissement violent et radical du communisme, cette doctrine de l'État indonésien a garanti en pratique, depuis au moins une trentaine d'années, une grande liberté aux différentes religions. C'est à l'existence de cette doctrine que l'on doit la quasi-absence de revendications d'un État islamique en Indonésie. Elle place la majorité islamique du pays dans une situation paradoxale: elle met la plus grande partie de la population dans l'impossibilité de revendiquer que l'on fasse de sa religion la base de la constitution. Ainsi, c'est l'inspiration nationaliste de la constitution qui bloque l'émergence des mouvements intégristes, et qui maintient l'unité politique.

3. L'étatisation peut aussi prendre la forme d'un dualisme caché: les institutions d'un ancien empire islamique couvrent l'introduction fragmentaire de la modernité dans les domaines juridique et politique dans la mesure où elles ne menacent pas le pouvoir établi. Dans ce cas, le caractère polymorphe de l'islam semble salutaire, le champ religieux traditionnel et les acquis religieux hérités de la société pré-moderne étant, dans chaque cas, conservés. Ce choix ne peut exister s'il n'envisage pas une certaine séparation entre les affaires de l'État et celles de la religion. L'adoption de ce choix revient donc à soutenir le fait religieux en tant qu'idéologie indépendante et conservatrice, contre les exigences dynamiques de l'État laïque moderne. Un tel choix repose sur l'hypothèse selon laquelle le champ religieux serait autonome et strictement limité. Le champ religieux aurait pour seule tâche d'observer les coutumes et de remplir les obligations traditionnelles. Il ne lui reviendrait pas de proposer des interprétations nouvelles à propos des problèmes de la modernité. Au Maghreb, ce choix signifie une tolérance des libertés anciennes dont jouissent les fraternités soufies et leurs moussems. Ce chemin pourrait finalement mener à une forme de réduction du religieux, comparable, selon toute vraisemblance, à ce que connaît l'Occident. La religion devient en ce cas une religion morale qui regarde la conscience individuelle et la conviction de chacun. Le Maroc offre un bon exemple de ce choix.

4. L'étatisation peut résulter d'une transformation du discours religieux conservateur en idéologie politique contestataire. En Iran, le pouvoir religieux s'est emparé des pouvoirs exécutif, judiciaire et législatif remplaçant ainsi les fondements politiques de l'État-nation d'origine laïque par une religion transmuée en idéologie de lutte (cf. la réfutation d'Ali Shari`ati par Shayegan: 1982). L'on reconnaît ici l'idéologie iranienne de la Velayat-e Faqih : au leader choisi par voie référendaire, on confère la qualité d'Imam réellement existant, annonçant l'avènement de l'époque messianique. Il occupe de fait, la place sacrée de l'Imam caché messianique, même si, personnellement, il ne se proclame pas tel. C'est l'utopisme religieux réalisé sur le mode séculier aux conditions de l'État-nation (Haleber 1989-b). Ce quatrième choix consisterait en une modernisation travestie en traditionalisme. L'opération consisterait à masquer la vraie nature des tâches que se donne l'islamisme moderne qui remplit les mêmes fonctions et réalise la même sécularisation que celles accomplies par exemple, au XVIe siècle, par la religion réformée de Calvin, à Genève. La situation est en effet comparable à celle du pasteur prédicateur qui, dans son État théocratique, régnait avec son conseil, - une véritable shura, où étaient représentés les tenants de sa religion réformiste et puritaine, issus des différentes couches de la population.

En muant la religion en nationalisme, on peut dire que l'État-nation, en quelque sorte, se «venge». D'un point de vue historique, on sait que l'usage de la religion comme arme politique a permis aux Pays-Bas, au XVIIe siècle, d'acquérir son indépendance vis-à-vis de l'Espagne. On sait aussi que des guerres de religion ont dévasté pendant des siècles les États-nations d'Europe, qui, à l'époque, étaient encore en train de naître. De la même façon, l'opposition de l'Iran et de l'Arabie Saoudite, à travers des mouvements qui se livrent une concurrence intransigeante, l'Iraq de Saddam, de même que les événements du Liban, montrent le degré d'arrogance nationaliste qui se cache sous le voile religieux. L'idée de vaincre la division des awtân, des nations par la umma, la terre d'un islam sans frontières, est bien éloignée.

5. On pourrait théoriser la dernière forme d'étatisation de l'islam en posant qu'elle constitue une transformation idéologique progressiste, compatible avec des changements démocratiques et socialistes. Il est possible que ce mouvement, en ayant pour but la formation d'une «gauche islamique», s'inspire de la théologie de la libération. Cette «gauche islamique» se donne pour mission de vaincre les blocages supra-naturalistes qui immobilisent la religion de l'intérieur. L'Égyptien Hasan Hanafi analyse ainsi le besoin d'un islam idéologique à vocation militante: «La transformation de la théologie en anthropologie est au fond un prolégomène à la transformation de la religion en idéologie. Nous avons besoin d'une idéologie. Peut-être ce terme a-t-il un sens dévalué; l'idéologie s'oppose en ce moment à la science, mais à l'époque actuelle, dans les pays en voie de développement, le terme évoque un ensemble d'idées pour diriger le réel... L'idéologie sera celle de la libération de la terre et du développement du pays» (Hanafi chez Abdel-Malik 1972: 249) En se référant à Yassine et Hanafi, François Burgat (1988) conclut: «c'est moins la dimension religieuse que culturelle que cherchent aujourd'hui les artisans du retour de l'islam ... c'est une idéologie politique capable de concurrencer les grandes idéologies occidentales que recherchent les jeunes militants islamistes». La demande nouvelle n'est donc pas celle d'une nouvelle théologie, mais une lecture politique de l'islam: «On pourrait dissocier l'islamisme de la religion. Et ne plus voir dans ce recours fait au vocabulaire de l'islam pour exprimer un projet politique alternatif que la logistique idéologique des indépendances politiques, le prolongement culturel des ruptures nées de la décolonisation» (Burgat 1988: 70).

6. Un deuxième projet théorique alternatif pourrait être celui d'un islam libéral. Des intellectuels, et parmi eux, Arkoun, ont élaboré un projet de compromis qui accepte pour les États islamiques, le défi de la modernité. Le choix d'Arkoun réalisera une intégration de l'islam dans l'État-nation. De multiples choix politiques seront possibles. La religion, dans cette optique, étant d'abord une affaire personnelle qui concerne la conscience du croyant. Cependant, et nous l'avons vu, ce choix reconnaît, en principe, une certaine séparation de la religion et de la politique: l'islam libéral, tel qu'Arkoun le conçoit, ne se contente pas, en effet, de l'élimination, voulue par le système, de la laïcité, des valeurs et des réalités religieuses hors du champ public. Cet islam libéral voit dans la religion un partenaire capable de participer valablement aux discussions publiques, notamment à celles ayant trait à l'éthique. Sa contribution n'est pas pour autant exclusive, puisqu'il accepte les décisions de l'État démocratique. A l'heure actuelle, fonder la communauté des musulmans sur une telle option libérale restera le vœu d'une minorité éclairée. Pourtant, cette minorité n'ignore pas que la communauté musulmane vivant en Europe, et qui se trouve marginalisée, voudra de plus en plus se solidariser avec les masses des pays islamiques, croyant adopter ainsi une idéologie contestataire. L'aboutissement de l'islam actuel à un champ religieux caractérisé par l'ethos individualiste, et donc, par une conscience morale privée, à l'instar de la religion en Occident, n'est envisageable que pour une élite, très minoritaire dans le monde islamique. c. Le discours islamiste actuel comme idéologie de l'État-nation.

Dans la phase historique de l'établissement des États-nations, c'est grâce à une idéologie révolutionnaire que les pouvoirs établis furent combattus (cf. Kelley 1983, Marty 1993). Depuis la Révolution française, les idéologies les plus connues ont été les idéologies bourgeoises, libérales et sécularisées (Rousseau, Smith), ou bien nationalistes (Herder) et prolétariennes (Marx, Engels et Lénine). Nationalisme, libéralisme, socialisme et communisme ont largement contribué à la consolidation des nouveaux États-nations du tiers monde. En même temps, le phénomène du fascisme s'est étroitement associé à ces idéologies, comme le prouvent, par exemple, les excès du stalinisme (Arendt 1968). Cependant, quoique des millions de victimes témoignent du caractère fasciste revêtu par le stalinisme, les interdépendances ne sont pas encore clairement analysées. Dans le tiers monde, depuis l'époque du colonialisme, toutes ces idéologies d'origine européenne se sont transformées en populisme, phénomène proche du fascisme, mais qui ne lui est pas identique. Ces idéologies absorbent les religions, et les transforment en idéologies de combat contre la marginalisation des masses et la marginalisation des États du tiers monde dans le concert international.

Arkoun proteste contre cette évolution historique, qui entraîne avec elle une intolérance aboutissant à la terreur. Arkoun paraît se réserver à lui-même, comme à ceux qui adhèrent à son interprétation de l'islam, une position privilégiée exemptée d'idéologie. Une telle prétention n'est pas sans rapprocher les thèses d'Arkoun de la «fin des idéologies» affirmée par Fukuyama. Pourtant, si l'on examine de plus près les énoncés d'inspiration libérale, il est clair que des positions comme celle de Fukuyama participe au processus d'idéologisation lié à la modernisation. Avant de consentir à une adhésion aux idées d'Arkoun, adhésion d'autant plus facile que les thèses de cet auteur paraissent à beaucoup impartiales et par trop évidentes, il convient de se demander, quelle est la cause de la terreur issue de la confrontation des idéologies, terreur dans laquelle l'idéologie libérale de 1789 trouva aussi sa conclusion. En affirmant la modernisation des États-nations, n'affirme-t-on pas également la terreur révolutionnaire impliquée dans ce processus? Pourra-t-on prétendre prendre «parti» dans le conflit sans se salir les mains?

Dans l'entretien, Arkoun reconnaît l'idéologie de combat pour l'indépendance comme une «nécessité historique». Mais comment peut-il nous expliquer la raison pour laquelle il affirme l'existence d'une idéologie et rejette l'existence de l'autre, surtout si l'on considère qu'à l'époque moderne, la politisation constitue un phénomène généralisé. Le véhicule de la modernisation en Occident a toujours été l'idéologie, libérale, nationaliste ou socialiste. Ces idéologies ont opéré une nouvelle dichotomie de la société musulmane. XXX-p93 Les islamismes prétendent de résoudre cette dichotomie. Arkoun explique la nature des mouvements islamistes par le fait qu'ils trouvent leur origine dans l'adhésion des masses socialement déclassées, par exemple, à la suite d'une émigration des ruraux vers les villes. Sans vouloir contester cette explication de type sociologique, il faut se demander si le fait que les idéologies aboutissent à installer un régime de terreur n'est pas lié à l'apparition récente de l'État-nation dans les pays du Moyen-Orient.

Déjà, dans la Phénoménologie de l'Esprit, le philosophe allemand Hegel fait une analyse de la «terreur» dans laquelle il voit la conséquence inévitable de l'application des idéologies totalitaires des révolutions modernes. La «terreur» constituerait notamment la concrétisation de l'abstraction de la Volonté Générale, qui fonctionne chez Rousseau comme principe de la démocratie. Les visions islamistes de l'État se situent dans le droit fil de cette tradition (Haleber 1989-a, 1991). Depuis Hegel, on a vu fleurir de multiples analyses du caractère dialectique de la Raison des Lumières. Ces travaux se sont surtout attachés à souligner l'ambiguïté de la raison politique dans la philosophie des Lumières. On pourrait regarder le fascisme européen comme une des formes de populisme, telles que les ont engendrées les idéologies de l'État-nation (Arendt 1968, Corm 1989). Il a existé des populismes «bénins» comme le péronisme en Argentine, le nasserisme en Egypte et des populismes «malins» comme celui de Pol Pot au Cambodge. Said Amir Arjomand estime que le nouvel islamisme est étroitement lié au fascisme, bien que ce concept soit «typologically inappropiate» (Arjomand 1984: 230).

En tant que force potentiellement porteuse d'une idéologie révolutionnaire, la religion, il y a peu, était encore une réalité négligée. En dépit de Friedrich Engels qui attirait déjà l'attention sur ce point, l'histoire des révolutions religieuses en Europe a été fortement sous-estimée, qu'il s'agisse de la révolution menée par Cromwell en Angleterre, par Thomas Münzer en Allemagne, ou encore, que l'on pense au potentiel révolutionnaire de la Réformation luthérienne et de la réformation calviniste. A mes yeux, comparer les mouvements islamiques radicaux aux mouvements chrétiens radicaux qui se manifestèrent en Europe avant les grandes révolutions séculières du XVIIIe siècle, possède une réelle valeur heuristique. Cette dernière n'est d'ailleurs pas sans utilité dans le cadre du présent ouvrage. En Europe, parce que la religion était très liée à l'Ancien Régime, les historiens n'ont pas vu en elle une idéologie radicale de changement prônant l'État-nation. Pourtant, la formation des États-nations modernes avec les bouleversements sociaux qui l'accompagnent, se faisait déjà pendant la période de la Réforme des XVIe et XVIIe siècles (Zubeida 1989, Haleber 1989-d).

Max Weber nous a enseigné la signification des changements qui s'opéraient sur le plan religieux, dans la formation du capitalisme, système privilégié de l'État-nation moderne. Le refus opposé par Luther aux exigences révolutionnaires portées par les révoltes paysannes, et surtout, l'intégration de la morale bourgeoise et l'acceptation, par Calvin, des méthodes commerciales (par exemple, de l'usure) ont permis une adaptation rapide du protestantisme aux nécessités historiques de l'État-nation en formation. Le catholicisme a suivi ce développement sans grand retard historique.

Même si Friedrich Engels et Ernst Bloch ont consacré des études aux mouvements religieux révolutionnaires, ces mouvements ont pourtant été largement compris comme pré- ou para-nationalistes (par: Gellner 1986, et Al-Azmeh 1993). Ils se sont donc trouvés dissociés des importantes idéologies révolutionnaires de l'époque moderne. Les historiens actuels, chez qui prédomine souvent un certain eurocentrisme, conçoivent de façon homologue l'histoire des cultures non européennes et l'histoire européenne. En réalité, dans le monde musulman, la religion a joué, et joue toujours, en particulier de par son contenu et son organisation, un rôle bien différent de celui qu'elle a joué en Europe depuis 1789. On ne saurait faire, dans le monde musulman, la distinction entre les mouvements religieux modernes et les revendications modernes d'indépendance nationaliste. C'est la raison pour laquelle il me semble faux de considérer le salafisme, à l'instar de l'islamisme radical comme un proto-nationalisme. Il faut comprendre les mouvements islamiques dans le contexte propre de l'histoire du tiers monde et de leur rôle spécifique dans ces formations sociales (Arjomand 1984: 218). Comme il faut comprendre la réforme protestante occidentale dans son contexte.

L'islam s'exprime dans des structures sociales et des épistémologies spécifiques. Rodinson estime que l'islam, né dans une société marchande, n'est nullement contraire au capitalisme. Reste qu'il n'a pas encore trouvé les voies d'un accommodement avec le capitalisme (par exemple, en ce qui concerne l'usure, le riba), comme les a trouvées le protestantisme, depuis Calvin. L'institution des banques islamiques, tout comme l'existence d'un islamisme politique, en témoigne. Contrairement au catholicisme, l'islam ne fait pas obstacle aux exigences révolutionnaires par une hiérarchie étouffante, et, en dépit des prétentions de l'islam à diriger la totalité de la vie privée et la totalité de la vie sociale, son égalitarisme ne l'identifie pas a priori aux idéologies politiques autoritaires d'«Ancien Régime». L'islam semble prédestiné à être le moteur d'une critique permanente des changements sociaux causés par l'État-nation moderne.

Mes propos sur l'islamisme politique (1989-d, 1991) paraissent confirmés par Aziz Al-Azmeh (1993): «ce vers quoi cet islam évolue, c'est l'image miroir de l'État moderne, qui trouve ses origines chez les Jacobins, qui s'est doté de normes et s'est réalisé historiquement dans l'État de Napoléon, et qui s'est exporté dans le monde entier ... ce qui peut se décrire dans les notions proposées par Hegel pour son analyse de la liberté absolue des Jacobins, analyse qui est exposée dans la Phénoménologie» (o.c.: 30-1). «La meilleure description que l'on peut faire de la liberté du réformateur repose sur l'analyse hégélienne du Jacobinisme: la liberté du réformateur se base sur l'identité de soi-même pure, pour qui le monde est sa propre volonté, et dont la relation au monde est sans médiation, et donc une relation de pure négativité» (idem: 50-1). Aussi, pour comprendre les mécanismes de l'islamisme actuel, est-il nécessaire d'y appliquer la dialectique des Lumières telle que l'a élaborée Hegel. d. Islamisme comme nationalisme.

Aujourd'hui, contre la rhétorique des nationalismes étatiques et des identités romantiques qui ont voulu restaurer un passé perdu, se fait entendre la protestation parallèle d'un islamisme politique, lui aussi fondé sur l'instauration de ce même passé idéalisé: «La nouvelle opposition religieuse (c'est peut-être ce qui explique son danger et son extension) ressuscite la fraîcheur nationaliste par la religion. Sa démarche est plus efficace que les autres parce qu'à sa dimension totalitaire s'ajoute un projet de reconversion de toutes les valeurs sociales. Elle bat le nationalisme sur son propre terrain, en se réclamant d'une position encore supérieure par rapport à la reconquête de l'identité. Elle est la dernière forme aveugle du discours né de l'effondrement de la pensée critique après l'indépendance» (Béji 1982: 110).

Cette nouvelle prise de conscience islamique tente de s'imposer en lieu et place des idéologies nationalistes séculières. C'est à partir du moment où l'échec de ces dernières devenait évident, surtout après la défaite de la guerre de 1967, que cette nouvelle prise de conscience islamique a cherché à se faire accepter. Malgré la parenté que cet islamisme entretient avec les idéologies du passé, il diffère profondément de ces idéologies. Contrairement à ces dernières, en effet, il ne représente pas seulement un mouvement élitiste des classes moyennes, car il bénéficie du soutien assez spontané des couches défavorisées, qui constituent la base de la société. C'est ce qui explique que ce nouveau salafisme est plus difficile à manipuler que les autres idéologies politiques.

Pourtant, l'orientaliste néerlandais Van Koningsveld (cf. Haleber 1991) ne voit pas, lui, dans l'islamisme radical, l'apparition d'un salafisme nouveau. Il remarque que le salafisme dans lequel se rejoignent différents courants, se distingue trop de son sous-courant radical actuel pour qu'on puisse l'identifier sans médiation, avec l'islam radical. De ce dernier, le salafisme ne saurait être une prolongation qui s'épanouirait en un néo-mouvement. Pour Van Koningsveld, cela est encore plus vrai pour l'expression istiqlalienne du salafisme, connue sous le nom du `alim marocain Allal al-Fasi. Il ajoute qu'actuellement, les discours officiels, comme celui tenu par l'État marocain, se distancient du salafisme et mettent l'accent sur le rite malikite et les traditions du mysticisme. Pourtant, les arguments du penseur islamique Aziz al-Azmeh confirment ma vision: «le nationalisme de sections importantes des mouvements nationalistes maghrébins se montre plus proche dans leur langage politique et symbolique du «nationalisme» des frères musulmans que du nationalisme arabe - `Allal al-Fasi offre un bon exemple de ce fait» (Al-Azmeh 1993: 65). Le vitalisme, le romantisme et l'irrationalisme d'Al-Afghani fondus dans le salafisme aboutissent à l'islamisme d'un Adel Hossein: «L'islamisme actuel a assimilé le vitalisme pour ses propres buts ... L'islamisme romantique, tel est le nom sous lequel un programme culturel hypernationaliste est propagé» (idem: 54-5). Les œuvres de divers auteurs, prises dans leur ensemble, celles de Rachid Rida ou de Sayyed Qotb, par exemple, apportent également la preuve, à mon avis, de la solide parenté historique des deux courants. Confirme également cette hypothèse l'inclination des pratiquants au rigorisme (4-e). L'islamisme montre une résurgence des anciennes tendances nationalistes du salafiya: «Ce n'est que récemment que l'islamisme s'est associé au nationalisme, et qu'il a été assimilé de telle sorte qu'il devenait un intermédiaire valable pour l'articulation du nationalisme, que l'islamisme devenait romantique et retournait aux thèmes de Jamaleddin al-Afghani, qui est adoré par les islamistes d'aujourd'hui» (idem: 44).

Même si l'ancien nationalisme maghrébin était issu du salafisme, l'intégration par les pouvoirs établis de l'islamisme, ce salafisme nouveau, soutenu par la nombreuse population défavorisée de la société, signifie pour l'État l'introduction du cheval de Troie. Les frustrées manipulations de feu le président Sadate, - qui encourageait l'islamisme contre les mouvements gauchistes -, et qui fut victime des islamistes en témoignent. Les efforts qu'il a faits pour s'adapter au discours religieux radical et le manipuler afin de s'en servir contre la gauche séculaire ont échoué. Au stade actuel, il est toujours difficile de savoir s'il est possible d'intégrer le discours islamiste radical dans le discours de l'État-nation, comme il avait été possible d'intégrer le salafisme du passé au discours étatique. Même s'il lui manque un programme élaboré sur le plan social et économique, l'islamisme représente un mouvement social nouveau, qui, potentiellement, constitue une force d'unité pour un type d'État différent de celui de l'État-nation, dont on voit à l'heure actuelle l'écroulement en Afrique. Afin de comprendre le rôle social et culturel de ce nouveau salafisme, il faut analyser les différents registres épistémologiques qui ont cours au Maghreb. Mais avant de procéder à cette analyse, une comparaison du salafisme nouveau avec la réforme protestante sera éclairante. e. Évaluations du puritanisme islamique. La thèse de Weber revisitée. Le renouveau du discours de l'islamisme radical ne peut s'expliquer complètement par les thèses dualistes de la sociologie de modernisation, qui supposent une évolution linéaire vers le progrès à l'occidentale. Ce dualisme implique une division en deux de la société, et des ruptures avec le secteur traditionnel, opérant au sein d'une religion officielle et institutionnalisée, qui, de plus en plus, s'acheminerait vers sa propre disparition. Pour le spectateur occidental, l'islam a fait montre d'une force régénératrice inattendue. De fait, les analyses proposées dans les paradigmes occidentaux ont échoué. On ne peut chercher à montrer la spécificité de l'identité maghrébine sans s'interroger sur les divers rôles que jouent les «racines» historiques dans cette transformation de l'islam. A mon avis, l'influence de ces «racines» est double, et les contenus révolutionnaires sont contradictoires: on peut y discerner une tendance susceptible de s'adapter à la modernité, tendance qui, toutefois, reste mêlée à une tendance conservatrice qui, elle, s'efforce de remplacer la modernité par le passé (Haleber 1988).

La position d'Arkoun, qui parle d'une simple continuation d'idées «médiévales» et d'une mentalité «médiévale» dans l'islamisme, me semble erronée. Les propos tenus récemment par Aziz al-Azmeh me confirment dans cette conviction: «Ce qui, dans l'Orient, apparaît travesti en un traditionalisme, constitue, en général un discours apologétique ou radicalement réformiste, dont les termes d'articulation et les critères de validité ne sont pas du tout traditionnels» (1993: 40). Comme je l'avais moi-même proposé peu auparavant, Al-Azmeh voit dans l'islamisme iranien une «adaptation locale» de la modernité: l'islamisme iranien «est un fait historique du monde arabe ou de l'Iran, et d'autres pays avec des majorités musulmanes - alors même qu'il faut souligner le fait que l'islam n'est pas une culture, mais une religion vivant au milieu de cultures très différentes, et qu'il constitue donc une entité pluriforme - que les discours prédominants dans la vie sociale et politique sont des adaptations locales des Lumières et des traditions postérieures aux Lumières, telles le marxisme, le naturalisme, le libéralisme et le nationalisme» (1993: 41).

Le puritanisme moral qui, selon Max Weber, a préparé les agents sociaux au système d'accumulation capitaliste, pourrait constituer un bel exemple de cet «adaptation locale» de l'islam. Nous sommes alors loin de l'imaginaire arkounien. Toutefois, il est vrai que cette forme d'initiation historique n'est plus valable pour la société occidentale à son époque consumériste actuelle. Rudolph Peters (dans: Schluchter 1987) nous éclaire sur la ressemblance entre le soi-disant fondamentalisme islamique et le calvinisme vu par Max Weber (1965-68). Peters voit dans le fondamentalisme, celui d'Ibn Taymiyya, par exemple, un phénomène constant dans l'histoire musulmane. Ce qui est alors frappant dans l'islamisme, ce n'est pas qu'il diffère sur des points, du dogme classique de l'islam, mais qu'il implique de la part de ses partisans une attitude différente: les islamistes s'estiment légitimés dans leur volonté de changer la société.

Ils mettent tous l'accent sur la doctrine du tawhid, de l'unicité de Dieu, cette doctrine étant liée au rejet d'une théologie de mysticisme populaire, qui montre des ressemblances avec la théologie du catholicisme. Cette contestation implique le rejet des intermédiaires, des saints et des hommes sacralisés. C'est pourquoi elle promulgue l'égalité de tous devant Dieu. En cela, il est des rapprochements à faire avec le calvinisme. Selon Max Weber, les caractéristiques spécifiques du calvinisme sont les suivantes: a. la doctrine de la prédestination. b. L'ascétisme-intérieur-au-monde-social. c. Le rationalisme. d. Le puritanisme. Je suivrai Peters dans ses comparaisons sur les points ci-après:

a. Même s'il existe des nuances à l'intérieur des deux dogmes de la prédestination - et cela vaut aussi bien pour le calvinisme que pour l'islamisme, les résultats sont largement identiques: le fidèle adopte en ce monde, dans les deux cas, une attitude active et éthique. La prédestination motive le croyant calviniste et le croyant islamiste: ils doivent exécuter la volonté de Dieu et suivre pour cela la loi divine.

b. L'ascétisme calviniste trouve aussi des parallèles: l'islamiste n'aspire pas seulement à «une rédemption» dans l'au-delà, mais s'efforce surtout de réaliser la rédemption collective de sa société dans ce monde terrestre. Le but est alors la fondation d'un État théocratique dans lequel la morale ascétique défie les valeurs fondatrices des nouveaux États-nations.

c. Le rationalisme de l'islamiste se déploie dans le rejet des procédés «magiques» auxquels a recours l'islamisme mystique et qui semblent vouloir s'interposer comme médiateurs entre le croyant et son Dieu. L'islamiste applique l'ijtihâd. En tant qu'interprétation rationnelle des textes sacrés, il s'agit là d'une méthode depuis longtemps neutralisée dans les sociétés musulmanes, du fait de la prédominance de la tradition orthodoxe.

d. Les deux puritanismes sont identiques jusque dans les détails: on y relève l'interdiction des images (à l'heure actuelle, des images télévisuelles), de la danse, de la musique (sauf liturgique), du maquillage, des fêtes, de l'alcool, des parures de bijoux et de parures en or, etc. A mon avis, les banques islamiques offrent des solutions modérées à l'interdiction de l'usure.

La recherche de Rudolph Peters aboutit ainsi à la conclusion suivante: «on peut également découvrir dans l'islam fondamental toutes les doctrines et attitudes caractéristiques du protestantisme calviniste (qui pour Max Weber sont au fondement du développement du capitalisme), également dans l'islam fondamentaliste» (o.c.: 229) C'est la raison pour laquelle Peters en arrive à contester la thèse de Weber. «Ces ressemblances et parallèles», estime Peters, «suscitent des doutes sérieux sur l'importance du facteur religieux dans l'explication du fait que le capitalisme s'est développé en Europe et non pas dans les autres parties du globe» (ibidem). Peters envisage donc les résultats de sa recherche comme un démenti de la thèse de Weber. C'est que Peters estime que le fondamentalisme constitue, dans l'histoire islamique, un mouvement ancien, mais qui ne s'est jamais développé en direction du capitalisme moderne.

A mon avis, Peters néglige dans son analyse l'idéologisation et les transformations spécifiques actuelles que j'ai évoquées dans ma démarche. Peters néglige donc surtout le fait central de la transformation spécifiquement moderne (i.e. différente des époques antérieures) d'une religion en idéologie politisée apte à répondre aux besoins de l'État-nation. Je propose en effet, de ne pas interpréter la ressemblance surprenante qui existe entre le fondamentalisme islamique et le calvinisme, comme une réfutation de la thèse de Weber, mais au contraire, justement, comme son confirmation . Les développements récents ont montré que l'islam, dans l'expression fondamentaliste, est apte à s'adapter à l'État-nation et à incorporer les schémas idéologiques de ce dernier. Avec sa morale puritaine, l'islamisme démontre qu'il peut constituer un cheminement vers la modernité, bien qu'il le fasse encore de manière plus traditionaliste que ne le firent la Réforme de Luther, celle de Calvin et celle de Cromwell.

Arkoun ne tient pas compte de ces leçons de l'histoire européenne, qu'on trouve élaborées entre autres par Max Weber, qui lient le rôle de la religion avec la formation des États-nations modernes et le capitalisme. La thèse d'Arkoun, qui établit une différence entre religion et idéologie a pour conséquence qu'Arkoun néglige, sur le plan historique, l'existence d'une interaction réciproque entre elles dans le champ politico-religieux. La thèse centrale d'Arkoun selon laquelle il faut rejeter la possibilité d'une idéologisation de la vraie religion suppose qu'Arkoun nourrisse le faux idéal d'une religion vierge de toute influence politique.

Il faut se demander si pareille - fausse - différence ne renforce pas la polarisation des oppositions politiques, qui est en cours dans le monde islamique. Cela serait la façon dont les faits se vengent de l'approche pratiquée par Arkoun, approche qui, pour l'essentiel est anthropologique et linguistique. Cela serait aussi une façon dont les faits se vengent de l'absence totale de la politicologie et de l'économie politique. Une analyse s'inscrivant en complément de celle proposée par Arkoun s'impose, si on veut éviter que le musulman contemporain ne soit placé devant un faux dilemme sur le champs politico-religieux.

Mon analyse, à l'instar de Max Weber, n'est donc pas sans portée politique pour ce qui est de la notion d'«idéologie» développée par Arkoun. Cette analyse semble confirmée par l'analyse du développement de la modernité et du Sujet religieux qu'a récemment produite Alain Touraine. L'impensable du postmodernisme arkounien s'impose dans le champ politico-religieux musulman, dominé par un puritanisme rationaliste, où se répand le désenchantement du monde (cf. chapitre 6), tout en impliquant «l'appel à un Sujet désormais hors d'atteinte, mais qui n'en est pas moins une référence constamment présente», justement parce que le «principe de subjectivation du divin est le début du désenchantement du monde»: «Ce qui s'est constamment opposé avec force à l'image naturaliste et matérialiste de la modernité, c'est une pensée religieuse qui, en Occident, a en même temps contribué activement au développement de la pensée rationaliste. Revenons à la célèbre analyse de Weber. La modernité n'est pas l'élimination du sacré mais le remplacement d'un ascétisme hors du monde par un ascétisme dans le monde qui n'aurait aucun sens s'il n'en appelait à une forme ou à une autre de divin, de sacré, en même temps que le monde des phénomènes se sépare de celui de la révélation ou de l'être en soi. La sécularisation ne peut être qu'une des moitiés du monde désenchanté, l'autre étant l'appel à un Sujet désormais hors d'atteinte, mais qui n'en est pas moins une référence constamment présente. Weber n'a pas accepté les réponses trop simples du positivisme et du scientisme, qu'il a au contraire violemment combattues quand il les a rencontrées chez les historiens et les juristes allemands au cours du fameux conflit des méthodes (Methodenstreit). Il nous laisse une image contrastée de la société: rationalisation et guerre des dieux, ou encore autorité rationnelle légale et charisme; on pourrait ajouter: capitalisme et nation. Cet éclatement et cette pensée dualiste ne me semblent pas dépassables. Ils peuvent revêtir d'autres formes et d'autres contenus, mais il faut prendre appui sur eux pour critiquer le rationalisme moderniste ...

Le christianisme est apparu aux philosophes des Lumières comme un système tendant à sacraliser l'ordre établi; la réalité historique dans l'Europe de la Contre-Réforme justifiait amplement leur révolte contre l'alliance du trône et de l'autel. Mais c'est précisément cette réalité de la monarchie de droit divin qui fait douter que les critiques aient été bien dirigées quand elles attaquaient le christianisme. Marcel Gauchet a raison d'opposer le christianisme à la religion, si on prend ce mot en son sens précis d'organisation du social autour du sacré, donc d'enchantement du monde, au sens wébérien de ce mot. En fait, toutes les religions de la révélation, et donc d'abord le judaïsme, qui est la première d'entre elles, introduisent un principe de subjectivation du divin qui est le début du désenchantement du monde» (Touraine 1992: 50).
f. Droits de l'homme ou droits de Dieu?

Le problème central qui se pose aujourd'hui, est de savoir comment faire survivre les droits de l'homme et du citoyen, dans une situation où les États-nations non-occidentaux sont déjà en train de rendre l'âme, écrasés qu'ils sont sous le poids des problèmes démographiques et environnementaux. L'islam pourrait-il garantir les droits de l'homme et du citoyen dans le siècle à venir? Arkoun se demandait pendant une conférence donnée à Amsterdam (27-6-1993), pourquoi les droits de l'homme qui ont été déjà formulés au XVIIIe siècle, - notamment pendant la Révolution française et la Révolution américaine, ne sont devenus que pendant les années soixante-dix et quatre-vingts du présent siècle, des thèmes dominants dans la politique internationale. Pendant la période d'hégémonie impérialiste et coloniale, de la fin de XVIIIe siècle jusqu'à la fin du XXe siècle, ils n'ont nullement constitué une orientation politique vis-à-vis du tiers monde. Au temps de l'hégémonie impérialiste, on ne s'intéressait guère aux droits des peuples opprimés par le colonialisme. Même l'époque des années cinquante et soixante de notre siècle a été marquée par un autre thème, déterminant à l'époque: c'était le thème du développement des pays dits sous-développés, par leur intégration dans le marché capitaliste. Arkoun déduit de ce rappel des thèmes qui ont dominé le passé, que le discours des droits de l'homme constitue lui aussi une manipulation idéologique, et qu'il est déformé par les habitudes occidentales de colonialisme. Arkoun constate que jusqu'à maintenant, il n'existe même pas une base sémantique valable permettant de gérer un dialogue entre les différentes cultures sur les droits de l'homme.

Cette thèse fondamentale d'Arkoun relativise sérieusement les belles phrases des déclarations internationales. Dans une telle perspective, la terminologie d'universalisme qu'ont adoptée en 1993 les Nations unies dans les déclarations de Vienne, ne saurait détenir une quelconque légitimité sur le plan intellectuel. Il ne s'agit que d'une solution pragmatique qui répond aux intérêts communs de la communauté humaine, et il ne faut surtout pas se réjouir trop tôt d'un consensus mondialement accepté. De la même façon, Arkoun juge que la formule politique qui désigne la religion strictement comme une «affaire privée», est, là encore, une solution pragmatique destinée à éviter des conflits dans le domaine public. Arkoun ne reconnaît donc pas dans cette formule une approche intellectuelle recevable.

La position adoptée par l'islam diffère-t-elle de celle adoptée par d'autres religions? Nullement. La position de l'islam est comparable à celle de l'Église catholique, qui avait protesté contre la Déclaration des Droits de l'homme déjà en 1789, et qui le fit encore en 1948. L'islam, comme l'Église catholique, pour émettre ses restrictions, se fonde sur le principe selon lequel les droits de Dieu prévalent sur les droits de l'homme. C'est la raison pour laquelle il faut élargir la base sur laquelle s'édifient ces droits, et pour ce faire, la repenser: «La reprise historique critique des contenus réels des Écritures Saintes d'une part, de la culture moderne des droits de l'homme, d'autre part, demeure une tâche intellectuelle urgente et indispensable. Je vois là une excellente occasion de renforcer la pensée religieuse en général en la forçant à reconnaître que les enseignements religieux les plus élevés et la Révélation elle-même - dans les trois religions monothéistes - sont soumis à l'historicité. Les conditions idéologiques et les limites culturelles qui ont marqué la naissance et l'évolution des droits de l'homme en Occident, doivent faire l'objet d'une même reprise critique pour mieux éclairer les insuffisances jusqu'ici tant de l'imaginaire religieux traditionnel que de l'imaginaire de la religion civile (ou laïque) sécrétée par les révolutions séculières d'Occident. Il est temps d'ouvrir un nouveau champ d'intelligibilité où seraient dépassées les rivalités mimétiques d'essence idéologique entre les religions traditionnelles et la religion civile» (ouv2: 203).

Pour Arkoun, cette «reprise» historique critique est liée à une revalorisation des données sociales qui doit permettre d'élaborer un nouveau champ d'intelligibilité. C'est là un thème crucial qui, pendant l'affaire Rushdie, a valu à Arkoun une critique sévère. Mais une fraction de l'islam a déjà déterminé sa position. Dans ces conditions, en quoi la prise de position d'Arkoun est-elle nécessaire? «Il a toujours existé, en Occident, une tendance à exclure l'Islam de l'aire culturelle où les droits de l'homme ont été conçus, proclamés et conservent un sens. C'est en réponse à cette conviction qu'au cours d'une séance solennelle à l'U.N.E.S.C.O. le 19 septembre 1981, une «Déclaration islamique universelle des Droits de l'Homme» a été faite à l'initiative du Conseil Islamique et de son secrétaire général Salem Azzam. Le texte de la déclaration a été préparé par «d'éminents érudits et juristes musulmans et des représentants de mouvements et courants de pensée islamiques». On note, en effet, que les XXIlI articles sont fondés sur des versets coraniques et des Hadith (traditions prophétiques) sunnites (aucune référence n'est faite aux Corpus Canoniques de Hadith shi'ites). Retenons les principes affirmés dans l'introduction, car ils permettent de dégager les postulats théologiques qui commandent la notion même de droit. «L'Islam a donné à l'humanité un code idéal des droits de l'homme il y a quatorze siècles. Ces droits ont pour objet de conférer honneur et dignité à l'humanité et d'éliminer l'exploitation, l'oppression et l'injustice. Les droits de l'homme dans l'Islam, sont fortement enracinés dans la conviction que Dieu, et Dieu seul, est l'auteur de la Loi et la source de tous les droits de l'homme. Étant donné cette origine divine, aucun dirigeant ni gouvernement, aucune assemblée ni autorité ne peut restreindre, abroger, ni violer en aucune manière, les droits de l'homme conférés par Dieu...» Le grand mérite de cette déclaration est qu'elle exprime des convictions, des attitudes de pensée, des revendications que reprennent tous les Musulmans contemporains. L'historien dénoncera les anachronismes et les projections de conceptions modernes sur le Temps inaugurateur, l'Age mythique de l'Islam; le juriste soulignera le caractère éthique, idéaliste, d'articles qui sont restés lettre morte et ouvertement violés dans tous les pays musulmans» (ouv2: 203-4).

Arkoun n'accepte pas sans critique les résultats d'une telle déclaration sur le plan pratique. Le débat n'est pas clos. La problématique des droits de l'homme est étroitement associée à celle de la laïcité: «même dans les pays qui ont déjà beaucoup lutté pour les droits de l'homme, comme la France, on continue de signaler des insuffisances et des retards graves. Il reste qu'il n'est pas négligeable de couvrir de toute l'autorité de la tradition islamique des droits aussi précieux que la liberté religieuse, la liberté d'association, de penser, de circuler etc.» (ouv2: 205).

Il est très important de constater qu'Arkoun dans son éloge, oublie cependant de mentionner les différences essentielles qui existent, notamment sur la position de la femme entre la Déclaration des Droits de l'homme de 1948 et la Déclaration islamique des Droits de l'homme de 1981 (cf. Ghassan Ascha 1987). Pour souligner le caractère provisoire de la conception des droits de l'homme émanant de l'Occident, Arkoun ne mentionne que leur origine coloniale vis-à-vis du monde islamique: «On sait comment s'est terminée l'aventure coloniale; il est difficile aujourd'hui, de parler des origines occidentales des droits de l'homme devant un public musulman sans soulever des protestations indignées. Il ne faut pas perdre de vue les guerres de libération et la lutte en cours contre «l'impérialisme» occidental si l'on veut comprendre le climat psychologique et idéologique où se développe, depuis une dizaine d'années surtout, un discours islamique sur les droits de l'homme. Il n'y a pas de doute qu'il s'agit d'une surenchère mimétique qui reprend les énoncés des déclarations occidentales pour leur conférer une origine islamique. L'opération est essentiellement idéologique; elle voile une différence cruciale: en Angleterre, en Amérique, en France, au XVIIIe siècle, la Déclaration des Droits de l'homme avait été préparée par le puissant mouvement de la philosophie des Lumières (Aufklärung) et trouvait dans la montée de la bourgeoisie face à la noblesse et au clergé, une force sociale et économique capable d'assurer un début d'application politique aux nouvelles idées d'égalité, de liberté, de fraternité. Les pays musulmans, au XIXe siècle, n'ont connu que des fragments, de faibles échos de la philosophie des Lumières ... Les «élites» intellectuelles et politiques ne pouvaient cependant pas s'appuyer, comme en France ou en Angleterre, sur une classe sociale assez éclairée et dynamique pour animer des institutions laïques, un appareil d'état correspondant aux nouvelles idées. Plus encore qu'en leurs pays de naissance, les droits de l'homme fondés sur la philosophie des Lumières, demeurent une revendication idéaliste, un thème de combat anticolonial sans enracinement culturel et social dans les pays de tradition islamique» (ouv2: 209-10).

Après avoir ainsi expliqué les raisons pour lesquelles le monde islamique n'adhère pas aux principes des droits de l'homme, Arkoun montre pourquoi, en pratique, une reprise de leur fondement islamique s'avère nécessaire: «Si des juristes, comme en Algérie, tentent de fonder une ligue des droits de l'homme pour protéger les citoyens, l'État se sent contesté et riposte par un refus et des poursuites contre les instigateurs du projet. Il suscite une association concurrente qui occupera le terrain sans risque pour le fonctionnement de l'ordre officiel. C'est alors que la Déclaration islamique des droits de l'homme prend toute sa portée idéologique et psychologique: elle rassure, en effet, les citoyens croyants sur la proclamation de droits garantis par Dieu; elle disqualifie les revendications laïques d'origine occidentale; elle rétablit la confiance dans la «modernité» de la loi islamique, son caractère universel et intangible» (ouv2: 212).

On ne pourra pas s'abstraire du fait que pour les sociétés musulmanes, le langage reste imprégné de «valeurs» et de références religieuses. Je voudrais ajouter que le climat international qui s'est créé récemment ne se prête guère aux exigences d'Arkoun. Dans un article (NRC-Handelsblad 21-2-91), j'ai analysé comment une nouvelle dichotomie idéologique s'installait pendant la Guerre du Golfe, entre les pays du Nord et les pays du Sud. Quand George Bush, reprenant une conception utilisée par Reagan pour caractériser le bloc de l'Est, qualifie d'«empire du mal» le monde islamiste, dont Sadam Hossein, ancien laïque d'un socialisme baathiste, s'érigeait en leader, cela ne pouvait avoir que des effets néfastes sur la création, dans l'opinion publique, d'un courant gagné à la défense des droits de l'homme. On sait combien, au Maghreb, les intellectuels se sont sentis trahis par l'Occident, notamment la France, juste après la vague d'espoir de 1989: «Jamais les Occidentaux, marqués dans le souvenir du tiers monde par leur passé de colonisateurs brutaux, n'ont réussi à se rendre crédibles en tant que porteurs de quoi que ce soit de bon pour d'autres cultures, et notamment du credo démocratique, comme au moment de la chute du mur de Berlin» (Mernissi 1992).

Les effets du changement d'orientation qui s'est opéré en 1989, et que les média n'ont pas manqué de répercuter, ne se sont pas fait attendre. Une enquête aux Pays-Bas a montré comment, dans les esprits, les États et populations arabes avaient pris la place des États et des populations de l'empire soviétique (Haleber 1993). La thèse selon laquelle l'islam serait, en soi, anti-occidental et anti-démocratique, soutenue par certains orientalistes comme, par exemple, Bernard Lewis, est utilisé par les médias pour dans le seul but que d'occulter la politique humiliante de l'Occident pendant la Guerre du Golfe, qui a profondément imprégné toutes les jeunes générations de musulmans. Elles en sont arrivées à la conclusion suivante: ce ne sont pas les droits de l'homme, mais les intérêts économiques, notamment pétroliers, qui constituent les buts politiques réels de l'Occident depuis des décennies. Il faut s'étonner de l'hypocrisie des médias déplorant une situation qui n'est que le résultat de ce que l'Occident a semé pendant la guerre froide, lorsqu'il a mené des actions qui vont de l'opposition à Mossadeq, en Iran, jusqu'au soutien apporté aux intégristes d'Afghanistan et à la «défense» américaine de La Mecque. Le riche État pétrolier qu'était l'Arabie Séoudite, en promouvant un islam réactionnaire, pouvait constituer une alternative aux tentations gauchistes et permettre l'arrivée au pouvoir des fondamentalistes. Maintenant que l'Occident a récolté ce qu'il avait semé et qu'il est arrivé à ses fins, avec le concours de la C.I.A., il proclame, tout en versant des larmes de crocodile, que cette sombre réaction ne garantit pas les droits de l'homme et que les femmes, surtout, en sont victimes, tout en imputant la faute à l'islam.

Dans un tel contexte, la promotion d'un islam impliquant d'autres prises de position, fût-il d'inspiration «libérale» comme celui d'Arkoun, ne peut constituer qu'un palliatif. Il va de soi qu'une fois qu'une légère perturbation des équilibres a instauré des mécanismes destructeurs, les forces internes de ces jeunes États arabes achèveront en toute autonomie et sans aucune intervention étrangère supplémentaire, le processus de leur effondrement en tant que modèle de l'État-nation occidental. Cela se passe actuellement en Algérie. Ni l'Occident ni les Nations unies ne pourront arrêter ces développements violents.

Je crois qu'il faut aller plus loin qu'Arkoun qui se borne à envisager un élargissement de la perspective humanitaire: le compromis qu'il propose n'a en effet d'autre but que de réconcilier les droits de l'homme avec «les droits de Dieu». Or, il faut comprendre des notions comme celles de liberté et de droit de l'homme à partir des contextes locaux et sociaux, qui en déterminent les contenus spécifiques. L'anthropologue américain Kevin Dwyer (1991) a fait une enquête en Égypte, au Maroc et en Tunisie. Les personnes interrogées lui répondent en fonction de la situation qui est la leur en Afrique du Nord. Les femmes, par exemple, ne mettent pas la notion de «démocratie» en rapport avec les libertés politiques, mais avec la façon dont on conçoit les relations interpersonnelles (o.c. 214). Les personnes interrogées signalent à l'anthropologue qu'il doit «reconnaître que les sociétés, dans le monde arabe, doivent se mobiliser collectivement sous la pression d'une menace politique venant de l'extérieur, et, à ce moment-là, faire faiblir la voix de l'individu. Beaucoup de gens éprouvent les menaces venant de l'extérieur comme des menaces dirigées à l'encontre de leurs propres personnes, et qui émanent moins des armées d'invasion, que d'un système international qui les prive de beaucoup de pouvoir de décision à l'intérieur même de leurs propres sociétés (o.c. 217).

C'est la raison pour laquelle les arguments et les politiques qui contribuent à la défense de la communauté prennent de plus en plus de vigueur. Le sociologue marocain, Mohammed Guessous, estimait que les ingrédients qui entrent dans la notion des droits de l'homme forment un «cocktail» de conceptions déterminées par des positions sociales. Son élève Jamal Zyadi a formulé la problématique comme suit: «Comment peut grandir l'intérêt pour la liberté dans une situation où il y a une absence presque totale de l'«individu» comme idée, comme valeur et comme directive pour la conduite? Il est clair que tous les appels pour la liberté qui se font entendre au Maroc ont une chose en commun: ils placent l'individu à l'arrière-plan. C'est ainsi qu'au Maroc, nous n'entendons jamais exiger que les détenus politiques soient relâchés simplement parce qu'ils ont, comme individus, droit à la liberté. Non, on pose toujours ces exigences à travers de grandes notions, de grandes idées, comme «l'intérêt de la nation»» (o.c. 124).

L'historien marocain Abdallah Laroui n'aborde pas cette problématique de façon différente (cf. son étude sur «islam et liberté» dans: Laroui 1987). Il proteste contre la procédure abstraite de l'orientalisme occidental, qui laisse au fiqh la science du droit islamique, le soin de déterminer la signification du concept de liberté dans la société islamique. Au contraire, ce sont les déterminations sociales d'une société qui donnent sa signification au mot liberté. Parlant de ce mot liberté, hurriya, Laroui dit que pendant une certaine période, la société arabo-islamique «ne mettait pas derrière le mot le même contenu sémantique que les Européens» (ibidem: 48). «Nous ne devons pas nous demander ce que c'est que la liberté islamique en occultant les conditions réelles qui l'entourent, en assimilant l'État islamique à l'État libéral, type historique parmi d'autres» (ibidem: 62). Laroui proteste contre «la logique simpliste» des orientalistes, qui prétend que «dès qu'on trouve un mot étranger on parle d'idée importée. Ce n'est pas de l'idée et du mot qu'il s'agit, mais de la réalité qu'ils dénotent» (ibidem: 62).

C'est la raison pour laquelle Laroui analyse la liberté islamique en la dérivant, non pas du fiqh, comme Arkoun, qui prend les «droits de Dieu» comme base des droits de l'homme, mais en la dérivant de réalités comme le nomadisme, le clanisme, la piété et la mystique. Laroui prouve ainsi la faillite de l'orientalisme occidental, mais aussi, la faillite de la position d'Arkoun, l'une et l'autre éprouvant un réel désarroi lorsqu'ils veulent déterminer la notion de liberté en terre d'islam.

L'analyse méthodique de Laroui met également en question la thèse centrale du programme d'Arkoun qui prétend que, dans l'islam, depuis «la mort du Prophète, en 632 ... la symbolique se dégrade en codes juridiques, en rituels mécanisés, en doctrines scolastiques, en idéologies de domination» (ouv: 32). Arkoun ne prend en considération que le groupe, trop limité, des sociétés islamiques qui sont sous l'autorité des oulémas. L'anthropologie révèle pourtant que la symbolique islamique s'impose sur un domaine beaucoup plus vaste, même si l'orthodoxie islamique, et aussi les orientalistes réfutent l'existence de ce domaine en tant que tel. Suivant en cela l'intention d'Arkoun, je me demande si au lieu de se concentrer sur l'islam restreint de l'orthodoxie et des orientalistes, il ne faut pas réhabiliter l'islam du

«nomadisme», du «clanisme», de la «piété» et de la «mystique» dans lesquels Laroui nous incite à trouver les vraies notions de la tradition des sociétés islamiques. Or, c'est précisément ce qu'Arkoun refuse de faire, comme je le montrai en me fondant sur l'appréciation qu'il porte sur la culture berbère. Une telle réhabilitation pourrait pourtant nous ouvrir un champ d'intelligibilité nouvelle, tel que le recherche justement Arkoun. De tout cela, il faut conclure que l'arrogance des universalismes occidental et islamique, tels qu'ils s'expriment dans leurs déclarations des droits de l'homme, approfondiront le conflit entre les sociétés de l'Occident et de l'Orient parce qu'elles n'ont pas en partage la même origine et le même contexte culturel.
 
- - Entretien avec Mohammed Arkoun (4).

Haleber: Je crois que le danger le plus important qui menace l'islam en tant que religion, vous le situez dans le mélange qui se produit entre le domaine politique et le domaine religieux? La religion se transforme en idéologie. Ce mixage, on le voit notamment dans les mouvements islamistes, mais aussi dans les manipulations des chefs d'État comme Sadam Hossein pendant la Guerre du Golfe, et on le voit aussi dans les conceptions adoptées par certains États. Mais selon vous, en quoi consiste-t-il précisément?

Arkoun: Il y a de la part des musulmans, aujourd'hui, un amalgame intolérable, irrecevable entre le politique et le religieux. La Guerre du Golfe par exemple, était éminemment politique. Et dans une crise comme celle-ci, je rejette encore plus fortement toute invocation de l'islam pour justifier une attitude quelconque. Toute invocation de la religion n'était qu'une manipulation psychologique des croyants pour les engager dans un conflit qui était un conflit politique. Et voilà pourquoi je ne pouvais admettre l'invocation d'un argument religieux, ni de la part des dirigeants politiques, qu'il s'agisse des Séoudiens, ou des Iraqiens ou de tout autre. Et je l'admets encore moins de la part des oulémas, parce que le premier devoir d'un `âlim mudjtahid, c'est précisément de dire: "ici c'est trop évident, il s'agit d'un problème politique et militaire". Et donc il faut le traiter d'une façon politique.

Mais, ce que je viens de dire, évidemment, ne tient pas compte de la réalité psychologique des simples croyants. Les simples musulmans de la rue, - qui ne peuvent pas faire l'analyse que je suis en train de faire -, eux, ont été choqués de voir des armées étrangères venir s'installer et fouler le territoire sacré. Pour eux, il y a le mîqât, l'espace sacré de la Mecque qui a toujours été perçu ainsi, et qui brutalement se trouve soumis à une profanation. Pour eux, c'est une profanation. Mais ceci est purement psychologique. Ça n'a aucune espèce de valeur théologique. Vous voyez la distinction?

C'est ce qui se passe psychologiquement dans la sensibilité du croyant qui n'est pas préparé à ces analyses que le 'alim mudjatahid, normalement, doit faire. En tout cas, c'est à un spécialiste de la pensée islamique, de la théologie musulmane, qu'il revient de faire ces analyses. Il doit absolument faire ce travail d'analyse. Il n'a pas le droit, aujourd'hui, de reprendre purement et simplement les définitions de la théologie classique et du droit classique, et de dire: "c'est comme ça, et ça doit toujours être comme ça!".

H: Quelle est la différence entre cette étatisation de la religion, qui s'est faite dans le passé, et celle qui se produit aujourd'hui?

A: Autrefois, il y avait deux correctifs à l'étatisation de la religion musulmane. Le premier correctif, c'est qu'il y avait la définition du 'alim mudjtahid qui, pour demeurer dans sa fonction de mudjtahid, doit refuser une fonction officielle. Ça, c'est écrit, c'est une doctrine. Shâfi'î le dit clairement: pour exercer la fonction de mudjathid, c'est-à-dire pour se situer sur le plan de l'autorité spirituelle, il faut refuser la fonction officielle. Tout le monde ne le refusait pas, mais certains l'ont refusé, ce qui prouve que le correctif existait, et qu'on avait conscience du problème.

Bien. Le deuxième correctif, c'est que dans tous les gouvernements qui se sont succédé, dans toutes les dynasties, dans le territoire islamique, je viens de le dire, il n'y a jamais eu un contrôle idéologique sur tous les citoyens. Ce qui permettait à un 'alim qui voulait faire usage de sa liberté, de dire quelque chose à Bagdad. Et s'il ne plaisait pas aux autorités de Bagdad, il allait à Isfahân, où il était bien accueilli. Ou même, il venait à Kairouan où il était encore plus libre. Il pouvait même se cacher chez des amis à Bagdad, et personne ne le trouvait. Tandis qu'aujourd'hui, vous ne pouvez plus vous cacher, même si vous allez sur la lune!

H: Le problème de l'idéologie se pose dans votre œuvre surtout comme une aversion des idéologies de combat. Je voudrais aborder ce problème d'abord par une question biographique: votre sympathie pour la culture française, sa culture scientifique, est-ce qu'elle n'a pas déchiré votre âme pendant la lutte de l'indépendance de l'Algérie?

A: Alors là, je dois vous dire que j'ai conservé un souvenir merveilleux, dans mon adolescence, de la tragédie classique, les classiques du XVIIe siècle. Je les connaissais par cœur. Et c'était merveilleux. Racine, Corneille, Molière, La Bruyère, Fénelon, Bossuet. Et les philosophes du XVIIIe siècle, c'est magnifique! C'est tout à fait magnifique de les découvrir. Mais à partir de là, quand on a découvert cette armature, j'ai dit: "mais qu'est-ce qui se passe chez moi?" Alors, je suis revenu chez moi et j'ai fait ce travail. J'ai dit: "ce n'est pas possible". A partir de là, je n'ai jamais cessé d'avoir ce regard comparatiste. Pour essayer de comprendre ce qui s'est passé dans ce foutu Bassin Méditerranéen. Alors ça, c'est mon problème actuel.

H: Mais votre prise de position pendant la lutte de l'indépendance, est-ce qu'elle n'a pas influencé votre identité?

A: Alors là, je menais déjà ce combat au sein même du mouvement de l'indépendance. C'est-à-dire que j'étais évidemment pour l'indépendance. Mais déjà, je disais: "attention! L'islam, nous ne le connaissons pas, et l'identité maghrébine, nous sommes en train de la casser par une interprétation et un regard purement idéologiques", et c'est la raison pour laquelle je parle de l'idéologie de combat, qui est une étape historique nécessaire parce qu'il faut quand même se libérer. Mais c'est en même temps une étape dangereuse, parce qu'elle nous empêche d'engager le travail critique, d'un côté, vis-à-vis de l'islam, et, d'un autre côté, vis-à-vis de la perception de l'identité maghrébine. Alors je le disais comme ça, parce que c'était la guerre. On ne pouvait pas parler publiquement, ni écrire. Pourtant, je suis libre de toute obédience nationaliste. Je ne défends aucun point de vue nationaliste.

H: Comment, au bout du chemin, considérez-vous votre propre identité? Est-ce que vous vous considérez Arabe, parce que vous vous êtes identifié avec cette riche culture arabe - vous avez écrit profondément sur la culture arabe et islamique? Ou est-ce que vous vous considérez Berbère?

A: Je n'ai jamais posé la question ainsi. Je ne l'ai jamais senti aussi. Absolument jamais! Je suis heureux et je vibre quand il y a quelque chose qui correspond à ma quête culturelle, artistique, intellectuelle. Et quand il y a quelque chose qui me heurte, je dis: bon, c'est pas moi, ça m'intéresse pas. Maintenant, évidemment, quand je vais chez moi à Taourirt Mimoun, le paysage d'enfance et tout ça, bon, ça, c'est autre chose. Ça, c'est tout le monde, le Jurjura, la muraille du Jurjura vue de mon village, c'est un spectacle formidable!

H: Mais ne trouvez-vous pas que c'est un phénomène de schizophrénie, de rester attaché tellement à son origine et en même temps, sur le plan réflexif, intellectuel, rationnel, de critiquer les coutumes berbères, le `orf comme les oulémas salafistes l'ont fait?

A: Non, pas du tout. A mon avis c'est tout à fait normal, parce que la fonction d'un intellectuel, c'est toujours d'avoir un regard critique, même vis-à-vis de ce qui nous est le plus cher et de ne laisser rien en dehors de cette critique, absolument rien, même si ça doit vous coûter. Parce qui sinon, on n'est pas un intellectuel, comme le `âlim mudjtahid.

H: Est-ce qu'on pourrait dire que cette synthèse individuelle de votre identité-là, c'est un exemple de l'idéal que vous nourissez et qui veut réconcilier les sentiments, l'imagination, avec la rationalité. Proposez-vous ici un exemple de ce nouveau champ de recherche scientifique?

A: Oui, il y a tout le problème, là aussi, de la rationalité et de l'imaginaire. On rattache toute l'affectivité du côté artistique et autre à l'imaginaire, et puis la logique, la technique, des théories scientifiques à la rationalité. Actuellement, on ne voit pas du tout ça comme ça! L'approche actuelle des cultures et des sociétés enseigne qu'il y a constamment enchevêtrement et interpénétration du rationnel et de l'imaginaire. Et donc le problème ne se pose plus du tout en termes de schizophrénie ou de partage ou d'opposition, pas du tout! Par exemple, la question médiévale requiert la raison et la foi, ça n'est plus comme ça qu'il faut raisonner. Pas du tout. Parce que nous sommes chacun de nous, indissolublement, imaginaire et raison. Ça n'est pas imaginaire, ou raison. Pas imaginaire contre raison. Ou raison contre imaginaire. Nous sommes imaginaire et raison, toujours. Dans tout ce que nous produisons. Et là, vous avez une autre interprétation de la religion et une autre interprétation de sciences dites rationnelles. Donc, tout ça, c'est un mouvement qui va ensemble.

H: Il est évident que vous critiquez l'idéologie algérienne du nationalisme à partir de ces conceptions théoriques. Mais en même temps, en pratique, vous avez défendu la lutte d'indépendance...

A: Oui, oui, par exemple l'idéologie de combat. Je l'accepte comme moment historique nécessaire. C'est un moment historique nécessaire. Il faut l'accepter. Mais en même temps que se déroule le combat idéologique, il faut que l'intellectuel soit là pour dire: "attention! Nous acceptons cela momentanément, comme phase historique inévitable". Mais il faut d'ores et déjà dire que cette idéologie ne va pas nous conduire sur tout le parcours de notre histoire. Et c'est comme ça que je me suis tout de suite séparé de beaucoup de mes amis, quand on a été étudiants ici et quand on a discuté en pleine guerre d'Algérie.

H: Très exactement à cause des divergences de vues à propos de l'idéologie de combat?

A: Oui, bien sûr. Je peux vous dire que j'ai été étudiant à la faculté d'Alger. Et j'avais fait, je me souviens très bien, une conférence, enfin une causerie, en ce temps-là, j'étais un jeune étudiant parmi mes camarades étudiants de l'Association Algérienne des Étudiants à Alger. Je leur ai fait une causerie sur l'aspect réformiste de l'œuvre de Taha Husayn, en cinquante-deux! Vous voyez? Et déjà j'ai critiqué Taha Husayn pour ses œuvres apologétiques qu'il a publiées dans les années trente. Vous savez, dans le mouvement des années trente, il y a eu un tas d'œuvres islamistes dans le mouvement des Frères Musulmans. Et même Taha Husayn et Al-`Aqqâd, et d'autres ont encore participé! Alors j'ai dit: ça, non! Taha Husayn est en train de renoncer à sa position critique vis-à-vis des documents historiques qui nous parlent de l'islam primitif. Et je me souviens très bien que mes camarades étudiants étaient scandalisés...

H: L'idéologie de lutte implique un exclusivisme. L'Américain Robert Lee, lui aussi, vous accuse dans son étude, d'exclusivisme, parce que vous vous basez sur «le fait coranique»...

A: Oui, mais à la fin il reconnaît que je le fais pour ouvrir un autre champ d'intelligibilité. Et c'était pour cela qu'il s'était intéressé à mes écrits, parce que lui-même, à partir des sciences politiques, il se posait des questions. Le reste, évidemment, il n'a pas bien compris.

H: Alors, ce problème de l'exclusivisme ne se pose pas pour vous, si vous vous basez sur un phénomène particulier, c'est-à-dire l'islam?

A: Jamais. Et ça me gêne beaucoup lorsque justement mes interlocuteurs occidentaux veulent toujours m'enfermer dans le cadre d'un islam qu'eux ont défini. Ils me disent: tu n'es pas musulman!

Evidemment, il y a beaucoup de musulmans pour qui l'islam est une clôture parfaitement définie. C'est un jardin enclos de murs, on ne peut pas entrer par ces murs-là. A l'intérieur, c'est l'islam, à l'extérieur, ce n'est pas l'islam. Pour moi, non, l'islam est un espace ouvert. Je me considère comme musulman et comme humaniste en même temps. J'ai découvert ça avec Miskawayh. Ça se voit, j'ai écrit sur lui avec une telle sympathie intellectuelle.


5. RÉVOLUTIONS.(retour) Conformités du programme de réforme libérale avec la révolution islamiste: Mohammed Arkoun et Abdessalam Yassine.

«Il y a de l'ironie dans le fait de contrer les soi-disants fondamentalistes islamistes en les opposant aux modernistes islamiques. En suivant des raisonnements qui leur sont propres, les modernistes islamiques disent exactement la même chose que les soi-disant fondamentalistes: il faut que les musulmans retournent aux sources originales et authentiques de l'islam et qu'ils appliquent sur cette base l'ijtihâd» Fazlur Rahman, Islam and Modernity. Chicago 1982: 142.

Dans les dernières décennies, la réfutation de l'épistémologie islamiste occupe une place centrale dans l'œuvre d'Arkoun (6). Cet islamisme moderne s'oppose en effet radicalement aux idées émancipatrices auxquelles Arkoun porte un grand intérêt. Selon lui, il intègre les thèmes modernes dans un programme qui se donne pour but explicite la systématisation d'une irrationalité inadmissible et d'une idéologie fausse. Ce programme explicite n'était pas encore élaboré par l'orthodoxie traditionnelle qui restait ambiguë sur beaucoup de points, ce qui lui laissait la possibilité d'une réforme éventuelle qui lui aurait donné une direction rationnelle et scientifique, au sens où l'entend Arkoun. La réforme de l'orthodoxie traditionnelle, comme la proposait, par exemple Mohammed Abduh, impliquait encore des potentialités d'interprétation rationnelle, et donc une base de départ pour une éventuelle réforme scientifique. C'est précisément ce que la politisation de l'islam pratiquée par les islamistes rend impossible. Ces derniers, tout comme les adeptes des idéologies nationalistes, sont les victimes d'un fondamentalisme qui semble être le contraire de l'approche scientifique d'Arkoun. De leur côté, les islamistes portent sur Arkoun un jugement extrêmement négatif.

A première vue, nous avons donc affaire à deux positions absolument incompatibles. L'écart séparant ces deux positions paraît tellement grand qu'il semble inutile d'entreprendre une comparaison entre les notions mises en jeu par la méthode arkounienne et celles mises en jeu par la méthode islamiste. Cette dernière, précisons-le, domine aujourd'hui le champ des luttes menées en Afrique de Nord par les intellectuels au nom de la religion. Les deux méthodes sont condamnées à s'exclure réciproquement. Notre lecteur occidental sera d'autant plus tenté de donner raison à Arkoun que la littérature internationale qui traite, prétendument, de l'islam en général, ne traite en vérité que de l'islam fondamentaliste.

Cette vague d'études universitaires occidentales, - d'ailleurs répercutée par les média -, analyse les causes sociales et politiques du fondamentalisme en opérant une véritable réduction sociologique centrée sur les frustrations des campagnards immigrés dans les grandes villes, ces paysans sans terre vivant mal leur entrée dans une société industrialisée dominée par la rationalité moderne. Cette réduction sociologique a pour résultat que l'on ne prend guère au sérieux les porte-parole de cette idéologie prétendument née de la frustration, et qui s'exacerbe dans le fanatisme. La conséquence en est qu'on ne s'engage que peu dans une analyse des œuvres et des idées qui se réclament de l'islam fondamentaliste. Les préjugés qui trouvent leur origine dans la réduction sociologique de ce fondamentalisme, fortifient les lecteurs dans le parti-pris selon lequel n'importe quel penseur, dès qu'il est étiqueté comme islamiste, nourrit des intentions terroristes.

Je crois par contre, qu'il faut considérer l'islamisme d'abord comme une phénomène culturelle et surtout pas économique comme font les marxisants et les libéraux. C'est pourquoi il faut contextualiser sa problématique plutôt dans la transition de la tradition à la modernité que de voir son origine comme un effet économique de la migration des campagnards vers la ville: aussi les classes aisées et les Séoudiens ont leur fondamentalisme qui est d'un caractère conservateur.

Mon analyse s'efforcera d'éviter les préjugés généralement acceptés, en prenant comme point de départ les pensées d'un islamiste connu. Il me semble important, pour bien comprendre l'œuvre d'Arkoun, que l'on soit très attentif aux surprenantes ressemblances qu'elle présente avec les travaux islamistes, malgré de grandes différences dans le contexte des deux projets, différences sur lesquelles, selon moi, Arkoun met trop l'accent. Même si l'islamisme fondamentaliste et l'islamisme arkounien, se traitent l'un l'autre d'hérétiques, ils n'en ont pas moins pour racine commune, le même islam réformiste du vingtième siècle. Cela se vérifie aussi bien pour ce qui est de leurs origines historiques, fondées sur les efforts réformistes de Mohammed Abdu, que pour ce qui est de leur volonté commune de trouver des réponses adéquates aux défis de la modernité. Il n'en reste pas moins vrai que les protagonistes de ce réformisme partagé réfuteront, quant à eux, - et cela va de soi - une telle parenté.

Surgit alors la question suivante: avec cette exclusion réciproque, n'aurions-nous pas ici affaire à une thématique problématisée par Arkoun lui-même, à savoir celle de l'impensé? Arkoun nous a appris que le phénomène de l'exclusion se réfère à un impensé, à une élimination des idées qui, dans une situation historique donnée, ne peuvent plus être mises en question. Le paradigme d'une époque historique spécifique rend la comparaison impensable. La passion avec laquelle les islamistes combattent les propositions d'Arkoun prouve à son tour que de leur côté, ils tiennent ces propositions pour une dangereuse alternative à leur mode de penser. Dans le modèle de pensée des islamistes, les propos d'Arkoun contiennent un possible impensé, qu'ils soupçonnent être explosif. En portant notre attention sur des ressemblances qui sont bien au-delà des similitudes superficielles, je propose de découvrir les vraies différences qui existent entre deux pensées qui se prétendent exclusives l'une de l'autre.

C'est dans ce but que j'entreprends ici l'analyse d'un islamiste maghrébin, issu du même milieu berbère qu'Arkoun. Dans les lignes qui suivent, j'analyse les ressemblances, bien qu'elles découlent de contextes différents et qu'elles procèdent, chez les deux protagonistes, de motivations différentes. Pour la comparaison que je me propose, je prendrai à titre d'exemple, l'œuvre du leader le plus important de l'islamisme marocain, Abdessalam Yassine. Lui-même se présente comme «fils de paysan berbère, né dans la pauvreté et le besoin ... Berbère idrisside, d'une culture mitigée et soufi, abandonnée par ses frères» (Sou'al no 5: 153). Descendant des chorfa idrissides, il est né dans les années vingt, et a étudié le droit islamique à Marrakech, ville caractérisée par sa position ambiguë entre tradition et modernité (cf. Van der Yeught 1989). Ayant appris la langue française, il devient, après l'indépendance, inspecteur de l'enseignement primaire. Cette fonction lui permet d'entrer en contact avec de nombreux instituteurs. Dans la région d'Oujda, par l'intermédiaire du soufi Sidi Al-Mochtâr Boudchich, il redécouvre l'islam. Après la mort du cheikh, ses relations avec les membres de la fraternité ne vont pas sans problèmes. Il décidera de suivre son propre itinéraire.

En 1973, il publie à Casablanca un livre en langue arabe de sept cents pages, L'islam demain. En 1987, à Bruxelles, il publie, également en arabe, L'islam et le défi du marxisme-léninisme. De plus, il a entamé la publication de revues qui ont été interdites. Ce fut le cas, par exemple, d'al-Djamâ'a, d'al-Subh et d'al-Khitâb. Abdessalam Yassine écrit, pour le public francophone, La révolution à l'heure de l'islam (Paris 1990. Il s'agit de la réédition d'un ouvrage paru en 1981). Sa lettre ouverte au roi du Maroc, L'islam ou le déluge, date de 1973. A la parution de cette lettre, le régime marocain vit en Abdessalam Yassine un danger pour la société. Il fut arrêté et jugé à Salé, et condamné à deux ans de prison ferme pour «diffusion d'idées susceptibles de troubler l'ordre public». Depuis 1987, et jusqu'à aujourd'hui, il est en résidence surveillée. Dans sa lettre ouverte, le chérif idrisside s'adresse au roi chérifien qu'il appelle «mon cher neveu du Prophète». Il ne reconnaît donc le souverain émir des croyants qu'à titre conditionnel, et l'avertit qu'il doit rétablir l'islam. Dans la tradition marocaine, ce renouveau exige un nouveau contrat du roi chérifien avec son peuple, une nouvelle allégeance (bai`a):

«Nous sommes au Maroc sous l'empire de la terreur policière qui traduit la terreur du roi et sa frayeur (...) La tête de la fitna (désordre) est Hassan; et l'espoir de la nation est aussi Hassan s'il se repent et prend la voie de la virilité ... cette rédemption générale n'est possible que sous les ordres d'un chef absous et avec une nouvelle allégeance» (Sou'al no. 5 et 6).
a. Indignation à propos de l'injustice et rejet des idéologies nationalistes.

Dans sa lettre ouverte adressée au roi Hasan, Yassine proteste contre l'injustice et l'oppression dont souffre le peuple marocain: «J'entends par repousser les injustices, une réparation globale de ce que tu as perverti et qui t'a perverti: surtout ton monopole de l'argent et du prestige ... annuler l'injustice sociale et annuler la pauvreté de la communauté» (Sou'al no. 6: 118-19). Que veut-il exactement? Dans une phrase surprenante, Yassine montre qu'il embrasse la thèse marxiste selon laquelle les conditions matérielles d'une substructure précèdent la possibilité de la morale: «Ni spiritualité ni morale ne peuvent s'épanouir si l'inéluctable substructure n'est réglée dans le sens de la justice» (1990: 6). Au lieu de se référer au poète marxiste Bertolt Brecht, qui proclamait «d'abord la bouffetance, après la morale», Yassine cite un proverbe de son calife Ali. La misère matérielle du peuple signifie pour Yassine un obscurcissement de Dieu: «Aucune visibilité de Dieu si la sphère socio-économique est opaque, si le souci du lendemain, de l'oppression et des inégalités injustes obscurcit ma conscience. Ali, gendre du Prophète et quatrième vicaire après lui, a résumé cette loi qui fait passer le nécessaire avant l'essentiel dans la vie concrète des hommes en disant: «La misère est presque synonyme d'infidélité à Dieu» (6).

Quant à lui, Arkoun ne critique pas moins les gouvernements arabes et partage l'indignation de Yassine à propos de l'injustice sociale. Lui aussi voit dans l'ignorance de l'islam vrai, la cause de l'injustice sociale, mais il le fait en se fondant sur une analyse différente. Pour Arkoun, le fameux retard du monde arabe ne résulte pas seulement du fait qu'on ait quitté le juste chemin de l'orthodoxie de l'origine, il résulte également d'une incompréhension intellectuelle vis-à-vis du message coranique, d'une incapacité à l'interpréter avec l'aide de la science, en des termes tenant compte du contexte actuel de la modernité. Selon Arkoun, l'idéologie «jahilienne» consiste en ce que les autorités arabes légitiment leur pouvoir sur une idéologie bâtarde mêlant facteurs religieux et répression moderne de tendance fasciste. Les dirigeants politiques et culturels se rendent coupables en ne créant pas d'espace de libre discussion scientifique et politique. Pour l'imaginaire et la raison islamiques, une compréhension vraie contribuerait à une modernisation et à une démocratisation des sociétés islamiques, alors que l'absence des conditions démocratiques empêche une telle émancipation culturelle et sociale.
b. Analogies épistémologiques: rejet de la rationalité positiviste.

Dans un paragraphe intitulé «approche épistémologique», Yassine accentue encore l'idée selon laquelle le rationalisme est aveugle; il se distancie de cette forme de raison qui, pour lui, signifie une forme de domination impérialiste: «Il est vrai que le rationalisme, qui fait la raison juge de tout et seul souverain, n'a pas les moyens d'accès pour explorer ces régions intimes de l'être humain. Aussi faut-il dès maintenant annoncer notre divorce d'avec l'impérialisme rationaliste, celui de la philosophie prétentieuse, pour ne retenir que la rationalité. Rationalité veut dire scientificité, veut dire que la raison, ce précieux don de Dieu, s'occupe de ce pourquoi elle a été créée. Oui absolument à une science au service des fins dernières de l'homme, non au scientisme, au positivisme» (7).

Chez Yassine, nous constatons, comme chez Arkoun, une protestation contre le scientisme et le positivisme. Cette protestation, toutefois, n'est pas légitimée par une référence à la science qui aurait pour but d'élargir l'espace de la rationalité. Yassine veut désigner à la raison sa place limitée, circonscrite par Dieu. Le savoir s'identifie au savoir des ilm ouloum ed-din, des sciences religieuses gouvernées par l'éthique, et qui nous procurent la connaissance de la volonté de Dieu quant au chemin que l'homme doit suivre. Comme un deuxième imam Ghazali, Yassine appelle à une renaissance de ces sciences religieuses, dans lesquelles il inclut les prescriptions éthiques de l'imitation du «modèle prophétique». «Les êtres coupés [de Dieu] ont pour attribut une raison capable seulement d'explorer le créé matériel aux horizons vertigineux des deux côtés de la création; l'infiniment petit et l'infiniment grand semblent ne pas avoir de limites à cette myopie fouineuse. Le créé immatériel, moral et spirituel est perceptible au cœur. Une raison raisonnable arrive à connaître ses limites et à l'avouer. Elle peut alors écouter le message du cœur ...» (7).

En fait, Yassine répète ici la distinction que le croyant Pascal introduisait, face à la pensée rationnelle de son époque: «Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas». La raison n'est pas capable de trouver ses lois en elle-même, il faut, si elle veut s'ouvrir, qu'elle reçoive ses instructions du supra-rationnel qui la transcende: «C'est pourquoi il s'agit ici d'une rationalité dépendante, d'une rationalité basée sur ce qui est en contradiction avec la définition même de la rationalité». La connaissance du cœur résout cette contradiction: «A la raison sont données les capacités de découvrir les lois qui président au fonctionnement du créé sensible. Au cœur sont révélés d'autres principes dont la raison peut constater la présence mais non comprendre la raison et la fonction par ses propres moyens» (7).

Chez Arkoun, bien qu'on trouve un plaidoyer pour élargir la rationalité, cette dernière n'englobe pas les expressions de la piété et de la prédication renfermées dans la sagesse du cœur de Pascal; c'est d'ailleurs la raison pour laquelle Arkoun se distancie de l'épistémologie de Levinas. Pourtant, cette restriction de la rationalité, fondement d'une science et d'une technique ardemment désirées par les islamistes, ne signifie pas que l'homme ait développé les sciences et les techniques à l'instigation du diable, bien au contraire: «Ce n'est que par sa soumission aux lois qui régissent l'univers que la raison a accompli les prouesses techniques et scientifiques que nous connaissons. Ce ne sera que par sa soumission aux lois morales et spirituelles révélées aux hommes par le canal des prophètes de Dieu depuis Adam, notre père, que la raison pourra contribuer au salut de l'humanité, aujourd'hui bien malheureuse et menacée d'asphyxie» (7). La rationalité technicienne, en particulier, n'est nullement rejetée. Elle témoigne des lois divines de la création, mais ne représente qu'une vérité partielle. Si l'on ne veut pas qu'elle mette l'homme sur le chemin de la décadence, elle doit être complétée par la connaissance révélée du spirituel «La société doit, pour sa survie relever le défi de reconquérir les sciences sans tomber dans le piège du réductionnisme rationaliste, elle doit installer la raison dans ses fonctions d'instrument au service de l'être supérieur et ne pas la laisser subjuguer par l'ego» (71).

Chez Arkoun, nous ne retrouverons pas ces restrictions qui seraient voulues par l'ordre divin. Chez lui, le positivisme, avec, comme conséquence, le laïcisme actuel, se trouve rejeté parce qu'il représente une restriction de la connaissance rationnelle. Il inclut les espaces nouveaux d'une intelligibilité enrichie par les méthodes scientifiques modernes comme celles mises en œuvre en anthropologie et en sémantique.
c. Réintroduction de l'ijtihâd.

Tout comme Arkoun, Yassine rejette la monopolisation par les oulémas, de l'exégèse du Coran et de la sounna. Comme le font la plupart des islamistes, Arkoun et Yassine limitent l'importance des quatre écoles juridiques classiques: «En société islamique la dictature d'un clergé qui serait seul apte à dire la loi et à l'interpréter est inimaginable. Il n'existe pas de clergé en islam; chacun est habilité s'il est moralement et intellectuellement qualifié, à faire l'effort d'ijtihâd, à proposer et à critiquer. C'est même l'un des devoirs fondamentaux de tout fidèle éclairé. De même en société islamique il ne devrait pas y avoir de système juridique onéreux et favorisant les riches et les puissants» (142). Yassine voit dans l'ijtihâd un prolongement du jihâd, les deux termes étant apparentés sur le plan étymologique. Instrument de combat de la foi, l'ijtihâd appelle à un réarmement moral. L'ijtihâd, chez Yassine, est pris dans son contexte traditionnel des sciences religieuses. C'est la raison pour laquelle sa protestation contre les oulémas ne signifie pas leur rejet. Si les oulémas avaient le désir de se renouveler et de s'adapter aux exigences de leur nouveau devoir révolutionnaire, leur fonction en tant que gardiens de la légitimité de l'État islamique à venir, serait assurée.

Arkoun, lui aussi, respecte l'ancienne tradition des oulémas libres, et sa nouvelle «critique de la raison islamique» n'est pas autre chose que la ré-ouverture de l'ijtihâd. La raison islamique n'est en effet que l'instrument nécessaire, pourvu d'une méthode scientifique, qui permet d'interpréter le Coran et la tradition en tenant compte de l'actualité. Comme chez Yassine, il faut que cet instrument n'en soit pas réduit à être au service d'une prédication étatique de la foi ou au service d'une manipulation politique de la société. Il est surprenant de constater qu'Arkoun et Yassine, en prônant une pratique renouvelée de l'ijtihâd, accentuent tous les deux la rupture décisive avec un passé qui avait figé le rôle des écoles juridiques classiques.
d. Rupture épistémologique radicale.

Selon le message révolutionnaire de Yassine, l'Occident se trouve dominé par deux forces décadentes et démoniaques, le capitalisme et le marxisme. Ces deux forces sont autant totalitaires qu'incrédules: «La technique militaire évoluée a permis, permet encore et permettra désormais l'assouvissement des instincts de destruction qui affleurent chez l'homo occidental libéré par la grâce de sa bestialité théorisée, de toute inhibition» (13). L'homme occidental, et ses épigones dans le monde islamique, avec leur conception d'une liberté illimitée, se sont jetés dans l'immoralité et la misère. Face à cette misère que l'on peut qualifier de morbide, brillent les idéaux de l'islam. Ils nous indiquent la route qui mène à un monde qui promet l'humanisme vrai, la justice sociale et la piété religieuse. L'appel au retour de l'époque du prophète à Médine, puis la réinstallation de cette époque, grâce à une révolution sociale, mettra fin à la fitna, au chaos et à la division de l'humanité. C'est un changement d'épistémè qui procédera à ce changement radical. La rupture décisive sera exprimée par une division de l'humanité: il y aura ceux qui vivent dans le jahiliya et ceux qui vivent dans la vraie communauté des musulmans. Originellement, le terme de «jahiliya» désigne le paganisme antérieur à la prédication du prophète. En langage islamiste, le terme désigne également les États prétendument islamiques qui ont à leur tête des présidents laïques opprimant cruellement leurs populations, tout comme le faisaient les pharaons. Cette dernière signification fut élaborée, précisons-le, par Sayid Qotb, pendu sur ordre du président Nasser, et qui est aujourd'hui un auteur fort connu en Afrique du Nord, y compris dans des cercles non fondamentalistes. Reconnaître la possibilité d'une rupture dans l'histoire de l'humanité, rend possible la conscience d'une connaissance pratique nouvelle. Arkoun partage avec Yassine une horreur profonde pour les idéologies nationalistes et les «étatisations».

Chez Yassine, le monde occidental, tout autant que le monde islamique, se trouve sous le pouvoir d'un paganisme pré-islamique, le jahiliya: «Hitler est la quintessence de l'ignorance-violence sur le mode hystérique. Le personnage incarne tout une culture et la volonté destructrice du satanisme jahiliyen» (93). Sayyed Qotb, le frère musulman qui se trouve à l'origine de la thèse d'une rupture radicale, pose que de nos jours, nous sommes probablement encore plus influencés par le jahiliya que nous ne l'étions pendant la première époque de l'islam: «La totalité de notre milieu, la croyance et les idées des hommes, les coutumes et l'art, les normes et les lois, - c'est du jahiliya. Même ce que nous regardons comme culture islamique, sources islamiques, philosophie islamique et pensée islamique; toutes ses choses sont des constructions du jahiliya! ... Il faut que nous nous libérions de l'empreinte de la société jahilienne, des notions jahiliennes, des traditions jahiliennes et des chefs politiques jahiliens. Notre devoir, c'est de ne pas s'engager dans la voie du compromis avec la société jahilienne et de refuser toute loyalité à son égard ... La société jahilienne ne méritant pas que l'on passe des compromis avec elle» (o.c. 34). La rupture épistémologique doit donc être totale, même si Yassine se montre plus tolérant que Qotb, puisqu'il laisse la porte ouverte à la conversion des pharaons et de leurs oulémas.

Chez Arkoun, la rupture radicale qui doit se faire est une rupture avec les interprétations idéologiques politisées de l'islam. Ces interprétations ont en effet corrompu les sociétés islamiques, leur culture et leurs croyances, tout comme leur vie politique, et elles l'ont fait avec une intensité comparable à celle qu'implique la notion du jahiliya islamiste. Pourtant, faire disparaître la «jahiliya arkounienne» ne se réduit pas à un pur acte fidéiste; la conversion qu'entraîne la notion de «jahiliya arkounienne», c'est l'entrée du croyant dans la modernité, c'est l'illumination de sa symbolique religieuse par la raison scientifique. L'acte de foi, c'est d'appliquer la critique de la raison, notamment de la raison islamique, dans la perspective de l'évolution de la raison humaine. Cette conversion rationnelle nous éclairera sur ce qui a été révélé à l'époque du prophète et de ses compagnons. La rupture ne se situe donc pas entre croyants et infidèles, mais entre épistémologie prémoderne et épistémologie moderne. La raison laïque des Lumières, étroite et en quelque sorte autoritaire, devra toutefois être élargie et se mouvoir désormais dans un champ d'intelligibilité plus compréhensif. La notion de «jahiliya arkounien» implique que l'on vainque, pour l'essentiel, autant le laïcisme étatique, qu'un fidéisme stérile et captif du passé, que l'on peut considérer comme un positivisme islamiste. En tant que libéral, Arkoun rejette, pour atteindre à ce but, tout usage de la force ou de la violence. Il ne le fait pas en invoquant l'argument religieux fourni par le Coran, qui affirme «qu'aux affaires de religion il ne faut pas qu'il y existe de la contrainte», il le fait en s'appuyant, pour comprendre ce verset, sur la réalité même de ce qu'est la raison. La raison islamique, fondée elle-même sur des arguments rationnels, est une raison scientifique, et, par conséquent ne saurait connaître de contraintes.

Chez les islamistes, au contraire, la vérité de ce verset coranique se trouve soumise à leur volontarisme révolutionnaire. Le monde moderne dans sa totalité, y compris les notions de la rationalité moderne, est infecté par le virus jahilien qu'il faut combattre, - si nécessaire -, en usant aussi de la violence. Quant à la notion même de jahiliya, aucune rationalité humaine ne saurait la réfuter, puisqu'une telle rationalité autonome ne peut être que de nature jahilienne. La conversion envisagée affecte dans une même mesure les rationalités libérales, marxistes, capitalistes ou prétendument islamiques.
e. Référence centrale au «fait coranique», et l'«expérience de Médine».

Pour tous les islamistes, la première période de l'islam, l'époque de la vie du prophète, celle des khalifes bien guidés pendant la période de l'épanouissement de l'islam, c'est ce temps-là qui est la période de référence, par rapport à laquelle on évalue les époques postérieures. Les islamistes se tournent vers le passé de façon très absolue. Ils entendent restaurer un passé. L'histoire postérieure de l'islam n'est qu'un processus d'installation progressive de l'hérésie. Contrairement au messianisme qui attend le salut des événements révélés qui auront lieu dans l'avenir, ils attendent, eux, essentiellement, le salut d'une restauration du passé. Ils trouvent l'origine de la science moderne occidentale, et ce non sans buts apologétiques, dans la science islamique à son apogée. En réalité, l'époque dorée de la science islamique, qui, en fait, doit à l'apport de différentes cultures, ne coïncide pas avec l'époque de l'origine pure. Cette histoire des sciences islamiste prouve également son inconséquence en étant incapable de préciser la nature de la science dont elle parle: s'agit-il de la science fondée sur la raison ou d'une science purement fidéiste?

Or, chez Arkoun, on retrouve aussi l'idée selon laquelle l'histoire de l'islam, d'une façon générale, s'avère être l'histoire du progrès de l'impensé et de l'avance des idéologies, l'un et l'autre culminant dans l'état actuel d'ignorance des sociétés islamiques. Comme les islamistes, Arkoun se base donc sur le «fait et l'expérience de Médine», fait original et unique, situé dans le passé, et qui oriente l'histoire islamique, qu'il s'agisse de son présent ou de son avenir. Arkoun se fonde lui aussi sur une expérience religieuse qui ne se répète pas, et se rattache de cette façon, à la thèse de l'orthodoxie islamique selon laquelle Mohammed est le dernier des prophètes. Mais cette expérience unique de la foi personnelle du croyant, qu'on pourrait caractériser comme étant de tendance fidéiste, se trouve incorporée dans l'évolution de la connaissance humaine, à laquelle le croyant participe. C'est la raison pour laquelle le projet arkounien transcende la phase fidéiste des islamistes. La conversion nécessaire, selon Arkoun, c'est celle du croyant converti, sa prise de conscience d'être partie prenante dans l'évolution universelle de la raison. Contrairement aux islamistes, le passé ne se comprend pas en référence à une histoire antérieure, par contre, l'intelligence du passé s'ouvre aux développements de l'avenir.
Toutefois, comme pour les islamistes, «l'expérience de Médine» a en soi, pour Arkoun, un caractère isolé et exclusif. Ce dernier point, que Robert Lee n'a pas manqué de souligner dans son étude (1989), distingue Arkoun des orientalistes scientifiques. Même s'il est vrai qu'Arkoun lui-même réfuterait une telle exclusivité fidéiste, qui le lie aux islamistes, il ne pourrait pas faire état, dans son œuvre, d'indications qui permettraient de hiérarchiser la raison et la foi en sorte que l'évolution scientifique orientée vers l'avenir serait l'unique déterminante. Ce qui, pour lui, est déterminant, c'est le fait paradoxal de «l'expérience de Médine», et ne serait-ce qu'à cause de cet a priori, les islamistes ont profondément tort d'accuser Arkoun d'athéisme.
f. Attitude modérée et ambiguë envers les oulémas traditionnels.

Dans le Maroc de Yassine, les oulémas sont de plus en plus intégrés dans l'appareil étatique comme fonctionnaires salariés. Depuis l'indépendance, les nouvelles universités ont acquis le prestige qui était, auparavant, celui des anciennes mosquées-académies religieuses comme, par exemple, celle de la Quaraouine à Fès. Toute la modernisation de la société, avec, entre autres, l'introduction du droit commercial, a miné l'ancien statut, éminent, de l'homme des sciences religieuses. Les islamistes ne refusent pas la science exacte: ce n'est d'ailleurs pas par hasard si leurs «oulémas libres» sont souvent des hommes ayant été formés à la science moderne. A l'heure actuelle, l'État marocain ne reconnaît pas à l'islamisme le droit de se constituer en mouvement politique ni en courant religieux indépendant, disposant de mosquées et de publications qui lui soient propres. Ce sont la clandestinité totale et l'isolement auxquels l'islamisme se trouve contraint au Maroc, plutôt que la doctrine de l'islamisme, qui sont à l'origine de la polarisation du mouvement en groupuscules élitaires. Ces derniers développent une pensée sociale et puritaine qui ne semble pas se rendre compte de la complexité de l'économie, et des limites qu'elle mettrait à la réalisation du programme utopique qu'ils se proposent. Yassine fait appel, pour pouvoir disposer d'une avant-garde révolutionnaire, aux oulémas traditionnels. Selon Chekroun: «Par sa volonté de création d'un groupement d'ulama-s, il veut doter l'islam concret du moyen, ou d'un moyen, de son idéal. Or, pour ce faire il a besoin des représentants mêmes de cet islam officiel, spécialement des plus hauts placés parmi eux» (1990: 117). Dans sa lettre au roi Hasan II, Yassine met l'accent sur ce qu'il considère comme le rôle nécessaire des oulémas traditionnels: «Et vous Ulama, mes frères et mes bien-aimés, êtes le maillon nécessaire entre l'islam et notre présent corrompu si vous prenez la voie du bien et de la virilité. Excusez-moi si je suis dur avec vous» (1974: 81; Sou'al, no. 5: 156). Envers cette caste traditionnelle, l'attitude adoptée par Arkoun est également très modérée: «Les oulémas doivent ... remplir leur tâche de médiateurs crédibles entre les consciences croyantes et les réquisits de la connaissance scientifique moderne» (ijt: 204). Arkoun, lui aussi, les appelle à se convertir et à se libérer des contraintes étatiques et politiques. Pour Arkoun, les oulémas doivent, en formulant des interprétations d'ijtihâd, assurer un rôle de médiateur entre les visions modernes de l'histoire et de l'anthropologie, et une méthode scientifique. A mes questions demandant si cette nouvelle méthode nécessite un nouveau groupe professionnel religieux, les réponses d'Arkoun restent aussi ambiguës et ouvertes que celles de Yassine (cf. 10, Débat). Chez les deux auteurs, il est question d'une réforme plutôt que d'une abolition radicale des anciennes institutions religieuses dotées de leurs gestionnaires du sacré.
g. Rôle exemplaire d'une élite islamique nouvelle.

L'adhésion populaire aux mouvements islamistes, telle qu'elle se produit, par exemple, en Algérie, reste pour le public occidental, surprenante. Telle qu'elle est présentée par les médias, cette adhésion semble se baser uniquement sur une mentalité primitive qui ne désire rien d'autre qu'un retour à des idées fanatisées et dégradées. Sur ce point, l'étude de Rouadjia (1990) peut nous éclairer, car elle suit concrètement les stratégies sociales des islamistes en Algérie. Rouadjia s'intéresse tout particulièrement à la façon dont ils organisent, en fondant des mosquées, des bases populaires pour leurs idées. Les lieux de culte clandestins, construits de matériaux simples avec l'aide des habitants des quartiers pauvres, sont constamment améliorés, et finalement, on force les autorités à légaliser ces nouveaux lieux de prière et de rassemblement. Ces mosquées ne constituent pas seulement un espace religieux, mais elles ont aussi une vocation sociale, car elles fonctionnent aussi comme un centre d'entraide communautaire. Placées devant le fait accompli, les autorités locales n'osent plus refuser l'établissement d'institutions fortement implantées dans la communauté. Les initiatives prises pour faire naître ces bases populaires sont le fait d'une élite. Cette dernière se distingue d'ailleurs nettement des musulmans ordinaires par l'adoption d'insignes spécifiques, tels que le port de la barbe et le port du hijab, forme moderne du costume islamiste (cf. Taarji 1990).

Devant une telle situation, l'État réagira en déployant de nouveaux efforts pour conquérir le champ politisé, de la religion. Il construira des mosquées triomphalistes qui, comme des cathédrales moyenâgeuses ou des Sacré-Coeurs, sont destinées à impressionner une population illettrée. Dans ces conditions, ce ne sont pas seulement les institutions religieuses, mais toute la vie du pays, qui acquièrent un caractère ambigu. Pour les islamistes, leurs modestes mosquées sont les foyers et les symboles de l'arrivée d'une nouvelle époque historique. En construisant des bâtiments impressionnants, l'État veut, lui, au contraire, prouver qu'il détient le monopole dans le champ religieux et montrer sa victoire. Rouadjia démontre que cette polarisation cause une scission de la société: «Intégrisme, alcoolisme et football ont été, jusqu'alors les valeurs-refuges, excessives certes, mais fondamentales pour la survie d'une société désorientée» (1990: 292). Il cite le cinéaste Lakdar Hamina qui explique la croissance de la consommation d'alcool par l'attitude des autorités «Les enseignements que j'en ai tirés, c'est qu'on se fout totalement de la culture algérienne. Totalement. D'où les méfaits, les déboires que nous avons aujourd'hui ... On a donné aux gens à choisir entre le bar et la mosquée, et les deux excès ne sont pas bons... Je dis que devant ce vide culturel, pendant vingt ans, l'État n'a pas fait quoi que ce soit, rien. Regardez aujourd'hui le problème des programmes de TV, du cinéma. Il n'y a pas de spectacles, il n'y a pas de TV, il n'y a pas de théâtre ... la culture n'existe pas dans notre pays» (ibidem: 292). Ce manque de choix, ce manque d'alternative culturelle et sociale offre à l'élite islamiste l'occasion de s'enraciner et de s'établir dans la société nord-africaine.

Arkoun, soutenant la thèse de la confusion de la religion et du nationalisme d'État, partage les analyses évoquées ci-dessus, sur sa société d'origine, et comme Yassine, il constate le rôle important, et même dirigeant, d'une nouvelle élite musulmane. Chez lui, cette nouvelle élite doit maîtriser les instruments scientifiques et doit éduquer et éclairer la masse des croyants traditionnels en lui montrant la nécessité de la modernisation sociale et scientifique de la société. Au fond, chez Arkoun comme chez les islamistes, l'élite doit propager l'épistémologie moderne, destinée à remplacer les conceptions médiévales et magiques de la religion qui, pour la masse musulmane, occupent encore le champ religieux. L'élite révolutionnaire de Yassine a le devoir de rappeler la masse superstitieuse des pays islamiques à sa vocation religieuse. En respectant des prescriptions de nature éthique, la masse imitera «le modèle du prophète»; l'époque des ansars et des sahaba, les associés et compagnons du prophète est exemplaire de ce programme. Les analogies avec la réforme chrétienne ne manquent pas. Citons, pour mémoire, «l'imitation du Christ», de Thomas a Kempis. La constante dévotion catholique voulue par ce dernier influença le puritanisme réformé. Thomas a Kempis prescrit en effet, pour chaque croyant pris individuellement, des règles de vie puritaines, qui ne sont pas sans rappeler la tendance puritaine qui se développe actuellement parmi les musulmans, et qui invite à observer dans le détail les coutumes suivies par le prophète dans les différents domaines de la vie.
h. Intégration positive des traditions soufistes populaires.

Yassine n'est pas le seul à avoir été profondément influencé par des traditions mystiques. Ce fut aussi le cas de Qotb, fondateur de l'islamisme politique actuel (cf. Carré 1984). Yassine conseille à ses adeptes une purification qui implique un reniement total, une négation de sa propre personnalité et de ses propres intérêts, comme le demandait habituellement la mystique classique et comme le demandent surtout les méthodes mystiques de la vie spirituelle moderne. Il n'est pas sans intérêt de se rappeler ici les exercices spirituels du fondateur des pères jésuites, Ignace de Loyola. Celui-ci conçut un puritanisme dans le monde, destiné à une élite religieuse qui, tout en gardant, pour diriger sa pensée, une inébranlable croyance catholique, se trouvait plongée au sein des réalités scientifiques, de la pratique de l'enseignement et des stratégies politiques. Dans ses «exercitia spiritualia» islamiques, la transformation totale de la personnalité «jahilienne» par des méthodes qui ressortissent au mysticisme moderne, se trouve, pour Yassine, centrale. Chez Yassine, il s'agit, comme chez Loyola, d'un changement total de la personnalité et d'une spiritualité pratique. Il ne s'agit pas d'une «fuite monastique» en dehors de la vie de la société. En tant qu'ancien membre de la fraternité des Boutchichia, Yassine nous explique comment accomplir cette purification mystique, cette tazkiya. Il faut d'abord prononcer souvent les Noms d'Allah, c'est-à-dire pratiquer le rituel mystique classique du dhikr: «Le mot dhikr comporte à la fois l'idée de se souvenir et le fait de répéter le nom de Dieu, l'un étant le moyen de parvenir à l'autre. La répétition mécanique des formules consacrées est un acte pieux, mais le fruit de la répétition verbale est la présence du cœur à Dieu» (1990: 184). Le prophète enseignait ses formules de dhikr à ses compagnons et donnait pour méthode de les réciter quotidiennement en toutes les circonstances qui pouvaient se présenter dans la vie: «Aux prières obligatoires, il faut ajouter en plus des exercices pieux supplémentaires et de la méditation. Il faut par exemple, faire le jeûne chaque lundi et chaque jeudi, ainsi qu'aux treizième, quatorzième et quinzième jours de chaque mois islamique» (1990: 186).

Yassine s'inscrit là dans le prolongement d'un courant traditionnel dans l'histoire de l'islam, profondément enraciné au Maroc depuis le XIIe siècle. Il voit dans le mysticisme, «le médiateur et le dispensateur de l'amour d'Allah; il en fait le canal en quelque sorte nécessaire à la transmission du salut» (Chekroun: 96). Par ces pratiques, Yassine se distancie des réformistes antérieurs de la salafiya et aussi, de beaucoup d'islamistes: «Les musulmans salafî's veulent appliquer les prescriptions et lutter contre les bida`a (hérésies), les musulmans soufis veulent l'amour d'Allah» (al-Jama`a no. 4). L'attitude de Yassine envers les traditions du soufisme paraît très positive pour autant, du moins, qu'elles ne contredisent pas l'islam sounnite. Yassine ne partage pas le refus radical de la mystique, prôné par beaucoup d'islamistes. Il indique au contraire les dangers que représentent les islamistes d'orientation légaliste pour le type d'imitation du modèle prophétique qu'il veut promouvoir. Il pense, entre autres, au wahhabisme qui, depuis deux siècles, s'oppose farouchement aux courants mystiques, dans la péninsule arabe: «Les soufis ont gardé le secret de l'éducation par imprégnation sympathique. La fréquentation d'un maître, d'un cheikh, est la condition première pour entreprendre le voyage au sommet. Un feu nourri d'anathèmes, de critiques, de sarcasmes se déverse sur les soufis vivants confondus avec les professionnels, les charlatans, les faux marabouts et les nécromanciens. Les légalistes qui ont le vent en poupe, continuent une guerre contre les confréries, vives ou mortes, qui a commencé, voici quelques deux siècles, en Arabie. Aux valeurs de l'amitié ils substituent celles de la méfiance. Il est superflu de dire davantage le rôle dévastateur que peut jouer un juriste superficiel, financé par des instances qui ont intérêt à diviser pour régner, dans les rangs des hommes d'Appel. Il reste que la rencontre d'un fidèle, l'amitié nouée avec lui sont la seule porte d'entrée aux sphères de l'iman et de l'ihsan [de la foi et de la charité; le mouvement de Yassine s'appelle «al adl w'al-ihsan», justice et charité, RH]. C'est pour cette raison que je place au premier rang la vertu d'amitié et de Communauté» (177).

Yassine se distancie clairement des influences séoudiennes qui ambitionnent d'instaurer un néo-salafisme légaliste et ritualiste, dans lequel le spiritualisme essentiel d'amour fraternel, de sahaba, ne joue pas un rôle central. Le ritualisme superficiel, sans fraternité soufiste, proposé comme essence de la solidarité révolutionnaire, ne pourra jamais aboutir à fonder une société nouvelle islamique. La foi sans amour, c'est la mort. Seuls, les liens de solidarité noués dans l'amitié soufiste, entre les citoyens de la société nouvelle, peuvent réaliser les idéaux islamiques. Pour Yassine, le soufisme occupe une place importante encore pour une autre raison: le «grand» combat, en effet, précède la «petite» lutte (la lutte de jihâd politique, éventuellement armée) précède la «grande» lutte. Or, pour mener à bien ce grand jihâd, les leçons des mystiques sont nécessaires. Pour Yassine comme pour Ignace de Loyola, l'idéal de l'homme mystique n'est pas de se retirer de la vie en société, mais de se conformer à une spiritualité qui se lie à une vie professionnelle active: «Ce que je suis, je le dois à mes maîtres soufis. Il se trouve que quelques-unes de ces confréries, très rares, ont gardé, le secret de ce «combat majeur». J'ai connu d'autres confréries qui ont perpétué les formes d'une éducation, pas l'esprit. D'autres encore ne sont que la continuation ou l'initiation d'un rassemblement charlatanesque. Et le mot soufi, qui à l'origine désignait des groupes retirés du désordre, se consacrant à la purification intérieure, évoque pour les profanes le mystère et la tartufferie» (26).

Dans la perception populaire de la personne de Yassine, le soufisme joue également un rôle important; à Marrakech, j'ai écouté des histoires miraculeuses à son propos - comme il est d'usage qu'il en existe à propos des hommes saints. On m'a raconté, par exemple, que, dans la prison où il était détenu, sa présence remplissait les locaux d'une forte odeur de fleurs. Ces éléments mystiques qui entourent une personnalité comme Yassine, prouvent l'existence de liens forts entre le personnage et la population, ainsi qu'une continuité avec les traditions pluriformes de l'islam classique. Ils ne constituent pas une aberration politisée et fanatique comme le suggèrent les descriptions que fait Arkoun de l'islamisme. Il est d'ailleurs important de constater que l'islamisme n'a pas seulement profondément changé le climat existant dans les groupuscules islamistes, mais qu'il a également profondément changé le climat actuel de l'islam en général dans les pays islamiques (cf. Tibi: 1992). C'est ce qui explique qu'un islamisme comme celui de Yassine, qui, de plus, est ouvert aux traditions mystiques, attire beaucoup de jeunes idéalistes.

Dans l'œuvre d'Arkoun, on trouve, en principe, une évaluation positive des grands mystiques de l'islam classique, comme, par exemple, d'Ibn `Arabi (cf. entretien). Arkoun nous propose une vision intégrale de l'imaginaire musulman, mais il ne nous explique pas comment intégrer ce monde de croyances poétiques et magiques, surtout dans sa forme populaire, dans son monde scientifique et rationaliste. Au contraire, on a l'impression qu'Arkoun voudrait justement libérer les croyants traditionnels de leur quotidienneté magique et irrationnelle, de leurs «superstitions», tout comme se le proposent les islamistes. Bien que nous trouvions chez Arkoun une attitude positive envers son monde d'origine, qui est berbère, son rationalisme réduit finalement sa relation à sa culture de départ à des expériences esthétiques pures. Ces expériences esthétiques intensifiées par son retour sur le sol natal, ne compteront plus pour la deuxième génération des musulmans immigrés en Europe. Il faut en conclure qu'un tel monde magique populaire appartient à l'impensable arkounien. i. Refus du marxisme.

A chaque page de son livre, ou presque, Yassine se réfère à Marx, au marxisme et aux intellectuels marxistes, et ce, pas seulement de façon négative. Yassine montre qu'il partage dans ses grandes lignes la critique que fait le marxisme, du capitalisme. Il ne reproche au marxisme que la réduction purement économiste et rationaliste qu'il fait de la réalité, et s'oppose donc à l'anti-spiritualisme radical du marxisme orthodoxe. L'intérêt porté au marxisme prouve que ce dernier constitue le plus grand concurrent de l'islamisme, ce qui, d'ailleurs explique les confrontations violentes qui opposent militants et intellectuels gauchistes d'un côté, et islamistes de l'autre, sur les campus universitaires. S'agissant de l'écroulement du communisme, l'histoire a donné raison à Yassine, pour ce qui est de l'écroulement du capitalisme, il faudra que Yassine reporte son jugement: «Il y a longtemps que Marx a annoncé l'effondrement du capitalisme. A voir la magnitude des problèmes internes de l'Occident, cet effondrement paraît, à moyen terme, vraisemblable et le système communiste suivra à brève échéance» (11). Chez Yassine, le stalinisme constitue la manifestation concrète des conséquences entraînées par le marxisme: «La violence de l'État prolétaire et stalinien a fait soixante ou quatre-vingt millions de victimes» (12).

Yassine explique la cause de l'échec marxiste par le fait que «la pensée marxisme insiste beaucoup sur la nécessité de changer les structures, pas du tout assez sur celle de changer l'homme ... nous disons qu'il faut changer l'homme pour qu'il ne devienne pas une fonction de l'Économie ... Changer les structures ne suffit pas pour instituer l'ordre fraternel, il faut changer la conduite de l'individu» (163). Yassine veut un changement plus radical que celui proposé par le marxisme, Yassine veut une «mutation éthique»: «La critique marxiste du capitalisme et de la société capitaliste n'a nullement mis en cause les fondements culturels de la civilisation bourgeoise de l'Occident. Elle a poussé, au contraire, à l'extrémité logique le rationalisme qui était à l'origine de la philosophie évolutionniste et matérialiste. Marx en voulait à la religion, historiquement compromise, plus que ses prédécesseurs» (10). Marx fut une conséquence rationaliste et positiviste de «la ténébreuse philosophie dite des Lumières» (10).

Arkoun, à la lumière libérale de cette même philosophie des Lumières rejette également le marxisme. Il critique la dégradation de ce dernier, qui l'a fait évoluer vers un système idéologique. L'humanisme de Yassine semble pourtant plus radical que le libéralisme d'Arkoun. Yassine radicalise l'humanisme marxiste, l'idéal d'une société sans classes, en faisant référence à l'islam: «La société sans classe, nous le savons maintenant que l'espoir des utopistes socialistes a été démenti par la pratique communiste, est une chimère dans une civilisation qui, par des prétentions à la totalité de l'homme et de l'action, ne réussit qu'à imposer l'homogénéité des cimetières par des procédés totalitaires. Une fois, le laps de temps d'une génération, la communauté sans classes a été réalisée dans les cœurs et dans les esprits et très près de l'être pour ce qui est du partage. C'est la communauté médinoise du Prophète, c'est le modèle et l'absolu humain: modèle non pas par quelque perfection statique et mystique, mais par le combat double et la pratique totale du Coran» (154). La société sans classes de Médine sert ici de modèle exemplaire. Dans la société islamique, elle a déjà été réalisée dans le passé. Elle fut un fait historique: à un moment donné, la lutte de classe s'est trouvée abolie.

Cette utopie située dans le passé forme justement contraste avec l'utopie du marxisme, située, elle, dans le futur, comme elle forme contraste avec le libéralisme d'Arkoun. La cause de l'échec marxiste, selon Yassine, c'est que, dans la société marxiste, «les classes elles-mêmes sont toujours là et la société marxiste est l'expression même du racisme et d'intolérance» (13), expression qui est la résultante de la haine et de la violence de la lutte des classes marxiste. Cette dernière diffère essentiellement des forces du jihâd fondé sur des normes et des valeurs spirituelles et tolérantes. Il est difficile de nier la logique de Yassine: la lutte pour une société sans classes, lutte fondée sur les valeurs spirituelles d'une religion essentiellement tolérante comme l'islam, aura plus de chances de succès qu'un combat mené pour des motifs matériels. Des voix exigeant un changement de mentalité se multiplient aussi en Occident, compte tenu des exigences imposées par notre environnement.

Pourtant, Arkoun considère toute forme d'islamisme comme un adversaire. Est-ce l'application de la violence qui sépare les deux auteurs? Selon Arkoun, la violence des luttes d'indépendance était inéluctable. Yassine, quant à lui, ne supporte pas inconditionnellement la violence. Il fait une distinction claire entre les notions de lutte et de combat: «Ici, j'attire l'attention sur ceci: la rénovation de l'Islam ne se fera pas sans combat. Mais combat signifie autre chose que lutte. Celle-ci évoque les passions confuses, la violence. Combat dit volonté contrôlée et effort organisé. Lutte est une catégorie jahilienne toute récente, combat (qui se dit jihâd dans la langue du Coran) est un devoir sacré qui implique l'effort complet de toute la société et le mouvement solidaire et organisé, vers des fins claires et selon une loi bien déterminée ... La formule révolutionnaire jahilienne est: «Lutte pour prendre le pouvoir afin de changer les structures». La formule islamique est: «Combat unique sur les deux fronts de l'éducation et de la politique pour changer ensemble les rapports de l'homme à Dieu, à ses semblables et à la nature; pour changer les mentalités, les sentiments, les attitudes et les structures politiques, sociales et économiques»» (14).

Au lieu d'une révolution des conditions matérielles qui engendrerait, par automatisme, un changement spirituel et humaniste de la société, Yassine propose une révolution humaniste qui se base sur les deux significations classiques du principe de jihâd, l'effort moral intérieur de la personnalité individuelle, et la lutte sociale, l'un et l'autre étant basés sur le principe fondamental de la non-violence: «La non-violence est un principe fondamental de l'action intérieure et extérieure des fidèles. Mais il faut définir tout de suite la violence pour que l'on n'assimile pas l'Islam à un moralisme débile. Est violent tout acte non conforme à la Loi. La force est le contraire de la violence et la caractéristique de la poussée islamique dans l'histoire. Les premiers musulmans avaient un message à porter à l'humanité; ils ont culbuté les puissances oppressives qui ont tenté de leur barrer le chemin. Ils faisaient un usage légal de la force» (250). Pourtant, il est évident que la perspective sociale de Yassine n'embrasse pas une démocratie pluriforme, mais une conception limitée de la démocratie sur la base d'une certaine conception de la shoura, comprise comme gouvernement d'un Imam légitimé par un contrat social, la bai`a. La population des croyants s'engage à suivre l'Imam sur la base de ce contrat politique, qu'elle peut révoquer au cas où le contrat n'est pas observé.

Il faut considérer ce contrat comme un contrat laïque, parce qu'il est, en principe, équivalent à un contrat de mariage. Actuellement le peuple musulman attend la reconnaissance de sa dignité et l'accomplissement de ses droits légitimes: «En attendant, le peuple musulman a le droit de se soulever contre les dictateurs illégitimes gestionnaires du désordre. Descendre dans la rue et provoquer la grève générale est parfaitement légal, voire obligatoire. L'action conduite par Khoumeiny montre l'exemple. Ne pas tuer, ne pas porter des armes contre les dirigeants qui ne renient pas Dieu est la juste mesure, mais leur résister, leur désobéir jusqu'à la paralysie de leur machine est un devoir. Quant aux mécréants cyniques et aux athées déclarés, le soulèvement armé contre leurs régimes est la Loi» (250). De nouveau, on peut observer la distinction que fait Yassine entre les méthodes révolutionnaires qu'il préconise pour combattre les régimes laïques du Shah d'Iran et de Sadate, et celles qu'il préconise pour combattre un régime ayant un fondement religieux, et ayant passé le contrat social de bai`a, comme, par exemple, le régime marocain.

En comparant Yassine et Arkoun, tous les deux partisans d'une réforme islamique tout en étant opposés l'un à l'autre, le présent chapitre a mis en évidence nombre de ressemblances surprenantes quant au projet de réforme islamique. Comme me le confiait Hasan Hanafi, - lorsque nous discutions sur les différences de sa pensée avec celle d'Arkoun -, «c'est surtout l'entourage des bords des fleuves du Nil et de la Seine qui nous fait différer». Malgré ces différences d'environnement politique, je crois que cette comparaison prouve que la révolution islamiste n'est pas, en principe, éloignée de façon insurmontable, du programme de la réforme libérale. Si l'islamisme pouvait se déployer dans un climat non-répressif à l'intérieur, et sans être isolé du monde occidental à l'extérieur, s'il jouissait de conditions matérielles permettant une meilleure éducation et le développement social des croyants, il ne faudrait pas exclure que les deux types de réforme religieuse puissent se retrouver alliées.

N'oublions pas que l'Égyptien Hasan Hanafi, l'un des élèves d'Arkoun, a élaboré un compromis qui inspire un assez grand nombre d'intellectuels musulmans. Tout en se fondant sur les idées de l'islamisme radical, Hasan Hanafi propose un compromis entre le militantisme social d'inspiration marxiste, d'un côté, et l'intégration des fondements scientifiques occidentaux, de l'autre. Cependant, l'attitude de l'Occident fait obstacle à la diffusion de ce genre d'idées. Font surtout obstacle la guerre froide que l'Occident entretient de plus en plus contre l'islamisme, et la violence militaire qu'il exerce, - unilatéralement dirigée contre des pays arabes et musulmans, comme, par exemple, l'Iraq, tandis qu'il n'intervient pas en faveur des musulmans, en Bosnie, ou en faveur des droits légitimes des Palestiniens.

Cette guerre froide permet de comprendre pourquoi des compromis comme celui élaboré par Hasan Hanafi ne parviennent pas à devenir un thème de discussion dans les cercles islamistes et à s'y enraciner. En continuant à humilier le monde islamique, l'Occident pousse les islamistes à développer leurs sentiments de frustration et d'isolement, ce que ce même Occident prétend vouloir éviter en diffusant, entre autres, son idéologie des droits de l'homme (Ayari 1991). On ne pourra pas nier, que les facteurs politiques qui viennent d'être évoqués, et dont les Occidentaux ont la maîtrise, détermineront le caractère final de la réforme islamique actuellement en cours, réforme qui, en principe, reste ouverte aux deux tendances décrites ici. Dans ses derniers appels, Arkoun ne cesse d'insister sur des aspects anti-impérialistes et anti-coloniaux qui le lient justement aux protestations émanant de ses ennemis intégristes, en Afrique du Nord. Il rejette les réductions irréfléchies: «Celui qui caractérise une fureur politique, économique, psychologique et existentielle, comme étant «islamique», renforce le processus idéologique de pétrification de l'islam» (dem: 137).
 
- - Entretien avec Mohammed Arkoun (5).

Haleber: Vous rejetez tous les phénomènes des idéologies de combat comme des déformations, et vous rejetez tout autant les idéologies nationalistes que les idéologies islamistes comme celle du F.I.S., par exemple. Mais avec l'islamisme, ne s'agit-il pas aussi, si l'on reprend vos propres termes qui se réfèrent à la lutte de l'indépendance algérienne, d'une «phase historique inévitable et nécessaire», d'une phase culturelle qui serait la conséquence de la lutte de l'indépendance? Cet islamisme n'est-il pas également une expression de l'imaginaire collectif qu'il est impossible de nier, d'exclure, et qu'il fallait donc respecter?

Arkoun: Intellectuellement, je ne dirais pas «respecter». Je dirais qu'il faut travailler avec. On ne peut pas travailler comme si ça n'existait pas. Il faut l'intégrer dans la réflexion. Ce n'est pas une question de respect. La seule question qui se pose est que ça existe dans la société, et que si vous voulez faire une œuvre efficace, là, il faut l'intégrer dans votre travail, dans l'analyse. C'est le cas, par exemple, de la Farîda al-Ghâ'iba [traité sur le jihâd, écrit par un des assassins de Sadate, RH]. Intellectuellement, ça ne vaut rien du tout, mais ça occupe l'espace. Donc, il faut l'étudier avec tout le contexte intellectuel et social, et montrer tous les enjeux de ça, tous les liens, et ne pas l'étudier comme ça.

H: Comme vous avez étudié, par exemple, Ibn Taimiyya dans son époque, que les islamistes voient aujourd'hui comme leur précurseur?

A: Oui, absolument. C'est pas seulement dans son époque, en le laissant dans son époque. Parce que tous les historiens des idées et de la pensée font ça à l'université. Ça ne suffit pas. Ce que nos collègues ne font pas, c'est de situer épistémologiquement une pensée, par rapport à des modes d'intelligibilité qui sont les nôtres aujourd'hui, qui ont été différents au temps d'Ibn Taimiyya, et qui restent différents pour les intégristes d'aujourd'hui. Il faut la carte épistémologique sur laquelle nous situons les positions possibles pour dire: celui-là, il pense dans cette région. Mais il faut la carte, que nous puissions voir la carte! Il ne faut pas simplement dire: bon, c'était Ibn Taimiyya au XIVe siècle, c'était comme ça. De toute façon, ce sont des musulmans, donc, ça ne nous concerne pas.

Alors là, c'est un point formidable, c'est le point sur lequel les orientalistes, enfin, disons, beaucoup d'entre aux, ne veulent pas bouger. Ils ne veulent pas situer des modes d'intelligibilité de la pensée islamique dans la carte plus générale, ouverte, des modes d'intelligibilité dans le Bassin Méditerranéen jusqu'à nos jours. Quand je dis le Bassin Méditerranéen, je veux absolument inclure la pensée chrétienne. et je veux inclure la pensée laïque à partir du XVIIIe siècle. Je ne veux plus qu'on me présente l'islam comme une région complètement détachée du continent européen et chrétien. Ça, c'est une division idéologique.

6. BRICOLAGES.(retour) Contextualiser l'islam populaire maghrébin: refus d'Arkoun et des islamistes.

a. Position d'une culture minoritaire face à l'islam dominant: «l'appropriation berbère de l'expérience de Médine».

Dans son livre, Critique de la raison islamique, et notamment dans l'article Modes de présence de la pensée arabe en Occident musulman, qui y figure, Arkoun entame la discussion sur la position d'une culture minoritaire face à un islam dominant. Arkoun examine notamment la position des Berbères en Afrique du Nord, dont la culture millénaire a su garder ses propres coutumes, le `orf, coutumes plus ou moins tolérées dans une pratique judiciaire en principe régie par la législation islamique officielle. Ce problème est d'autant plus important pour la présente étude qu'il nous donne un exemple de la façon dont la culture et la langue d'une minorité sont tolérées et intégrées dans la culture islamique. L'actualité fournit la preuve de tensions croissantes entre islamistes arabophones et musulmans berbérophones, tensions qui, - en cas d'effondrement de l'État algérien -, pourraient même mener à une guerre civile. Pour le Maghreb, le problème de l'attitude à adopter vis-à-vis des minorités se résume au problème posé par les Berbères, les minorités chrétiennes et juives étant, au Maghreb, presque inexistantes. De plus, des connotations de politique extérieure et des allégeances à des États étrangers colorent la problématique de ces dernières, ce qui n'est pas le cas des Berbères.

Il convient donc de se demander comment Arkoun, dans sa vision de l'islam, traite, lui, de ce qu'il appelle l'«identité maghrébine», avec sa composante berbère. Il n'est d'ailleurs pas indifférent de noter ici que la culture berbère est la culture d'origine d'Arkoun lui-même. En définissant l'identité socio-culturelle du Nord-Africain, Arkoun pose qu'historiquement, les immigrés d'Andalous venus dans la ville de Fès furent cause «des oppositions graves» entre l'islam orthodoxe et l'islam populaire. Ces oppositions se traduisirent par l'exclusion de différents groupes sociaux: «Les émigrés andalous renforcent cette évolution négative de la pensée [islamique, malikite]: ils forment une classe déracinée, en proie à la nostalgie, au refus pessimiste du temps et de l'environnement berbère-barbare pour ces citadins soucieux du bien dire et du bien vivre. Loin de remplir une fonction d'intégration de la personnalité marocaine, cette pensée scolastique consacre de graves oppositions» entre un savoir d'expression stéréotypée et la vie exubérante des masses populaires comme leurs langues vivantes (crit: 318). La dominance de l'école juridique malikite a effectué au Maghreb une exclusion des dhimmis, les soi-disants protégés, des femmes et des esclaves, «il en est résulté au Maghreb la coupure bien connue entre État-villes / campagnes, montagnes, désert» (crit: 315).

L'islam populaire, au contraire a contribué à une synthèse, à un «univers arabo-berbère»: «L'islam diffusé par les marabouts-missionnaires dans un Maghreb «sauvage» a été accueilli, désiré comme un facteur d'intégration, de promotion humaine et de paix ... C'est cette identité bien plus qu'une forme savante de pensée arabe qui permettra les grandes résistances populaires chaque fois qu'une menace extérieure s'exerce (cf. les luttes de libération)» (crit: 319). Cet «univers arabo-berbère» a été «indifférent ou hostile à la solidarité État-religion-culture officiels citadins ... d'une pensée enfermée dans un espace mental médiéval» (crit: 322). Qui sont aujourd'hui les témoins de cet univers? «Bien que figés pour des raisons historiques dans une pensée désuète, les Mozabites continuent d'être les témoins d'une appropriation berbère de l'expérience de Médine, telle qu'elle a été perçue et diffusée au VIIIe siècle par certains groupes sociaux» (crit: 312). Arkoun pose même que ces faits ont des conséquences pour l'épistémè.

Il est dommage que mes questions répétées et persévérantes (cf. le Débat et l'entretien) n'aient guère eu d'effet si ce n'est qu'Arkoun, actuellement, nie la lucidité de ses observations, notamment le caractère berbère de son «appropriation berbère de l'expérience de Médine», ce qui faisait justement tout l'intérêt de son analyse. Il me semble qu'il recule actuellement devant les conséquences qu'entraînerait une contextualisation de l'islam, - idée d'ailleurs parfaitement absente des pays arabes, mais qui devrait plus que jamais être présente dans leurs débats s'ils veulent combattre l'intégrisme. Arkoun abandonne-t-il finalement dans l'obscurité théorique les gens qui partagent ses origines, et qui sont menacés, eux que l'on appelle des «berbèro-barbares»? Arkoun consent-il à les livrer aux manipulations de l'islam politique? En dernière analyse, la parenté de l'identité berbère et de l'islam ne paraît plus reposer, chez Arkoun, que sur de nostalgiques souvenirs de jeunesse. La berbérité n'évoque que la beauté de la nature en Kabylie avec ses endroits magiques, et paraît se résumer à une expérience esthétique, qu'il refuse de prendre théoriquement au sérieux, malgré les promesses qu'il avait faites auparavant et que nous citons dans le présent ouvrage (cf. 10, Débat). Il faut en conclure qu'Arkoun refuse de contextualiser l'islam maghrébin, de peur de s'engager dans des improvisations théoriques, dans des «bricolages»

Pour ses compatriotes berbères, cependant, ces réalités ne sont nullement une expérience esthétique. En tant que minorité vivant dans un milieu arabo-islamique extrêmement politisé, ils défendent leur culture et leur langue avec ardeur. Et en pratique, les Berbères populaires s'inventent des solutions pour réconcilier la pensée du monde moderne avec une pensée qui, prétendument, ressortirait d'«un espace mental médiéval». Ce qui n'est pas sans importance pour le programme proposé par Arkoun d'une étude anthropologue de l'islam. Dans ces conditions, pour comprendre la position des minorités dans l'islam, pour comprendre la contextualisation des cultures dans l'islam, et sa structuration épistémologique, il faut aller au-delà des thèses d'Arkoun afin d'offrir à sa pensée une perspective appropriée et en voir aussi les limites. C'est la raison pour laquelle je consacre quelques pages au domaine des impensés et des impensables épistémologiques d'Arkoun à propos de la culture berbère. J'examinerai également l'impensé et l'impensable arkouniens à propos de la transformation de la culture berbère, qui s'est faite, tout comme celle de l'islam, à la lumière de la modernisation. J'étudierai enfin l'impossibilité où se trouve Arkoun à penser l'interaction entre les deux cultures, interaction qui est le résultat d'une improvisation populaire élaborée selon la méthode de «bricolage» décrit par Lévi-Strauss.
b. Épistémologie de la culture populaire. Critique de la thèse de Paul Pascon sur la société composite. Dans son œuvre, Arkoun parle de l'«univers arabo-berbère», encore faut-il préciser ce qu'il entend par là. Le discours millénariste qui se transmet dans la campagne maghrébine se compose d'une mosaïque de significations plurielles dont les re-traductions historiques ont eu des effets sur la réalité historique de ces sociétés (Haleber 1988, 1989-c). Du grand contraste qui existe entre la vie traditionnelle et le comportement nécessaire dans une société industrialisée, surgit le besoin d'une articulation des différents niveaux épistémologiques. Afin d'illustrer ce que j'avance ici, je vais prendre un exemple tiré de la vie quotidienne.

Paul Pascon, sociologue marocain fameux, est connu pour sa théorie de la société marocaine, qui fait de cette dernière une société composite. Dans plusieurs articles, pour illustrer la complexité de la réalité marocaine, il traite de l'exemple suivant (cf. Pascon 1977: 593). Il nous raconte l'histoire d'un paysan en jellaba blanche qui apporte dans la sacoche de son vélomoteur, un poulet, pour l'offrir au responsable de l'administration qui lui donnera son dossier. Pascon pose la question: «quelle est la signification de ce don? Ou de ce salaire? Ou de cette corruption? Pour l'agriculteur les trois aspects sont intimement mêlés...». Le crédit bancaire que l'administrateur lui procure contient aussi un kaléidoscope de significations: «Crédit, intérêt, don, faveur, sont si intimement liés que l'on ne sait plus si c'est du capitalisme, de la féodalité, voire du socialisme... Mais notre paysan doit s'assurer contre l'incendie... Comment comprendre la notion de probabilité, de calcul statistique et de prospective, dans une situation où l'aléa climatique domine et dans un milieu culturel où l'avenir est imprévisible». Pascon réduit la motivation du comportement du paysan à ses intérêts personnels, à cause «du développement extraordinaire de l'individualisme, actuellement, dans le pays,... le Haouz, où il apparaît à tous que le capitalisme est en passe de triompher».

Quelques mois avant sa mort, en 1985, j'ai discuté de ce passage avec Pascon, à Rabat. Il paraissait d'accord avec la critique que je lui faisais: pour moi, son interprétation économique du cadeau du poulet à l'administrateur, était trop restreinte. Ce fait banal, quotidien dans la vie de ces sociétés, cache bien plus que des significations seulement économiques, il renferme aussi des significations religieuses. Ce don du paysan exprime-t-il, par exemple, la donation rituelle, le sacrifice de poulet égorgé qui cause miraculeusement la baraka qui fait guérir? Une «baraka bureaucratique» qui fait, pour le paysan, que les problèmes se résolvent, dépend encore beaucoup plus de la contingence que la baraka de son marabout. Cette baraka, auparavant, le paysan avait la certitude de l'obtenir de son marabout, même si l'application et l'efficacité de la baraka restaient dans les mains de Dieu. Tout d'abord, le paysan à la recherche d'un cachet donné par des fonctionnaires n'est jamais sûr d'obtenir son cachet-baraka nécessaire, alors que son généreux marabout, avec ses jenoun intermédiaires, lui offrait cette sécurité. De plus, pour le paysan, les procédures rituelles de la bureaucratie sont plus incompréhensibles à effectuer que le rituel familier de son marabout. Son cachet-baraka d'écriture magique - souvent coranique - se trouve dissous dans l'eau, facile à avaler. La procédure reste simple. Au contraire, les procédures à effectuer pour obtenir les cachets-baraka du fonctionnaire sont très complexes et incertaines. Cela est surtout vrai parce que le paysan aperçoit très clairement que cette fois-ci, les décisions ne se trouvent pas dans un circuit réglé par le Dieu miséricordieux, mais dans la fatalité d'un circuit de fonctionnaires, circuit réglementé dans l'espace laïcisé d'un État-nation qui n'entretient que très indirectement des relations avec le sacré. Le réseau des jenoun du marabout se trouve directement sous le pouvoir de Dieu omniprésent et tout-puissant. Par contre, depuis l'époque de la colonisation par les «chrétiens», le réseau de patronage de la vie bureaucratique s'est trouvé déstabilisé et l'Imam-khalife qui le dirige se trouve plus lointain que jamais.

Ou bien faut-il envisager d'autres hypothèses? Le paysan s'imagine-t-il se trouver devant l'ancien makhzen, administration du sultan, dont il fallait payer le salaire sous forme de cadeaux? Le paysan veut-il corrompre ce fonctionnaire anonyme de la bureaucratie wéberienne, en faisant semblant de ne pas comprendre le sens de son acte, qu'il sait blâmable? Ses comportements ont donc pour origine différentes épistémologies concurrentielles. Il n'est d'ailleurs pas impossible que le paysan ne s'aperçoive même pas de la complexité de son discours. De l'imaginaire collectif qu'il a hérité de son passé, il mobilise le plus efficacement possible différents ensembles de significations. Quant au comportement du fonctionnaire et à la manipulation dont il est l'objet, ils sont eux aussi déterminés par le choix des interprétations qu'il se trouve apte à utiliser dans le dialogue qu'il entretient avec le paysan. En dernière analyse, on trouvera une mosaïque de possibilités pour expliquer la conduite du paysan et du fonctionnaire.

Paul Pascon conclut à l'existence d'une société composite structurée en différentes couches selon les modes séparés de production économique. Cette explication revient à reproduire dans la sphère culturelle le dualisme constaté dans les modes de production économiques, comme celui d'un secteur traditionnel et modernisé. Une telle analyse me paraît ne saisir la réalité du paysan et celle du fonctionnaire que de façon fragmentaire. c. Le «bricolage» traditionnel: la raison islamique populaire. (Claude Lévi-Strauss).

Parmi les efforts faits pour comprendre les modes de pensée non-occidentaux - dits «primitifs» -, ceux de Claude Lévi-Strauss sont des plus intéressants pour notre propos. L'effort de son précurseur Lévy-Bruhl, dans son ouvrage, La mentalité primitive, reste trop enfermé dans l'ethnocentrisme occidental d'une vision évolutionniste, les structures mentales étudiées étant qualifiées de pré-logiques. Lévi-Strauss dépasse cette position en attribuant à la pensée «sauvage» le même niveau d'intelligence que celui auquel a accédé l'ingénieur occidental. Pour l'ethnologue, il s'agit de deux types de connaissance scientifique: «Il ne s'agit pas de deux stades, ou de deux phases, de l'évolution du savoir, car les deux démarches sont également valides». (Lévi-Strauss 1962: 33).

Selon Lévi-Strauss, la réflexion mythique apparaît comme une forme intellectuelle de bricolage. Cette méthode s'apparente aux collages des chefs-d'œuvre de l'art moderne, qu'ils soient de Picasso ou de Braque. Il s'agit d'une composition des objets du passé, comme on en fait de fragments de journaux, de cartes postales et d'objets d'usage courant. La composition ainsi obtenue constitue un ensemble interprétatif d'une époque. Il s'agit, dans les deux cas, d'une science et logique du concret. «Le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d'élaborer des ensembles structurés... en utilisant des résidus et des débris d'événements... des témoins fossiles de l'histoire d'un individu ou d'une société» (o.c.: 32). La pensée mythique «travaille à coups d'analogies et de rapprochements, même si, comme dans le cas du bricolage, ses créations se ramènent toujours à un arrangement nouveau d'éléments... dans cette incessante reconstruction à l'aide des mêmes matériaux, ce sont toujours d'anciennes fins qui sont appelées à jouer le rôle de moyens... » (o.c.: 31). Le bricoleur entretient «une sorte de dialogue» avec son héritage du passé, «avant de choisir entre elles, les réponses possibles que l'ensemble peut offrir au problème qu'il lui pose». Il interroge ses objets qui constituent son trésor «pour comprendre ce que chacun d'eux pourrait signifier, contribuant ainsi à définir un ensemble à réaliser» (o.c.: 28).

Nous retrouvons ici l'exemple du paysan marocain de Paul Pascon. Le paysan - le poulet sous le bras - choisit les significations à investir dans sa pratique pour maximiser ses chances de résoudre les problèmes qui se posent à lui. Avec les résidus et les débris d'événements, témoins de son histoire, il s'invente un système de logique pratique afin de s'expliquer le monde moderne devenu incompréhensible pour lui, et de s'en assurer la maîtrise. Pour la réalisation d'un tel projet, le passé se montre généreux. Il lui procure les matériaux avec lesquels il se construit une épistémologie. Alors, notre paysan est bricoleur par excellence.

Son attitude envers son riche passé lui interdit de recommencer de nouveau, de tracer les lignes d'un modèle tout neuf que l'ingénieur cartésien reconnaît comme seule méthode valable. Douter des traditions lui est, en quelque sorte, interdit. Il lui est nécessaire de se débrouiller avec son trésor sacré du passé et de se composer un amalgame d'explications. Comme dit Lévi-Strauss: «son univers est clos et la règle de son jeu est de toujours s'arranger avec les moyens du bord,... avec les résidus de constructions et de destructions antérieures» (o.c.: 27). Le propre de l'ingénieur, selon Lévi-Strauss, c'est qu'il «cherche toujours à ouvrir un passage et à se situer au-delà, tandis que le bricoleur... demeure en deçà; ce qui est une autre façon de dire que le premier opère au moyen de concepts, le second au moyen des signes» (o.c.: 30).

Ici s'arrête l'effet heuristique de l'explication de Lévi-Strauss, comme si, en ce point du raisonnement, elle était handicapée de ses apriorismes structuralistes. Mais il faut continuer d'esquisser le monde propre à l'ingénieur, qui a pour modèle l'inventaire imaginaire cartésien. Ce qui caractérise l'ingénieur cartésien, c'est qu'il commence toujours de nouveau, tabula rasa. Par doute méthodologique, et selon l'univers d'une logique mathématique incontestable, il invente et construit continuellement à nouveau son monde. L'idée de travailler selon un modèle idéal, clair et distinct, lui fait déprécier les irrégularités du monde réel. Sa tâche est la création, le re-modelage du monde ancien, et d'en finir avec «les résidus de constructions et destructions antérieures». C'est dire que l'ingénieur moderne est à l'opposé de la logique de notre bricoleur marocain.

On peut néanmoins se demander si l'ensemble d'explications composé par le bricoleur marocain n'est pas dû au hasard? En ce cas, il serait en flagrante contradiction avec la sacralité intangible de ses traditions. Les pensées mythiques, comme le totémisme, selon Lévi-Strauss, ne peuvent en aucun cas être rattachées «à un ordre privilégié de phénomènes, que ce soient les besoins naturels à la façon de Malinowski, ou les exigences sociales comme le voulait Durkheim. Il s'agit plutôt d'un code dont le rôle n'est pas d'exprimer exclusivement certains types de faits, mais d'assurer, au moyen d'un outil conceptuel, la traduction de n'importe quel ordre de phénomènes dans les termes d'un ordre différent» (Lévi-Strauss 1984: 46). Il s'agit «de garantir la convertibilité de tous les aspects de la réalité sociale les uns dans les autres...» (ibidem). Le code du Marocain traditionnel lui permet de traduire les phénomènes de son monde maraboutique en islam scripturaliste, et surtout, d'expliquer les problèmes de la modernité avec les signes d'une épistémologie traditionnelle. La convertibilité des réalités sociales et sacrales du paysan marocain, est donc garantie par son code et son imagination sociale ingénieuse, qu'il peut appliquer astucieusement, mais sans jamais prétendre la réinventer. Une conduite ou une idée nouvelle est toujours escamotée: sa nouveauté même serait, déjà, la preuve de sa potentielle corruption culturelle.

Il n'est pas surprenant que cette épistémologie du bricolage, «d'analogie et de rapprochements», ressemble au mode de pensée pré-moderne de la Renaissance, esquissé par Michel Foucault (cf. Mitchell 1988). Au fond, du point de vue de la rationalité moderne, chaque système théologique doit être comme un bricolage: c'est la raison pour laquelle j'espère que mon analyse ne s'exposera pas à l'objection éventuelle de primitiviser la situation traditionnelle marocaine. La critique que j'ai faite des anthropologues (Haleber: 1988, 1989-c), proposait une conception historique de l'identité maghrébine. L'homme dessiné ici s'adapte dynamiquement aux exigences épistémologiques de son époque, en choisissant les «résidus de constructions et de destructions antérieures». Reste à savoir quelle forme de relation l'islamisme radical entretient à son tour avec la modernité et quelle épistémologie il adopte pour lier la tradition avec la modernité. d. Le «bricolage» politique: apparition de la raison idéologique (Olivier Roy).

Le bricolage du croyant populaire traditionnel distingue encore différents niveaux de modernité et de tradition. Au contraire, le nouvel intellectuel islamiste refuse de faire cette distinction. Le «bricolage spécifique» dont sa démarche est empreinte, le pousse à identifier et à confondre les deux niveaux. Son besoin moderne d'idéologie totalisante et d'idéologie synchronisante le pousse à cette identification. C'est ce qui explique la préférence qu'il manifeste pour les sciences exactes: «C'est la science exacte qui fascine l'islamiste, pas les sciences humaines. Précisément parce que les sciences humaines sont un processus de déconstruction de l'homme total, de l'homme en général, ce que ne prétendent nullement être les sciences exactes» dit Olivier Roy (1989). L'unicité du savoir, battue en brèche par les sciences humaines est au contraire réaffirmée, sur le mode paradigmatique et apologétique, par les sciences exactes: «Le positivisme s'allie fort bien avec le religieux».

En ce point de la démarche, l'islamiste adopte alors comme symbole religieux, le paradigme de l'homme parfait (de l'excellence humaine) du soufisme, al insan al kamil, l'idéal aussi de Sayyed Qutb (cf. Carré 1984): «L'homme complet, c'est donc la négation de la démarche intellectuelle en tant que telle, mais nullement la négation de la science et du savoir». L'accès à ce qui fait l'unicité de savoir dépend donc d'une conversion personnelle. La vérité est religieuse, et ne devient pas l'objet d'un processus de connaissance analytique. Pour l'étudiant et l'ingénieur islamiste, la foi s'allie à la science, et cette alliance revêt la forme d'un «bricolage», c'est-à-dire de «la juxtaposition de segments de savoir dans un ensemble dont la logique est sans liens avec les éléments qui le composent. La synthèse peut prendre des formes plus ou moins proches d'un des deux pôles: réécriture du marxisme en termes coraniques comme chez les hezbollahs iraniens, ou au contraire placage de données scientifiques vulgarisées dans les mailles d'un sermon religieux» (ibidem).

Cette analyse - sans se référer à Lévi-Strauss - nous rend attentif au «bricolage», qui ajuste les anciennes valeurs aux exigences de la modernité. Il y a conflit entre la présence simultanée des différentes racines et les réalités de la modernité auxquelles on doit les lier. L'islamiste affirme et nie, simultanément, cette modernité. Autour de lui, dans le vacuum d'une société industrialisée, les anciennes traditions islamiques et tribales de solidarité se vident de leurs significations. Face à la croissance du consumérisme, l'islamiste s'efforce de remplir ces vides ou ces effondrements en adoptant une attitude puritaine pour maîtriser cette modernité. Pourtant, la modernité puritaine de l'islamiste risque de faire de son comportement une caricature, un simulacre de la modernité, surtout parc que l'islamiste s'isole du monde «diabolique» extérieur, en interdisant, par exemple, les antennes «paradiaboliques».

Le nouvel intellectuel islamiste adopte envers les différents modes de vie et de la production moderne, un éclectisme qui se règle sur ses besoins et sur les diverses positions sociales qu'il occupe. La synthèse qu'il invente, se meut entre différents pôles, mais laisse intact l'hégémonie du religieux sectaire et renfermé. L'islamiste, qu'il soit ingénieur ou prédicateur, tire profit de son espace bricoleur dans la modernité. Pourtant, sa réduction idéologique de la science et de la foi, crée comme le colonialisme, un jeu de simulacres dans l'espace-temps de l'État-nation moderne.
e. Clivage entre le «bricolage» de culture populaire et le «bricolage» islamiste.

A vrai dire, n'a-t-on pas déjà trouvé ce mode de pensée, ce «bricolage» dans le catholicisme classique que représente le thomisme? Bien que, chez Thomas d'Aquin, les mystères de la foi dogmatique soient largement rationalisés, et que la magie, comme chez les islamistes, soit en principe expulsée, le culte des saints reste présent.

Aussi dans le champ religieux maghrébin, ce culte reste présent. Il s'agit notamment de la baraka des chorfa, du rôle intermédiaire des hommes sacralisés, et du vaste espace occupé dans la vie quotidienne par les jenoun coraniques, espace qui a encore été considérablement élargi par la sunna et par un grand nombre d'écritures classiques (ce que la modernité perçoit comme un espace magique). Par contre, pour ce qui est du défi posé à l'islamisme par la science, l'islamiste radical apporte une réponse toute différente de celle de Thomas d'Aquin. Cette réponse ne diffère pas tellement en ce qu'elle nie la superstition populaire, mais elle diffère essentiellement des rationalisations modernes en ce que la prise en compte de la science moderne conduit à des transformations idéologiques de la croyance elle-même. L'attitude apologétique adoptée par les islamistes, se trouve liée à sa prétention de trouver dans l'islam la seule vérité scientifique et la seule doctrine sociale qui seraient valables dans ce monde-ci. L'islamisme prétend vaincre les autres idéologies modernes en érigeant sa croyance en «contre-idéologie», capable de se poser au même niveau idéologique que les idéologies concurrentes.

Au contraire, dans la pensée religieuse classique, chez Thomas d'Aquin, par exemple, on ne peut trouver cette idéologisation moderne. L'intention du théologien catholique était d'introduire un nouveau mode de pensée scientifique aristotélicien, capable de se mesurer au platonisme mystique de son époque et de montrer la rationalité des dogmes anciens. Sa nouvelle philosophie devenait l'ancilla, la servante de sa théologie scientifique: méthodologiquement, elle aidait, jusqu'à un certain point, à éclairer les mystères de la foi. Sa rationalité pénétrait largement sur le terrain du dogme. Se situant dans la ligne de l'ancienne tradition, elle se donnait en effet pour mission d'expliquer les dogmes chrétiens dans les formes de la pensée de la philosophie grecque. Élève d'Ibn Ruchd, Thomas d'Aquin s'est exposé, comme son maître, au conflit existant entre rationalité aristotélicienne et vérités révélées.

L'islamiste procède-t-il comme le docteur catholique? Il nous semble que non. Chez l'islamiste, on ne trouve pas, en effet, de transgression progressive, mais une juxtaposition de deux systèmes de pensée, qui est au fond une substitution de l'un à l'autre. Le sociologue marocain Mohammed Boudoudou pose la question: «Est-ce une substitution d'une pensée à une autre? Ou plutôt l'islamiste tend à subsumer sous le même mode de pensée, plusieurs autres qui lui sont différents (= bricolage)». L'auteur insiste cependant sur le fait qu'il s'agit chez l'islamiste d'une substitution, et il l'explique, entre autres, par le fait que les modes de pensée religieux et positiviste s'excluent mutuellement. Le classement ou la hiérarchie des modes de pensée que prétend établir l'islamiste, n'est qu'un simulacre idéologique.

En réalité, nous sommes là en présence d'un phénomène de «totémisme» explicatif à la Lévi-Strauss, «totémisme» qui procure là encore une force explicative: L'islamiste totémique assigne en effet à ses modes de connaissance des terrains et des espaces délimités. Sa foi est érigée en juge absolu contrôlant des territoires définis; ce juge interdit d'éventuelles transgressions. C'est ainsi qu'il interdit la «transgression» du darwinisme, qui prétend expliquer le dogme divin de la création de l'homme.

Chez le croyant traditionnel, il existait, à côté du monde rationnel occidental de la science (par exemple, de la science médicale), d'anciennes différences hégémoniques entre le monde magique, mystique, et le monde scripturaliste. Dans l'islamisme, ces univers de pensée ne constituent plus que deux réalités dichotomiques, réparties entre, d'une part, le monde des méthodes rationnelles des sciences exactes, et, d'autre part, la vérité-chef, la vérité divine qui, comme la lumière mystique, engloutit le tout. Le contraire de la rationalité des sciences est, par définition, irrationnel et intuitif. C'est la raison pour laquelle l'islamiste montre une forte tendance au mysticisme unificateur, de l'«homme parfait» du soufisme, même s'il rejette le mysticisme magique populaire comme shirk et comme faux dualisme. Cette position nouvelle de l'islamiste situe ce dernier en un lieu intermédiaire, à mi-chemin entre l'ancien bricoleur populaire et l'ingénieur moderne de type occidental. La juxtaposition antérieure est vaincue, transcendée par une forme de connaissance mystique et unificatrice qui englobe le tout, c'est-à-dire la foi mystique personnelle de l'islamiste.

Comme l'a aussi constaté Olivier Roy, le bricolage de l'islamiste moderne est essentiellement différent du bricolage classique du croyant islamique traditionnel. L'apaisement flou et traditionnel entre les différents modes de vie liés aux classements de modes de pensée spécifique et bricoleur (montré au par. 6-b) était caractéristique de la raison islamique populaire. A l'apaisement apporté par cette dernière s'est substitué le conflit introduit par un mode de connaissance dominateur, qui subjugue et exclut les prétentions totalisantes des autres modes de pensée. Ce mode de connaissance réprime et abolit le caractère pluriforme qui définissait auparavant le champ religieux du bricolage maghrébin. Et la science magique traditionnelle, comme la science moderne, en tant que langues exprimant la religion, sont rigoureusement soumises, la première par abolition, la seconde par restriction, à un mode de pensée bien défini et clos. f. Sous le voile religieux des islamistes: laïcité de l'État-nation.

A ce point de l'analyse, la question se pose de savoir d'où provient ce rigorisme absolu du mode de pensée exclusif et totalisant. Il ne peut venir, je l'ai montré, ni des différents modes de pensée du bricoleur traditionnel, ni des synthèses des docteurs classiques. L'origine en est à rechercher dans l'irruption d'un élément tout neuf, le mode de pensée de la science moderne. C'est l'exclusivisme de la science moderne, sous forme d'une conception uniformisée et totalitaire, qui pénètre le champ religieux. C'est la méthode du positivisme scientifique, qui a été créateur de la laïcité. Or, ici, le positivisme est responsable, dans le champ religieux, de l'absorption des modes de connaissance pluriformes. Mohammed Chekroun remarque pour sa part qu'un «positivisme divin» a remplacé un positivisme humain.

La certitude du positivisme scientifique se trouve transférée à la croyance islamique, maintenant perçue comme une croyance qui ne saurait être susceptible de changement, et qui posséderait des vérités éternelles dans tous les domaines de la vie; on retrouve ici la prétention de la science, au XIXe. siècle. Cette transgression, ce court-circuit, des modes de connaissance a déjà été élaborée depuis les commentaires coraniques d'Al Manar, dus à Rachid Rida: le champ religieux assure sa défense avec l'arme qui lui paraît la plus efficace, celle qu'elle a pu emprunter au champ scientifique. Il le fait d'abord en employant des méthodes de concordance qui permettent de faire concorder l'héritage religieux avec la science positiviste. Il s'agit encore, en ce cas, d'un bricolage de juxtaposition, le terme de bricolage étant pris dans un sens péjoratif. De façon on ne peut plus radicale, les islamistes, quant à eux, assurent la défense du champs religieux en appliquant un bricolage de substitution: une méthode de positivisme divin acquiert l'hégémonie et unit les champs scientifique et religieux. Douter de cette unité divine, de ce tawhid méthodologique, par exemple dans le cas de l'évolutionnisme, devient de l'hérésie, du shirk.

Ce positivisme absolu est aussi produit, et essence même de l'idée de la laïcité. D'un côté, il a engendré une exclusion stricte, une disparition du religieux du champ politique hégémonique - comme c'est le cas en France -, d'un autre côté, dans le cas des islamistes, ce même positivisme absolu a engendré une hégémonie du religieux, une exclusion stricte, une disparition de la société civile, parce qu'à la société civile, s'est substitué un champ religieux hégémonique. Le radicalisme de la même modernité se trouve à l'origine des deux modèles, et cette modernité radicale est bien différente de la tradition qui avait permis des symbioses et compromis.

Dans le champ religieux lui-même, le positivisme absolu de la modernité a aussi effacé également les anciennes symbioses et les bricolages épistémologiques. D'abord, la réconciliation des différents modes de pensée, qu'opérait le bricolage traditionnel est devenu impossible, l'islamisme radicalisant désormais le principe central de tawhid, unité divine, principe régulateur ancien déjà cher aux rigoristes comme Ibn Toumert. L'abîme classique coranique entre homme et Dieu se trouve idéologisé par le nouveau tawhid islamiste. Il diffère profondément non seulement de la wahdat al wujud mystique d'Ibn Arabi, père fondateur du soufisme maghrébin et de la raison islamique populaire et bricoleuse, mais aussi du tawhid de l'islam scripturaliste (7). Le tawhid, dans cette interprétation moderne, est isolation parfaite. Il crée un clivage qui ne permet plus de jeter un pont, d'élaborer une médiation par analogie, entre la connaissance humaine et le niveau sacré. Il ne permet pas davantage de créer un pont entre les islamistes eux-mêmes et les croyants d'opinion différente, qu'il considère comme isolés dans leur jahiliya, dans leur ignorance pré-islamique. Ils sont soupçonnés de shirk laïque, parce qu'ils manquent de respect pour l'hégémonie du tawhid divin dans le champ politico-religieux.

Ajoutons encore que l'absorption des méthodes de la théologie traditionnelle par la méthode positiviste, avec, comme conséquence, la disparition des limites de la connaissance, est responsable du succès des apologies rationalisantes simplistes comme celle de Bucaille (1986), qui sont aussi présentes dans le Maghreb (par exemple: Saaidi 1988).

Non seulement les différents modes de connaissance sont identifiés, mais tout le champ religieux est absorbé par l'épistémologie d'un positivisme moderne. L'intelligence de la foi conçue comme positivisme du XIXe siècle domine une raison scientifique contemporaine, qui se trouve ainsi domestiquée. La raison positiviste n'est plus, chez l'islamiste, que pur outil apologétique. La force unificatrice ne laisse même plus place aux ancillae, aux «servantes» de la connaissance naturelle qui, chez Thomas d'Aquin, aidaient à la compréhension des dogmes de l'Église, déjà élaborés dans la langue de la philosophie grecque, pas plus qu'elle ne laisse place aux «surs de lait» d'Ibn Ruchd, image de la relation des champs religieux et philosophique. Le court-circuit introduit par la foi positiviste, ce tawhid positiviste, brûle, dévore, anéantit les savoirs ancillaires ou complémentaires, bref, les remplace. La pensée islamo-positiviste n'admet aucun «extérieur» conceptuel, aucun domaine de connaissance qui pourrait lui être additionnelle, ce qui serait du shirk. On n'affirme pas non plus, comme chez Thomas: je crois afin de mieux comprendre. On affirme simultanément: je comprends parce que je crois, je crois parce que je comprends. L'univocité produite par le court-circuit positiviste a effacé l'idée de complémentarité des domaines de savoir, présentes chez les docteurs anciens tels Thomas d'Aquin et Ibn Ruchd.

Chez la plupart des islamistes, l'épistémologie religieuse est donc identique à celle des sciences exactes. Cela ne signifie pas qu'elle limite ses ambitions hégémoniques au champ pur de la connaissance. Elle prétend également déterminer la logique du champ politique. L'épistémologie du laïcisme dénoncera, de son côté, cette identification séculaire de la religion et de la logique politique; Robespierre, révolutionnaire puritain, a perçu le voile religieux qui cachait les motivations politiques qui avaient guidé les États-nations religieux dans le passé. En 1794, dans son rapport présenté au nom du Comité de Salut Public, il déclare: «Un roi, un sénat orgueilleux, un César, un Cromwell, doivent avant tout couvrir leurs projets d'un voile religieux, transiger avec tous les vices, caresser tous les partis, écraser celui des gens de bien, opprimer ou tromper le peuple, pour arriver au but de leur perfide ambition» (Robespierre 1965: 210). Il savait bien que la politique suivie jusque-là par l'État-nation usait du voile religieux comme d'un masque, pour cacher son laïcisme.

Aussi nous faut-il démasquer l'islamisme aux niveaux épistémologique et politique comme une même forme de laïcité, ses procédures étant à estimer comme une adaptation radicale à la modernité laïque. Ce sont justement cette politisation et cette étatisation, conformes aux procédures des idéologies laïques, qui font de l'islamisme un élément redoutable pour la cohésion des États. En fin de compte, il faut estimer que ce facteur jouera un rôle positif, à une époque où s'écroulent les États-nations, sous l'effet de pressions internes. Ces pressions, qu'elles soient d'ordre démographique ou qu'elles soient liées à la destruction de l'environnement, sont à l'origine des luttes ethniques tribales qui déchirent un continent comme l'Afrique. Le caractère anti-démocratique qui est celui de l'islamisme ne lui est cependant pas nécessairement lié. Ce caractère ne procède en effet nullement de l'islam.

Pourquoi l'islam, une fois libéré du sectarisme islamiste, ne pourra-t-il pas engendrer de nouvelles formes démocratiques pour les États-nations, pourquoi ne pourrait-il pas être, à une époque de luttes ethniques et tribales, un principe confédérateur? Pourquoi l'islam, tellement ancré dans l'imaginaire collectif, une fois libéré des régimes répressifs et dictatoriaux, ne pourra-t-il pas former le fondement d'une société civile comme alternative à l'État-nation laïque? Est-il impossible que les droits de l'homme naissent de l'islam, de la même façon qu'ils sont nés de l'humanisme chrétien?

Le fanatisme anti-démocratique actuel n'est-il pas d'abord la conséquence de la lutte acharnée contre la répression des régimes au pouvoir, qu'ont entreprise les islamistes? Ce même fanatisme n'est-il pas également le résultat de la lutte qu'ont aussi entreprise les islamistes contre les manipulations de la politique occidentale, devenues évidentes, en particulier pour les jeunes, pendant la Guerre du Golfe. Avec de telles analyses, il va sans dire que nous sommes loin de celles d'Arkoun.
g. La condamnation par Arkoun, des efforts bricoleurs de la culture populaire et de l'islamisme.

Après avoir pris connaissance de mes propos sur le bricolage, Arkoun se sert pour la première fois de cette notion dans les contributions qu'il a fait paraître dans L'état du Maghreb (Paris 1991). Toutefois, ce terme que l'on lit chez lui dans le contexte d'une explication du populisme maghrébin, n'est utilisé que dans un sens péjoratif: «les codes de l'honneur traditionnels n'ont pas totalement cessé de fonctionner; mais ils survivent dans des assemblages idéologiques bricolés par des oulémas coupés de la pensée islamique classique, et cependant empressés à se rendre utiles au nouveaux États; par des élites politiques qui imposent à des sociétés traditionnelles, voire archaïques en certains secteurs, des modèles de développement importés soit des démocraties populaires, soit des démocraties libérales. Des sociétés entières, à tous leurs niveaux d'expression et d'existence sont soumises à un immense bricolage politique, économique et surtout culturel» (mgr 371). Cet «immense bricolage» qui se répand avec le populisme, touche également, selon Arkoun, l'islam dit populaire, dont ressortissent le culte des saints, la littérature hagiographique, ou encore les interventions des puissances occultes liées «aux enseignements coraniques ou aux forces cosmiques». «Ce stade naïf ... connaît une résurgence dans le contexte islamiste actuel. On tombe même dans des naïvetés, des crédulités, des manipulations que ne tolérait pas la culture populaire des sociétés traditionnelles avant l'irruption du populisme» (mgr 132).

La culture berbère actuelle se trouve ainsi condamnée, absorbée qu'elle est, tout comme l'islam lui-même, par le populisme des idéologies et leur «bricolage» populaire. Dans les paragraphes précédents, j'ai montré que pareils constatations et jugements portés par Arkoun sont trop réducteurs. Quant aux vues développées par Arkoun sur l'islamisme ainsi que sur l'idéologie de combat, elles s'expliquent de la même façon. Il est vrai que si on prend, comme dans mon raisonnement, l'islamisme comme une adaptation aux nécessités de l'État-nation, comme une force de réconciliation avec l'étatisation moderne, et donc comme la concrétisation cachée d'un laïcisme, on a bien sûr le droit d'accuser l'islamisme d'être «idéologique», c'est-à-dire en fait anachronique. Sur ce point, ma position pourrait sembler en accord avec celle d'Arkoun, toutefois, chez lui, la notion d'idéologie est prise dans un sens trop réducteur et trop idéaliste pour pouvoir éclairer le processus politique compliqué qu'embrasse la notion.

Pour Arkoun, l'idéologie se réduit trop à n'être qu'une simple réprobation. Qualifier tel ou tel mouvement d'idéologique revient à donner une légitimité à leur condamnation. Même si on pouvait accepter que ce n'est pas sans quelque droit qu'Arkoun accuse des penseurs divers, tels Ali Shari`ati, Hasan Hanafi et Ziauddin Sardar, d'être des «idéologues», il n'en reste pas moins vrai qu'en se distanciant du domaine de la politique, et en ne parvenant pas à penser ce domaine à la lumière des sciences qui étudient ces processus de modernisation, Arkoun, en prononçant ces condamnations, ne fait qu'obscurcir son propre analyse.

Arkoun se heurte à l'impensé politique, peut-être même à son impensable politique, ou si l'on veut encore, à cet impensé qui est impliqué par sa propre épistémologie. Le nouveau champ d'intelligibilité qu'il réclame, n'inclut pas, en effet, les phénomènes d'interaction de la religion et de la politique des siècles passés, et bloque, de ce fait, la compréhension du rôle central joué par la religion dans les processus de formation des États-nation modernes, ces processus étant eux-mêmes étroitement liés à la marche de la sécularisation.
h. Résumé des épistémologies bricoleuses du sacré.

Arkoun, je l'ai montré, est obligé de tenir compte des différentes épistémologies applicables aux textes sacrés et aux réalités sacrées. En ce point de mon étude, il est nécessaire de donner un aperçu d'ensemble du champ occupé par ces épistémologies afin de pouvoir situer l'attitude d'Arkoun par rapport à ce champ. L'analyse de trois ruptures épistémologiques apparentées va me permettre de donner une caractérisation de la position qu'adopte Arkoun dans ses interprétations. Il semble aujourd'hui impossible de s'inscrire dans le mode de connaissance mythique qui avait cours dans un monde tenu pour miraculeux. Ce mode de connaissance n'est plus praticable dans sa forme originelle, et tenter de le ressaisir ne peut se faire, pour l'homme moderne, sans ruptures. Celui qui est formé dans un monde imprégné des conceptions des sciences rationnelles, rencontrera des difficultés à comprendre littéralement textes et réalités de la tradition; les prendre simplement à la lettre le conduit à une impasse: ou bien il déforme cette tradition ancienne en l'insérant dans ses conceptions modernes, ou bien il se soumet sans critique à l'épistémologie soi-disant transmise par les textes et les événements d'antan, en mettant sa raison hors jeu. J'entrevois à ce jour cinq possibilités de changement et d'adaptation, qui ont fait l'objet de diverses élaborations culturelles:

1. L'épistémologie de la synthèse classique. La pensée arabo-islamique andalousienne, inspirée par la pensée grecque, a influencé les théologiens chrétiens, comme, par exemple, Thomas d'Aquin, dans leur élaboration de la synthèse entre la raison et la foi. Cette synthèse s'est révélée fertile pour de nombreux siècles, et se maintient toujours, dans ses grandes lignes, dans la pensée catholique contemporaine.

A la différence de la combinaison théorique européenne qui avait pour mérite de donner à la raison une place importante, encore que strictement limitée, dans sa théologie classique, l'expérience de la pensée arabo-islamique, a avorté et s'est trouvée marginalisée jusqu'à nos jours, dans la théologie musulmane. S'il est vrai qu'Al-Ghazali, dont l'œuvre constitue un point de repère pour s'orienter dans le champ de la culture religieuse, a intégré dans la tradition l'imagination mystique du soufisme, il en a, par contre, expulsé pour une grande part, la critique rationnelle. Certes, Ibn Ruchd sut répondre à Al-Ghazali en proposant une «réfutation de la réfutation de la philosophie», et créa le noyau d'une nouvelle école, à partir de la pensée des philosophes arabes du Mu'tazila. Reste que les fondements établis par Ibn Ruchd au douzième siècle, pour une synthèse de la raison et de la foi, demandent, aujourd'hui, à être renouvellés. Et bien que le pouvoir de l'imagination religieuse de tendance soufiste, tel que le conçoit Ibn `Arabi, se soit propagé jusqu'à nos jours sous des formes popularisées, et ce, grâce au réseau des innombrables fraternités répandues dans tout le monde islamique, la critique rationnelle d'Ibn Ruchd est restée isolée et même oubliée. Pour Arkoun, le rationalisme et l'humanisme classique de la pensée arabo-islamique, demeurent à explorer. Il faut les prendre comme points de départ et comme références pour de nouvelles entreprises de réflexion. Avec sa thèse sur Miskawayh, Arkoun lui-même a contribué à ce dessein par un travail d'une importance indéniable. Néanmoins, il est évident qu'une simple reprise de la réflexion classique ne suffira pas pour résoudre les problèmes de la modernité.

2. L'épistémologie scientifico-rationelle. Dépassant des ressources de l'étroite raison du positivisme, Arkoun utilise, comme nous l'avons vu, des notions empruntées au structuralisme et au postmodernisme, tout en prétendant rester dégagé des partialités de ces courants de pensée. Pourtant, le rejet radical de chaque «signifié transcendantal», comme par exemple chez Derrida, implique, à titre de conséquence logique, une pensée agnostique. Conséquence de la pensée du siècle des Lumières, dans laquelle Arkoun veut se positionner, la pensée postmoderniste radicalise la contradiction entre connaissance qui prend comme fondement le fait historique, et la connaissance qui prend pour fondement l'abstraction intellectuelle. Cette contradiction, inhérente à la pensée des Lumières, et analysée par Hegel (1952: 414ff) détermine depuis des siècles la culture européenne, par les déchirements qu'elle y produit. Cette contradiction était à l'œuvre dans l'opposition entre les diverses formes de romantisme, et les divers courants rationalistes, comme elle l'est actuellement dans l'opposition entre modernisme et postmodernisme. Or, tout en voulant se situer dans le courant postmoderniste, Arkoun reste en réalité très lié à la pensée du siècle des Lumières et à la contradiction qui la traverse.

On voit dans son œuvre se répéter l'exclusion réciproque du fait historique et de l'abstraction intellectuelle. Alors que la pensée de l'historicité s'impose de façon contraignante aux orientalistes, Arkoun, lui, la rejette. Son appel postmoderne à la narrativité des textes et des traditions du sacré ne peut nous induire en erreur quant à l'origine de son choix et quant à la base étroite sur laquelle il repose. En mettant l'accent sur l'imaginaire des croyants, qu'il estime être un facteur négligé, et en réintroduisant la dimension mythique de la réalité de la foi, Arkoun nous montre en fait, clairement, que sa position est en réalité une réaction. Les notions de mythe et d'imaginaire sont à ré-inventer à l'aide des nouvelles approches de la science de l'histoire des religions et de l'anthropologie, avance-t-il. Ce programme n'est cependant qu'une promesse destinée à être réalisée à l'avenir. Ce programme ne peut nous empêcher d'évaluer la position, ambiguë, d'Arkoun. Le refus d'une séparation claire entre modernisme et postmodernisme constitue un autre indice du fort lien que les conceptions d'Arkoun entretiennent avec la pensée des Lumières, tout comme en constitue aussi un le fait qu'il répète le grand projet d'élargissement de la raison, inauguré par le romantisme.

3. L'épistémologie éthique-prophétique. Dans la tradition des penseurs Rosenzweig et Buber, Emmanuel Levinas a proposé une épistémologie qui rejette l'ontologie occidentale, qu'il considère comme la négation de l'orientation biblique. Arkoun n'accepte pas cette attitude, d'autant plus qu'elle renforce à ses yeux le malentendu selon lequel le judaïsme et l'islam seraient, dans leur doctrine, moins influencés par la pensée grecque que ne le serait le christianisme. La doctrine islamique, tout comme la doctrine juive (Maimonïde), a exprimé, les symboles de la foi en usant de concepts grecs, même s'il est vrai que les langues arabe et hébraïque gardent encore actuellement vivant le lien avec les notions originales de la révélation, ce qui n'est pas le cas pour les langues européennes.

Si l'on adopte le point de vue de la tradition philosophique européenne, on pourrait dire que Levinas, d'une façon finalement analogue à Kant, maintient des réalités transcendantales par l'intermédiaire de postulats éthiques. Dans sa démonstration de l'insuffisance du fondement ontologique de la religion, Levinas ne le cède en rien à Kant.

On trouve une application actuelle des conceptions de Levinas chez Pierre-André Taguieff (1988) qui fait un appel à ce dernier pour élaborer une réconciliation entre universalisme et relativisme opposés par la tradition classique. Taguieff se demande en effet comment, dans la société moderne, valoriser les diversités culturelles. Cette question embrasse aussi les différences d'orientation religieuse telles qu'elles existent entre musulmans, chrétiens et juifs. Et chez Taguieff, ce n'est pas une vision dialectique à la manière de Hegel ou de Marx qui permet de résoudre ces apories kantiennes, mais l'éthique de Levinas.

Chez Arkoun, on cherchera en vain ce genre de réconciliations éthiques. Chez lui, ses opposants sont répartis en deux camps irréconciliables avec sa propre position. Dans l'un d'eux, se trouvent les orientalistes dits positivistes, qui n'acceptent dans leur discipline que les résultats factuels de la recherche historique, dans l'autre se trouvent les idéologues positivistes, les islamistes et les nationalistes, qui en se fondant sur des abstractions religieuses, débarrassés de toute référence factuelle, revendiquent la possession de la vérité. Les impasses dans lesquelles se trouvent engagées ces deux attitudes également stériles, ont leur origine dans l'attitude des Lumières, qui est, comme le dit Hegel, une attitude de nature «abstraite-négative». Qu'on fonde la connaissance sur l'historicité des faits, ou qu'on la fonde sur l'évidence de l'abstraction, il est clair que les deux conceptions ne peuvent se rencontrer. Arkoun n'attend pas la solution d'une vision dialectique, mais d'une synthèse nouvelle fondée sur l'interdisciplinarité des sciences, apparentée à la solution romantique classique.

Chez Arkoun, l'événement prophétique, - événement qui se poursuit et s'actualise dans la prédication -, ne crée pas d'émotion éthique. Pour lui, la réalité de l'humain se fonde sur la valeur de la personne humaine. Cette inspiration humaniste ne tire pas son existence d'une expérience transcendantale divine. Quoique le «fait du Coran» éclaire l'existence humaine, elle ne rend pas la raison humaine superflue ou impuissante. L'inspiration humaniste d'Arkoun est optimiste, elle croit en un progrès des procès universels de civilisation. On retrouve une conception comparable chez Norbert Elias. Finalement, l'obscurantisme des idéologues, tout comme le positivisme des historiens, sera vaincu. Certes, le «fait du Coran», en tant que manifestation de la révélation, contient un appel spécifique à la conscience. Cependant, ce fait ne transforme pas les procédures de traitement de textes, pas plus qu'elle ne transforme les procédures de l'interprétation du contexte ontologique, les unes et les autres étant guidées par le principe d'une rationalité universelle.

En fin de compte, l'appel religieux reste une affaire privée, qui concerne la conscience individuelle du croyant. Pour comprendre les textes, l'appel religieux ne saurait fournir de règles et ne saurait, par conséquent, remplacer les procédures rationnelles. On pourrait dire que l'appel prophétique fait partie de la contextualité du croyant, mais que celui-ci explique rationnellement la totalité de son existence. Si, pour interpréter le fait prophétique, les procédures scientifiques sont déclarées irrecevables, alors le fait prophétique paraît se prêter à une certaine politique étatique, et légitimer une idéologie qui déforme le «fait du Coran» en simulacre.

4. L'épistémologie politico-activiste est actuellement représentée au Maghreb par les islamistes. Dans cette épistémologie, nous avons à faire à une adaptation de l'épistémologie traditionnelle aux idéologies de l'État-nation. Comme dans le marxisme, il ne s'agit pas «d'interpréter le monde autrement, mais de le changer». Ce positivisme de la révélation développe pour la connaissance un intérêt pratique. Il n'autorise pas une critique qui serait issue d'une interprétation rationnelle des textes du Coran. Ces derniers font en effet littéralement office d'armes de combat dans la lutte pour les changements politiques. Comme l'ont fait les marxistes-léninistes d'antan avec la doctrine abrégée et simplifiée de l'œuvre de Marx et d'Engels, la «diamat», les islamistes réduisent le Coran à n'être qu'une idéologie de lutte. La connaissance profonde de la dimension religieuse du Coran est accessoire. Comme le petit livre rouge de Mao jadis, le Coran, aujourd'hui, doit être avant tout le symbole de la lutte révolutionnaire.

Dans cette optique, la connaissance revêt un caractère instrumental. Elle est en effet tout entière au service de l'action révolutionnaire. Le Coran légitime le messianisme utopique qui constitue l'idéal au nom duquel les croyants mènent la lutte politique. C'est la raison pour laquelle des activistes comme Yassine voient dans le marxisme le concurrent le plus redoutable de l'islamisme. A leurs yeux, le marxisme constitue un double de leur propre lutte pour la justice, mais il a le tort d'emprunter son inspiration et ses contenus à un Occident matérialiste et athée. L'activisme marxiste et l'activisme islamique sont apparentés dans leur structure: l'un et l'autre sont des mouvements messianiques, leur organisation politique est semblable. Ils se donnent l'un et l'autre comme but, à travers la lutte, l'établissement de la dictature d'un prolétariat, que ce prolétariat soit un prolétariat de l'Homme ou un prolétariat de Dieu.

Cette parenté des deux mouvements expliquent d'ailleurs la facilité du passage d'un camp à l'autre. Et de fait, de la part des activistes marxistes, nombreuses ont été les conversions à l'islamisme. Mais les idéologues islamistes savent bien que des conversions en sens contraire sont tout autant possibles. C'est la raison pour laquelle l'idéologie marxiste constitue à leurs yeux une menace. Toutefois, l'écroulement du bloc de l'Est a fait disparaître l'imminence du danger. D'une façon générale, toutes ces formes de théologie de libération courent le risque de réduire les contenus religieux à n'être plus que des manifestes de lutte. Une épistémologie elle-même orientée vers des buts pratiques immédiats décrète que la science, surtout lorsqu'elle s'incarne sous la forme de la technologie, ne contredit pas les textes révélés. Les questions fondamentales qui s'imposent pour pouvoir rechercher une rénovation des techniques sont éliminées. Les remplace une référence auto-suffisante à l'époque de gloire de la civilisation arabo-islamique.

Ce faisant, les islamistes effacent les apports scientifiques et technologiques émanant des cultures qui ne sont pas d'origine islamique. Reconnaître de tels apports ne pourraient en effet que troubler la pureté de la saine doctrine islamique. Seule, l'époque de l'islam des origines peut revendiquer la gloire des inventions technologiques. Au cours des croisades, les Occidentaux se sont emparés de ces inventions comme d'un authentique butin, et ils les ont ensuite mises à contribution dans la poursuite de leurs buts. Et l'un de ces buts fut la soumission du monde musulman. Dans ces conditions, il convient de réparer le tort causé au monde islamique. Confronté à ce vol criminel, le monde islamique ne peut que chercher à récupérer le butin dérobé. Dans la même optique, la réécriture de l'histoire de l'impérialisme s'impose. La décadence matérielle de la civilisation islamique, après l'essor qu'elle a connu, n'a d'autre cause que l'abandon de la doctrine islamique.

Si nous revenons à Arkoun, il convient de se demander quelles sont les raisons pour lesquelles les islamistes voient aussi en lui une menace de leur idéologie. Arkoun, dans son projet, envisage lui aussi l'introduction de la science moderne, mais à la différence des islamistes, il souhaite intégrer, - et même, il y insiste -, les matières les plus dangereuses pour la légitimation de la doctrine islamiste, à savoir les méthodes et les contenus des sciences humaines dans le champ du sacré. La critique des sciences sociales constitue un défi dans le projet arkounien, elle met en question la légitimité des réductions islamistes.

5. L'épistémologie composite, d'accouplement, des croyants traditionnels et populaires. Cette épistémologie est, au Maghreb, fortement influencée par la culture berbère. Elle est le résultat, nous l'avons vu, d'un bricolage populaire opéré à partir de plusieurs épistémologies d'origines différentes. Arkoun, qui garde pourtant des souvenirs nostalgiques de ce bricolage populaire, le rejette (cf. L'État du Maghreb ) au même titre que les bricolages idéologiques opérés par les nationalistes au pouvoir.
 

Ces cinq modes d'entendement de la religion couvrent le champ épistémologique sur lequel se profile le projet de la raison islamique d'Arkoun. En fin de compte, il faut se demander pourtant, si les cinq épistémologies du sacré, mentionnées ici, ne souffrent pas en leur principe d'une incohérence fondamentale interdisant la réconciliation du discours de l'intelligibilité moderne et celui du sacré prophétique. Une analyse critique amènera toujours à mettre à jour le caractère bricoleur de ces épistémologies.

Comme telle, l'épistémologie de la synthèse classique, développée au moyen âge, ne suffit pas à éviter les ruptures épistémologiques avec la modernité. Comme Mohammed Abed al-Jabri le montre (1994), la pensée de l'islam classique, notamment celle d'Ibn Hazm et celle d'Ibn Ruchd, peut nous inspirer, et indiquer le mode de pensée à suivre, mais il n'est plus possible de répéter cette solution. Une répétition de leur pensée qui s'inscrit dans la problématique aristotélicienne, introduirait aujourd'hui le bricolage d'une pensée au fondement radicalement différent de celle de la modernité.

L'épistémologie éthique-prophétique, lucide lorsqu'elle s'intéresse à la pratique et décrit la foi du croyant, continue, au niveau cognitif, à renouer avec les dilemmes kantiens. Une telle épistémologie s'avère donc de caractère composite. Une pratique éthique ne saurait réconcilier la réalité rationnelle avec la réalité du sacré, et cela prouve que, structurellement, il s'agit, là encore, du point de vue de la raison moderne, d'un bricolage de composants qui en réalité s'excluent. L'épistémologie politico-activiste de l'islamisme, tout comme l'épistémologie composite, sont l'une et l'autre le résultat d'accouplements d'éléments qui, entre eux, sont incompatibles. Ils ont été analysés comme des assemblages bricoleurs par excellence. D'un côté, c'est un volontarisme révolutionnaire qui forge idéologiquement une unité artificielle, d'un autre côté, c'est le sens pratique qui manipule intelligemment les analogies qui existent entre les deux domaines, qui sont incompatibles. Arkoun rejette ces deux dernières épistémologies comme issues d'une idéologie fausse et du populisme.

Quant à l'épistémologie scientifico-rationnelle, comme celle qui est proposée par Arkoun, elle souffre également de telles incompatibilités. Arkoun n'accomplit pas la promesse déjà faite par le romantisme du XIXe siècle de réconcilier la raison avec les sentiments, la raison scientifique avec les expériences du sacré prophétique, entre autres, biblique ou coranique. Son désir d'élargissement de la raison scientifique ne trouve pas de réalisation, comme il l'admet lui-même. Le plaidoyer que fait Arkoun en faveur des droits de Dieu dans la Déclaration des droits de l'homme paraît en soi une incohérence. De même, l'application des notions post-modernes pour expliquer rationnellement les textes coraniques, même si elle offre un éclaircissement de la problématique à résoudre, se heurte aux limitations des notions utilisées. Comme l'a montré la discussion de Derrida avec Levinas, ces notions ontologiques sont trop apparentées à des conceptions grecques d'un sacré naturel, ou trop imprégnées d'un radicalisme agnostique: cela ne permet pas d'employer ces notions pour expliquer un message émanant du sacré prophétique. Le désaccord radical d'Arkoun avec les méthodes scientifiques des orientalistes prouve que son interprétation coranique se base également sur un bricolage d'éléments incompatibles. Toutefois, avant d'être en droit de tirer pareilles conclusions, il nous faut d'abord suivre en détail la lecture du texte coranique, telle qu'Arkoun nous la propose.
 
- - Entretien avec Mohammed Arkoun (6).

Haleber: Actuellement, en Algérie, mais aussi au Maroc, les mouvements berbères se considèrent comme les défenseurs d'un pluralisme démocratique et estiment que leur culture fait partie du patrimoine maghrébin. C'est la raison pour laquelle je voudrais bien que vous expliquiez votre définition de l'identité maghrébine. Dans votre œuvre, vous reprochez aux émigrés arabes d'Andalous à Fès, d'avoir renforcé «de graves oppositions» entre l'islam orthodoxe et l'islam populaire. Vous constatez qu'il existe à l'intérieur même de l'identité maghrébine, des exclusions. L'impact de la pensée malikite a causé au Maghreb une exclusion des dhimmi, des femmes, des esclaves. «Il en est résulté au Maghreb la coupure bien connue entre États-villes/ campagnes, montagnes, désert». Dans ce cadre vous proposez une conception nouvelle, «l'univers arabo-berbère». En même temps, vous dites que l'islam, dans cet «univers arabo-berbère» a été «un facteur d'intégration, de promotion humaine et de paix» et que «cette identité permettra les grandes résistances populaires». Et comme exemple des formes mixtes d'identités vous vous referez aux Mozabites. Leur identité a été "une appropriation berbère de l'expérience de Médina". Quels sont les éléments berbères dans l'islam maghrébin? Et comment expliquer cette coïncidence des facteurs d'exclusion et d'intégration comme promotion des droits de l'homme dans l'islam maghrébin?

Arkoun: L'identité maghrébine est essentiellement le fait d'un fond culturel berbère. Et quand je dis culturel, c'est au sens ethnologique. C'est-à-dire, la culture au sens de la cuisine, du costume, du mobilier, des croyances, évidemment, tout ça. Il y a un fond culturel maghrébin qui s'étend de Benghazi, de la frontière égypto-lybienne jusqu'à l'Atlantique. Tout cela, c'est le domaine berbère. Nous l'appelons berbère parce que les Romains déjà ont donné ce nom - barbarius - à toute cette population. C'est-à-dire qu'il y a un phénomène historique pour tout cet espace-là qui remonte aux Romains. Puisque déjà les Romains ont porté sur cet espace maghrébin un regard ethnographique, dont le nom même que nous donnons à cette population porte témoignage. «Berbère», ce n'est pas le nom que cette population s'est donnée à elle même. C'est le nom que les autres, venus de l'extérieur, avec leur regard civilisé, ont porté sur des barbares. Car «Berbères», c'est «barbares». Voilà déjà une remarque importante. Et les Arabes quand ils vont arriver, ils vont entendre les Romains et les Byzantins parler de barbarius, et ils vont dire barâbir. Ils reprennent le mot. Et ça reste. Et jusqu'à présent, tout le monde dit «les Berbères». Enfin, heureusement, «Berbère», ça modifie un peu «barbare», quand même.

Autrement dit, nous avons à faire à un phénomène historique de très longue durée, et qui a fonctionné toujours de la même façon. Et il a fonctionné, ça, je l'ai développé selon une dialectique anthropologique où l'État s'oppose aux sociétés segmentaires sans État. L'écriture s'oppose à l'oralité. La culture savante s'oppose à la culture populaire. Et l'orthodoxie religieuse s'oppose à l'hérésie. Terme à terme. Ainsi, vous avez deux niveaux de fonctionnement de la société maghrébine et de toute la société du Proche-Orient. Vous avez des niveaux supérieurs où vous avez la relation fonctionnelle de quatre forces dominantes, avec des traits d'union: État, écriture, culture savante, orthodoxie. Ça fait une sphère du pouvoir dans le domaine du politique, dans le domaine de la langue, dans le domaine de la culture et dans le domaine de la religion. C'est-à-dire que tout le niveau symbolique est entièrement contrôlé par une puissance impériale, califale, émirale, appelez-la comme vous voudrez. Puis en-dessous, le niveau profond, la masse de la population, société segmentaire, tribu, clan, famille, oralité: le berbère n'a jamais été écrit; culture orale jusqu'à présent. Culture populaire, c'est le peuple, paysans, montagnards et nomades. Ils n'accèdent pas à la cité. Ils n'accèdent pas au pouvoir sauf exception. Vous voyez? La dialectique. Et au Maroc, on va dire au XIXe siècle: bilâd al-makhzen/ bilâd al-sîba. Voilà l'opposition anthropologique. Et puis il y a l'opposition de l'orthodoxie et de la culture populaire.

H: Faudrait-il dire qu'avec cet islam contextuel et intégral de la culture populaire des Berbères, que c'est dans l'islam authentique que vous avez été éduqué?

A: Ah, je n'ai pas dit l'islam authentique. Non. C'est l'islam de ma société. C'est l'expression religieuse de mon groupe social. Voilà. En termes anthropologiques rigoureux, il faut dire que c'est l'expression religieuse de mon groupe social. Il contient sûrement des aspects de l'islam. Puisque, par exemple, on fait des prières, on jeûne, mais à côté de ça, moi, je suis allé en pèlerinage avec ma mère à des sources gazéifiées auxquelles on prête une âme, à de grands oliviers noués qui datent de deux cents, trois cents ans, et qui sont considérés comme des arbres habités par un esprit. On va demander à cet esprit la baraka, la protection. Ce sont donc des animistes, dira la religion officielle, en haut, là. Nous sommes des animistes. Et d'ailleurs, les oulémas, chez nous, dans les années trente et dans les années quarante, ont mené une lutte farouche contre notre islam à nous, islam superstitieux, islam magique...

Notre langue, c'est le kabyle. Jusqu'à l'âge de dix-sept ans, je ne connaissais pas du tout l'arabe. Je l'ai appris à l'école. J'avais peut-être plus de facilités parce que dans la rue, je l'entendais, bien sûr, mais quand même. Je l'ai appris avec les livres. Et en sortant de ma Kabylie pour aller au lycée dans une grande ville, à Oran, j'ai fait l'expérience d'une double acculturation et d'affrontement culturel. Puisque d'une part, j'ai eu à apprendre l'arabe et à découvrir la société algérienne arabophone et non pas berbérophone, et d'autre part, j'ai eu à découvrir la société française coloniale. Deux chocs culturels, que vous devez subir dans votre adolescence, à l'âge de treize ans. Ça, ça m'a marqué, parce que j'ai lutté à l'intérieur de moi-même pour pouvoir m'adapter à cette situation. Et personne ne pouvait m'aider, ni mon père, ni ma mère, ni mon entourage, rien, tout seul, comme beaucoup d'Algériens... Je ne suis pas un phénomène exceptionnel. Nous sommes plusieurs à avoir fait cette expérience.

Et c'est ça qui m'a donné ce regard critique et ce regard de refus de la domination, et cette exigence constante de la démocratie et de la liberté. et aussi, cette exigence du respect de la personne humaine, et cette connivence psychologique avec les juifs, les juifs avec qui, d'ailleurs, j'ai fait des études, et que j'ai connus en Algérie, parce qu'ils ont lutté aussi.

Mais je crois que la lutte des berbérophones, des Mozabites, des Chawiya, des Kabyles et d'autres encore, je crois que cette lutte-là était plus difficile encore, pendant la présence française. Parce que vous avez deux fronts. Et deux fronts qui ne signifient pas du tout la même chose. Les uns sont quand même des Algériens et des musulmans avec leurs propres différences culturelles. Et puis, vous ne parlez pas votre langue. Tandis que les autres, c'est l'arrogance coloniale. C'était l'Algérie française. Alors, voilà, ça, c'est ma biographie. Vous voyez l'enracinement de cette biographie? Et puis les modèles, porteurs d'histoire, de cette biographie. Parce que ça vous met dans la situation des grands conflits historiques. D'apprendre une langue, ce n'est pas seulement une histoire. Non, vous découvrez les confrontations majeures entre les groupes sociaux dans un même espace social.

H: Pourtant, j'insiste, qu'est-ce que c'est que cette «appropriation berbère» de l'événement islamique? Est-ce que le résultat est un islam berbère, ou comment définir ce résultat?

A: Là, il faut distinguer des étapes historiques. Voyez Ibn Khaldun, au XIIIe et XIVe siècles, qui est un Maghrébin. Il est né au Maghreb, mais du côté de l'aristocratie arabe. Quand il se forme, il trouve une bibliothèque arabe intellectuellement très riche. Alors, il s'ouvre, il devient un grand intellectuel et un grand penseur, parce que la bibliothèque arabe et l'environnement culturel arabe, à Tunis, à Fez, à Cordoue, au Caire, en son temps, était riche et porteur. Et ça vous donne Ibn Khaldun.

Quant à moi, j'ai grandi dans l'Algérie de dix-neuf cent quarante, de dix-neuf cent cinquante, je n'ai pas possédé cette bibliothèque. J'ai grandi dans un lycée français laïque de la Troisième République Française. La laïcité de la Troisième République Française. Loin de toute bibliothèque arabe. C'est autre chose. Donc il a fallu que je me batte tout seul et je raconte ça dans l'introduction de ma thèse! Avec l'École des Annales, qui m'a libéré parce qu'elle m'a donné de nouvelles armes intellectuelles pour résoudre ce problème, qui là-bas en Algérie n'était pas résolu parce que mes profs là-bas: zéro. Aucune armature intellectuelle, le désert! J'ai été éduqué par un type comme Henri Pérès qui était un pédagogue, un petit instituteur qui n'avait aucune espèce d'inquiétude intellectuelle, aucune espèce de problème, de vision intellectuelle de notre situation, alors que ça bouillonnait. Et que le mouvement national, la guerre allait éclaté trois ans après. J'étais à la faculté en cinquante et un. C'est fou!

H: Oui, mais ce n'est pas seulement par les Français que vous avez été déraciné. Aussi le Salafiya - qui inspirait la lutte d'indépendance, a aboli le `orf, vos coutumes berbères. Les oulémas salafistes les avaient exclues, est-ce qu'ils vous ont privés également de vos racines?

A: Oui, l'attitude des oulémas? Pour moi, elle était oppressive, exclusion et oppression, je ne pouvais pas l'accepter. Alors, j'ai refusé les colons et j'ai refusé la Salafiya. J'ai refusé tout autour de moi dans ma société. C'était pourtant ma société! Et j'ai été exclu... Et le discours du `orf? Il comporte, comme la tradition musulmane, des archaïsmes, qui doivent être soumis à la même critique.

Je ne voulais qu'une chose, c'était venir ici à Paris. Parce que, bon, de là-bas, on voit Paris comme un lieu de libération, c'est vrai. Quand on vient ici, les choses, quand même, deviennent différentes parce que, bon, il y a toute sorte d'ouvertures intellectuelles que nous avons ici, et effectivement, j'ai découvert l'École des Annales avec Fernand Braudel et d'autres, comme Lévi-Strauss, et puis d'autres chercheurs. C'est pour cela que j'ai cette passion pour les sciences humaines, les sciences sociales, parce qu'elles sont vraiment des outils.

H: Cette modernité que vous avez rencontrée dans les sciences sociales en Europe, a influencé à son tour profondément le Maghreb. Ne s'est- elle pas exprimée également dans des discours politiques?

A: Non, tout ça, c'est du bricolage. Je ne connais pas de discours politiques maghrébins qui prennent en charge l'ensemble des données de la société maghrébine, telle que je l'ai définie tout à l'heure, à partir de Benghazi - je ne veux pas dire berbère, je dis bien maghrébine - en prenant en charge justement tous les éléments constitutifs de l'identité maghrébine telle qu'elle résulte de vingt-cinq siècles d'histoire. C'est-à-dire pratiquement des Romains jusqu'à nos jours. Et moi, j'inclus tout. C'est-à-dire que la dimension romaine de l'histoire de l'Afrique de Nord fait partie de l'identité maghrébine. Quand vous allez visiter Jamila en Algérie, c'est une ville absolument magnifique où vous voyez la ville romaine païenne face à la ville chrétienne du troisième siècle après Jésus Christ, parfaitement conservée. Le plan de la ville, les temples et tout, le marché, une ville complète, au coeur de l'Algérie. Qu'est-ce que vous voulez? C'est une dimension formidable! Et je vais rejeter ça? Mais c'est une richesse! Ça m'appartient, au même titre que m'appartient la mosquée de Kairouan et mon olivier, auquel je me suis rendu avec ma mère, c'est à moi aussi.


7. LECTURES.(retour) Lecture arkounienne du texte coranique: exclusion des orientalistes et exclusion de l'orthodoxie.

«Le Texte aurait pu naître ici au lieu qu'il le fût au Hedjaz. Il aurait pu survenir dans cette fixité qui ordonne les choses une fois pour toutes, qui nie la récrimination et les ambiances perturbées. Le Texte qui musèle le monde par son intransigeance, sa beauté - qui ne tolère que l'acquiescement. Le Texte jaloux, tyrannique, qui n'admet aucune autre parole, aucune autre figure signifiante. La récurrence et la consécution se relayant, seules, dans la mécanique du Parfait. Le Texte a biffé l'existence en la sublimant une fois pour toutes. Effondrement du monde charnel et désirant. La canicule, seule architecture en équilibre» Tahar Djaout, L'invention du désert, p. 115.
a. Un exemple de lecture coranique de Mohammed Arkoun: de l'ijtihâd à la critique de la Raison islamique.

En 1990, Arkoun nous offre pour la première fois une lecture méthodique d'un texte coranique, sur la base de la thèse d'un orientaliste, D. S. Powers, publiée en 1986 à Princeton. Afin de comprendre la position «intermédiaire» qu'occupe Arkoun entre les islamistes et les orientalistes, et afin de vérifier si c'est à bon droit qu'il occupe cette position, il est nécessaire de suivre Arkoun dans des démarches d'interprétation, qui vont jusque dans le détail.

En proposant une nouvelle interprétation du Coran, on court le risque d'être l'objet d'attaques émanant aussi bien de l'orthodoxie que des islamistes. Arkoun nous explique que le climat menaçant qui règne dans sa communauté musulmane l'avait empêché de publier son travail plus tôt: «Cependant le climat idéologique, créé par les mouvements islamistes même dans les pays occidentaux et notamment en France, m'a incité à surseoir jusqu'ici à toute publication sur un sujet aussi délicat. Non que ma recherche remette en question un point quelconque du dogme reçu en islam; mais l'étendue de l'impensable dans les sociétés musulmanes actuelles engendre des malentendus graves, repris, développés, répercutés par un discours militant totalement étranger à l'idée d'une théologie moderne conçue et pratiquée comme une foi vivante mise à l'épreuve du temps, c'est-à-dire de l'historicité foncière de la raison et des valeurs» (ijt: 205).

Si l'on en croit Arkoun, une foi vivante n'est donc jamais possible si on ne peut pas la mesurer aux développements scientifiques et aux visions morales d'une certaine époque.

Pour interpréter le Coran, l'instrument traditionnel était, entre autres, l'ijtihâd; à l'origine, il s'agit d'un instrument qui est à la disposition de tous les croyants et qui n'est pas réservé au cercle restreint des oulémas. L'application de l'ijtihâd ne s'est jamais faite en dehors du contexte historique et des influences idéologiques. Arkoun nous rappelle que l'effort ascétique fait partie intégrante de son programme: «Bien qu'en effet l'ijtihâd n'ait jamais été et ne puisse être aujourd'hui un pur exercice intellectuel portant sur des questions théologiques et méthodologiques abstraites à l'écart des exigences de l'État et des contraintes de la société. Autrement dit, il faut détecter dans chaque conjoncture, chez chaque praticien, les dérives idéologiques d'une opération intellectuelle présentée comme un contact direct de l'esprit humain avec la Parole de Dieu pour en saisir adéquatement (=fuqaha, d'où Fiqh pour désigner le droit) les Intentions ultimes, les significations fondatrices qui doivent illuminer la Loi, garantir la légitimité des conduites et des pensées des hommes au cours de l'existence terrestre. Soulignons et retenons la prétention exorbitante, l'orgueil démesuré de l'esprit qui revendique la possibilité d'un contact direct avec la Parole de Dieu, d'une saisie adéquate de ses Intentions pour les expliciter dans la Loi et fixer ainsi le Code divinisé des normes légales de toute conduite et de toute pensée pour chaque croyant soumis à l'épreuve d'obéissance à Dieu» (ijt: 202).

Les docteurs de la science religieuse ont admis la possibilité de se tromper dans l'application de l'ijtihâd, mais leurs constructions ont finalement engendré et imposé un système clos de shari`a. Afin d'ouvrir ces systèmes clos traditionnels, le penseur musulman d'aujourd'hui se trouve devant «la tâche effrayante de déplacer les conditions théoriques et les frontières de l'ijtihâd du domaine théologico-juridique où l'ont cantonné les docteurs à celui des interrogations radicales, inédites dans la tradition islamique, au sujet de la Critique de la raison islamique» (ijt: 203). Il est clair que «les interrogations radicales» auxquelles Arkoun propose de confronter les textes coraniques, ne sont plus identifiables à l'ijtihâd classique. Arkoun confesse que la méthode de l'ijtihâd classique ne suffit plus. On passe à d'autres domaines scientifiques: il faut que les sciences religieuses s'ouvrent et soient remplacées par les interrogations radicales des sciences modernes. D'où l'importance de mes questions dans le Débat sur la valeur actuelle de l'ijtihâd classique. Comme principe épistémologique, le concept de Raison islamique se situe dans le cadre de la rationalité universelle de la science moderne. Selon Arkoun, elle ne signifie, en soi, rien d'autre que l'approche scientifique moderne d'interprétation des textes. L'attribut islamique ne signifie qu'une référence au sujet textuel et contextuel, aux événements historiquement contrôlables de l'origine de l'islam et de la vie du prophète: «Concept de Raison islamique: il ne s'agit pas d'une raison spécifique, différenciée ou différenciable chez les Musulmans en tant que faculté commune à tous les hommes; la différence est tout entière contenue dans le qualificatif islamique, c'est-à-dire dans le donné coranique et ce que j'ai nommé l'Expérience de Médine devenue, grâce notamment aux opérations successives d'ijtihâd, le Modèle de Médine» (ijt: 203).

Arkoun considère cette «traversée de l'ijtihâd vers la critique de la Raison islamique» comme «longue et difficile». Il fait référence aux discussions sur le statut de la femme dans la Sharî`a. Il est important de constater que l'ijtihâd classique diffère essentiellement de la critique de la Raison islamique: c'est cette différence qui fait surgir des questions à propos de la validité actuelle de l'application traditionnelle des solutions de la Sharî`a, solutions qui sont présentées comme obligatoires dans les pays islamiques. Il faut se poser aussi la question de la validité professionnelle des oulémas qui appliquent et décident maintenant sur les matières de la Sharî`a dans la vie des croyants. Est-ce qu'il faut remplacer cette caste qui exerce un métier pour lequel la formation professionnelle n'est plus adéquate, vu l'épistémologie des sciences modernes? A ces questions, Arkoun apporte des réponses qui restent ambiguës (cf. 10, Débat). Il est vrai que les personnes connues, comme Arkoun, si elles se prononcent clairement, risquent d'être touchées - comme le prouve le sort de Fatima Mernissi, citée par Arkoun - par «les foudres des cléricaux qui tiennent à conserver le monopole du Magistère doctrinal» (ijt: 203).

Il faut que les oulémas fassent «des pas décisifs vers la modernité intellectuelle». Et, si de son côté, le savant musulman, formé aux disciplines de l'ijtihâd classique, éloigné «des méthodes pluri- et transdisciplinaires de la science moderne, se doit de ne pas blesser, brutaliser les consciences croyantes, les 'ulama doivent, à leur tour, remplir leur tâche de médiateurs crédibles entre les consciences croyantes et les réquisits de la connaissance scientifique moderne» (ijt: 204). Bien qu'Arkoun présuppose que le savant musulman occupant la place de l'ouléma traditionnel aurait une formation aux disciplines de l'ijtihâd classique, la question se pose de savoir comment délimiter son domaine d'action de façon à ne pas «blesser, brutaliser les consciences croyantes». Déjà, exiger qu'on introduise «les réquisits de la connaissance scientifique moderne» pour l'interprétation du Coran sera éprouvé comme un blasphème chez «les consciences croyantes» dans le monde islamique. On y est presque complètement ignorant des résultats d'un siècle de recherche scientifique dans le domaine d'un orientalisme qu'on condamne généralement, avant même d'oser en prendre connaissance. Cette prise de connaissance est de fait impossible, parce que la majeure partie de l'œuvre classique de l'orientalisme du siècle passé se trouve interdite.

A cause de cette interdiction, et aussi à cause de sa fermeture à des projets innovateurs comme celui d'Arkoun, le monde musulman, notamment le monde arabe, se prive de la seule défense effective contre une polarisation fondamentaliste, qui est de plus en plus marquée. Le monde musulman se livre, selon moi, volontairement à des types d'interprétation qui engendrent un climat général de répression religieuse - et ce, y compris dans les couches populaires -. En évitant une discussion ouverte, et en remettant les affaires religieuses aux mains des policiers, les autorités responsables, au lieu d'éclairer les esprits par le débat public, ne font que propager l'obscurantisme, tout comme la violence et le suicide intellectuel et physique qui l'accompagne.

A titre d'exemple des problèmes par l'interprétation coranique, Arkoun traite, sur la base des résultats de l'orientaliste américain Powers, des prescriptions ayant trait à l'héritage et au testament. Les textes coraniques qui vont suivre amènent la production d'interprétations qui se contredisent. Il faut alors que certains textes coraniques aient la priorité sur d'autres; certains textes doivent être «abrogés», selon le principe classique de l'exégèse islamique, l'«abrogation». La démarche extrêmement prudente d'Arkoun n'ose même pas encore tirer des conclusions concrètes sur une formulation législative de l'héritage et du testament. Il ne s'agit chez lui que des considérations méthodologiques et de leurs conséquences, afin de créer une ouverture pour la pratique des législateurs. Les textes qui se contredisent et qui font l'objet de discussions sont les suivants:

«Dieu vous commande dans le partage de vos biens entre vos enfants, de donner aux mâles une portion double de celles des filles (...) Vous ne savez qui de vos pères ou de vos enfants vous sont le plus utile. Dieu vous a dicté ces lois. Il est savant et sage (4,12). (...) Dieu vous donne des précisions pour que vous ne vous égariez pas, Dieu sait tout» (4,176).

En contraste avec ce commandement clair, le Coran mentionne d'autres prescriptions, que l'exégèse classique comme celle de Tabari, a fait concorder en invoquant le principe de l'«abrogation»:

«Il vous est prescrit, quand la mort se présente à l'un de vous, et s'il est laissé des biens, qu'un testament soit fait par lui en faveur de ses père et mère, de ses proches parents en accord avec la pratique reconnue; c'est là une obligation pour ceux qui craignent Dieu» (2, 180).

«Quiconque altère ce testament après l'avoir entendu, le péché en incombera à ceux qui l'altèrent; Dieu entend et sait tout» (2, 181).

«Quiconque craint de la part d'un testateur une injustice ou un péché et réconcilie les héritiers, ne sera pas en faute. Dieu est pardon et miséricorde» (2, 182).

«Ceux d'entre vous qui sont rappelés à Nous et laissent des épouses, (devront leur laisser par) testament des ressources pour une année; elles ne seront pas expulsées (du domicile conjugal); si elles le quittent, il ne vous sera fait aucun reproche sur ce qu'elles auront décidé d'elles-mêmes dans le cadre d'une pratique reconnue. Dieu est puissant et sage» (2, 240). b. Lecture de narrativité contre lecture orthodoxe et lecture orientaliste.

En prenant pour exemple le commentateur classique Tabari, qui, «soucieux de stabiliser l'exégèse», a pris la responsabilité d'interventions grammaticales dans le texte, Arkoun montre comment l'orthodoxie, en tant que formation historique de la majorité, s'impose à la lecture et à l'interprétation du texte. Il manque «un examen critique à la mesure de l'enjeu premier de tout problème de lecture: restituer la forme linguistique authentique de la Parole de Dieu» (ijt: 208), et on reconnaît l'«opportunisme des législateurs», lorsqu'il s'agit «de désigner les versets abrogeants et les abrogés».

Pour authentifier les récits, la critique des chaînes de garants (isnâd) des savants classiques, dans les limites de l'historiographie de leur temps, ne trouve des prolongements que dans la critique philologique des orientalistes: Elle «ne fait que systématiser dans le sens positiviste (datations exactes, matérialité des faits, restitution des textes et des significations, suspension de toutes décisions sur les faits douteux...)» (ijt: 208). Malgré sa critique sur l'orientalisme, Arkoun estime cette enquête philologique positive: «on pourra franchir une étape que les anciens n'ont pu atteindre faute de moyens ou de méthode adéquate» (ijt: 208). Sur ce point, la conscience croyante se montre inutilement choquée, il faut au contraire que cette conscience se consacre à sa propre réalité et se pose la question: «Comment passe-t-on, dans l'exégèse, du dire-vrai de Dieu (la Révélation) au dire-vrai du théologien-juriste (usûl al-din et usûl al-fiqh) pour garantir le croire-vrai de tous les fidèles» (ijt: 209).

Ce problème nous amène à une recherche qui n'est plus philologique ou historique, il déplace «l'analyse vers la linguistique, la psychologie historique et l'anthropologie sociale et culturelle» (ijt: 209). Pour Arkoun, le problème central n'est pas de se concentrer, comme les orientalistes, sur l'authenticité du texte, sur le dire-vrai du théologien-juriste, ni de s'expliquer, comme théologien confessionnel, le croire-vrai des fidèles, mais d'éclaircir la transmutation qui permet le passage d'un niveau à l'autre. En posant ce problème, il aborde l'énigme théologique de la naissance de la foi du croyant, et, conformément à sa propre méthode, il insiste sur la nécessité d'une analyse scientifique mettant en œuvre les différentes sciences qui étudient la religion. Pour Arkoun, dans une pareille analyse, la notion centrale, c'est la narrativité du texte: «on montrera comment la narrativité fait prévaloir la représentation imaginaire, sur la raison historienne pour générer une «foi» inséparable de l'imaginaire social» (ijt: 212).

Arkoun transcende donc les limites de la recherche historique et philologique des orientalistes, et il critique le fait qu'ils se considèrent comme bornés par ce domaine clos de connaissance. Mais à quel point le projet d'Arkoun, avec son rejet des limitations de la science orientaliste, est-il acceptable? A quel point les résultats de la recherche orientaliste de la critique des textes, fonctionnent-ils encore dans le projet arkounien? En voulant dépasser les limites d'une science spécialisée et entrer dans le domaine interdisciplinaire, encore faut-il faire attention de ne pas «jeter l'enfant avec l'eau du bain». L'étude du phénomène de la narrativité par des méthodes anthropologiques pourrait-elle remplacer la critique historique?

Selon Arkoun, le but de l'exégèse coranique, c'est d'indiquer et d'expliciter la transition de la narration du texte à la foi du croyant; comment s'établit l'imaginaire croyant? Quelles sont ses relations avec l'imaginaire social et culturel? Il y a trois parties en jeu, voire en compétition pour faire prévaloir leur réponse: les exégètes classiques de la tradition islamique, les historiens modernes de la discipline orientaliste, et les croyants eux-mêmes, traditionnellement renfermés dans leurs convictions de confession partielle. Chaque groupe a ses propres intentions dans sa recherche de la compréhension du texte, et formule des questions à partir des intérêts qui lui sont propres. C'est la raison pour laquelle l'exégète classique pose d'autres questions que l'historien et le philologue: «Lorsque Tabari introduit chaque explication d'un mot, d'une expression, d'un syntagme ou d'un verset entier par la formule: «Dieu dit ... Yaqûlu-llahu», il ne s'interroge pas sur les conditions de possibilité épistémologique, puis de légitimité théologique pour toute raison humaine d'expliciter les Intentions exclusives de la Parole de Dieu. Qu'on ne dise pas que la raison IIIe-IVe siècle de l'Hégire ignorait l'interrogation épistémologique; la raison aristotélicienne était largement accessible aux intellectuels quand ils ne la rejetaient pas a priori, de la même façon qu'on a vite condamné les discussions théologiques sur le Coran créé, au lieu de les approfondir, de les enrichir dans le sens d'une confrontation ouverte entre raison philosophique, raison théologique et Logos divin» (ijt: 226-7).

Il est alors important de ne pas rejeter, mais au contraire d'«approfondir», et d'«enrichir» l'exégèse classique en la confrontant aux sciences modernes. Pourtant l'intérêt que l'exégète traditionnel porte au texte est essentiellement différent de l'historien scientifique moderne, car, «seconde évidence»: «l'exégète traditionnel n'hésite pas à trancher un point dont il établit, par ailleurs, la totale obscurité. Tout en professant un respect de principe pour la Parole de Dieu, on n'hésite pas à l'interpréter dans le sens qu'exigent le besoin d'unité de la communauté, la pression de la coutume vivante, les stratégies de puissance et de contrôle de la circulation des biens dans la société. Ce sont là, en effet, les enjeux non avoués de toute législation sur les héritages» (ijt: 213).

Les enjeux de l'exégèse traditionnelle limitent le domaine de ses réponses. Et cette limitation n'est pas le fruit du hasard et n'est pas facile à remettre en cause, car elle aboutit à un système clos. Elle creuse un fossé profond entre, d'une part, l'origine des vérités révélées, et d'autre part, l'islam réellement existant, devenu idéologie étatique, que ce soit dans le cadre ancien des califats ou dans le cadre moderne des États-nations. Cette limitation de l'exégèse traditionnelle nous amène donc à constater la troisième évidence, développée par Arkoun: «L'intervention des exégètes et des juristes a creusé un fossé entre le système législatif visé par le Coran et le système effectivement défini et appliqué dans le cadre de l'État califal et ensuite musulman (sultanat, émirat et, aujourd'hui, royautés et républiques)» (ijt: 213-214).

Le fossé politique existant entre le message du Coran et les systèmes de légitimation étatique eut pour résultat la création de différents ensembles de corpus législatifs, et ce, non seulement pour le monde musulman, mais aussi pour le monde juif et chrétien. A l'époque moderne, vu le mode de connaissance, qui diffère de celui qui existait dans l'Antiquité, la crédibilité de ces différents systèmes juridiques et politiques se trouve en jeu et se trouve contestée. Les présuppositions intellectuelles et culturelles, comme les présuppositions sociales et politiques permettant de répéter inconditionnellement l'évidence des légitimations étatiques, se sont perdues. Leur crédibilité ne repose plus que sur l'acceptation du miraculeux et sur l'abandon inconditionnel à ce même miraculeux. Alors que la tradition avait fait concorder foi raisonnable et foi surnaturelle, opposée à la logique et à la science, l'histoire a créé un fossé entre l'une et l'autre foi:

«Les juristes-théologiens [de la religion juive, du christianisme comme de l'islam] ont dû construire une science - le fiqh et ses fondements (usûl); le Droit Canon; la Halaka juive pour vérifier `rationnellement' l'enracinement de la Loi dans la Révélation et, par suite assurer la fonction instrumentale de la loi comme voie du Salut. On a vu comment cette vérification est devenue problématique, puisque les outils intellectuels et les cadres culturels qui la rendaient possible, voire aisée, ont perdu aujourd'hui leur pertinence. Ainsi, le dévoilement des mécanismes sémiotiques du discours narratif, les analyses de la métaphore et du symbole, la perspective anthropologique sur les représentations mythiques ne permettent plus aux récits traditionnels de plonger la conscience dans le monde du merveilleux et du surnaturel pour suspendre toute objection critique et ouvrir le cœur - au sens de Qalb, siège de la connaissance savoureuse et «rationnelle» à la fois dans le Coran - à toutes les vérités religieuses» (ijt: 228).

Arkoun s'efforce de sauver l'essence de la foi, qu'il considère comme enfermée dans le secret de la narrativité des histoires racontées par le croyant. Il reproche aux orientalistes, accusés de positivisme, de négliger et même de nier cette vérité. Le conflit qui oppose le scientifique et le croyant, porterait sur la narrativité de la foi, dont l'évidence serait à opposer aux réalités de la science: «Les évidences qu'on vient d'énumérer s'imposent au philologue historien moderne, mais pas à la conscience croyante ni de l'exégète traditionnel, ni des fidèles qui, jusqu'à nos jours, reçoivent les récits comme autant de «preuves» concrètes, de mises en place «historiques», d'actualisations authentiques des versets coraniques. L'évidence que recueille le croyant de l'ensemble des récits annule toutes les évidences que le philologue historien utilise de son côté pour rejeter, dans la représentation illusoire, la réalité imaginaire, la vision incohérente, tout ce que revendique le croyant. Est-il possible de dépasser ces deux positions exclusives l'une de l'autre et de proposer un champ d'intelligibilité où le croyant et le philologue historiciste prennent également conscience de l'inadéquation de leurs attitudes cognitives?» (ijt: 214)

Comment Arkoun résout-il ce conflit entre l'historien moderne et le croyant? Pour lui, seules, l'anthropologie culturelle et la psychologie pourraient vaincre cette exclusion mutuelle et stérile du croyant et du scientifique, s'ils se montraient aptes à se retrouver ensemble sur un terrain nouveau qui serait celui d'un même entendement. Pour Arkoun, ce nouveau terrain pourrait avoir les contours de la critique de la Raison islamique, critique qu'il a lui-même mise en place. Mais attentif aux réactions que suscite son projet, Arkoun nous dit qu'il est lui-même victime d'un «scepticisme croissant». L'adoption d'attitudes divergentes lui paraissent liées aux positions de pouvoir, qu'elles soient d'ordre doctrinaire ou d'ordre politique, occupées par les personnes qui émettent des jugements. On ne saurait donc modifier ces attitudes en s'adressant à l'intellect seul.

De leur côté, les historiens et philologues modernes obéissent eux aussi, selon Arkoun, à des préjugés. Ils ne s'intéressent pas aux conditions qu'il faut poser à l'attribution de sens dans les traditions orales, conditions qui diffèrent de celles posées à l'attribution de sens dans des contextes écrits. Pour le prouver, Arkoun émet la thèse selon laquelle il existerait un grand écart entre l'oral et l'écrit dans l'expression du sens. Cette thèse me semble assez arbitraire et même artificielle, notamment pour l'époque dont il s'agit:

«mais les philologues modernes ne s'inquiètent pas davantage des conditions de production du sens en contexte oral et en contexte graphique. Même fixés par écrit, les récits rassemblés par les exégètes, les biographes de Muhammad, les historiographes, les collecteurs de la poésie ancienne, doivent être rapportés aux conditions initiales de leur apparition et de leur fonctionnement en contexte oral. Prenons deux exemples dans les récits de Tabari rapportés ci-dessus: l'épisode du serpent qui surgit dans la pièce au moment précis où 'Umar allait enfin se prononcer au sujet du sens de Kalâla; le geste du Prophète qui asperge de l'eau de ses ablutions Jâbir ibn `Abd Allah évanoui. Dans les récits oraux, ces épisodes ne donnent pas lieu à des questions critiques de la part des auditeurs: ceux-ci entrent, au contraire, dans la sphère du merveilleux, de la volonté mystérieuse de Dieu où les idées et les situations reçoivent immédiatement une signification sûre, définitive, indiscutable. Quand on passe à l'écrit, l'impression faite par ces interventions «miraculeuses» perd progressivement sa force, donc sa fonction, jusqu'à ce que la lecture critique, rationnelle l'élimine complètement comme relevant de la «légende», de l'«hagiographie», c'est-à-dire de phénomènes de caractéristiques de la conscience mythique et du mode de connaissance correspondant» (ijt: 215).

Lorsque les contes oraux sont transformés en textes écrits, le merveilleux perdrait son pouvoir et ses fonctions. Or, la lecture critique des orientalistes passerait ce phénomène sous silence. En faisant du simple passage de l'oral à l'écrit, la cause d'une transformation du sens des récits, qui, en perdant leur caractère miraculeux, acquièrent une «signification sûre, définitive, indiscutable», Arkoun avance une thèse apodictique, qu'il faudrait d'abord prouver. Les études de l'anthropologie montrent clairement qu'il y a une relation entre l'apparition des textes écrits et la dimension répressive des fonctions de prêtre et de fonctionnaire étatique, mais ces mêmes études n'établissent pas la disparition du miraculeux et de l'irrationnel. Arkoun pour les besoins de sa cause, impute de façon quasi clandestine sur le plan intellectuel, au passage de l'oral à l'écrit et au fait narratif, l'apparition de phénomènes qui jouent un rôle central dans son raisonnement. Or, Arkoun, en passant sous silence des enquêtes anthropologiques qui n'autorisent pas sa thèse, introduit des éléments qui relèvent, en fait, de la manipulation. Pour Arkoun, le passage de l'écrit à l'oral acquiert un sens nouveau et moderne, qui englobe même l'idée de sécularisation: le processus de la transition de l'oral vers l'écrit signifie progressivement une dé-sacralisation, perte de fonction du miraculeux dans le texte, jusqu'à la disparition (ijt: 215).

A côté de cette orientation «positiviste» des orientalistes qui ne tiennent pas compte de ce que le texte oral narratif pourrait évoquer pour le croyant, Arkoun suppose que les exégètes classiques et les juristes, les fuqahâ, ont adopté une attitude intermédiaire, mais tout autant inadéquate: «Cependant, les fuqahâ et les exégètes classiques occupent une position intermédiaire entre ces deux systèmes cognitifs: ils consignent les récits dans leurs formes orales initiales, ils en acceptent la substance et les intentions; mais ils imposent des solutions pragmatiques pour élaborer un code fonctionnel (la sharî`a); les conditions de passage des récits acceptés par l'attitude fidéiste au code réaliste et empirique - en rupture notamment avec le sens du mystère - ne font l'objet d'aucun examen. Or, c'est l'analyse de ce saut qui intéresse aujourd'hui la psychologie de la connaissance, les modes linguistiques et sémiotiques de genèse du sens et, par conséquent, la critique de la connaissance prônée par l'exégèse, le droit, la théologie classiques» (ijt: 216).

Il est difficile de s'imaginer que les juristes du début de l'ère musulmane, aient commis une faute en voulant élaborer un code juridique fondé sur des prescriptions concrètes figurant dans le Coran. Evoquons ici, à titre d'exemple, les prescriptions des punitions «houdoud», qui prévoient la lapidation pour les voleurs et les femmes adultères. L'incompatibilité des mœurs voulues par ce code juridique avec la situation actuelle, est la même que celle qui prévaut aujourd'hui pour les codes attribués à Moïse dans la Bible. Elle n'a nullement pour cause le saut épistémologique qui se serait opéré, du récit oral qui se situerait dans la sphère du merveilleux, à la loi écrite codifiée. On ne peut que regretter qu'Arkoun, en procédant à une intervention exégétique «postmoderniste», rate précisément la possibilité de réinterpréter ces textes coraniques à la lumière d'une contextualisation historique. Au Soudan, par exemple, le théologien Mahmoud Mohammed Taha avait proposé une pareille contextualisation. Il demandait de regarder les sourates révélées à Médine, qui traitent surtout de la législation pendant l'établissement de la première communauté musulmane, comme liées à la situation socio-historique de cette époque. Dans cette optique, ces sourates sont susceptibles de réinterprétations, alors même que les différentes sourates de la Mecque manifestent au croyant des vérités éternelles du dogme islamique. De telles options font à l'heure actuelle l'objet de discussion dans l'islam asiatique, y compris au niveau officiel. J'en ai moi-même débattu, il y a peu, avec différents ministres des affaires religieuses.

Arkoun concentre toute notre attention et la force explicative de sa «raison islamique» sur le saut de «l'attitude fidéiste au code réaliste et empirique», qu'il s'agisse de celui attribué aux anciens juristes musulmans, ou qu'il s'agisse de celui attribué aux orientalistes. Ce faisant, Arkoun obscurcit le vrai problème et se prive de l'issue d'une ré-interprétation rationnelle. Pourquoi ne pas admettre que les juristes de l'époque du prophète se sont honorablement acquittés de leur devoir. Leur tâche consistait à contextualiser les passages du Coran au sein d'un code juridique, conforme aux exigences et possibilités de leur époque. C'est par exemple ce qu'ils ont fait pour ces passages du Coran consacrés à l'héritage, qu'Arkoun étudie. Ces juristes ne semblent donc nullement avoir trahi le «sens du mystère» du Coran. En reprochant aux juristes, à la lumière de l'anthropologie (post)moderne, d'avoir procédé à un saut illicite, de l'oral vers l'écrit, Arkoun semble émettre un jugement plutôt anachronique. Lorsque je lui ai posé, à Amsterdam, une question sur les houdoud, Arkoun ne m'a seulement répondu qu'en invoquant la nécessité de repenser la signification du phénomène de la Révélation pour toute religion... c. Dans le «champ de ruines» des orientalistes.

Après les passages cités ci-dessus, Arkoun poursuit en construisant une forte opposition entre la conscience du croyant et l'approche scientifique, par exemple, des orientalistes: «On voit pourquoi la question de l'authenticité des récits, chère aux philologues historicistes, comme autrefois - mais avec moins de rigueur - aux traditionnistes (Muhaddithûn), passe au second rang; elle reste utile pour repérer chronologiquement les transformations des systèmes cognitifs; mais elle perd toute pertinence quand on veut expliquer comment aujourd'hui encore, laconscience fidéiste refuse avec passion toute révision critique d'une exégèse et de normes juridiques fondées sur des récits de structure mythique. Le problème crucial devient alors la différence entre le sens stable, substantiel, garanti par Dieu et les effets de sens de narrations et de pratiques discursives qui varient en fonction du système cognitif considéré. Les effets de sens des akhbâr pour la conscience fidéiste sont des sens intangibles, merveilleux, voire transcendants; ceux-ci deviennent, pour la raison critique moderne, de simples effets de sens qui s'effacent dès que le merveilleux inhérent à la connaissance mythique est réduit à de simples projections de l'imaginaire humain» (ijt: 216, mots mis en italique par RH).

Il me semble qu'attribuer au croyant une attitude uniquement fidéiste constitue une erreur. Si l'on suit Arkoun, le croyant ne saurait être satisfait autrement que par la narrativité des histoires miraculeuses récitées. Pour nous, un vrai croyant, nous ne parlons pas d'un bigot -, accepte les faits empiriques de la réalité historique et se méfie des fantaisies, comme tout un chacun dans le monde moderne. Il me semble également erroné d'accuser les orientalistes modernes de réduire les données de la foi «à de simples projections de l'imaginaire humain», parce que ce jugement de valeur dépasserait largement les limites de leur démarche scientifique. Leur procédé de comparaison, au même niveau, des motifs mythiques issus de différentes sources religieuses, n'implique en soi absolument pas un jugement réducteur, ni psychologique, ni ontologique. Un bon historien ou phénoménologue ne dépasse pas les limites scientifiques de sa discipline: il constate les ressemblances et éclaire des perspectives, mais abandonne l'explication de la signification religieuse aux théologiens. Sur ce point, je suivrai dans le paragraphe suivant une proposition de la théologie allemande.

Arkoun, quant à lui, est convaincu d'avoir trouvé la clef de l'exégèse moderne dans le phénomène de la narrativité et dans le nouveau sens du mythe, aussi condamne-t-il avec indignation les orientalistes ignorants de leur crime, qui ne lui laissent qu'«un champ de ruines»: «Il est vrai que la méthode philologique et historiciste appliquée aux textes sacrés d'une tradition religieuse laisse un champ de ruines; les Musulmans peuvent légitimement s'indigner devant une recherche intellectuellement irresponsable qui détruit sans même poser quelques pierres d'attente en vue d'une reconstruction. Les religions ont fait vivre les sociétés pendant des siècles; il n'est pas permis de les disqualifier par une intervention scientifique incomplète, fragmentaire, réductrice, se limitant à la pratique d'une érudition absente. Mais les croyants, musulmans et autres, perdent tout droit à la protestation, à la condamnation lorsqu'un chercheur pousse son investigation dans toutes les directions requises par l'étude d'une religion vivante» (mots mis en italique par RH, ijt: 206).

Il nous semble qu'Arkoun, en se réservant prudemment un espace pour sa propre «investigation dans toutes les directions requises», construit, à son propre bénéfice, une séparation artificielle entre, d'un côté, l'œuvre des orientalistes classiques comme Nöldeke, Goldziher, et Bell, qui laissent un «champ de ruines», et d'un autre côté, l'étude de l'Américain Powers, qu'Arkoun utilise pour cette lecture-ci du Coran, en prétendant que le travail de Powers diffère des œuvres qui l'ont précédé. Ses reproches ne sont nulle part prouvés. Aussi est-on fondé de se poser la question suivante: serions-nous ici en présence d'une concession politique faite par Arkoun envers le monde arabe, qui n'autorise pas qu'on se consacre aux études orientalistes dans l'enceinte de ses universités?

Quelle est finalement la signification concrète des versets du Coran sur l'héritage, que nous venons de citer? Les exégètes classiques ont pris la décision d'«abrogation». Ils ont abrogé les versets 4: 11 et 12 de la quatrième sourate. Ils se sont autorisés cette intervention sur la base des conditions socio-économiques, dans l'espace de liberté, limité, que la société de leur temps leur a imparti. Ils rangent tous les versets du Coran selon une chronologie fixe, et y font appel en cas opportun.

Certes, les orientalistes, identifiés par Arkoun aux historiens positivistes, peuvent contester cette intervention, à partir de leur propre point de vue. Toutefois, toujours selon Arkoun, l'essentiel du problème leur échappe. Ce qui est en jeu, c'est la compréhension du phénomène religieux à partir de la société où elle se présente. Il ne faut pas observer, juger ou critiquer la religion en adoptant un point de vue qui lui est extérieur. L'approche nouvelle qu'Arkoun propose, implique un rôle central pour l'anthropologie culturelle comme pour la psychologie. Différentes disciplines contribueront à esquisser une théo-anthropologie, qui fera le pont entre les positions exclusives de l'approche du croyant et de celle de la science.

Arkoun constate donc l'existence de divergences profondes entre la méthode des historiens critiques, pratiquée par les orientalistes, taxés de positivisme, et la méthode pratiquée par les exégètes classiques. Il constate également que la réalité de la foi des croyants n'est prise au sérieux par aucun de ces deux groupes. Arkoun prétend par sa méthode critique de la raison islamique, dépasser aussi bien les orientalistes que les exégètes classiques. On cherchera cependant en vain, chez Arkoun, des résultats concrets de sa méthode. Apparemment, il estime qu'il est encore trop tôt pour confronter les croyants avec ses nouvelles interprétations. Il semble ne vouloir indiquer que la voie qui mène à ces interprétations. d. Les «ruines» déconstruites: confrontation avec l'interprétation existentiale de la théologie allemande.

De la rupture historique entre prémoderne et (post)moderne (traités 2c), il s'ensuit qu'il existe une lecture classique et une lecture moderne du Coran, dont Arkoun formule les postulats (par exemple, lec: 46-50). Se référant à la formule de Ricœur, Arkoun pose comme l'un des postulats classiques l'enfermement dans un cercle herméneutique: «La disparition du prophète a enfermé tous les croyants dans un cercle herméneutique: chacun est confronté, désormais, au texte qui re-présente la Parole; chacun doit «croire pour comprendre et comprendre pour croire»». Le cercle herméneutique (Gadamer 1960; Ricoeur 1965: 67) commande et la situation du texte et la situation du lecteur dans leur relation mutuelle; le texte détermine la lecture du lecteur et l'entendement du lecteur détermine le texte. Cela signifie que le lecteur ne peut pas se situer en dehors de sa propre compréhension du texte, mais cela signifie aussi, par conséquent, que toute référence à la vérité devient arbitraire.

Ce thème a été repris par le postmodernisme dans sa théorie de la relativité des «discours», des jeux de langues autosuffisantes, sans possibilité de référence à une vérité englobante de ces «discours». Bien qu'Arkoun voie un écart entre l'entendement classique et l'entendement moderne des textes des saintes Écritures, il convient de se demander si lui-même n'accepte pas cette proposition de relativisme absolu. Arkoun ne propose-t-il pas, en effet, de faire de l'entendement croyant du fidèle l'objet central de la recherche, ce qui implique une insertion circulaire du croyant et du texte révélé? Comme nous l'avons vu, c'est la foi du croyant qui lui permet de juger de la rectitude de l'analyse. C'est ainsi, selon Arkoun, que l'on évite le champ de ruines laissé par les orientalistes. Il va de soi qu'avec un tel raisonnement, il sera facile d'introduire les principes circulaires de l'évidence de l'exégèse classique dans l'épistémologie moderne: quel rôle joueront alors les faits historiques qui constituent l'objet de la recherche de la science orientaliste?

L'introduction du cercle herméneutique dans le mystère de la foi du croyant, dans la réalité miraculeuse indépassable, - renfermé dans le discours de l'oralité narrative -, n'exclut-elle pas la réalité historique comme condition de l'entendement du texte? Ne sommes-nous pas renvoyé ici à un pluralisme de discours sans référent transcendantal capable d'établir une hiérarchie de la vérité. Ne sommes-nous pas renvoyé ici à un postmodernisme qui a perdu la notion d'une vérité englobante, qu'elle soit philosophique ou religieux? Nous posons ici la question scientifique centrale qui se pose dans l'interprétation des textes sacrés.

On prendra encore davantage garde à cette ré-introduction d'un principe circulaire dans l'interprétation des textes, si on prête attention à l'image dont use Arkoun pour décrire sa propre approche moderne: «Cette connaissance est une sortie répétée hors de la clôture que tend à constituer toute tradition culturelle ... Cette sortie correspond à la fois au geste spirituel des mystiques qui ne se stabilisaient dans aucune étape au cours de leur marche (sulûk) vers Dieu; au refus épistémologique du chercheur-militant qui sait que tout discours scientifique est une approximation provisoire» (lec: 50). Arkoun sort de la clôture logocentrique d'une vérité englobante comme le fait un mystique qui continue à percer la connaissance évidente et quotidienne en passant par des stades de méditation dont la gradation ne connaît pas de fin. Qui plus est, dans la tradition de l'islam, surtout dans celle du chi`isme, ce qu'on recherche, c'est l'explication des significations cachées (batin) qui sont pluriformes, ambiguës, et qui, en tout cas, ne se laissent pas contrôler scientifiquement. Bref, il faut se poser la question de savoir si les historiens auront encore un rôle pour détecter des faits historiques, si un cercle herméneutique et mystique, qui varie selon l'entendement du croyant, analogue aux stades mystiques, détermine dorénavant la vérité variable des «discours»? Ce cercle herméneutique introduit par Arkoun, ne remplace-t-il pas l'intelligibilité circulaire et fermée de la prédication? Mais est-il nécessaire de comprendre la réalité du «kérugme», la réalité de la prédication, incorporant la foi du croyant, comme accessoire émotionnel à la manière d'Arkoun?

Il me semble que l'impasse dans laquelle Arkoun s'est engagé dans sa pratique de son exégèse coranique, n'est pas nouvelle. Le dilemme dans lequel le chercheur est enfermé, entre les résultats de la recherche historique et la réalité de la foi du croyant, a été déjà discuté, il y a quelques décennies, en Allemagne. On y a étudié ce qu'on a appelé le «kérugme de la foi», c'est-à-dire l'énonciation, la proclamation de la foi, en analysant comment la foi est apparue dans l'histoire. C'est la raison pour laquelle une référence à la solution offerte par la théologie dialectique allemande s'impose. Il y a un siècle déjà, les théologiens protestants libéraux notamment, se trouvaient devant la question: quelle importance la science doit-elle attribuer aux faits historiques pour expliquer l'apparition du christianisme? Albert Schweitzer a donné un aperçu de la recherche, avant que des théologiens comme Rudolf Bultman et Karl Barth ne se disputent dans les années soixante sur ce problème.

Depuis Renan, la question se posait ainsi: s'agissait-il avec la personne de Jésus d'une personne historique ou d'une légende? La même question se posait aussi pour le prophète Mohammed. Les historiens qui s'inscrivaient dans la tradition de Renan étaient victimes d'un malentendu. Il leur fallait en effet expliquer l'origine de la foi de la communauté des croyants sur la base des faits historiques. Si la recherche historique pouvait prouver que les miracles comme la résurrection du Christ n'avaient pas de fondement historique, la foi des croyants manquait alors, elle aussi, de fondement, et il fallait renvoyer la réalité de la foi à un monde mythique illusoire. De la réalité de la foi, il ne restait qu'une «vie de Jésus», qui revêtait une valeur éthique et poétique. La raison moderne, en effet, surtout sous sa forme rationaliste ou positiviste, exclut les miracles, les dogmes de la tradition chrétienne ne sauraient donc avoir d'autre origine que la manipulation humaine. Toutefois, pour ces scientifiques, la genèse de la croyance de la communauté d'origine, l'apparition de cette foi, restaient une énigme, et ne pouvaient qu'être réduite à une aberration historique.

Il va sans dire que le même défi intellectuel se pose aux historiens à propos de l'islam. Arkoun résout le problème, nous l'avons vu, en accusant l'orientalisme de s'embarrasser d'un faux problème. Selon Arkoun, l'orientalisme ne fait pas de distinction claire entre conscience mythique et conscience scientifique. On voit facilement l'impasse dans laquelle Arkoun s'est engagé si on lui demande, comment le prophète Abraham, présent à La Mecque, aurait pu jouer un rôle fondateur dans les données du hadj. Comment faut-il comprendre ces histoires dites historiques, racontées dans le langage du Coran? Arkoun nous offre la réponse suivante: «Ce fonctionnement à la fois métaphorique et métonymique du vocabulaire, est renforcé par l'emploi de coordonnées spatio-temporelles propres au langage mythique. Aucun énoncé ne peut être situé dans l'espace décrit par notre géographie ou le temps parcouru par notre histoire positive. La référence à Abraham est particulièrement significative à cet égard: nous sommes renvoyés à un personnage, à un temps et à des événements mythiques, c'est-à-dire à des réalités mentales incontrôlables par les procédés habituels de la raison logique. Si nous posons les questions de l'historicité d'Abraham, de sa venue en Arabie, de sa relation à la Ka'ba, de son rôle fondateur du Hadj monothéiste, nous sortons de l'espace d'intelligibilité propre à la conscience mythique pour entrer dans celui de l'intelligibilité expérimentale et logique. C'est ce qu'avait fait, maladroitement, Taha Hussein dans son fameux livre sur la poésie anté-islamique. Aujourd'hui, la pensée religieuse affronte, avec de nouveaux moyens d'analyse, les problèmes nés de la confrontation entre conscience mythique et conscience historique. Le verset 26 résume admirablement les valeurs fondatrices de la Religion d'Abraham dans le Coran: autour de la Figure d'Abraham, s'organise un récit de fondation qui utilise des éléments disparates (récits bibliques, récits arabes sur La Mecque et la Ka'ba)» (lec: 165).

Arkoun fait donc appel à l'«intelligibilité propre à la conscience mythique» séparée de la réalité propre «de l'intelligibilité expérimentale et logique» qui incluerait notre conception du «temps parcouru par notre histoire positive». Sortir du premier type d'intelligibilité pour s'enfermer dans le second, telle serait la faute commise par Taha Hussein comme par les orientalistes. En adoptant, à l'instar de Michel Foucault, la thèse de la séparation historique des différents modes de connaissance, des épistémès, et donc des deux intelligibilités dont il est question ici, Arkoun cherche à résoudre le problème et à se préserver des exigences des orientalistes, accusés de violer les frontières de leur propre intelligibilité. En voyant dans la réalité de l'imaginaire de la communauté des croyants une imperméable «intelligibilité propre à la conscience mythique», le problème serait résolu. Selon Arkoun, les approches nouvelles de la science d'histoire des religions expliquent comment traiter cette intelligibilité spécifique.

Si donc quelqu'un réitère, non sans acharnement, sa question à propos de la présence effective du prophète Abraham à la Mecque, présence que mentionnent les récits coraniques, Arkoun ne voit aucune réponse à lui apporter (dem: 41). On pourrait pourtant implicitement conclure du texte que dans notre «histoire positive», elle n'a pas eu lieu... Arkoun ne daigne pas répondre et se cantonne à renvoyer aux ruines que laisse derrière eux les orientalistes. Arkoun prétend que cette question ne peut être posée au niveau de la raison du quotidien, sans rater la compréhension du caractère propre du mythique.

Il est évident que cette réponse ne suffit pas à l'homme ordinaire, pas plus qu'elle ne suffit à des chercheurs scientifiques comme les orientalistes, qu'il condamne. Ces derniers insistent pour savoir quel rôle jouent les faits historiques, et ce, d'autant plus que, dans le cas de Mohammed bien davantage que dans le cas de Jésus, ils sont plus faciles à détecter et plus élaborés. A la vérité, Arkoun paraît ne rien faire des résultats de la riche tradition scientifique de la recherche historique. Sa critique de la raison islamique exclut de fait, les résultats du travail d'orientalistes comme Nöldeke, Goldziher, Bell, Watts et d'autres encore. Dans une telle perspective, l'écart entre l'islamologie scientifique et l'interprétation des textes coraniques est maintenu dans toute sa stérilité.

Arkoun s'abstient de nous expliquer les raisons pour lesquelles il rejette totalement les résultats de l'orientalisme scientifique. Il est néanmoins un fait évident que dans les pays islamiques, notamment dans les pays arabes, cette approche historique qui consiste à questionner les textes sacrés, se trouve être l'objet d'une interdiction extrêmement sévère. Aucune faculté théologique officielle, dans les pays arabes, accepte ces approches scientifiques, qui, depuis plus d'un siècle, ont prouvé leur valeur. Elles ont en effet révélé quantité de faits exacts qui contribuent à expliquer et confirmer en détail comment est apparue la révélation islamique du prophète. Paradoxalement, ces données historiques modernes se montrent jusque dans le détail, conforme à la tradition islamique elle-même, et ne font que confirmer ce que nous transmettent les historiens classiques de l'islam. En réfutant l'approche historique moderne, les musulmans élargissent encore l'écart entre la foi et la science.

Je me demande d'ailleurs si cette impasse, chez les musulmans, est nécessaire. Ne serait-elle pas plutôt artificielle pour la simple raison que la plupart des faits historiques ne contredisent pas la tradition islamique? La richesse des faits puisés des sources historiques ne fait que confirmer le récit sacré.

Reste le problème, abordé par Arkoun, de l'explication de l'origine de la «foi du croyant», ou mieux de l'explication de l'origine de la communauté des croyants chez les musulmans. Une reconnaissance de la réalité historique serait-elle incompatible avec la foi? Menacerait-elle tellement la conviction du croyant qu'elle ne serait abordable qu'à la condition de se référer à une «intelligibilité propre à la conscience mythique»?

Pour éclairer le problème, la «théologie kérugmatique» de l'école de Bultmann a choisi une autre méthode, en prenant au sérieux les résultats de la recherche historique dans l'étude de l'origine de la foi. En ce qui concerne la situation épistémologique de la foi comme de la théologie scientifique, Bultmann parle de l'existence de deux paradoxes de la foi. Le premier paradoxe de la foi concerne l'actualisation homilétique dans la prédication et dans la prière. Le deuxième concerne l'objectivation scientifique dans la théologie, qu'il faut regarder comme une objectivation paradoxale parce que l'objectivation pratiquée par la théologie signifie le soulèvement (Aufhebung) de cette objectivation. Malgré ce paradoxe, Bultmann maintient sévèrement l'objectivation scientifique du langage croyant, et ne le fait pas absorber par la prédication homilétique, comme le faisait Levinas: «C'est cela le paradoxe de la foi chrétienne, que l'action eschatologique qui détermine la fin du monde, est devenue dans l'histoire du monde un événement (Ereignis), qui s'actualise en chaque sermon, qui se prouve vrai sermon, comme en chaque réveil chrétien. C'est cela le paradoxe de la théologie, qu'il faut qu'elle parle en notions objectives, - comme toute science, sur la foi -, tandis qu'elle sait que son langage ne trouve son sens que dans le soulèvement (Aufhebung) de cette objectivation» (Bultmann et Jaspers, o.c. 72).

Bultmann se réfère au fait herméneutique selon lequel l'exégète a toujours certaines idées préconçues qui président à sa lecture du texte: «L'interprétation adéquate de la Bible (...) consiste à montrer quelle compréhension de l'existence humaine est mise en lumière et présentée comme évidente dans la Bible» (o.c. 192). Des théologiens orthodoxes comme Karl Barth considèrent, compte tenu de l'existence de témoins oculaires croyants, que la résurrection de Jésus, après sa mort, constitue un fait historique. Bultmann coupe sur ce point le lien avec l'histoire des faits et introduit les résultats de la recherche historique à titre de condition dans l'exercice de la pensée théologique (o.c. 188). Avec la résurrection de Jésus, il ne s'agit pas, pour le croyant chrétien, de la croyance dans la réalité des miracles. Tout au contraire, la croyance aux miracles, que nous venons aussi de constater chez les islamistes, signifie une sécularisation illicite: «Il s'agit de sécularisation si le langage de Dieu dans la nature est entendu comme légitimité et finalité du procès de la nature, sur la base duquel il faudrait conclure à la sagesse du Créateur» (o.c. 123).

En réduisant la foi à n'être qu'une réalité miraculeuse, on réduit la foi à une information analysable dans les termes des sciences naturelles. Or, c'est précisément cette conception positiviste des données révélées, qui permet une sécularisation réductrice. Et c'est justement cette forme réductrice de sécularisation que l'orthodoxie et l'intégrisme confirment à leur insu en transformant faussement la foi en savoir scientifique. Cette démarche sectaire transforme le croyant en un sujet irrationnel, capable d'énoncer des absurdités, et prive la science de toute appareil théorique de contrôle, la rendant ainsi contradictoire.

Dans ma description, par exemple de la foi islamiste, j'ai dénoncé cette sécularisation comme une identification positiviste de différents modes de compréhension qui s'excluent. Cette identification d'unité de la réalité miraculeuse avec les lois des sciences naturelles signifie une réduction de la foi. A l'opposé de cette identification contradictoire, il y a l'interprétation de Bultmann qui veut que le sens «des symboles mythologiques» réside en ce qu'ils parlent «de l'espérance, comme l'avenir de Dieu, comme l'accomplissement de la vie humaine» (o.c.90).

Selon Bultmann, la réduction de la foi à la science naturelle ne constitue pas la seule conséquence d'un processus de sécularisation fausse. Cette démarche embrasse aussi la spiritualisation de la foi ainsi que la réduction de la foi à l'éthique et à l'esthétique. Faut-il donc toujours regarder la sécularisation comme un processus réducteur et destructeur de la foi? Je ne le crois pas. Les trois grandes religions prophétiques incorporent elles-mêmes une tradition de sécularisation, dans la protestation prophétique qu'elles émettent contre la sacralisation de la création. Ces religions poussent à un désvoûtement des idoles ensorcelées, à une libération de l'homme, de la magie, à une égalité dans la société, des fonctions sacrés et des fonctions profanes devant Dieu. C'est la raison pour laquelle, face à la thèse d'une sécularisation destructrice, Bultmann met l'accent sur le fait, que le christianisme «lui-même a été un facteur décisif pour la sécularisation du monde, notamment parce qu'il a libéré le monde de la sacralité, ... par cette libération, la foi chrétienne a découvert la liberté de l'homme en face du monde». Je crois qu'il faut voir la révélation de l'islam comme la prédication de la même libération sécularisée. Le monothéisme strict de l'islam impliquait le même désenchantement sécularisé vis-à-vis du monde sacralisé.

Croire que la facticité historique pourrait réfuter la réalité de la foi repose sur un malentendu. Le fait qu'on puisse beaucoup moins s'informer sur la vie de Jésus que sur la vie de Mohammed ne joue pas un rôle important. Les faits historiques ne sont pas le fondement de la croyance, parce que la croyance se base sur le témoignage transmis de l'annonce et de la prédication d'un acte de foi de la communauté d'origine, acte de foi dont la prédication comprend et applique de nouveau, pour chaque époque, le contenu. Il est donc inévitable que la foi interprète son propre contenu selon les données d'une actualité changeante. Le croyant se rend compte des changements qui se produisent dans le monde et interprète son adhésion à une foi qui lui a été transmise par une tradition millénaire, en l'adaptant adéquatement au niveau des significations du monde actuel. Pourtant, cette adhésion à une foi transmise ne contient aucune connaissance surnaturelle, pas plus qu'elle ne contient de connaissances scientifiques dans le sens moderne. Il ne s'agit donc pas d'une théosophie, ni d'une anthroposophie. Selon les paroles de Bultmann: «Jésus ne parle nulle part d'un monde céleste. Il ne communique pas davantage de mystères cosmogoniques ou de mystères sotérologiques, comme le font les personnages rédempteurs du gnosticisme... C'est pourquoi les idées du Nouveau Testament ne valent qu'autant qu'elles mènent à développer une compréhension sur Dieu, sur le monde et sur l'homme à partir de la foi, dans une situation concrète» (o.c. 586).

Il faut en conclure que l'acte de foi du croyant concerne son attitude envers la révélation sur la relation de l'homme envers Dieu, et envers la signification, - au niveau du sacré -, du monde vu comme création et situé dans cette alliance entre Dieu et l'homme. La foi se base à titre primordial sur une tradition de confiance en Dieu, tradition qui a été transmise au fidèle par la communauté des croyants, la foi ne se base pas sur quelque clairvoyance à propos de vérités appartenant au domaine des sciences naturelles. Les symboles de la foi, tout comme les formes concrètes de la révélation, ne renvoient qu'aux promesses divines impliquées dans l'acte de confiance du croyant en son Dieu, et ne renvoient pas aux connaissances scientifiques ou théosophiques.

Comment se situe la théologie d'Arkoun par celle de Bultmann? D'abord, Arkoun rejette l'importance «kérugmatique», le caractère prédicative de la théologie, pour détecter la foi du croyant (cf. 10-d). Pour Bultmann, la théologie est kérugmatique, ou encore prédicative, toute foi étant conviction d'être guidé par Dieu. Bultmann considère que c'est l'apparition de la foi même dans la communauté des premiers croyants, qui est miraculeuse.

Or, Arkoun voit dans le caractère kérugmatique de la foi une réalité non pas théologique, mais sentimentale et homélitique (cf. 10-d). La «démythologisation» des faits miraculeux par Bultmann, est considéré comme du positivisme (cf. 2-a). Arkoun n'accepte ni le positivisme, qui récuse les faits miraculeux, ni la religion traditionnelle, qui croit dans les faits miraculeux. Mais Arkoun refuse également la voie proposée par Bultmann.

Pour Arkoun, la démythologisation des faits présentés traditionnellement comme miraculeux par les religions, telle que l'entreprend Bultmann, relève du positivisme. C'est la raison pourquoi, Arkoun n'a-t-il d'autre issue que d'accepter malgré lui, les faits miraculeux du récit sacré comme fondement historique inviolable de la foi islamique. Les «ruses» de sa raison islamique essayent, en vain, d'effacer et de nier l'importance des données sur les faits historiques, apportées par les orientalistes. Le récit coranique sur Abraham reste donc une énigme ouverte.

En faisant la distinction entre la réalité de la foi et la réalité miraculeuse du gnosticisme chrétien, la théologie chrétienne moderne a ouvert la possibilité d'une acceptation des faits historiques, même si ceux qu'on peut relever à propos de Jésus sont particulièrement peu nombreux. C'est la raison pour laquelle nombreux théologiens croyants reconnaissent le résultat des recherches des historiens. Il arrive même que le théologien croyant et l'historien se confondent en une seule et même personne, pour autant qu'elle respecte les limites posées d'une part, par la théologie, et d'autre part, par les disciplines historiques. Chez Arkoun, une telle cohabitation n'existe pas, et la guerre entre les deux disciplines continue à sévir comme avant.

Comment la nouvelle raison islamique arrive-t-elle à interpréter le Coran? Bien qu'Arkoun se crée un espace nouveau d'interprétation du Coran et de la tradition, il le fait d'une façon qui n'est pas celle de la théologie «scientifique» du christianisme moderne: Arkoun distingue «le fait du Coran» dynamique et oral, et le texte canonique, fixé et écrit, du Coran transmis. Cet espace lui permet d'établir une distance, de la Parole révélée directe, à l'Écriture coranique comme texte référentiel. Cette distance lui offre la liberté de l'interprétation scientifique, tout comme la distance entre Jésus comme Parole vivante de Dieu, et les textes de témoins, l'Évangile transmise, rend possible la théologie chrétienne.

Dans ces conditions, on pourrait penser que les oulémas des pays islamiques sont favorablement impressionnés par la guerre qu'Arkoun mène contre les orientalistes. Mais il n'en est rien. La voie de la modernisation choisie par Arkoun exige en effet l'acceptation des méthodes de la science moderne, notamment l'acceptation des méthodes de l'anthropologie et de la linguistique. Elle exige qu'on introduise ces démarches dans le champ de la théologie islamique. Or, les oulémas s'y opposent absolument. Arkoun prétend nous montrer la juste voie entre d'un côté, le fidéisme des «croyants» intégristes et orthodoxes, et d'un autre côté, le positivisme des orientalistes «scientifiques». En tout cas, Arkoun, en prenant cette position, se soustrait de fait aux attaques véhémentes des fondamentalistes qui l'accusent d'imiter les méthodes des orientalistes: Arkoun refuse autant que les intégristes, les méthodes de la recherche historique, qui ne constituent, selon lui, finalement que des «champs de ruines».

 
8. RUPTURES.(retour) Trois ruptures épistémologiques qui fonctionnent comme clefs pour l'œuvre d'Arkoun.

a. Le «fait du Coran» comme événement oral: l'islam comme objet de l'anthropologie. Quel est pour Arkoun le statut épistémologique du Coran écrit? Arkoun utilise l'expression de «fait du Coran», qu'il définit comme «l'Appel adressé à la conscience humaine pour la centrer sur les conditions existentielles de sa promotion, de son épanouissement» (ess: 311). Cet appel nous atteint par l'intermédiaire d'une langue spécifique et des expériences économiques, politiques, morales et sociales de l'Arabie du VIIe siècle. En contraste avec ce fait original, le «fait de l'islam» est la «projection historique concrète» de cet appel divin. Les forces politiques et idéologiques ont déformé et remplacé le sens et le contenu du fait coranique: «le fait islamique a usurpé le sens et la portée du fait coranique par une promotion arbitraire - ou mieux idéologique - de l'immanent au transcendantal, ... de la loi à l'esprit, du code fermé au Message ouvert» (ibidem). L'arbitraire politique a pris la place de la volonté univoque de l'inspiration originale, c'est le «triomphe d'un islam officiel avec Mu`âwiya» (ess 312). Un canon fixé et sélectionné s'est substitué à la récitation. Cette orthodoxie a abouti à de multiples islams, «récupérés par les partis nationaux uniques», qui sont jusqu'à aujourd'hui monopolisés et politisés par les gouvernements arabes et islamiques. Lorsqu'on parle d'«Islam», on parle, de fait, d'«une entité abstraite dont le contenu réel varie avec la culture et l'appartenance ethnopolitique de chacun» (ess 312). Cette transition, de la révélation coranique à l'islam réellement existant, amène le chercheur à se poser une série de questions pertinentes à propos du dogme islamique. Si la codification du Coran a déjà subi un processus d'«étatisation», qu'est-ce que le Coran pour Arkoun? Pour lui, le phénomène du «Coran» a deux significations: il représente à la fois un texte écrit fixé et un corpus d'énoncés.

«On est parvenu au seuil politico-religieux à partir duquel une solidarité de fait entre Sunnites et Chî`ites s'imposait pour défendre le caractère intangible d'un texte commun. L'historien peut, dès lors, retenir la définition opératoire suivante:

Le Coran est un corpus fini et ouvert d'énoncés en langue arabe auxquels nous ne pouvons avoir accès qu'à travers le texte graphiquement fixé après le IVe/Xe siècle. La totalité du texte ainsi fixé a fonctionné simultanément comme une œuvre écrite et comme une parole liturgique. Cette définition insiste sur le passage de la parole au texte; elle fixe l'attention sur la forme réellement transmise qui a servi de base à l'élaboration de toute la pensée arabo-islamique. En outre, la forme transmise est présentée non comme un texte relevant de la seule approche philologique, mais comme un texte renvoyant à un langage religieux. Or, celui-ci s'épanouit sur trois plans solidaires: le culte (gestes, rites, récitations comme moyens d'expression clef de l'âme religieuse); la loi (institutions, droits des hommes, droits de Dieu); la pensée (théologie, éthique, mystique, exégèse, sciences auxiliaires). Il y a eu effectivement une impressionnante expansion du discours coranique sur tous ces plans, ainsi qu'on le verra. L'âme religieuse vit de façon indivise l'acte de prière ou de pèlerinage, l'acte d'obéissance à la Loi (charî'a) et l'acte de réflexion sur les significations de la Parole révélée» (pen: 8-9).

Arkoun parle dans une définition surprenante du «texte graphiquement fixé après le IVe-Xe siècle», texte qui serait la seule possibilité d'entrer en contact avec le fait coranique original. Or, sa constatation est en contradiction avec les faits: on sait que le prophète avait des secrétaires à sa disposition, qui notaient les énoncés révélés (Watt 1990); on sait aussi que des codifications antérieures à celle d'Othman ont eu lieu, et que ces codifications ne mettent pas en question le corpus du texte. La science des orientalistes a prouvé que les changements subis par le texte écrit ont été minimes, et n'ont concerné que l'écriture, sans avoir d'importance pour le sens du texte.

Le texte du Coran renvoie à un «langage religieux» sur trois plans, à savoir, le culte, la loi et la pensée. Réfutant l'interrogation historique des orientalistes, Arkoun définit le Coran comme «parole de vie» du croyant: «le Coran n'est pas un document qu'interroge l'historien, mais une parole de vie: les énoncés déterminent les conduites rituelles, éthiques, juridiques des croyants, ils délimitent le champ de leur activité intellectuelle et imaginaire; ils engendrent et nourrissent les formes de leur sensibilité. Voilà pourquoi l'exégèse du discours prescriptif qui a permis l'élaboration de la Loi religieuse (chari`a) a eu la priorité et a imposé ses méthodes (cf. la science des sources-fondements de la Loi = usul al-fiqh) à l'analyse des autres types de discours» (lec: 73).

Dans une définition de 1975, Arkoun élabore cette idée de discours différents en mettant l'accent sur l'écart entre parole et texte écrit. C'est pour cette raison qu'il exige un dépassement des méthodes orientalistes. Pour ce faire, il a recours à l'anthropologie et à la narrativité linguistique: «En posant que le Coran est un ensemble d'énoncés, nous ramenons l'attention sur le fait qu'il a été et qu'il demeure une parole avant d'être un texte écrit. Cependant, la parole émise par le prophète n'a pas le même statut linguistique que celle du croyant qui la répète dans une forme phonétique et graphique strictement fixée. Ces considérations nous amèneront à distinguer trois protocoles de lecture ... L'ensemble des énoncés appelés versets, constituent une suite de textes courts, ouverts sur le texte global formé par tous les énoncés recueillis dans le corpus» (lec: 44).

Pour justifier sa dépréciation du texte écrit, Arkoun énumère les raisons suivantes: «1. La recension d'Uthmân a entraîné un certain nombre de décisions regrettables: destruction des corpus individuels antérieurs et des matériaux sur lesquels avaient été consignés certains versets; réductionarbitraire des lecteurs à cinq, élimination de la très importante recension d'Ibn Mas'ûd, un Compagnon respecté dont le corpus a pu être, cependant, conservé à Kûfa jusqu'au Xe siècle. En outre, l'insuffisance technique de la graphie arabe rendait indispensable le recours aux lecteurs spécialisés, c'est-à-dire au témoignage oral. 2. Dans quelle mesure, la décision du gouverneur d'Irak, Al-H'ajjâj, de fixer l'orthographe de la recension `uthmânienne, a-t-elle entraîné de nouveaux choix morphologiques et syntaxiques qui affectaient nécessairement le sens? Les versions chî`ites qui, à l'époque, constituaient le fondement «idéologique» de l'opposition au pouvoir officiel, étaient-elles toujours visées par ces choix?» (pen: 8).

Pourtant, l'existence de grandes différences entre parole et texte écrit, soutenue par Arkoun, ne tient pas si l'on prend en considération les résultats des études historiques. Pourquoi Arkoun crée-t-il cet étrange écart entre écriture et parole? Le «fait du Coran» embrasse plus que le texte fixé transmis sous le nom de Coran. Au commencement du chapitre intitulé Fait du Coran, qui figure dans son livre La Pensée Arabe, il définit ce fait comme «un événement linguistique, culturel et religieux qui partage le domaine arabe en deux versants: le versant de «la pensée sauvage» au sens défini par C. Lévi-Strauss et celui de la pensée savante» (pen: 5). L'intervention de l'anthropologie culturelle pour l'interprétation du Coran devient une nécessité. L'anthropologie culturelle, loin d'avoir un statut de science auxiliaire, est une discipline centrale qui détermine en toute indépendance le contenu de l'objet de son étude. Dans la démarche d'Arkoun, l'anthropologie culturelle se trouve opposée à la «méthode historiographique» suivie par les orientalistes (cf. pen: 5 et 6).

Arkoun trouve des justifications à sa démarche en s'appuyant sur l'œuvre de l'anthropologue Jack Goody, qui a décrit (1988, cf. aussi: Graham 1993) la transformation de la culture orale en culture fixée par l'écrit. J. Goody présente une évaluation anthropologique de la culture orale et défend la modernité des habiletés intellectuelles de cette «pensée sauvage», et ce, même contre Lévi-Strauss et Durkheim. Goody ne distingue pas seulement entre des cultures orales et des cultures écrites, mais aussi entre «religions orales» et des «religions lettrées». A la lumière de ces distinctions, l'islam a produit, pour Goody une culture «lettrée limitée», et, au sein de cette culture, des «individus concernés par la manipulation de la parole écrite» (1989: 31). Parallèlement aux idées d'Arkoun, l'anthropologue néerlandais Lemaire présente une critique idéologique de l'écriture, critique pour laquelle il convoque Hegel: «D'abord l'État produit un contenu qui est adapté à la prose de l'histoire, et qui le co-produit». Il constate que «L'écriture est dès son origine chargée de l'ambivalence du progrès: c'est-à-dire que la croissance de la richesse sociale se trouve accouplée à l'inégalité et l'idéologie ... Si la soi-disant vraie histoire commence en tant qu'historiographie, et avec l'historiographie, elle commence également en tant qu'histoire des maîtres. L'historiographie est dès son origine complice d'un masquage de l'histoire des Autres qui, par leur vie et leur travail quotidien, rendent l'État possible. Bref, l'histoire commence comme idéologie» (1984: 106). Nous observons que chez Arkoun également, la rupture entre culture orale et culture écrite se trouve étroitement liée à la rupture entre authenticité et idéologie étatique. A mon avis, en accentuant l'importance de la rupture entre culture orale et culture écrite, Arkoun crée pour sa «critique de la raison islamique» un espace de liberté d'interprétation, et ce, dans trois domaines:

1. Pour interpréter le texte écrit du Coran, l'intervention de l'anthropologie culturelle devient une nécessité. L'exégèse coranique doit se baser sur les méthodes herméneutiques des cultures, des traditions orales et des discours narratifs. Ces études anthropologiques permettent finalement de mettre en place le champ d'une intelligibilité élargie qui doit être à même de comprendre la dimension de «mythe» du Coran.

2. En posant une adhésion «de fait et non de droit», qu'apporte la communauté au Coran codifié (pen: 7), Arkoun crée pour l'exégète islamique un espace libre, comparable à l'espace qui existe dans la théologie chrétienne: les textes fixés du corpus transmis réfèrent indirectement à la Parole divine originale (le «kérugma» chez Bultmann). L'Évangile réfère indirectement à la Parole de Dieu, à Jésus. En tant que texte fixé, le Coran ne réfère lui aussi qu'indirectement à l'événement oral que fut la Parole révélée reçue par le prophète Mohammed. En dernière instance, le texte écrit ne constitue plus une autorité décisive. Il ne vaut que comme référent à l'événement du discours narratif. Cet espace, de dimensions variables manque à l'exégète classique. Pour ce dernier, le texte transmis et l'événement oral de la révélation sont, sans aucune réserve, identiques.

3. En considérant que le Coran écrit joue un rôle d'intermédiaire par rapport à la Parole parlée, Arkoun peut éviter la critique historique des orientalistes comme les attaques des fondamentalistes. La fixation du texte écrit du Coran, l'aliénation de son origine orale récitée, a livré la Parole coranique aux malentendus historiques, au développement d'une fausse dichotomie qui aboutit aujourd'hui à un «paroxysme» délirant d'islamisme. Les fondamentalistes s'efforcent de comprendre le texte à la lettre: dans ces conditions, la théologie devient une pseudo-science frustrée, un positivisme erroné. De leur côté, les historiens orientalistes, en pratiquant leur fausse méthode «positiviste», prétendent en vain accaparer un texte qui, étant un discours oral et narratif, n'a nullement l'intention de témoigner de faits historiques positifs.
b. Trois ruptures épistémologiques qui fonctionnent comme clefs pour l'œuvre d'Arkoun.

Comment Arkoun se crée-t-il une position spécifique dans le champ de l'épistémologie moderne? Quelles sont les caractéristiques innovatrices grâce auxquelles il prétend ouvrir un nouvel horizon pour la compréhension et l'interprétation de la religion?

Après avoir beaucoup réfléchi sur la structure de sa pensée, j'ose déclarer que trois ruptures épistémologiques forment plus ou moins implicitement, le fondement de son système spécifique d'interprétation. La découverte, ou la construction, de ces trois ruptures fondamentales dans l'entendement historique des réalités que sont l'homme, Dieu et le monde, offrent à Arkoun l'espace d'une méthodologie nouvelle, mais contestable. Ces ruptures, et notamment leur alliance interne, constituent la clef cachée de l'œuvre d'Arkoun. L'auto-censure qu'Arkoun s'est imposée en raison des contraintes qui existent dans le monde musulman, rendent ces ruptures difficiles à détecter. Les trois ruptures, ou mieux, les trois manifestations d'une seule et même rupture se situent dans les domaines suivants:
1. La transition et la séparation entre culture orale et culture écrite. Ce phénomène, - sujet des études anthropologiques -, a été décrit par exemple dans l'œuvre de Goody et celle de Lemaire. Historiquement, à ce processus succède une seconde rupture que nous précisons maintenant. C'est:
2. La transition et la séparation entre l'authenticité scientifique, religieuse et politique, et la servitude idéologique de la science, de la religion et de la politique. Cette rupture s'analyse en fonction de la critique de l'idéologie, explicitée par l'application de la notion du logocentrisme, due à Derrida. Cette rupture de la contrainte idéologique historique coïncide avec la sortie du paradis que représentait la phase de la culture orale, et que symbolise cette constatation de Rousseau: «tous les hommes sont nés libres». Cette phase précède un troisième stade:
3. La transition et la séparation entre le discours pré-moderne, mythologique, et le discours (post)moderne, rationnel. Ce troisième phénomène embrasse les différentes ruptures d'épistémè situées par Michel Foucault à la Renaissance, à l'âge classique et à l'époque moderne. Ce troisième stade renvoie à une nouvelle intelligibilité et à la réintégration du «mythe» et de l'imaginaire.

Ces trois ruptures marquent l'origine du phénomène d'idéologie, le phénomène allant s'intensifiant à chacune des ruptures successives: (1). Selon certains anthropologues, comme le Néerlandais Lemaire, l'introduction de l'écriture, en même temps que l'établissement de l'État et la mise en circulation de la monnaie, - au moment où se situe la première rupture identifiée par Arkoun - implique le début des idéologies religieuses et politico-étatiques. (2). Dans la phase de la deuxième rupture, le texte étant mis au service de l'État, le caractère idéologique de l'écriture devient explicite. La déformation idéologique du logocentrisme (Derrida) produit les préjugés de la science. Pour les textes sacrés, cela signifie que le «`ilm eddin» se restreint à la propagation des objectifs étatiques. Ce processus aboutit finalement aux idéologies des États-nations. Ces idéologies cimentent les États-nations en revêtant la forme de nationalismes uniformisants qui cherchent à imposer une discipline sociale rigoureuse. Aussi pénètrent-elles la religion et les autres niveaux de culture. (3). Étroitement liée à cette deuxième phase de rupture, et parallèlement à l'aboutissement de cette deuxième phase qui donne lieu à la formation des idéologies des États-nations, une transition s'opère, qui s'achemine vers la mise en place des épistémologies de l'époque moderne. L'époque des Lumières perçoit comme un progrès la transition qui se fait à différents niveaux de la connaissance, entre autres, le passage du mode de connaissance moyenâgeux au mode de connaissance moderne.

Il me semble évident qu'une fois qu'on a déclaré que les deux premières ruptures constituent des transitions vers une négativité idéologique, il faut également voir dans le résultat de la troisième rupture un phénomène ambigu, déterminé par le même mécanisme idéologique. C'est d'ailleurs bien ce que font Foucault et Heidegger, qui voient dans les Lumières un événement négatif. Ici se séparent leurs routes: Arkoun, séduit par les possibilités qu'ouvrent les Lumières pour engendrer sa nouvelle intelligibilité du «mythe», se place dans le progrès linéaire de la modernité. A l'instar de sociologues comme Norbert Elias, il se situe dans la tradition optimiste d'une civilisation évolutionniste. Bien sûr, Arkoun garde ses réserves envers le progrès de la modernité. Chez lui s'ouvre le perspective que ce stade provisoire s'achèvera sur l'intelligibilité finale du mythe et de l'imaginaire religieux. Mais la modernité telle que l'affirme Arkoun ne lui permet pas de voir le processus historique de la pensée moderne comme un processus «idéologique», comme une décadence et un oubli selon la pensée de Heidegger. Il faut alors constater qu'il existe une contradiction dans son système de pensée.

Pourquoi, la césure entre prémoderne et moderne comme résultat du même processus ne serait-elle pas déterminée par une intensification de l'idéologie comme cela s'est passé pour les phases précédentes, ou par un retour vers le passé? Dans les tendances actuelles, on perçoit un retour aux cadres de références prémodernes, comme le prouve la popularité de l'astrologie, les thérapeutiques alternatives, le mouvement new age, etc. De plus en plus, on en est conscient que la dévalorisation du mode de connaissance soi-disant médiéval dans le champ religieux ne tient pas, et que cela est encore plus vrai pour le monde oriental. On est conscient que cette dévalorisation inclut un jugement de valeur unilatéral, qui trouve son origine dans l'optimisme du progrès de l'intellectualisme qu'ont véhiculé les Lumières, qu'il faut, par conséquent, reconnaître comme un phénomène ethnocentrique. Compte tenu de la distance qu'il prend vis-à-vis de ses propres origines culturelles, qui sont berbères, Arkoun ne participe pas à ces idées. Il vise une «super»-rationalité, qui réconcilie mythe et raison moderne sans retour au discours prémoderne.

Comment retrouve-t-on concrètement ces trois ruptures épistémologiques, qui, selon moi, constituent la clef ouvrant à la compréhension de l'œuvre d'Arkoun?
1. La rupture entre l'oral et l'écrit se retrouve dans la rupture entre la révélation coranique narrative et récitée, et la fixation du texte écrit codifié, fixation qui se serait passée selon Arkoun, quatre siècles plus tard. Cette rupture oblige à interpréter le texte à l'aide d'une science multidisciplinaire, d'une nouvelle vision théo-anthropologique de la réalité. Cette approche se trouve autant en opposition avec la tradition orientaliste occidentale qu'avec la tradition des scribes islamiques. Lorsque Arkoun constate une rupture de quatre siècles, le fait-il à bon droit?
2. La rupture entre l'authentique et l'idéologique se retrouve dans la rupture entre le fait pur du Coran en tant que révélation narrative et récitée, et le fait de l'islam, pénétré par l'histoire de l'idéologie de la politique étatique, et qui trahit la raison universelle. Cette dernière, en effet, embrasse l'imaginaire du mythe. L'histoire islamique, c'est alors une histoire de décadence et d'oubli, pour autant qu'elle ne s'est pas laissée inspirer par une rationalité moderne, par exemple en concevant le Coran comme œuvre narrative. Au programme d'Arkoun figure la déconstruction du «fait de l'islam»; ce dernier, qui est un fait d'histoire politique, a instauré le «fait du Coran» comme enjeu des simulacres idéologiques. Pour déconstruire «le fait de l'islam» et retrouver l'origine narrative, la critique logocentriste postmoderne de Derrida semble indispensable.

Concernant l'histoire islamique, Arkoun rejette d'un côté, la fusion du religieux et du politique, d'un autre côté, les descriptions «libres-de-valeur», qui ne tiennent pas compte de l'horizon interprétatif de l'actualité, comme celles d'Ann Lambton. Les deux démarches sont pour lui également idéologiques. Mais pourquoi la seconde démarche, celle qui est «libre-de-valeur», est-elle condamnée également? Arkoun réussit-il à naviguer entre ces deux démarches, entre Charibde et Scylla? Je ne le crois pas. La nouvelle raison islamique avec laquelle Arkoun mesure et critique les explications du passé, implique elle-même des jugements historiques, issus d'une longue histoire de sécularisation à l'occidentale. On ne peut pas attribuer un processus de sécularisation, - historiquement impensable dans le passé -, à un impensé ou à un oubli, en le mettant ainsi sur le compte d'une déformation idéologique des savants ultérieurs.

Arkoun ne commet-il pas ici la faute qu'il reproche à ceux à qui il s'oppose, en introduisant, avec son exigence d'actualisation de la lecture des textes, une idéologisation? N'oblige-t-il pas à percevoir l'histoire du passé à travers le filtre tout aussi abstrait, d'une actualité contemporaine marquée par la sécularisation et la laïcité? Arkoun exige qu'on parte de l'actualité pour traiter des textes historiques. Or, Arkoun lui-même reconnaît que le traitement actuel des textes historiques n'est nullement arrivé à ce stade d'objectivité qu'il propose comme idéal, par exemple dans le domaine de la compréhension du mythe. Son exigence de traitement de l'histoire ne se fait-elle pas en s'abstrayant précisément des données et des processus historiques qui déterminent notre actualité? Arkoun n'oublie-t-il pas que le processus de sécularisation et le désenchantement de la connaissance, sont inimaginables pour les époques historiques abordées par des orientalistes prétendument positivistes. En exigeant cette interprétation actualisée, Arkoun n'échange-t-il pas l'impensé idéologique avec l'impensable historique?

L'intervention épistémologique d'Arkoun ne s'avère-t-elle donc pas une manipulation tout autant que celle des islamistes? Tout comme ces derniers, Arkoun identifie une origine pure, l'époque de Médine, le fait du Coran récité, qui fonctionne comme une norme abstraite. Cette origine pure est alors à mettre en opposition avec l'histoire postérieure de la décadence d'un islam idéologique, ou de la jahiliya, déformée sous le règne des pharaons manipulateurs. L'épistémologie prophétique de Levinas connaissait également une semblable histoire de décadence, celle de l'ontologie européenne. Pour Levinas, en effet, l'ontologie européenne aliène la pensée juive de son inspiration originale. Pourtant, au niveau de la re-construction et de la déconstruction radicale, la différence entre Arkoun et Levinas, comparée à la différence qui existe entre Heidegger et Derrida, ne semble exister que dans le fait que les deux derniers se basent sur l'origine grecque d'une pensée universaliste, tandis que la pensée des deux premiers repose finalement sur des faits révélés spécifiques, en langue hébraïque et arabe. Levinas met davantage qu'Arkoun l'accent sur la lumière révélatrice qu'apporte la rationalité humaine. Arkoun, quant à lui, maintient l'unicité de la révélation divine du Coran. Sur ce dernier point, on constate une parenté cachée entre l'épistémologie développée par Arkoun et celle développée par les islamistes. Cette parenté pourrait expliquer la véhémence avec laquelle les islamistes attaquent le concurrent indésiré qu'Arkoun constitue à leurs yeux. Ce dernier n'a-t-il pas traduit leurs intentions en une langue scientifique, qui semble acceptable pour les croyants d'une société laïque et sécularisée?
3. La rupture entre la sphère de connaissance prémoderne et la sphère de connaissance (post)moderne se retrouve clairement dans les exigences qu'Arkoun expose dans sa «critique de la raison islamique»: «Quand, dans une conversation, un musulman cite, à titre d'argument décisif (dalîl qat'îyy), un verset du Coran, ou une parole du Prophète, il soulève, ipso facto, tous les problèmes théoriques qu'implique le passage d'une épistémè «médiévale» à une épistémè moderne» (crit 51).

Comme nous l'avons vu, Arkoun dévalorise la connaissance médiévale en voulant introduire le musulman d'aujourd'hui dans la modernité rationnelle. Pourtant les différentes formes de positivisme attachées à cette modernité doivent encore être vaincues par une théo-anthropologie nouvelle qui nous fera comprendre le vrai sens du mythe et de l'imagination religieuse; il s'agit chez Arkoun d'un développement unilinéaire de la raison, qui ne connaît pas de période de régression. Au contraire, dans la pensée juive de Buber et de Levinas, le temps moderne est caractérisé par une éclipse d'un Dieu qui n'est valorisé que négativement. Chez l'islamiste Yassine, une rationalité moderne, mais qui reste hybride, entraîne également un obscurcissement de Dieu. Chez Arkoun, on ne rencontre pas de brumes ou de nuages de rationalité qui nous empêchent de voir Dieu dans la modernité actuelle; pour lui, tout au contraire, la tradition européenne n'est pas déchirée. L'ambiguïté des Lumières, mise à jour par l'École de Francfort, et notamment par Horkheimer et Adorno, et plus tard radicalisée par Foucault et par les autres postmodernistes, ne paraît pas impressionner Arkoun. De la même façon, la rupture classique qui a acheminé le monde de la connaissance vers la modernité ne paraît pas plus le préoccuper dans sa ré-interprétation de la tradition classique de l'islam.

La «critique de la raison islamique» d'Arkoun, équipe l'ijtihâd classique d'une armature moderne et scientifique pour la libérer des apparences idéologiques médiévales. Cette critique libère la révélation coranique des désavantages de sa fixation écrite, qui l'avait obscurcie dans l'impensé et dans l'impensable, et la montre finalement en tant qu'événement narratif dans sa splendeur originale. Partant, le croyant sort de l'obscurantisme d'un monde moyenâgeux et magique, Arkoun le faisant entrer dans la clarté de la modernité rationnelle.

Cette clarté de la raison évite de devoir faire appel à l'éthique comme notion centrale de la révélation, au contraire de ce qu'exigent aussi bien l'épistémologie prophétique de Levinas que l'épistémologie politique des islamistes. L'appel à la justice se fonde en premier lieu non pas sur des notions révélées, mais sur le rationalisme des droits de l'homme, même s'ils ne parviennent pas, aujourd'hui encore, à incorporer les droits de Dieu: c'est parce que ces droits ont été écrits à partir d'une laïcité imparfaite, due à une épistémologie dualiste et positiviste.
c. Arkoun piégé par les notions contradictoires du postmodernisme.

Même si Arkoun n'exploite les conceptions modernes et postmodernes que dans la mesure où elles lui sont utiles dans son propre projet, et même s'il ne s'estime pas lié par les conséquences ultimes de ces notions, - il ne s'estime pas, par exemple, tenu d'adopter l'agnosticisme qui découle de la critique du logocentrisme -, toutefois, il ne peut pas se soustraire à toutes les conséquences inhérentes à cette épistémologie. Arkoun considère les notions d'archéologie, de logocentrisme, et de changement d'épistémè comme de simples expédients. Il ne les utilise qu'en tant qu'outils conceptuels isolés les uns des autres selon les besoins de son propre discours, sans trop se soucier de leur compatibilité réciproque.

Néanmoins, les différentes ruptures qu'il met en scène, de même que les enchaînements d'impensées et d'impensables, se trouvent trop au cœur de son projet, pour qu'une simple réfutation des contradictions intrinsèques qu'ils éveillent, suffise. On ne peut pas se servir d'un langage philosophique précis et en refuser les conséquences, fussent-elles indésirables pour la thèse que l'on veut défendre. Or, les concepts utilisés par Arkoun impliquent logiquement des prises de position qui ne sont pas sans conséquences graves pour sa démonstration. Arkoun utilise-t-il légitimement les concepts qu'il emprunte au postmodernisme? Pour répondre à cette question, je me fonde sur les études critiques de Frank (1984), de Habermas (1985), de Honneth (1985), de Dews (1987), de Merquior (1988) et de Norris (1993, 1994).

Par exemple, lorsqu'il traite de la distinction entre texte fixé et tradition orale, Arkoun fait référence à la méthode archéologique de Foucault. Mais sur quoi se base cette méthode radicale? Elle présuppose l'arrêt de mort du «Sujet» autonome des Lumières, elle nie l'«âme» en tant qu'intériorité psychique, et elle nie toute la terminologie élaborée dans les siècles passés et qui lui est liée, comme l'explique Foucault dans Les mots et les choses. Pour fonder son archéologie culturelle, Foucault met en place dans L'archéologie du savoir, la distinction centrale entre «monument» et «document». Cela lui permet d'évaluer la signification symbolique des témoignages écrits du passé. L'historiographie traditionnelle, basée sur l'interprétation des documents écrits, ne peut éviter de concevoir l'événement historique comme la création significative d'un sujet particulier. C'est ainsi que l'étude de l'histoire a voulu mémoriser les «monuments» du passé en les transformant en «documents» subjectifs (cf. Honneth: 137). Chez Arkoun, nous rencontrons une dépréciation égale de la tradition textuelle fixée en documents écrits.

La notion de «monument» désigne au contraire un témoignage matériel du passé, qui n'est qu'indirectement symbolique, comparable à un édifice architectonique qu'il faut re-construire archéologiquement par une ré-composition des éléments originaux de sa construction. Avec cette entreprise archéologique, il s'agit d'emboîter fonctionnellement les pièces retrouvées éparses. Il ne s'agit donc non pas d'une attribution de sens par un sujet qui interprète après coup, individuellement et de façon créative, - comme le veut la coutume herméneutique dans le traitement traditionnel des textes. Foucault exige pour les textes anciens, non plus une interprétation herméneutique des ensembles de significations, mais une analyse objective des données séparées, sans intervention d'un sujet qui en serait l'interprète.

L'interprétation subjective est radicalement écartée: si l'on vide le document écrit de tout sens subjectif, il devient «monument». On n'essaie plus de re-construire ce que dans le passé les gens ont dit et pensé, mais au contraire, on recherche des unités, des séries, des éléments, des relations dans la texture du texte même. La notion de «discours» doit elle aussi être comprise comme «monument». Pour Foucault, le principe organisateur qui cimente les éléments d'un «discours» et en fait une unité n'est autre que la fonctionnalité du pouvoir: «La notion de discours chez Foucault, ne résulte pas des règles immanentes de l'utilisation de la langue, mais d'un ensemble social objectif, dans lequel l'utilisation de la langue a comme unique fonction l'entendement et le contrôle des processus naturels et sociaux ... L'ordre du discours est fondé sur des règles sociales qui sont déjà présentes dans un cercle fonctionnel des techniques de pouvoir «supra-individuelles»» (Honneth: 160). Le discours devient alors «pratique discursive».

Arkoun met également l'accent sur le caractère englobant et sur le caractère pratique des textes sacrés quand on les envisage du point de vue de la méthode archéologique. L'introduction im-médiatisée de la fonction de pouvoir pour expliquer la notion de discours est à l'origine, chez Arkoun, d'une contradiction dans son analyse de l'idéologisation des discours. Le «discours», celui du Coran par exemple, est-il un événement donné, dont peuvent se servir des intérêts de pouvoir, après coup, comme d'un moyen? Ou bien le «discours» est-il dès son origine un produit des intérêts de pouvoir? Dans ce dernier cas, le discours du Coran fonctionne dans un champ idéologisé sans issue, un champ absorbé et déterminé par une fonctionnalité au service des pouvoirs établis. La logique de l'ordre du discours de Foucault n'autorise pas d'échappatoire transcendantale, à moins qu'on ne veuille se résoudre à bricoler le discours «monumental».

Bien que Foucault nie adhérer au structuralisme fonctionnaliste, il reconnaît qu'en soi l'intérieur psychique de l'homme moderne trouve son origine dans la discipline qui a été sans discontinuer imposée au corps à partir de la fin du XVIIIe siècle. C'est pour cette raison que Foucault estime qu'il faut démasquer la conception de l'«âme» comme étant celle de l'«intérieur humain». Foucault démasque cette conception de l'«âme» par une recherche archéologique qui voit dans les écoles, les casernes, les hôpitaux et les asiles psychiatriques, les produits d'une technologie du pouvoir. L'«âme» n'est alors rien de plus qu'une relique idéologique ou encore une illusion. L'idée d'«âme», chez l'homme moderne résulte purement et simplement des procédures sociales de punition, de contrôle, de châtiment et de contrainte. Le symbole de ce contrôle généralisé, c'est la coupole panoptique de la prison depuis le XIXième siècle, d'où l'on peut observer et garder les prisonniers à partir d'un point central. Les caractéristiques psychiques et les structures de la personnalité sont considérées comme n'étant que les résultats de la discipline imposée au corps. «En appliquant rigoureusement ses points de départ structuralistes, Foucault crée à son usage des sujets d'autrefois selon la méthode behavioriste, comme des êtres non formés et totalement aptes à être conditionnés» (Honneth: 221). A la manière fonctionnaliste, la contrainte sociale devient la catégorie qui explique tout. Par voie de conséquence, toute résistance contre cette contrainte devient inexplicable. Comment l'«âme» totalement conditionnée pourrait-elle encore se révolter? Or, Foucault paraît renouer avec la contradiction dans son engagement social. Si, en effet, dans la théorie de Foucault, la contrainte panoptique détermine et domine toute la société, et rend impossible toute résistance contre le pouvoir, d'un autre côté, le même auteur a légitimé, dans son engagement social, les groupes d'action qui exigent des changements dans les institutions psychiatriques et dans les prisons.

Pareille méthode historique pourrait-elle inaugurer une nouvelle étude de l'islam? Si l'on prend au sérieux les présupposés impliqués dans ces approches archéologiques aussi bien de l'âme humaine et du discours que de l'abolition du sujet, de la déconstruction des documents en monuments, comme des impensés et impensables de tout ce système cohérent, il en résulte pour les propos arkounniens, entre autres que l'existence d'un événement oral, comme le «fait du Coran», qui ne serait pas, dès l'origine, pétri par les idéologies dominantes, serait logiquement impensable. Si l'on s'en tient à l'application des notions ci-dessus (et à l'orientalisme classique), que peut représenter la construction d'un domaine d'intégrité, d'un «fait du Coran» qui renvoie d'une part, à l'oralité et à la narrativité, et d'autre part, à la liturgie et à la récitation? Dans le cas du (post)structuralisme, un tel «fait du Coran» paraît remplir plusieurs fonctions: pour reprendre la terminologie d'Arkoun: le «fait du Coran» constitue un refuge contre les conséquences destructives d'adhésion à des méthodes archéologiques réductrices, il constitue un repaire pour les sujets «abolis» qui ne peuvent exprimer à eux-mêmes leurs confessions individuelles ailleurs que dans cet espace protégé par l'immunité narrative, il constitue enfin un tremplin pour s'emparer de nouveau d'une transcendance perdue, obscurcie sous nos cieux.

Même si on refuse les présuppositions cohérentes d'un tel (post)structuralisme, en se réfugiant dans un langage d'«idéologie» de sujets manipulateurs, il fallait à mon sens identifier, - parce qu'ils sont soumis aux mêmes procédés d'idéologisation -, «fait du Coran» et «fait de l'islam», et regarder le «fait du Coran» comme un des faits de l'histoire idéologisante de l'islam. Comme chez Foucault, il n'y a pas de place dans le système arkounien pour une forme quelconque de résistance à la dérive de l'usage qui est fait du Coran. La résistance contre le processus d'idéologisation de l'islam paraît illusoire. C'est vraisemblablement la raison pour laquelle la protestation d'un islam prophétique lancée par Arkoun s'exprime dans une terminologie postmoderne. Elle demeure au fond vaine et sans fondement, sans stratégies concrètes, sans politiques précises qui se baseraient, à partir des textes sacrés, sur une analyse des possibilités de la société actuelle. La résistance se réduit au fond à un cri désespéré, à une protestation marginale, impuissante à détourner l'évolution de l'islamisme violent actuel. Le fondement ambigu de la théorie d'Arkoun se venge, comme il s'était vengé chez Foucault. Il s'ensuit que, pour ce qui est du champ de la pratique, manque chez Arkoun tout engagement dans un mouvement concret et spécifique. De tout l'édifice arkounien, il ne reste que la proposition d'un programme idéaliste qui se donne pour mission d'éclairer la raison du croyant.

Sur la base des acquisitions des Lumières, sur lesquelles on ne peut plus revenir, Arkoun se déclare solidaire de la modernité. Or, Arkoun s'inspire d'une œuvre, celle de Foucault, qui constitue une grande protestation contre les Lumières. Foucault dénonce le jugement positif porté généralement sur ces dernières comme il dénonce le fait qu'elles auraient jeté les bases d'un nouveau progrès dans la voie de la libération des facultés humaines et de la société moderne. Le marxisme et l'École de Francfort voyaient dans le discours des Lumières un discours ambigu tout en affirmant que l'essentiel de son contenu devait encore être épuré et transformé. Selon ces deux écoles de pensée, seules les interventions radicales d'une pratique révolutionnaire et le changement radical de la société qui s'ensuivraient seraient à même de réaliser un tel programme. D'un autre côté, Foucault et ses disciples estiment que les Lumières n'ont pas été à l'origine de quelque progrès que ce soit. Ils considèrent au contraire qu'elles sont à la base de l'invention de mécanismes contraignants destinés à imposer pouvoir et idéologie, tout comme elles sont à la base des méthodes à l'œuvre dans la science moderne, et ce, dans le but de discipliner et d'uniformiser la société moderne. Si nous en revenons à Arkoun, force est de constater qu'il ne fait nulle part état de la critique des Lumières proposée par Foucault, alors même qu'il se réfère sur plus d'un point explicitement à ce dernier.

Le dégoût d'Arkoun envers l'islamisme l'a poussé à nier que l'islamisme plonge en réalité ses racines dans la modernité. S'il avait pris au sérieux les notions de la pensée postmoderne, dont il se sert, il aurait dû regarder le phénomène d'un islamisme devenu mondial comme une adaptation spécifique à la modernité réelle. Comme je viens de le démontrer, cette adaptation se trouve impliquée dans le processus de la transition du monde islamique vers des États-nations, processus causé par des événements historiques enclenchés par la pensée des Lumières. N'ayant pas suffisamment approfondi les notions postmodernes dont il se sert, Arkoun se trouve amené à confondre l'épistémologie médiévale avec les processus d'une idéologisation spécifiquement moderne: refusant de discréditer la modernité, il impute de façon radicale l'obscurantisme du mécanisme idéologique aux gestionnaires du sacré qui vécurent autrefois. Et c'est à la clarté de la modernité que reviendra la mission de nous libérer des obscurcissements idéologiques et de nous permettre une compréhension adéquate du sacré.

Foucault adopte tout aussi radicalement une position exactement contraire à celle d'Arkoun. Pour Foucault, le totalitarisme trouve ses racines dans la modernité - condamnée - qui est celle des Lumières. On pourrait conclure que les mécanismes à l'œuvre dans les notions postmodernes qu'Arkoun utilise, amènent ce dernier à affirmer le progrès constitué par la pensée des Lumières, tout aussi radicalement qu'ils amènent Foucault à refuser de voir dans les Lumières la moindre source de progrès. Néanmoins, du point de vue de l'archéologie (post)structuraliste, le radicalisme négatif de Foucault, comme le radicalisme positif d'Arkoun résulte des mêmes contradictions et des mêmes partialités. A nos yeux, l'un paraît poussé par l'intuition d'un pessimisme radical qui lui permet d'expliquer les catastrophes et les nouvelles formes de répression de notre époque, tandis que l'autre paraît poussé par un optimisme naïf, qui lui permet d'esquisser un achèvement heureux d'une libération jusqu'ici mal réussie, des pays islamiques.

Mais peut-être cette critique prend-elle le langage dans lequel Arkoun enveloppe ses propos, trop au sérieux? Faute de trouver dans son œuvre, pour une justification philosophique de son projet, des références autres que celles émanant du (post)structuralisme, il n'est pas impossible qu'en ma qualité de philosophe, je commette une erreur en recherchant une justification (post)-moderniste à la pensée d'Arkoun, alors que nous sommes en présence de notions à la mode que le hasard de l'éclectisme scientifique a rassemblées. En ce dernier cas, ces notions n'auraient d'autre rôle que de masquer l'absence de fondements qui justifieraient l'entreprise révolutionnaire arkounienne. Ou bien faudrait-il reconnaître dans l'emploi d'une terminologie compliquée un masque et une auto-censure? N'a-t-il pas confessé ouvertement que derrière cette terminologie compliquée se cache une signification, un batin, qui est l'abolition radicale de toute référence au «surnaturel»? Arkoun nous le laisse deviner. Pourtant, en notre qualité de philosophe, nous ne pouvons pas ne pas poser pareilles questions à son œuvre.

De façon unilatérale, Foucault traite la rationalité éclairée comme un mécanisme de contrôle et de répression. Mais sa méthodique rigide et son manque d'analyses nuancées obligent à relativiser l'apport considérable d'études lucides, qui radicalisent celles des Allemands (pour une critique résumée des lacunes, cf. Merquior: 88-118). C'est ainsi que les ruptures historiques abruptes que Foucault prétend identifier dans l'histoire épistémologique sont l'objet d'une sévère contestation. En réalité, ce sont des processus plus compliqués, différents pour chaque discipline scientifique, qui sont en cause. Galilée, Descartes et Newton, comme représentants du pensée mécanique et mathématique ne comptent que marginalement dans son esquisse des structures épistémologiques du monde moderne (cf. Merquior: 57). En fait, Foucault limite son analyse aux sciences sociales; les sciences naturelles, la mathématique et la chimie renient, quant à elles, ces césures excessives. Foucault omet d'envisager les ruptures qui se produisent à l'intérieur d'une épistémè définie, de même qu'il omet le fait que certaines branches de la science persévèrent plus longtemps dans une épistémè définie qui s'était imposée antérieurement (cf. Merquior: 54-74). Néanmoins, malgré les objections que l'on peut faire à la théorie de Foucault, la rupture épistémologique qui inaugure la modernité demeurera pour la connaissance un phénomène important pour l'étude duquel l'apport de Foucault restera considérable. Reste à savoir, pour apprécier la théorie d'Arkoun, le rôle joué par l'idéologie dans le cadre de cette rupture.

Foucault rejette l'utilisation de la notion d'idéologie, parce qu'il l'estime trop impliquée dans la philosophie du sujet, qui constitue pour lui un souvenir du passé. Aussi se refuse-t-il à l'utiliser. Cependant, la notion d'idéologie implique nécessairement deux autres notions: d'une part, la possibilité d'une compréhension vraie, et d'autre part, la liberté d'action, authentique, d'un sujet indépendant. Or, chez Foucault, l'une et l'autre sont impensables. Le sujet étant le pur produit de la contrainte du pouvoir, il ne saurait penser ni l'authenticité ni son contraire, l'idéologie. Partant d'une position radicalement différente, Arkoun, lui, adopte la notion d'un sujet libérateur, qui juge et agit librement. Pour lui, les Lumières signifient une libération et un retour à l'authenticité, c'est-à-dire le contraire de ce qu'elles signifient pour Foucault. Il s'ensuit qu'Arkoun utilise la notion d'idéologie, mais il le fait en plaçant cette notion dans le contexte élaboré par Foucault. Par voie de conséquence, Arkoun, en recourant à la méthode archéologique, radicalise les notions qu'il utilise et constitue l'«idéologie» en un mal absolu et indiscutable, mal qu'il attribue aux islamistes. Du coup, toute discussion avec ces derniers, toute munazara, se trouve rendu impossible, aussi bien pour Arkoun lui-même que pour les islamistes. Comme il l'a dit récemment: «Je dirai pour aller vite que les pensées théologiques et philosophiques classiques noyées dans les «thématiques historico-transcendantales» (Michel Foucault) ont dé-historicisé, dé-sociologisé les productions de la pensée pour construire des substances immobiles, des essences pures, des hypostases intangibles, bref toutes sortes d'êtres mentaux arbitrairement liés à la «Parole de Dieu» (dans le cadre notamment des religions dites révélées). Ces constructions sont si tenaces, si enracinées dans nos langages qu'elles commandent aujourd'hui encore tous les discours intégristes» (ouv2: 198).

Arkoun s'engage alors dans un projet important, qui est de libérer l'islam et le Coran de ses «thématiques historico-transcendantales» à la Foucault. Mais si un tel programme n'en reste pas au niveau du simple tour de force rhétorique, si un tel programme peut vraiment être réalisé, la «Parole de Dieu» des religions dites révélées, deviendra, - comme pour la pensée de Foucault, les textes de la philosophie des Lumières -, un «monument» des contraintes refoulées, dont le Sujet transcendantal paraîtra évaporé. Ce programme de rejet de la «thématique historico-transcendantale» confirmerait donc l'aversion vis-à-vis de l'islam, que nourrirait l'opinion publique occidentale chez les non-musulmans. Cette opinion regarderait déjà en effet le «corpus» du Coran et de la Sunna comme un «monument» des contraintes refoulées, pour discipliner, contrôler et inciter à la violence, ses croyants.

Le dévoilement déconstructif de la notion - elle-même idéologique - d'«idéologie» ne mettra à jour que son propre contenu idéologique et rien d'autre. Ayant ainsi «dé-règlé» son compte avec les croyants orthodoxes et islamistes, Arkoun prononce sa sentence, non pas seulement à propos des positivistes du passé mais aussi à propos des orientalistes contemporains. Mais, - vu le champ de ruines que laisse derrière elle l'application de sa propre terminologie (post)structuraliste et vu son rejet de la critique scientifique des textes sacrés -, les flèches qu'il dirige contre les orientalistes, accusés - selon la mode actuelle - d'ethnocentrisme, ne se trouvent-elles pas renvoyées contre lui-même? Arkoun mène une attaque véhémente contre l'islamologie et «les sciences du social et du politique aujourd'hui», qu'il accuse - dans le style de l'intégriste Yassine -, d'être des savoirs positivistes et coloniaux. Ne faut-il pas lire cette attaque qui, sur trop de points, égale celle des islamistes, comme la défense d'une position désespérée, à l'époque où le langage (post)structuraliste perd sa force de conviction? Un texte récent témoigne en ce sens:

«Vinrent Auguste Comte, Durkheim et leurs disciples; les visions sont inversées: c'est la société qui est la source et le lieu de toutes les générations, les conceptions, les émergences, les résurgences... Réaction nécessaire, salutaire, mais qui a renforcé les deux visions concurrentes, au lieu de fournir les instruments, les cadres des dépassements indispensables; les affrontements en cours sur religion et laïcité montrent à l'évidence que même dans les milieux intellectuels et scientifiques, les cheminements vers un «nouvel esprit scientifique» sont tortueux, incertains, obscurs quand ils ne sont pas régressifs et purement idéologiques. La grande faiblesse, aujourd'hui, des sciences sociales est leur enfermement dans l'exemple occidental toujours érigé en source de l'Universel, alors que l'étape indispensable de l'histoire comparée des cultures et des pensées est à peine entrevue. Que l'islam, comme religion et comme tradition de pensée, soit présenté comme une structure figée, totalement négative de la psyché «orientale», alors qu'historiquement, théologiquement, philosophiquement, géopolitiquement, l'islam est partie intégrante de l'espace méditerranéen, des sources intellectuelles et culturelles de l'«Occident»; que l'on revienne, dans les années 1980, à des «explications» pires que celles de la science coloniale jusqu'aux années 1950; que l'islamologie, discours occidental sur l'islam, produit sous le contrôle de la plus haute science reconnue en Occident, refuse toujours de penser la différence entre historicisme et historicité pour tout ce qui touche l'islam; que la notion élémentaire de critique de la raison théologique et de la raison juridique demeure étrangère, impensée, voire impensable dans la pratique de l'islamologie...; que tout cela soit la règle et non l'exception dans les institutions d'enseignement et de recherche qui reproduisent le discours islamologique, dit assez clairement où en sont les sciences du social et du politique aujourd'hui» (ouv2: 198).

En constatant la faillite des sciences du social, les propres indices déconstructifs d'Arkoun ne parviennent pas, pour parvenir à ce «nouvel esprit scientifique», à s'engager réellement en générant une méthode véritablement nouvelle et féconde dans l'approche des données de l'islam. L'histoire comparée des cultures et des pensées, à laquelle se réfère Arkoun, a été élaborée depuis plus d'un siècle par des savants éminents, dont les orientalistes. L'on ne peut prétendre, comme le fait Arkoun, qu'elle «est à peine entrevue», qu'elle n'aurait, en général, présenté que des «structures figées, totalement négatives de la psyché «orientale»», et qu'enfin, ses derniers fruits sont «pires que ceux de la science coloniale». Si les résultats de l'histoire comparée ont à ce point déçu Arkoun, à quoi bon attendre encore? Pourquoi n'en tire-t-il pas la seule conclusion qui s'impose, à savoir qu'il aspire et qu'il veut une utopie, surtout s'il confesse par ailleurs être lui-même soumis aux pressions de l'autocensure, de sorte qu'il n'est pas en situation d'offrir une vraie alternative? Si on n'apprécie pas profondément les acquis des grands orientalistes et si on ne continue pas leur œuvre, la proposition qui veut que «l'islam» soit «partie intégrante de l'espace méditerranéen», ne semble qu'une thèse oratoire.
d. Les avatars du «logocentrisme» de Jacques Derrida.

Lorsque Arkoun tente d'utiliser dans ses propres constructions théoriques les notions empruntées à Foucault, l'opération ne va pas sans offrir - nous l'avons vu - de nombreuses difficultés. Il n'en va pas autrement lorsqu'il emprunte ses notions à Derrida. La rupture primordiale entre l'oral et l'écrit, se trouve en effet en contradiction avec la deuxième rupture, proposée par Arkoun, et qui, elle, est basée sur la critique du logocentrisme de Derrida.

La Grammatologie élève une protestation contre les traditions établies, entre autres, par Rousseau et par Lévi-Strauss, et qui posent que la parole, le logos grec, est antérieure et plus pure que la fixation écrite postérieure que constitue le texte: «La propagation de l'écriture, l'enseignement de ses règles, la production de ses instruments et de ses objets, Rousseau les pense comme une entreprise politique d'asservissement. C'est ce qu'on lira aussi dans les Tristes Tropiques» (Grammatologie: 426). Rousseau paraît à Derrida «un très bon révélateur», un représentant «de l'époque logocentrique» que lui, Derrida prétend démasquer. Derrida réduit le logos au texte, c'est-à-dire qu'il veut supprimer et nier l'existence d'une rupture entre les expressions orales et écrites. Une telle position diffère on ne peut plus profondément des thèses d'Arkoun.

Il s'ensuit que la critique du logocentrisme n'est pas combinable avec l'existence de la première rupture, celle entre l'oral et l'écrit, proposée par Arkoun: «L'écriture [chez Derrida] vaut comme signe général parfait, qui est détaché de tous les ensembles pragmatiques de la communication, et qui est devenu indépendant de tous les sujets parlants et écoutants» (Habermas 1985: 210). Comme dans la classification archéologique du passé chez Foucault, la structure référentielle du texte écrit n'a pas pour source une prestation du sujet. Il s'agit d'un événement sans sujet. C'est pour cette raison que Derrida retombe sur la thèse d'une écriture originale sur laquelle se base aussi bien la parole écrite que la parole parlée. Toutes les expressions parlées et écrites se réfèrent à cette écriture originale.

Pour donner un exemple de sa méthode de grammatologie, Derrida utilise l'interprétation biblique rabbinique et kabbalistique, non sans éprouver une certaine reconnaissance pour l'existence de ces travaux. Là encore, un texte parlé est vu comme étant une partie, ou comme étant identique à la fixation écrite. Si l'on part du plaidoyer de Derrida pour le primat de l'écriture, on voit la différence qui le sépare d'Arkoun. Ce dernier ne valorise-t-il pas l'écriture, de façon tout opposée à Derrida, en invoquant des anthropologues comme Lévi-Strauss, qui se reconnaissent dans l'héritage de Rousseau. On ne peut pas ne pas voir l'existence d'une profonde parenté entre la pensée de Derrida et la tradition juive, ce qui implique aussi une parenté entre la pensée de Derrida et une certaine tradition de philosophie islamique.

Selon Habermas, il faut estimer que Derrida est le défenseur du principe juif «de la lettre contre l'esprit». Un tel principe est à l'opposé à l'interprétation de Saint Paul, «qui jette le discrédit sur l'histoire de l'interprétation de la Torah orale, histoire qualifiée de «lettre morte» (1 Cor. 3,6), et qui y oppose «l'esprit vivant» de la présence immédiate du Christ. Derrida obtient de cette manière une place dans l'apologétique juive» (Habermas 1985: 208).

Discutant la prééminence du discours oral chez Levinas, Derrida pose la question suivante: «comment le hébraïsme pourrait-il, d'ailleurs rabaisser la lettre, dont Levinas sait si bien écrire l'éloge?». Dans le même ouvrage, Derrida parle encore de l'interprétation kabbalistique juive: «Aimer la Thora plus que Dieu ... c'est protection contre la folie d'un contact direct avec le Sacré» (1967: 51). L'écriture, c'est le moyen d'expression primaire de la langue. L'écriture a le primat sur le logos. La critique du logocentrisme devient de cette manière un renouveau des principes de l'exégèse rabbinique: «Le choix de Derrida pour l'écriture dans le but de s'opposer au logocentrisme occidental, c'est un re-surgissement de l'herméneutique rabbinique, re-surgissement obtenu en opérant un déplacement. Derrida veut nous libérer de la théologie greco-chrétienne, et nous faire retourner de l'ontologie à la grammatologie, de l'être au texte, et du logos à l'Écriture-scripture» (Susan Handelman chez Habermas: 217-218). La procédure grammatologique de Derrida se trouve alors radicalement opposée à celle d'Arkoun, dont les références au «logocentrisme» islamique ne peuvent être que contradictoires (cf. ci-haut 2,f).

En attribuant à l'écriture une place à ce point centrale, Derrida prête le flanc à la critique: on lui reproche d'être amené, logiquement, à devoir nier les réalités sociales et les institutions, c'est-à-dire à devoir nier le «dehors du texte». Comme chez Foucault et Baudrillard, il n'existe plus d'espace pour un contre-discours social de révolte et de résistance. Dews nous rend attentif à «l'écart entre textes et institutions», et à «l'incapacité consécutive de Derrida de prendre en compte l'existence de cet écart. Parce que Derrida ne peut qu'admettre que les institutions ne sont pas simplement des structures textuelles ou discursives, mais consistent outre cela en un «système puissant de forces et d'antagonismes multiples». Pourtant cette reconnaissance d'une réalité non-textuelle entre en conflit avec ce que prétend Derrida lorsqu'il affirme qu'il n'existe pas de «dehors» par rapport au texte» (o.c. 35). Il fallait réduire les antagonismes politiques à n'être plus que les contradictions logiques d'un discours. C'est en réalité impossible. Il va de soi qu'Arkoun refuse d'assumer ces conséquences radicales, qui sont propres à la grammatologie déconstructive. Comment, en effet, pourrait-il autrement, créer un espace pour l'événement de la Révélation, qui est justement un «dehors du texte», tandis que chez Derrida, l'existence d'un «dehors du texte» demeure une question non résolue?

La méthode de Derrida, appliquée aux textes sacrés, fait encore difficulté dans bien d'autres domaines. Ainsi, la méthode de déconstruction, si on l'applique conséquemment, ne mène-t-elle pas à une destruction, même si, en théorie, déconstruction et destruction sont deux concepts différents? «Destruction signifie: anéantissement, réduction, périssement; au contraire, déconstruction signifie démontage d'un mur sur lequel a été érigée une tradition de pensée, démontage qui va jusqu'aux fondements, et qui démonte éventuellement aussi les fondements-mêmes, afin de pouvoir ériger de nouveau sur les mêmes fondements, ou sur d'autres, une nouvelle idée plus convaincante - ou la même idée sous une forme plus convaincante» (Frank: 400). Il convient cependant de se demander si dans le cas d'une réflexion sans sujet, la déconstruction ne retombe pas au niveau d'une pure et simple destruction. Il en va à coup sûr ainsi chez Lacan, chez Deleuze et chez Guattari, qui, tous, parlent de l'homme comme «machine sans sujet» (cf. Frank: 401). Pour bien d'autres raisons encore, le (post)structuralisme nous paraît être une entreprise contestable. En ce qui concerne son applicabilité aux textes sacrés en particulier, il laisse nombre de questions sans réponse.

Le bref exposé que je viens de consacrer à la critique de la méthode archéologique de Foucault et à la critique de la déconstruction de Derrrida, dans laquelle Arkoun puise sa terminologie, n'avait d'autre but que de montrer combien ces théories, appliquées aux textes sacrés, souffrent nécessairement de limitations. Si l'intention d'Arkoun n'est pas de faire disparaître, archéologiquement, la totalité de l'âme et du sujet, la question se pose de savoir comment appliquer une telle méthode dans une étude de l'islam respectant sa dimension historique et prophétique. La déconstruction telle qu'elle a été appliquée par les poststructuralistes, détruit, quant à elle, la notion de transcendance et de sujet, qu'elle soit de nature humaine ou divine. Elle ne peut donc s'en servir pour les données de l'islam, si ce n'est de manière aliénée, éclectique, et en procédant par trop par analogie. Concluons par une prise de position: dans les prétentions qu'Arkoun a d'invalider les méthodes classiques des historiens orientalistes, voire de la tradition islamique orthodoxe, un tel projet d'étude de l'islam nous paraît peu crédible.
 

9. COMPARAISONS.(retour) Évaluation de la prise de position d'Arkoun face aux modèles des penseurs musulmans contemporains.

Il faut voir dans l'œuvre d'Arkoun une œuvre rénovatrice, en même temps qu'une œuvre originale. Arkoun est en effet le premier penseur à avoir entamé une discussion sur la possibilité d'une interprétation radicale et nouvelle de l'islam et de son histoire, de ses pensées et de ses impensés sur la base des concepts d'une philosophie contemporaine, notamment celle de Foucault et de Derrida.

Sur la base des nécessités scientifiques et de sa critique audacieuse, Arkoun, dans ses nombreux articles, ébauche le programme d'un islam qui répond aux défis de la modernité à l'occidentale, et qui ne recule pas à relever le défi de l'impensable. Souvent, il forge avec méthode des notions nouvelles, il fait des distinctions éclairantes entre «mythe» et «mythologie», et facilite, ce faisant, l'interprétation contemporaine, qu'il propose. Toutefois, l'entreprise d'Arkoun pâtit de ne pas disposer d'une tradition épistémologique qui serait appropriée à sa démarche. De plus, nombre de notions étant empruntées au discours postmoderne, discours qui exclut l'ouverture à une transcendance, elles se prêtent mal au projet arkounien. Aussi Arkoun se voit-il obligé de faire référence au paradigme classique des Mut`azila et d'Ibn Ruchd, l'aristotélisme du moyen âge, et d'utiliser ce même paradigme Pourtant, la continuité de ce paradigme médiéval, avec les propos qui sont les siens sur la modernité, reste aujourd'hui encore inachevée, et cela n'est pas seulement le cas pour Arkoun, mais aussi pour tous les écrivains musulmans qui prétendent continuer l'héritage classique de la raison islamique (Von Kügelgen 1994).

Après avoir lu notre ouvrage, le lecteur peut toujours se demander quelle est finalement la place d'Arkoun dans le paysage de la pensée islamique moderne? Mais quelle perspective faut-il adopter pour juger de la place occupée aujourd'hui par sa pensée? Seyyid Hossein Nasr a établi une échelle qui juge chaque penseur selon un trait qu'il considère comme essentielle, la fidélité à la tradition. Sur cette échelle, Arkoun se trouve situé parmi les modernistes, en compagnie d'Ali Shari`ati. Un tel résultat ne fait qu'accroître la confusion (Hossein Nasr 1987). Issa J. Boulatta (1990: 83) estime à tort qu'Arkoun - dans des buts de recherche scientifique - défend la démarche qui consiste à transformer l'islam en idéologie de lutte. Bassam Tibi, qui, lui, est un partisan aussi convaincu des Lumières qu'Arkoun lui-même, propose une classification des penseurs islamiques en fonction du degré de parenté qui existe entre leurs conceptions et l'intégrisme (cf. Tibi 1992). Enfin, une certaine méfiance s'étant installée, il est devenu à la mode de juger chacun des penseurs islamiques selon le pourcentage de pensée fondamentaliste - tout comme des boissons selon leur degré alcoolique - en fonction du danger qu'ils représentent. Je ne crois pas que ces diverses classifications éclairent des traits essentiels, que ce soit de la pensée islamique ou que ce soit de la pensée islamiste.

C'est la raison pour laquelle je propose une autre division: je propose d'adopter comme critère de classification l'épistémologie spécifique adoptée par chacun des penseurs ou par chacun des groupes de penseurs. Un tel critère interroge les auteurs quant à la relation qu'ils établissent entre tradition islamique et modernité, relation qui peut être, par exemple, une relation de rupture entre l'une et l'autre. Il existe, en réalité, entre toutes ces pensées, des traits communs. Aussi bien notre critère impose-t-il le choix du modèle caractéristique, du modèle qui représente le procédé le plus spécifique du penseur. Cette procédure présente également l'avantage de permettre de distinguer entre les différents soi-disant «fondamentalistes», que l'on met à l'heure actuelle facilement dans le même panier. A titre d'exemple, dans la classification que je propose, j'évoquerai quatre auteurs, Ziauddin Sardar, Hasan Hanafi, Mohammed Abed al-Jabri et Mohammed Arkoun:
1. Modèle de la répétition de l'âge d'or, du «cargo-culte». En principe, la situation est simple: autrefois, l'Occident a accaparé la science islamique, unique source de modernité, et aujourd'hui l'islam exige, de droit, le retour de son héritage. En tant que telle, la science, notamment dans ses applications techniques, n'est pas considérée comme un savoir dégénéré, mais plutôt comme un savoir usurpé.

La rupture épistémologique se définit alors comme une défection de l'islam, elle est surtout d'ordre moral. Par conséquent, l'effort d'une victoire sur la jahiliya, sur l'ignorance coupable, est surtout à faire dans le domaine moral et politique, et non pas, comme dans la tradition des Lumières, dans le domaine cognitif de la raison. Ces domaines, moral et politique, exigent autant une conversion globale de la société qu'une conversion globale des mœurs de l'individu selon les préceptes divins de la chari`a islamique. Par contre, en ce qui concerne la science, l'islamiste, qu'il soit modéré ou fanatique, ne parle pas de rupture, mais plutôt de reprise d'héritage. Encore faut-il préciser que cet héritage se réduit à une prise de possession de la technologie, et se trouve lié à un refus radical des méthodes fondamentales de la recherche, notamment dans les sciences humaines et historiques, considérées comme des sciences aberrantes et païennes. Toutefois, ce refus de principe de certaines méthodes scientifiques paraît être camouflé et contesté. La répétition d'un âge d'or, l'instauration révolutionnaire d'une société convertie amèneront avec elles toutes les richesses promises, qui, maintenant, se trouvent refusées au peuple de Dieu. L'accomplissement du juste rituel fera automatiquement revenir l'abondance perdue. Dans cette perspective de répétition, on pourrait classer la plupart des idéologies islamistes populaires et courantes qui représentent un véhicule pour la résistance aux pharaons qui sont au pouvoir.
2. Modèle de transformation épistémologique radicale. Des penseurs comme Ziauddin Sardar (1984, 1987) et Adel Hossein proposent une réforme plus sérieuse de transformation de la science et de la vie sociale. On classe normalement ces penseurs dans la catégorie des fondamentalistes, alors qu'ils en diffèrent considérablement. Pour eux, il existe une rupture profonde entre, d'une part, l'islam et, d'autre part, une modernité et une science «dégénérées». Afin que la science et la société soient compatibles avec l'islam, on exige une révolution épistémologique selon de nouvelles conceptions empruntées à la tradition islamique et élaborées à partir d'elle. Le problème de la science ne se réduit pas à un simple transfert de technologie, car ce qui est en cause, c'est le fondement même de la science. Une nouvelle science islamique ne saurait en effet s'identifier sans l'introduction de nouvelles conceptions éthiques. Et sans cette révolution épistémologique fondamentale, le projet d'une instauration de la société islamique échouera.
3. Modèle d'incorporation et d'évolution. Dans notre classification, il faut réserver une place spéciale à l'excellent connaisseur de la philosophie occidentale qu'est Hasan Hanafi. Hanafi regarde la tradition de Descartes, la tradition de Spinoza, et toute la philosophie des Lumières comme une prolongation et une confirmation de la pensée islamique classique. Ce geste «impérialiste» qu'il fait, si l'on peut dire, à l'envers, il le justifie par sa thèse selon laquelle il existerait une science qui serait l'occidentalisme. Or, l'existence de cet occidentalisme justifie l'attitude scientifique distanciée d'un oriental vis-à-vis de la culture européenne, attitude équivalente à celle des orientalistes envers sa propre culture. Selon Hanafi, sur le long terme, l'oscillation historique en cours montrera que la culture orientale n'est plus en déclin, qu'elle connaît un nouvel essor et qu'elle surpassera la culture occidentale.

Dans des sociétés qui adoptent l'étroitesse d'un mode de pensée orthodoxe ou islamiste, c'est précisément cette incorporation, de l'évolution occidentale dans l'héritage arabe qui constituera une bombe à retardement, et c'est là, selon moi, l'élément primordial de la thèse de Hanafi. C'est la raison cachée pour laquelle la pensée révolutionnaire de Hanafi est en mesure de régler radicalement son compte à toute forme de supranaturalisme, et se trouve proche des interprétations «matérialistes» de certaines théologies chrétiennes de la libération. Il est donc faux de considérer que la démarche de Hanafi, en tant que telle, est issue d'un fondamentalisme conservateur ou idéologique. Sa démarche révolutionnaire diffère cependant de celles de Sardar et Hossein. Le dépassement de l'Occident par l'Orient arabe se déroulera à une vitesse modérée, parce qu'il se fera selon un modèle évolutif, sans ruptures épistémologiques. L'aspect révolutionnaire de la pensée de Hanafi est donc surtout social, comme chez l'Iranien Ali Shari'ati, qui, tout autant que Hanafi, prend pour point de départ l'imaginaire social islamique. Toutefois, sa vision de la continuité historique orientale semble surtout issue d'une approche pragmatique:

«Dans le Moyen Orient et dans le monde non occidental, l'Occident ne peut pas être un modèle pour nous. Nous sommes encore des sociétés traditionnelles, nous ne faisons pas de coupures épistémologiques avec le passé. Nous continuons à regarder des livres comme le Coran, comme sources de la connaissance. Nous n'induisons pas notre science, de la nature, parce que nous continuons à penser qu'al-Ghazali, al-Shafi'î, et d'autres encore sont des autorités. Parfois, nous pensons même que l'ancien a plus de valeur que le nouveau, qu'al-salâf sont meilleurs qu'al-khalâf, que les anciens sont meilleurs que les modernes. Nous n'avons pas encore atteint le stade de la modernité, ce qui ne signifie pas que nous sommes contre la modernité. Nous nous efforçons toujours, à l'heure actuelle, de mettre du vin nouveau dans de vieilles outres, nous nous efforçons de développer les idées du passé.

Si vous vous trouvez dans les rues du Caire ou de Damas, et si vous dites «cogito ergo sum», c'est encore aujourd'hui une grande révolution, parce que, là-bas, les gens vous dénient le droit de penser, le droit d'exister. Sur l'une des portes de nos aérodromes, il était écrit «ne pensez pas, nous penserons pour vous». C'est la raison pour laquelle il faut que nous nous concentrions d'abord sur la transition de la tradition vers la modernité. Dans nos sociétés, des gens qui suivent la dernière mode de Lacan ou Foucault se trouvent complètement isolés, et sans influence ou sans impact sur les masses. Eux, ils ressemblent aux gens qui jouent avec des «gadgets» d'une nouvelle mode occidentale, comme une montre ou une cravate neuve. Modernisme pour nous, ne signifie pas s'adapter à la dernière mode occidentale, mais désigne la façon d'opérer une transition d'un stade à un autre, du traditionalisme au rationalisme, de la prédestination à la liberté de la volonté, du texte comme source de connaissance au texte comme objet de connaissance. Toutes les cultures ne vivent pas dans la même période historique, certaines sont très avancées, d'autres à mi-chemin, d'autres encore au commencement de la route. Comparez par exemple l'Égypte au Yémen ou à la Mauritanie (interview avec l'auteur, Soera 1994, 3, 1).

L'intention de la démarche de Hanafi semble bien exprimée par ce conseil d'Alain Touraine, penseur génial qui a récemment réécrit les relations entre la tradition et la modernité: «Il ne faut plus appeler moderne la société qui fait table rase du passé et des croyances, mais celle qui transforme l'ancien en moderne sans le détruire, celle qui sait même faire en sorte que la religion devienne de moins en moins un lien communautaire, de plus en plus un appel à la conscience, qui fait éclater les pouvoirs sociaux et enrichit le mouvement de subjectivation» (Touraine: 371).
4. Modèle d'intégration spécifique. En partant du développement spécifique de «la raison arabe», on pourrait, selon Mohammed Abed al-Jabri, l'intégrer sans avoir à jeter un pont au-dessus d'une rupture profonde. La «raison arabe» s'intégrerait à titre de partenaire de la raison occidentale et sur un pied d'égalité par rapport à cette dernière, dans un développement universel de la raison mondiale. Notre rapport à la tradition, «doit consister pour nous à rejoindre la marche du progrès qui s'accomplit au niveau planétaire ... Hélas, la modernité dans la pensée arabe contemporaine n'en est pas encore là. Elle reste réduite à s'inspirer, dans la conception de ses thèses, de la modernité européenne» (1994: 24). Pourtant, ce comblement du fameux retard historique aboutira à une pluriformité des pensées, «car il n'existe pas, en fait, une modernité absolue, universelle et planétaire, mais plutôt des modernités, différentes d'une époque à l'autre et d'un lieu à l'autre ... La modernité doit donc différer en fonction de chaque espace, de chaque expérience historique» (1994: 25).

La tradition de cette pensée «arabe» spécifique, notamment telle qu'elle a été développée en Andalousie par Ibn Hazm en par Ibn Ruchd, a mis en place un mode de pensée fondamental qu'il faut continuer à pratiquer, sans toutefois accepter les contenus concrets de la tradition, la problématique aristotélicienne appartenant au passé. Le paradigme andalousien propose le rejet radical de toute forme d'application de la procédure centrale de l'analogie, du qiyâs. La pensée analogique consiste «à rechercher ce qui, dans le passé, pouvait être rapporté analogiquement au présent. Ainsi «l'analogie du connu à l'inconnu» ... se transforma en une pratique consistant à rapporter par analogie le nouveau à l'ancien. La connaissance du nouveau consisterait alors à «découvrir» un ancien auquel rapporter ce nouveau» (1994: 45).

Ce mécanisme mental d'analogie entraînait une suspension des notions de temps et d'évolution: tout présent était systématiquement rapporté au passé, d'où l'absence de perspective historique dans la pensée arabe. L'opération analogique empêchait également l'examen détaillé des termes de l'analogie ou leur analyse, d'où l'absence d'objectivité dans la pensée arabe. C'est la raison pour laquelle ce n'est pas la seule pensée islamiste et la pensée arabo-marxiste, mais aussi «tous les courants de la pensée arabe» qui « empruntent leur projet de renaissance à un modèle passéiste: le passé arabo-islamique, le «passé-présent» européen, l'expérience russe, l'expérience chinoise...» (1994: 46).

La pensée andalouse occidentale d'Ibn Hazm et d'Ibn Ruchd, signifie donc, selon Jabri, une rupture épistémologique avec le modèle d'imitation, du taqlid, et le modèle de l'analogie, avec le «conciliationnisme» d'Avicenne, qui fut «promoteur de la pensée des ténèbres», pensée qui traîne avec elle des relents gnostiques «orientaux». Ibn Ruchd repoussait l'offensive de Ghazâlî contre la philosophie. Jabri pose comme thèse qu'Ibn Ruchd appliquait une méthode axiomatique qui évitait l'antagonisme ou la contradiction entre la sagesse et la religion. Selon les termes d'Ibn Ruchd: la sagesse est la compagne et la sœur de lait de la religion. Ibn Ruchd distingue la religion de la raison, de la façon suivante: «Si l'une diffère certes de l'autre par ses prémisses, ses principes et ses méthodes d'argumentation, toutes deux concourent au même but: l'acquisition de la Vertu ... Il faut relever la rationalité dans ces deux domaines à l'intérieur même de chacun d'eux» (1994: 144-6).

Le devoir du penseur arabe moderne, c'est d'adopter l'esprit averroïste: «il faut le rendre présent dans notre pensée, à notre regard et dans nos aspirations de la même manière qu'est présent dans la pensée française l'esprit cartésien, ou dans la pensée anglaise l'esprit empiriste...» (1994: 168). Ces références montrent également la différence qui existe entre la pensée de Jabri et celle d'Arkoun. La différence se marque notamment par l'insistance de Jabri sur l'absence d'une rupture radicale entre l'épistémè médiévale et l'épistémè moderne. C'est cette absence de rupture qui explique la validité actuelle de la pensée d'inspiration averroïste, et c'est cette absence de rupture qui fait que les penseurs arabo-islamiques actuels se doivent de maintenir cette inspiration.

Il n'est pas enfin sans importance de savoir que chez Jabri, le préfixe «arabe», comme dans l'expression de «socialisme arabe» renvoie à un nationalisme exclusif. Jabri exclut, par exemple l'utilisation de la langue berbère dans l'enseignement, langue qu'il faut, en tant que telle, «assassiner». Cet exclusivisme laisse ouverte la question de savoir si, chez Jabri, la conception de la modernité s'adresse à l'ensemble des sociétés maghrébines prises dans leur globalité, ou bien seulement à une élite arabe restreinte.
5. Modèle d'illumination par la raison des Lumières. Dans la pensée d'Arkoun, les ruptures sont primordiales, en particulier celle qui s'est produite dans le siècle des Lumières entre tradition et modernité. D'un autre côté, sa pensée exige une intelligibilité holistique qui dépasse la situation actuelle. On pourrait caractériser sa pensée comme une pensée illuminée, - pas au sens où l'entend la philosophie islamique classique, mais dans la mesure où l'insertion du musulman dans la modernité se passe par un acte d'illumination de sa raison individuelle. Aussi, vis-à-vis de la science sociale réellement existante, Arkoun répète-t-il son exigence de la voir se fonder sur une illumination de la raison telle que l'a déjà élaborée le siècle des Lumières. Néanmoins, compte tenu de l'exposé de Hanafi, n'est-ce pas une démarche précipitée de la part d'Arkoun, que de s'imaginer la possibilité, pour le monde islamique, de prendre pied dans le développement occidental actuel?

Toutefois, si nous comparons Arkoun à l'islamiste marocain Yassine, qui s'inscrit dans la ligne de Mohammed Abdou et des réformateurs du siècle dernier, force nous est de reconnaître une parenté intime entre Arkoun et ceux qui restent emprisonnés dans des méthodes de concordance. Pour Arkoun comme pour les héritiers des réformateurs du siècle dernier, il s'agit de réconcilier la tradition avec la modernité, sans entamer une critique historique radicale des textes sacrés et des données qu'ils tiennent du passé. La rupture épistémologique radicale qui s'opère dans la défection de la compréhension de l'islam original, et qui se manifeste aussi par l'existence d'une jahiliya, d'une ignorance médiévale, qu'elle soit morale ou cognitive, est à situer, chez Arkoun comme chez les fondamentalistes, dans le domaine d'une politique étatique, qui est un mélange de religion et de politique, dirigé contre un laïcisme positiviste. Structurellement, tout au moins, la démarche d'Arkoun et de Yassine est la même, elle nécessite un changement radical, une rupture. Les croyances traditionnelles ne suffisent plus, ni les anciens régimes: de même que chez Kant et Arkoun, la culpabilité de l'individu mineur l'oblige à un acte de conversion à la raison moderne, de même, un islamiste sophistiqué comme Yassine met l'accent sur la culpabilité de l'individu dans la corruption sociale et politique afin qu'il se convertisse moralement.

Même si, à l'heure actuelle, il est difficile d'être impartial, alors que l'on est confronté à la violence engendrée par une réforme religieuse politisée à l'extrême, et dont des maffias armées paraissent souvent s'être emparées, il ne faut néanmoins pas être obnubilé par les traits qu'ont en commun les différents camps dans le champ politico-religieux. Il est même faux de mettre au débit de l'islam les massacres, les injustices et les inégalités notamment envers les femmes, sans tenir compte de ce que le manque d'expression démocratique, - surtout si, comme en Algérie, l'on ne respecte pas le verdict des urnes -, l'absence totale d'une société civile et l'absence des droits de l'homme, qui se trouvent à l'origine des catastrophes sociales, ont été voulus par des régimes répressifs d'orientation socialiste ou libérale, faussement regardés comme laïques. Ajoutons que ces régimes n'ont pu rester en place pendant des décennies sans le soutien d'un Occident qui, aujourd'hui, s'en distancie.

L'analyse que j'ai faite, en appliquant la théorie de Max Weber, nous amène aussi à imputer également aux célèbres instaurateurs de la Réformation chrétienne, la violence et les guerres de religion, qu'on pourrait regarder comme le produit des idées politiques des réformateurs dans le champ politico-religieux. Il me paraît par conséquent nécessaire de s'interroger sur la condamnation radicale que prononce Arkoun à l'endroit de tout réformateur et de tout penseur religieux soupçonné d'idéologie politique.

En fin de compte, la réponse d'Arkoun se base essentiellement sur son programme: l'intelligibilité de la raison scientifique contemporaine - encore trop héritière d'un positivisme dépassé -, sera élargie, à l'avenir, aux domaines religieux. Dans une telle entreprise, l'anthropologie culturelle jouera un rôle central. Toutefois, lorsque l'on place Arkoun devant les conséquences de sa propre démarche anthropologique, en particulier lorsqu'on le confronte à la pertinence que revêt la culture berbère, qui est sa culture d'origine, on assiste à une reculade du penseur qui se réfugie dans une prise de position qui confine souvent à l'orthodoxie.

Dans le cas concret de la culture berbère, que nous évoquons ici à titre d'exemple, Arkoun n'intègre pas, ni ne cherche à intégrer, les profondes analyses anthropologiques de la culture berbère dans une vision de l'islam contemporain, par exemple dans le cadre offert par Bourdieu et ses collaborateurs. Ainsi donc, chez Arkoun, les résultats de l'anthropologie culturelle pratiquée sur le terrain se trouvent comme résorbés dans sa condamnation de «bricolage» populaire et du populisme. Reste à savoir si cela est suffisant, tandis que, «dans l'ensemble du monde, le principal clivage politique n'est plus celui qui oppose une classe sociale à une autre, les salariés aux propriétaires, mais celui qui sépare la défense de l'identité du désir de communication. Dans les pays riches comme dans les régions pauvres se fait entendre avec une force croissante l'obsession de la différence et de la spécificité. Les plus pauvres se définissent par une religion, les plus riches par leur appel à une raison qu'ils considèrent comme leur bien propre» (Touraine 1992: 370)?

Contrairement à ce qui se passe pour un théoricien comme Laroui, l'exigence de modernité d'Arkoun l'empêche - même programmatiquement - de trouver ou même d'indiquer une vraie synthèse interculturelle. Chez Arkoun, une synthèse de l'héritage islamique et des cultures dans lesquelles l'islam s'est développé, et donc, aussi, une synthèse de l'héritage islamique et de la modernité restent exclues. Nous en trouvons la raison fondamentale dans sa conception des différentes ruptures épistémologiques. Et pourtant, trouver une synthèse moderne, différente de celle de l'époque classique, la justifier, et donc contextualiser les données traditionnelles de l'islam, - que ce soit avec la modernité occidentale «importée», ou que ce soit avec les riches traditions qui ont survécu du «passé» islamique, comme celles des Berbères -, n'est-ce pas là, depuis deux ou trois siècles, la problématique centrale qui plonge le musulman en un réel désarroi?

On reconnaîtra, avec Arkoun, que l'opération islamiste qui consiste à identifier les conceptions de la vie différentes de celles proposées par l'islam, à la jahiliya, à l'ignorance pré-islamique, et le fait de ne retenir de la science que ses produits et sa technologie constituent une falsification de la réalité musulmane. Reste que la question de la synthèse entre tradition et modernité n'est pas résolue pour autant. Or, cette exigence de synthèse est primordiale et inclut, en cette fin du vingtième siècle, une nouvelle formulation, à l'intérieur même des dogmes islamiques, de la position de la femme, des droits des minorités ethniques, de la liberté de l'imaginaire religieux des écrivains et des dissidents quasi hérétiques, ainsi qu'une nouvelle formulation de l'espace que l'islam réserve à la société civile, et donc de l'intime relation de la religion (din ) et de la politique (dunya, daoula, siyasa).

Même si l'œuvre d'Arkoun, dans ses meilleurs moments, analyse cette contextualisation pendant les périodes historiques où l'islam était à son apogée, - comme il le fait, par exemple, dans son livre consacré à Miskawayh -, et même s'il s'y réfère, il n'a pas réussi à offrir une synthèse méthodique. Sa conception de ruptures radicales l'oblige en effet à faire appel à une science nouvelle, la théoanthropologie, qui devrait se développer dans un futur qui me paraît utopique. C'est là encore une raison pour laquelle l'entreprise d'Arkoun paraît limitée, comme en témoignent ses réponses lorsqu'on l'interroge sur les problèmes concrets posés par l'islam qui est celui des immigrés maghrébins. La question qui se pose est de savoir s'il tient compte de leur imaginaire. Normalement, Arkoun ne leur répond qu'en se fondant sur des solutions intellectuelles et sur des évidences de bon sens, issues d'un libéralisme éclairé et d'un œcuménisme humaniste valant pour tout le monde méditerranéen, et dans lequel l'imaginaire islamique ne joue qu'un rôle très restreint. Invité par les médias, en fait comme représentant de la communauté des musulmans, Arkoun n'hésite pas à critiquer sévèrement des prises de position autres que les siennes, comme étant idéologiques.

Pourtant, plus que les prises de position d'Arkoun, elles expriment davantage les aspirations réelles qui vivent parmi les immigrés. La vision d'Arkoun néglige en effet les aspirations des immigrés à se rebeller, aspirations que ces mêmes immigrés expriment dans l'islam conservateur qui est le leur. Il en résulte que cet islam est, de fait, pour eux, le véhicule qui exprime leur volonté de changement. Plutôt que de vouloir les convertir à une modernité qui se trouve hors de portée de leur imaginaire, il semble plus adéquat de les émanciper, comme le veut Hanafi, à l'intérieur du système islamique, en traduisant en une langue traditionnelle compréhensible, les aspirations de la population musulmane à plus de justice, d'égalité et de raison tolérante. Ces aspirations étant autant d'appels, travestis en formules religieuses, à une société civile moderne.

Tenant compte de la vision d'Alain Touraine, ne faudrait-il donc pas élargir la vision d'Arkoun qui me paraît encore trop être victime de ce que Touraine appelle une «présentation idéologique brutale», d'une «vision caricaturale», c'est-à-dire d'une vision d'un nouveau «triomphe des lumières» sur l'orthodoxie, notamment sur l'«obscurantisme» des islamismes. La vision libérale d'Arkoun ne néglige-t-elle pas aussi les «formes de propriété ou d'organisation sociale» dont souffrent actuellement les sociétés islamiques concernées, comme en a souffert la société française du XVIIIe siècle? Le volontarisme intellectuel, illuminé par la raison des Lumières d'Arkoun, n'est-il pas trop marqué par sa non-prise en compte des dimensions sociales et politiques et de l'idéologie contenue dans la «religion», prise en un sens élargi, comme la définit Touraine?

«Les rapports entre le christianisme et la modernité ont été enfermés, surtout en France et dans les pays de tradition catholique, dans une présentation idéologique brutale. La religion était le passé, l'obscurantisme; la modernité était définie par le triomphe des lumières de la raison sur l'irrationalité des croyances. La société rurale n'était-elle pas souvent un univers étroit, plus soucieux de continuité que de changement et où l'Église - appuyée surtout sur les femmes - se souciait de maintenir son contrôle culturel sur des esprits troublés par les séductions de la ville et du progrès? Cette vision caricaturale fut renforcée par l'affrontement des cléricaux et des laïcs, qui était en effet largement celui d'une France traditionnelle avec des classes moyennes et une classe ouvrière montantes. Un tel tableau s'appuie sur des réalités indiscutables, mais il les interprète mal: il est plus vrai de dire que la résistance des sociétés rurales - et aussi urbaines - aux transformations économiques et culturelles s'est appuyée sur des croyances, comme sur des formes de propriété ou d'organisation sociale que d'affirmer que la religion joue, par nature, un rôle de conservation et qu'à l'inverse l'esprit des Lumières est toujours favorable à l'élargissement de la participation sociale» (Touraine: 354).

Les notions scientifiques, avec lesquelles Arkoun conteste l'intégrisme islamique, notamment sa notion d'«idéologie» - notion déjà réfutée en soi par ses protagonistes postmodernistes comme Foucault - ne pourront être convaincantes que comme résultantes d'un libéralisme éclairé. Appliqué au champ politico-religieux des sociétés arabes, son libéralisme éclairé et dualiste, parce qu'ennemi de toute forme d'idéologie, ne s'avère-t-il pas être un «anachronisme» aliéné, tout comme celui du XIXe? Ce libéralisme n'est-il pas, justement, comme je l'ai expliqué, une manifestation de ce que l'inventeur moderne du discours de l'«idéologie», Karl Marx, entendait lui-même par «idéologie»?

En outre, forcé par une auto-censure que lui impose l'allergie, développée - bien à tort - par les oulémas et les islamistes en raison du modernisme de son vocabulaire, Arkoun, au fond, ne renouvelle-t-il pas structurellement les prises de position de l'orthodoxie musulmane, position dont il se réclame d'ailleurs lui-même, lorsqu'il décrie les méthodes scientifiques de l'orientalisme. Arkoun dénonce l'orientalisme, partie intégrante des sciences modernes de l'histoire, comme un savoir qui laisserait derrière lui un «champ de ruines». En refusant de parcourir le champ de ruines des orientalistes, Arkoun ne laisse-t-il pas les musulmans dans ce même champ de ruines, les dogmes historiques, tout comme les monuments de sa Kabylie berbère, étant rejetés dans un passé sans aucun rapport avec la vie quotidienne musulmane? Les musulmans sont alors livrés au dualisme des extrêmes que représentent, d'une part, la laïcité et l'enfermement dans la modernité, et, d'autre part, l'islamisme et la nostalgie du passé.

Comparée aux autres approches novatrices contemporaines, comme celles de Mahmoud Mohammed Taha, de Hasan Hanafi, ou de Sadiq al-Azm, l'approche d'Arkoun semble, à ce jour, inachevée: la constatation des ruptures épistémologiques, l'accent mis sur l'oralité et la narrativité du message coranique, l'«étatisation» idéologique des données coraniques, l'épistémè de la différence radicale de la modernité, restent aussi ambigus en tant qu'outils pour une réforme du champ politico-religieux des pays musulmans, que l'archéologie de Foucault pour une réforme sociale des sociétés laïques. On aurait pu espérer que cette position à mi-chemin, aurait rendu Arkoun acceptable des deux côtés. Mais le tragique de sa situation, c'est que ni son côté moderniste - cf. l'affaire Rushdie et les réactions des orientalistes -, ni son côté orthodoxe - cf. les diffamations notamment des islamistes - l'ont fait accepter comme intermédiaire.

En conclusion, ne faudrait-il pas proposer une orientation différente, mais qui procède d'intentions identiques à celles dont procède l'œuvre arkounienne, parfois jusque dans les notions utilisées? Cette orientation reposerait sur «l'émancipation du Sujet», sa rébellion individuelle, politique et idéologique, qui reconnaît l'existence de l'origine religieuse du Sujet dans la modernité. C'est là le chemin défini par Alain Touraine, quand il met l'accent sur la mobilisation des masses. Ne faut-il pas respecter l'unité du champ politico-religieux au Maghreb, d'où il faut espérer qu'après une phase sanglante et suicidaire, finalement, «le déchirement du sacré brise l'ordre religieux comme toutes les formes d'ordre social et libère le sujet incarné dans la religion comme il libère la connaissance scientifique». Ne faut-il pas attendre la réforme de l'intérieur du champ politico-religieux au Maghreb, comme, historiquement, cela s'est fait en Occident, si l'on en croit la perspective que Touraine nous en offre?

«L'esprit moderne s'est défini avant tout par sa lutte contre la religion. Ce fut vrai surtout dans les pays qui avaient été marqués par la Contre-Réforme. Il ne suffit pas de laisser mourir un tel discours qui a perdu toute force mobilisatrice, ni même de rappeler que les «calotins», au Chili ou en Corée par exemple, ont combattu les dictatures avec plus de conviction et de courage que bien des libres-penseurs; il faut refuser ouvertement l'idée de la rupture entre les ténèbres de la religion et les lumières de la modernité, car le sujet de la modernité n'est autre que le descendant sécularisé du sujet de la religion.

Le déchirement du sacré brise l'ordre religieux comme toutes les formes d'ordre social et libère le sujet incarné dans la religion comme il libère la connaissance scientifique enfermée dans une cosmogonie. Rien n'est plus absurde et destructeur que de refuser la sécularisation, qu'on peut appeler aussi laïcité; mais rien n'autorise à jeter le sujet avec la religion comme l'enfant avec l'eau du bain. Face à l'emprise croissante des appareils techniques, des marchés et des États, créations de l'esprit moderne, nous avons le besoin le plus urgent de rechercher dans les religions d'origine ancienne comme dans les débats éthiques nouveaux ce qui, en elles comme en eux, ne se réduit pas à la conscience collective de la communauté ni au lien entre le monde humain et l'univers, mais en appelle, au contraire, à un principe non social de régulation des conduites humaines.

Telle est la raison pour laquelle j'ai adopté avec tant de chaleur l'idée de droit naturel, inspiratrice de la Déclaration des droits de 1789: il s'agit d'imposer des limites au pouvoir social et politique, de reconnaître que le droit d'être sujet est supérieur à l'ordre de la loi, que la conviction n'est pas une rationalisation de la responsabilité, que l'organisation de la vie sociale doit combiner deux principes qui ne peuvent jamais se réduire l'un à l'autre: l'organisation rationnelle de la production et l'émancipation du Sujet. Celui-ci n'est pas seulement conscience et volonté mais effort pour associer sexualité et programmation, vie individuelle et participation à la division du travail» (Touraine: 248).
 
10. EXCLUSIONS.(retour) Débat sur l'universalité scientifique et la spécificité de la raison islamique entre Mohammed Arkoun et Ron Haleber.

a. La critique de la Raison islamique est-elle le successeur de l'ijtihâd?

HALEBER (H): Une question centrale sur votre choix épistémologique me semble être: votre instrument, la critique de la raison islamique, remplace-t-elle, à l'époque moderne, l'ijtihâd utilisé par les exégètes classiques? La coupure épistémologique entre tradition et modernité, telle que l'a montrée Michel Foucault pour la culture européenne, effectuera-t-elle aussi, selon vous, une coupure méthodologique sur les instruments de la connaissance, par exemple, sur l'ijtihâd? Et si votre réponse est positive, quelle valeur actuelle gardent en ce cas les œuvres classiques de l'interprétation islamique? Existe-t-il une continuité de l'interprétation dans l'histoire?

ARKOUN (A): L'ijtihâd est une attitude intellectuelle devant la religion comme pensée, comme connaissance; il introduit des exigences de méthode et de critique auxquelles l'exégèse des textes sacrés doit se plier. Dans la période historique qui va du VIIe au XIe siècle, où l'ijtihâd s'est imposé et développé, les instruments, les cadres de la connaissance critique étaient fournis par la pensée grecque (Aristote et son école), mais aussi par la pratique des docteurs musulmans eux-mêmes. En ce sens, la critique de la Raison islamique ressuscite le geste intellectuel de la raison islamique, mais utilise de nouveaux outils, un nouveau cadre de la connaissance. Donc il y a continuité de l'esprit, et rupture dans les méthodes et les exigences de la critique.

H: Faudrait-il donc conclure que la coupure épistémologique radicale entre tradition et modernité ne touche l'interprétation du Coran que sur le plan méthodique, et que le contenu du message coranique en soi n'est nullement concerné? Or, au moins depuis Descartes, il faut considérer qu'une telle séparation entre méthode et contenu est impossible.

Cette «rupture» des nouvelles «exigences de méthode et de critique» dans le «nouveau cadre de la connaissance» n'entraîne-t-elle pas une lecture différente du Coran, qui effectuerait une compréhension différente du contenu coranique? Les explications des oulémas traditionnels, qui sont liées à l'épistémè prémoderne, sont devenues incompréhensibles, inadéquates et donc superflues pour le croyant moderne, n'est-ce pas?

A: On ne peut pas répondre correctement à cette question centrale sur la validité du contenu des textes légués par le passé, dans toutes les cultures, tant qu'on n'a pas forgé des critères philosophiques d'évaluation qui seraient acceptés par tous. La modernité qui nous sert de cadre de pensée et d'analyse soulève elle même trop de questions demeurées sans réponse pour qu'on puisse l'ériger en instance suprême de jugement. C'est pourquoi la critique de la Raison islamique entraîne, chemin faisant, la critique de la raison dite moderne. Ceci dit, on peut, je crois, déjà avancer que le statut du religieux, du spirituel, du divin, du sacré, du vrai, du valoir, tel que le fixe ou le propose le Coran (mais aussi la Bible, les Évangiles et les grands textes religieux) est profondément modifié par les sciences de l'homme et de la société depuis les XVIe - XIXe siècles notamment. Je renvoie à toute la littérature sur l'histoire de la modernité.
b. La réception par Arkoun du «logocentrisme» de Derrida.

H: Votre méthode d'analyse des textes se rapproche beaucoup des idées de Derrida, par exemple, votre critique du logocentrisme arabo-islamique. Ce traitement présuppose une philosophie, par exemple, le «jeu» comme absence et rejet du signifié transcendantal (Derrida, Grammatologie: 73). Comment pouvez-vous appliquer ces méthodes tandis que dans les textes sacrés, le signifié transcendantal joue un rôle tellement important? Pendant ses discussions avec ses interlocuteurs, Derrida leur a souvent reproché de produire des signifiés transcendantaux qu'il faut considérer comme la réfutation de leur entreprise scientifique et comme un lapsus dans l'idéologie. Comment éviter le danger d'éclectisme méthodologique?

A: La critique du logocentrisme n'implique pas le rejet philosophique du signifié transcendantal; mais celui-ci cesse d'être considéré comme un donné accessible, adéquatement exprimé ou exprimable par les docteurs de la Loi; le signifié transcendantal dépend, dans la représentation que les hommes en ont, du langage, de ses règles, de ses contraintes sémantiques et rhétoriques. Donc, il n'est pas rejeté, mais déplacé vers les lieux et les moments concrets de son expression, de sa représentation, de ses effets sur les choix et les conduites des hommes. C'est pourquoi je parle des opérations de transcendantalisation dans le Discours théologique, métaphysique ou même juridique (les Usûl al-fiqh). Et tout cela est valable pour l'islam et pour toutes les traditions de pensée religieuse, philosophique. Cette position rejette aussi l'athéisme qui se contente de nier ou de rejeter la transcendance. Je travaille donc pour l'avènement d'une Autre pensée religieuse, d'une Autre pensée philosophique aussi, en Occident.

H: Votre usage du concept de logocentrisme diffère alors profondément de celui de Derrida. Mais cette dépendance et ce déplacement (et non pas ce rejet, comme vous l'expliquez) ne signifient-ils pas une disparition du signifié transcendantal, un travestissement et une identification aux «choix» et aux «conduites des hommes»? Cette opération scientifique ne signifie-t-elle pas en fait une transformation de la croyance religieuse en un humanisme immanent sans Dieu?

A: La réponse à cette question doit être élaborée dans le cadre défini ci-dessus (cf. question 1).
c. Différences et préjugés.

H: Votre insistance sur l'application des méthodes modernes à l'islam nous confronte à l'ancien problème des différences entre le milieu grec et la langue grecque, d'une part, et l'épistémè sémitique, juive et arabe, d'autre part (cf. l'actualité de cette profonde différence dans la discussion entre Derrida et Levinas). Comment évitez-vous une déformation de la réalité sémitique des textes coraniques et classiques arabes dans une logologie d'origine grecque, comme cette déformation a pu se faire dans le christianisme? Je n'ai pas trouvé de références dans vos textes à ce problème fondamental.

A: Je renvoie Levinas et Derrida dos à dos dans la mesure où l'un et l'autre maintiennent des «spécificités» sémitiques ou grecques (mais je ne suis pas sûr que ce soit le cas de Derrida). Cette opposition n'est pas pertinente du point de vue de l'anthropologie des cultures et de la philosophie du langage fondée elle-même sur une linguistique ouverte, englobante. Je reproche à tous les philosophes contemporains en Occident (Habermas, Derrida, Levinas, Adorno, etc.) de continuer à ressasser des apories occidentales, sans introduire les contestations venues des cultures islamique, chinoise, indienne, africaine, etc.

H: Trois siècles après l'instauration de l'idéal d'universalité de l'époque des Lumières, que vous admirez, vous reprochez encore à «tous les philosophes contemporains en Occident» leurs «apories occidentales». D'accord! Mais ne faut-il pas avouer qu'«une linguistique ouverte et englobante» paraît alors, après trois siècles, utopique et irréelle? De votre réaction, je déduis que vous estimez insignifiantes les influences, par exemple, de la pensée bouddhiste sur Heidegger, sur Von Dürkheim et, chez vous, sur René Guénon. Dans ces conditions, vos propres constatations ne prouvent-elles pas qu'il faut prendre comme point de départ scientifique, - et ce serait vrai aussi au niveau linguistique -, non pas une prétendue «science universelle» mais les spécificités culturelles, par exemple, la spécificité de l'univers arabe réfutée par ce soi-disant universalisme occidental qui réussit à peine à cacher son impérialisme culturel?

A: Ma critique des philosophes contemporains n'ignore ni ne minimise leurs apports positifs. Je crois que l'exploration philosophique s'élargit, s'approfondit, se nuance beaucoup. Il ne faut pas obscurcir ces nouveaux réels, et ces efforts, en réintroduisant de fausses querelles sur la spécificité et l'universalisme. Je ne me laisse jamais enfermer dans des pseudo-concepts; je préfère partager le dynamisme des penseurs; même si l'on exprime des insatisfactions, on peut apprendre beaucoup avec les Levinas, Ricoeur, Derrida, Rorthy, Habermas ...
d. Épistémologie scientifique versus épistémologie prophétique?

H: La pensée de Levinas insiste sur une épistémologie que je voudrais appeler «prophétique». Est-ce qu'il faut comprendre votre «fait coranique» dans ce sens, comme un «appel coranique»? Ou bien votre conception d'un «fait coranique» ne renferme-t-elle qu'une intention scientifique? Cette intention pourrait-elle être, par exemple, de mettre entre parenthèses le phénomène spécifique, multidimensionnel, de la révélation, et de faire du 'fait coranique' un objet accessible aux sciences modernes, sans toucher à son contenu, qui est un appel éthique? Levinas, au fond, détruit selon moi le niveau ontologique, et par conséquent, scientifique. Sa démarche nous confronte aux nécessités d'une méta-physique prophétique. Est-ce que votre projet voudra et pourra incorporer sa méta-physique ou rejetez-vous son choix épistémologique?

A: Je parle du discours prophétique selon les explications que je viens de donner, mais pas d'une épistémologie prophétique. Il y a des traits sémantiques, syntaxiques, rhétoriques qui confèrent au discours prophétique non une spécificité, mais une efficacité spéciale dans la genèse et l'imposition du sens. Le fait coranique est en effet, un fait de discours, entraînant une production typique du sens.

«L'appel coranique» est une expression d'exhortation, utilisable dans un sermon, non dans l'analyse critique du discours religieux. Le sermon comme la théologie reproduisent un sens établi, accepté, devenu orthodoxe pour la communauté; ils restent étrangers à la critique du discours.

La dimension éthique du discours coranique (ou religieux en général) ne peut être saisie et appliquée que sur la base des résultats acquis par l'analyse critique du discours. Les dérives idéologiques et les représentations fantasmatiques des sermons éthiques doivent être identifiées, montrées, et, si possible écartées. Je renvoie ici à la critique de la valeur de Nietzsche; et je ne suis pas Levinas dans sa construction idéaliste, dans l'esprit de la Bible de l'Éthique. Jamais Levinas ne s'est ouvert au prophétisme dans le Coran; je me demande s'il l'a fait même pour les Évangiles...

H: Pourtant, vous avez défini vous-même le contenu du fait coranique comme «un appel à la conscience» (Essais sur la pensée islamique: 311). Votre analyse critique du discours coranique ne signifie-t-elle pas une réduction de l'appel coranique à une exhortation homilétique de piété individuelle en négligeant l'empreinte totale que ce message a impliqué et impliquera sur la vie du croyant islamique, vie qui est liée à celle de la société?

A: L'appel à la conscience ne se confond pas avec la rhétorique du sermon qui agit surtout sur l'émotion. La conscience, c'est la prise de conscience avec l'intervention de la raison analytique et critique; c'est donc le contrôle de l'émotion et des forces du désir; c'est aussi l'attention portée aux conditionnements multiples qui font dévier la vie, les choix de la conscience lucide. Tout cela est présent dans le discours coranique.
e. Structure composite de l'«univers arabo-berbère»?

H: Avec les phénomènes culturels et sociologiques d'un islam maghrébin et de l'identité maghrébine, s'agit-il aussi d'«une appropriation berbère de l'expérience de Médine» comme c'est le cas chez les Mozabites (Critique: 312)? Cette appropriation spécifique a-t-elle engendré un univers arabo-berbère spécifiquement maghrébin, malgré l'exclusion de la culture berbère de la part de l'islam citadin, par exemple, de l'islam des Fassis? En quoi consiste cet univers arabo-berbère? Est-ce que vous ne tombez pas dans le piège qui consiste à vouloir opérer de cette manière un «bricolage» à la Claude Lévi-Strauss, que justement vous voulez éviter?

A: La question de ce que j'appelle l'espace maghrébin (cf. récemment, dans l'État du Maghreb, La Découverte, 1991, les quatre contributions que j'ai écrites et qui vous éclaireront) est traitée exclusivement avec les moyens de l'histoire, de l'anthropologie sociale et culturelle, en dehors de toutes les revendications politiques vis-à-vis des Berbères et de tous les affrontements arabo-berbères. Je veux d'abord montrer que l'histoire et l'anthropologie du Maghreb sont inconnues; c'est ce qui laisse la place à tant de débordements idéologiques. Aucune place pour le bricolage.

H: Vous expliquez dans votre texte, que j'ai cité, que votre usage du concept d'«ensemble de l'espace maghrébin» concerne la signification sociologique (o.c. 135). Ce qui m'intéresse, c'est au contraire, la signification épistémologique ainsi que votre analyse, au niveau des sciences de la religion, de votre conception d'«une appropriation berbère de l'expérience de Médine». Ou bien faut-il considérer «l'espace maghrébin» comme une retractatio de votre concept antérieur? Le problème, qui se pose à moi comme à vous, reste à résoudre: comment les Berbères peuvent-ils incorporer l'islam spirituel et transcendant dans leur culture propre, d'orientation naturaliste et immanente, sans se perdre dans des bricolages idéologiques?

A: L'espace maghrébin en tant qu'espace socio-historique ne comprend pas que la religion. Même lorsque j'étudie l'islam en tant que religion, je le réinsère dans l'ensemble des forces qui travaillent le champ socio-historique; c'est cela, l'aspect épistémologique du concept. Je ne parle jamais d'appropriation berbère de l'expérience de Médine; les Berbères n'existaient pas à l'état pur dans l'espace maghrébin, pas plus que les «Arabes». C'est pour suivre le processus historique de la formation de la société où les faits berbère, arabe, turc, français ... ont agit, que je parle d'espace, et non de Maghreb arabe, contrairement à ce que fait le discours idéologique. Actuellement, il faut parler de Maghrébins, de Tunésiens, de Lybiens, d'Algériens, de Marocains, etc., pas de «Berbères» ou d'«Arabes», si ce n'est quand il s'agit de désigner des groupes berbérophones.
f. L'islam maghrébin comme facteur d'intégration ou d'exclusion?

H: Quelle relation est établie chez les Maghrébins entre l'islam comme «facteur d'intégration, de promotion humaine et de paix», et l'islam comme facteur d'exclusion, de «coupure», entre villes et campagnes? Faut-il dénoncer l'islam citadin, malikite, qui refuse les «berbéro-barbares», et qui est «loin de remplir une fonction d'intégration de la personnalité marocaine» (crit: 318)? Faut-il dénoncer cet islam comme une pure idéologie, qui se situerait au même niveau que les nationalismes et les islamismes actuels?

A: Il n'y a ni pensée maghrébine critique, ni pensée islamique au Maghreb au sens de l'ijtihâd tel que nous l'avons défini il y a un instant, et cela, en particulier depuis la mort d'Ibn Khaldun, d'Al-Shâtibi, d'Ibn Ruchd. Voilà pourquoi la question des fonctions de l'islam au Maghreb n'est pas encore concrètement posée et analysée. Je prépare un ouvrage justement sur la notion d'espace maghrébin et sur les conditions d'une pensée maghrébine moderne. Tout ce qui se dit dans le Maghreb indépendant depuis les années 1956-1962 relève de l'idéologie, à l'exception de quelques efforts d'«intellectuels» qui ne parviennent pas à susciter d'échos durables et larges. Et l'on sait combien ces intellectuels peuvent brusquement rejoindre l'idéologie la plus militante.
g. Nécessité de transformation de notre langage actuel sur le racisme.

H: Vous rejetez l'usage de mots comme «racisme», «racial institute». Pendant une discussion à Amsterdam, en mai 1991, le professeur Mullard vous a reproché de ne pas respecter le niveau des discours quotidiens, par exemple, les discours des victimes du racisme. Le professeur Mullard vous a reproché de vous mettre au niveau aliéné et utopiste d'un discours qui regarde ces phénomènes comme appartenant au passé. Quelle est votre réponse?

A: Je prends en compte toutes les formes d'exclusion qui s'affirment tant dans les sociétés occidentales que dans les sociétés musulmanes. Le racisme est une manière courante d'escamoter les phénomènes et les mécanismes nombreux de l'exclusion. Donc, je généralise et ouvre le problème, au lieu de le fermer, et de le rejeter dans l'exhortation morale, dans les discours abstraits sur les droits de l'homme et dans l'humanisme. Le musulman victime du «racisme» est lui-même un «raciste».

H: Pardonnez-moi, mais j'ai peur que cette dernière phrase comme conclusion apodictique reste incompréhensible à nos lecteurs...

A: Je vais vous l'expliquer. Le musulman victime du «racisme» est lui-même un «raciste», qui exclut pour des raisons de croyance religieuse, alors que l'Occidental, depuis le XIXe siècle, utilise des «arguments» de supériorité intellectuelle et culturelle. Voilà pourquoi il faut réviser radicalement les «valeurs» réclamées par toutes les traditions culturelles. Je n'accepte pas plus le regard dogmatique «religieux» du musulman sur le juif, sur le chrétien, sur le polythéiste que celui du juif sur l'Arabe, ou celui de l'Européen civilisé sur les gens des pays sous-développés, etc.

H: Pendant un colloque à Amsterdam, vous vous êtes référé au fait qu'il faille quitter des conceptions comme le racisme et l'impérialisme, qui renvoient aux situations des guerres de libération d'une époque passée et à un racisme lié au fascisme nazi. Vous vous êtes référé au fait qu'il faille, maintenant, instaurer un nouveau champ d'intelligibilité, qui surmonte aussi les décalages de l'État actuel, de caractère répressif, tel qu'il existe au Maghreb.

Mais les réalités actuelles dans le bassin méditerranéen ne contredisent-elles pas vos intentions respectables et novatrices, qui courent le risque d'être qualifiées d'insolites et d'abstraites? Un changement de vocabulaire pourrait apporter des éclaircissements Mais où trouver des exemples de ce nouveau paradigme en respectant la réalité d'affrontements atroces qui sourdent à l'intérieur et à l'extérieur de certains pays, et qui se basent sur les anciens nationalismes idéologiques?

A: Les affrontements actuels sont exacerbés par les enjeux politiques et économiques et surtout par la domination d'Israël, avec son arrogance. Tout est révoltant, surtout depuis la guerre du Golfe et la victoire amère des Alliés. La violence, là-bas, aura cours encore; je ne suis pas idéaliste au point de l'ignorer; mais il est nécessaire de répéter aux Occidentaux que leur Raison hégémonique est intolérable, surtout quand elle s'habille du discours sur les droits de l'homme. De là ma résistance à la critique des racines intellectuelles de l'hégémonie.
h. Relativisme versus universalisme. Le concept de «bricolage».

H: Vous savez que dans l'essai que j'ai intitulé Discours islamiques et laïques au Maghreb, Amsterdam, 1990, j'ai analysé les sociétés du Maghreb et spécialement celle du Maroc en appliquant et en élaborant les concepts de «bricolage» tirés de la «pensée sauvage» de Claude Lévi-Strauss, et de la «société composite» de Paul Pascon. J'ai ensuite appliqué ce concept aux discours islamiques maghrébins. Après discussion avec des chercheurs marocains, j'ai introduit ces concepts pour caractériser les assemblages: 1. au niveau culturel et éducatif, 2. au niveau social, 3. au niveau économique, et 4. au niveau politique de la société marocaine (o.c. 15-19). Dans L'État du Maghreb, Paris, 1991, vous dites, à propos de ces «assemblages idéologiques bricolés par des oulémas coupés de la pensée islamique classique» et «par des élites politiques» que «des sociétés entières, à tous leurs niveaux d'expression et d'existence, sont ainsi soumises à un immense bricolage politique, économique, social et surtout culturel». Partagez-vous mes analyses épistémologiques sur le bricolage, analyses que je viens de récapituler dans le présent ouvrage consacré à votre pensée, en traitant les différentes épistémologies de votre univers?

A: Vos questions restent trop marquées, trop prisonnières de la thématique historico-transcendantale; vous voulez opposer le spirituel, le transcendant, la valeur, aux idéologies; il faut au contraire parler de la transcendantalisation, de la spiritualisation, de la sacralisation comme de processus historiques et sociaux présents dans toutes les sociétés anciennes et actuelles. Ce dépassement philosophique de la thématique historico-transcendantale ne semble pas encore correctement saisi par vous. J'aimerais que vous y prêtiez attention.

H: Comme conclusion de notre débat qui touchait parfois aux limites de la connaissance, je voudrais en résumer la thématique.

Je ne crois pas que j'aurais tort en disant que notre débat prouve qu'il faut situer votre pensée dans la grande tradition des Lumières, en impliquant, dans la longue durée, ses origines juives et musulmanes, de même que l'exégèse de Spinoza et celle d'Ibn Ruchd; ce dernier, à la Sorbonne, l'Azhar chrétien du XIIIe siècle, où vous enseignez maintenant, fut à l'origine de débats amers et d'interdits, comme vos pensées le seront dans l'Azhar islamique actuel. Ce n'est pas par hasard que pendant nos discussions, vous vous êtes vous-même comparé à Ibn Ruchd! C'est aussi la raison pour laquelle vous rejetez «les fausses querelles sur la spécificité et l'universalisme». Vous rejetez les «bricolages» religieux et politiques, qu'ils soient au niveau de la culture populaire ou de la culture savante.

Pourtant, la conception du «bricolage» était conçue par Lévi-Strauss comme explication scientifique de l'épistémè spécifique d'une vision sacrée du monde, à laquelle votre œuvre aspire incontestablement aussi. Moi-même, j'ai voulu libérer cette conception du «bricolage» de ses contraintes structuralistes et rationalistes en l'élargissant et en l'appliquant aux sociétés maghrébines. Si vous rejetez ces efforts faits afin de résoudre la dialectique entre l'universalisme et la spécificité, et si vous estimez qu'il n'est question, avec le «bricolage», que de «pseudo-concepts», quel concept pourrait alors, dans votre pensée, éclairer la spécificité de l'islam et de la culture arabo-berbère dans ses variantes populaires et savantes?

Est-ce que vous n'ajournez pas sine die les «critères philosophiques d'évaluation qui seraient acceptés par tous» (cf. question 1)? Pouvez-vous donner un exemple, qui, actuellement, réalise déjà cette science universelle à la Leibniz de la tradition optimiste des Lumières, et ce, afin de ne pas encourir le reproche de développer une pensée utopique?

A: Les querelles sur l'universalité et la spécificité sont fausses dans la mesure où tous ceux qui utilisent ces deux concepts ne tiennent pas compte des conditions historiques de la naissance de leur emploi, et, maintenant, de leur rejet. L'universalité est réclamée par la pensée «humaniste» et révolutionnaire en Europe pour s'imposer comme un Modèle aux cultures satellisées, qui ont été rejetées dans l'archaïque et le traditionnel pendant toute la période coloniale. La domination coloniale trouvait ainsi une justification «morale» et «intellectuelle». Voilà pourquoi les luttes de libération et les discours nationalistes ont inventé la «spécificité» irréductible, l'authenticité (asâla) des cultures satellisées face à l'hégémonie intellectuelle d'une universalité dont on sait maintenant (effondrement du communisme, effondrement du socialisme «scientifique», effondrement de l'humanisme formel des droits de l'homme, etc.) à quel point elle servait une stratégie de puissance hégémonique. J'ai critiqué l'Asâla, l'idéologie officielle du discours nationaliste, islamiste, arabiste, en Algérie et au Maroc, dans les années 60-70 déjà; mais j'étais très isolé, même parmi les orientalistes de l'importance de Jacques Berque. Ce dernier apportait sa caution «scientifique» et intellectuelle à une idéologie aliénante. Il n'est pas possible de tenir un langage lucide, critique quand tout l'appareil académique, au sommet, est ligué avec l'idéologie étatique (temps de Nasser, de Boumédienne et du Ba`th dit laïque).

Ma pensée est résolument historienne, anthropologique et linguistique avec une permanente interrogation philosophique sur la question du sens: la genèse historico-cosmo-biologique du sens, le problème de son articulation adéquate dans le langage, le problème de sa communication dans les milieux sociaux les plus divers et les plus concrets. Voilà pourquoi tous les discours religieux - donc islamiques - sont subvertis, pour cette pensée qui en même temps qu'elle clarifie, élucide, élimine les outils vieillis, inadéquats, ouvre sans cesse de nouveaux champs d'intelligibilité, avec de nouveaux modes d'articulation d'un sens lui-même soumis à des subversions de plus en plus radicales par l'histoire en cours. L'effondrement de la pensée marxiste - que j'ai toujours rejeté -, consolide les positions essentielles de ma pensée depuis que j'ai commencé de réfléchir sur la question centrale de «l'authenticité divine du Coran» (cf. mes Lectures du Coran). J'avais initié à cette question mes jeunes élèves du lycée d'El-Harrach (Algérie) dès 1951, ma première année d'enseignement.

Ainsi, je n'ajourne pas sine die les critères philosophiques d'évaluation, comme vous dites; je construis sans cesse ces critères grâce à l'exercice d'une double vigilance: 1. en participant aux discussions théoriques parmi les chercheurs en sciences de l'homme et de la société; 2. en soumettant mon propre discours à l'épreuve de la communication aussi bien dans les sociétés dites occidentales d'aujourd'hui que dans les sociétés musulmanes. Mes voyages nombreux à travers le monde, répondent à cette nécessité de révision, d'adaptation, de corrections constantes des critères de la pensée théorique par les démentis ou aussi par les confirmations qu'apporte la communication avec tous les milieux sociaux.
 
11.
MIROIRS ET HORIZONS.(retour)
A. COMMENTAIRE POLÉMIQUE DE MOHAMMED ARKOUN: «LA COMMUNICATION IMPOSSIBLE».

"Et s'il m'arrive de sasser et de ressasser les mêmes thêmes, de revenir à plusieurs reprises sur les mêmes objets et les mêmes analyses, c'est toujours, il me semble, dans un mouvement en spirale qui permet d'atteindre à chaque fois un degré d'explicitation et de compréhension supérieur, et de découvrir des relations inaperçues et des propriétés cachées".

Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, éd. Seuil, Paris 1997.

Quand en 1990, Ron Haleber et P.S. Van Koningsveld m'avaient demandé de me rencontrer pour la première fois, j'avais accueilli leur initiative avec enthousiasme et reconnaissance: deux collègues acceptaient de se déplacer d'Amsterdam à Paris pour rèaliser un entretien qui, dans mon esprit, devait dépasser le cadre, le niveau et les visées habituels des interviews de journalistes. Nous eûmes effectivement un échange chaleureux, confiant non seulement sur des problèmes d'actualité - l'affaire Rushdie continuait à enflammer les esprits - mais sur les thèmes plus décisifs que j'avais abordés dans plusieurs écrits touchant à mes ouvrages Lectures du Coran et Pour une critique de la raison islamique. Mes deux auditeurs avaient pris beaucoup de notes; ils m'avaient donné le sentiment de vouloir collaborer à une tâche longue, difficile, souvent délicate d'explication, d'insertion, de diffusion des questionnements nouveaux que j'essayais d'introduire dans le champ si disputé des études islamiques.

Mon projet de critique de la raison islamique et de relecture du Coran a toujours englobé la tradition de pensée européenne et la tradition de pensée islamique, donc les publics européens et les publics musulmans; il est né, en effet, dans l'Algérie coloniale, sur les bancs du collège Ardaillon et du lycée Lamoricière à Oran où j'ai fait mes études secondaires, puis à la faculté des lettres d'Alger où le professeur Henri Pérès avait imposé, pendant plusieurs décennies, une conception des études arabes et islamiques et un style de pouvoir académique qui méritent une substantielle monographie historique (je l'écrirai si j'en ai le loisir pour restituer le climat intellectuel et surtout le statut épistémique et épistémologique des études arabes et islamiques à l'Université d'Alger des années 1950: là s'enracinent, en effet, mes révoltes de jeune étudiant et mes solutions les plus tenaces pour transgresser les pratiques cognitives de l'orientalisme flamboyant dont il a été difficile de me libérer).

Après notre rencontre à Paris, j'ai espéré que mes collègues garderaient le contact et me tiendraient au courant de l'usage qu'ils feraient de notre échange. Mon expérience des interviews a souvent été traumatisante: malgré mes supplications, mes interlocuteurs journalistes surtout, se sont facilement autorisés à opérer des découpages, introduire des mots, des expressions, des interprétations qui ont produit des résultats catastrophiques pour la representation que mes publics se font de mes positions sur des problèmes cruciaux. Hélas, je n'ai pas échappé à ces dangers avec mes collègues pourtant bien au courant de notre déontologie universitaire. Ils ont écrit et signé un livre en néerlandais dont je n'ai pu, à ce jour, vérifier le contenu exact. Le titre choisi est très prometteur: Islam en humanisme: de wereld van Mohammed Arkoun, Amsterdam 1992. Mais les commentaires que j'ai pu recueillir de lecteurs hollandais ont souvent porté sur l'inadéquation entre les promesses du titre et des interprétations arbitraires, hostiles, peu fondées sur une lecture impartiale de mes écrits. Ne pouvant lire personnellement l'ouvrage, j'ai préféré garder le silence; les auteurs de leur côté n'ont jamais esquissé le moindre geste pour renouer une communication d'autant plus souhaitable que j'avais occupé pendant deux ans une chaire d'enseignement à l'Université d'Amsterdam.

Ron Haleber, cependant, nourrissait le projet de publier une version française de sa contribution en néerlandais au livre précité. Il a assisté à nombre de mes cours et conférences en Hollande; attentif, prenant des notes, il n'a jamais pris la parole en public pour discuter telle idée ou position que je développais. Il préférait m'interroger par écrit; et malgré les préventions suscitées par son premier livre, j'ai répondu courtoisement à ses lettres avec toujours l'espoir (naïf) d'éclairer davantage ses interprétations erronées, décontextualisées, trop unilatéralement engagées dans ce qui pour lui était la vraie posture épistémologique. Il allait de soi que mes réponses n'étaient pas destinées à étre publiées; elles pouvaient étre utilisées pour mieux entrer dans la compréhension adéquate de mes écrits publiés.

Voici qu'un jour j'apprends de J.P. Chagnollaud, directeur de collection aux éditions L'Harmattan, qu'il allait publier un livre de Ron Haleber sur ma pensée. Effectivement, l'auteur m'envoie son manuscrit et me prie, cette fois, de réagir avec un texte qui accompagnerait le livre. Toujours ouvert à la communication scientifique et au débat enrichissant, j'ai accepté la proposition avec l'idée de m'appuyer sur les objections et les demandes les plus pertinentes de mon lecteur si persévérant pour m'adresser à tous ceux, musulmans et non musulmans, qui se sont plaints de la trop complexe technicité de mon appareil conceptuel et d'un amoncellement de problèmes, de thèmes, de méthodes, d'orientations cognitives peu familiers aux lecteurs les mieux disposés. J'ai en effet, écrit un grand nombre d'essais où j'ai abordé des sujets semblables sous des angles changeants sans pouvoir fournir, dans chaque cas toutes les clarifications dont les lecteurs ont besoin.

Malheureusement, j'ai très vite déchanté à la lecture d'un travail dont la langue, le style, la conception, les articulations, les prétendues analyses ne répondaient aux exigences habituelles d'une présentation scientifique. J'ai tenté en vain d'obtenir de l'auteur qu'il repense et réécrive entièrement son "livre"; il a préféré m'accuser de vouloir fuir un débat hautement scientifique pour dissimuler les faiblesses de mon uvre ! J.P. Chagnollaud a dû refuser le manuscrit rédigé dans un français trop défectueux; l'auteur, toujours sûr de la validité et de la haute tenue intellectuelle de son "uvre", a réussi à convaincre Camille Hoballah, un éditeur libano-marocain à Casablanca, de l'utilité de publier son livre au Maroc.

C'est par un heureux hasard que C. Hoballah a découvert ma présence à Casablanca. il s'est empressé de m'annoncer la bonne nouvelle que j'accueille avec un intérêt mêlé de craintes. Le livre a été entièrement corrigé m'assura l'éditeur; puisque vous êtes là, je souhaite avoir votre avis et, si possible, votre réaction. Je reprends le manuscrit; je relis la table des matières; je vais droit aux passages que je connais bien pour mesurer les corrections et les amendements; le français a été sûrement amélioré par rapport à la version antérieure, mais il reste trop marqué par l'articulation première; quant au fond, il décourage la meilleure volonté de dialogue et d'échange dans une égale adhésion aux principes et aux règles de l'argumentation propre aux sciences de l'homme et de la société. Il m'est souvent arrivé dans des jurys de thèse de doctorat de faire retraite dans le silence devant des candidats trop sûrs de posséder la vérité et de pratiquer les plus saines méthodes. De même, je n'ai jamais répondu sous une forme quelconque aux attaques fréquentes, virulentes, voire parfois injurieuses d'un grand nombre de "savants" musulmans qui s'acharnent à opposer des croyances que je respecte à des analyses qui relèvent de l'enquête historique, de l'explication sociologique, psychologique, anthropologique ou de l'approche strictement linguistique. Ron Haleber ne défend pas des croyances, mais des certitudes qu'il qualifie d'épistémologiques pour interpréter mes positions sur des problèmes très complexes trop souvent décontextualisés. Je crains qu'il n'appartienne à cette catégorie d'européens que l'ex président algérien Boumédiène a nommés les pieds rouges: des hommes et des femmes d'une "gauche" généreuse, bien pensante, faisant cause commune de façon inconditionnelle avec les "amis" arabes, les "amis" musulmans, les immigrés persécutés, victimes d'un racisme abject...

Il y a aussi les apologètes de l'islam, convertis ou non à cette religion; j'en ai rencontrés partout en Europe et en Amérique; ils ont beau jeu, ces zélateurs d'une religion dont ils n'ont jamais partagé le poids historique, sociologique et politique, ignorant le plus souvent ses textes fondamentaux, son histoire spirituelle et intellectuelle, les avatars, les confiscations, les dérives mythologiques et idéologiques de sa pensée, ils ont beau jeu d'humilier, de disqualifier, d'apostropher avec morgue de soi-disant intellectuels musulmans dont l'hostilité à l'islam est comparée à celle des sionistes, des colonialistes, des impérialistes les plus acharnés !!

Je ne dis pas que R. Haleber va jusque là; je respecte ses efforts pour me lire et lui suis reconnaissant pour sa persévérance à vouloir publier un livre où je suis très présent. Je parle d'un contexte générai dont j'ai personnellement souffert, notamment en Algérie. Dans les années 1970-80, le médecin français Maurice Bucaille, l'allemande Sigrid Hunke se sont taillé d'immenses succès dans les pays arabes avec des livres et des conférences qui ont largement contribué à renforcer, notamment parmi les jeunes, le sentiment obsédant d'une victimisation de l'islam et de ses vrais fidèles. Lors de mes interventions au Séminaire annuel de la pensée islamique en Algérie (1970-86), la virulence de Maurice Bucaille à mon égard égalait celle du gardien officiel de l'orthodoxie Muhammad al-Ghazâlî. R. Haleber fait des interprétations hâtives, erronées qui viendront conforter le puissant courant idéologique opposé à toute intervention critique sur des doctrines centrales de l'islam orthodoxe.

On comprendra donc que j'exprime des réticences sur l'ouvrage tel que l'auteur l'a conçu et veut le publier. C'est évidemment son droit. Je ressens d'autant plus la nécessité d'éclairer les lecteurs sur mes positions méthodologiques et épistémologiques réelles, ainsi que sur des points qui prêtent à de graves confusions, comme l'herméneutique des textes Sacrés, ou la question berbère au Maroc.

Mes collègues "occidentaux" spécialistes du même domaine seront nommés orientalistes, ou isiamologues, ou arabisants; moi, je suis enfermé dans une appartenance religieuse définie selon une classification - libérale, modérée, fondamentaliste, intégriste - établie par les vrais experts scientifiquement fiables. Je suis un objet d'observation, de définition, de classification, jamais un sujet qui construit avec ses pairs enseignants, chercheurs, intellectuels un savoir pour tous, destiné à être débattu comme tel, non comme témoignage, par ceux qui ont compétence à participer à l'élaboration de la connaissance scientifique. Cette situation est d'autant plus pénible à vivre qu'elle est indépassable; de même que les sociologues parlent de positions de classe dans une structure sociale globale, de même, ici, il est question de statuts cognitifs définis et assignés par une Haute instance intellectuelle et scientifique qui, elle, échappe à toute évaluation, toute classification extérieures: elle est l'Autorité souveraine qui s'exprime à la première personne et met l'autre à distance pour le questionner ainsi (on notera le jeu des pronoms qui expriment une structure inviolable des relations de personnes):

Comment, vous un musulman, vous parlez de la sorte? Comme c'est réconfortant d'écouter ou de lire un musulman libéral! Mais vous n'êtes pas représentatif; votre discours va à l'encontre de "l'Islam"; vous vous désolidarisez de votre communauté! Comment êtes-vous perçu et jugé par les vôtres ? N'êtes-vous pas totalement isolé ? Quel courage ! vous êtes sûrement menacé...

Ou bien: Vous répétez de façon bien imparfaite des idées, des positions, des critiques que nous, Occidentaux, nous avons connues depuis longtemps; tout cela est trivial et sans objet aujourd'hui; allez donc porter ces naïvetés chez vous; vous en avez sûrement besoin, puisque vous n'avez pas connu la modernité. Par ailleurs, vous montrez bien dans vos propos que vous demeurez étranger aux Lumières que vous invoquez formellement, mais que vous attaquez ensuite au nom de votre religion; votre distinction entre laïcité et laïcisme n'est qu'un subterfuge d'intellectuel pour dissimuler votre refus profond de cette valeur irremplaçable de notre civilisation...

Ou bien encore: Vous vous complaisez dans les abstractions; vous voulez nous faire croire qu'il existe un humanisme musulman; vous invoquez une raison islamique qui serait spécifique à votre religion pour réaffirmer dans un langage pseudo-intellectuel le dogme de l'authenticite divine du Coran et la supériorité théologique et philosophique de l'islam. Vous plagiez grossièrement Kant en usant après lui de l'expression critique de la raison islamique; il n'y a pas plus de raison islamique que de raison chrétienne, ou bouddhiste, ou juive; (je n'ai jamais entendu dire qu'il n'y a pas de raison marxienne, hégélienne, cartésienne...; c'est bien l'opposition raison religieuse et raison laïciste qui est en jeu et non un débat psychologique et philosophique sur le statut de la raison et des raisons); il y a la raison tout court souveraine, autonome, indépendante, critique telle qu'elle a été illustrée, léguée par les philosophes des Lumières. Et où est donc cette critique annoncée d'une soi-disant raison islamique ? Avez-vous jamais explicitement établi la nécessité, indiqué les voies et les moyens d'émanciper les femmes de la loi coranique, d'abolir la guerre sainte contre les infidèles, d'ouvrir des églises en Arabie séoudite comme on ouvre des mosquées en Europe...?

J'ai entendu ces propos tels que je les rapporte à Paris, à Strasbourg, à Berlin, à Hambourg, à Bochum, à Amsterdam, à Rotterdam, à Utrecht, à Liège, à Bruxelles, à Gand, à Oxford, à Cambridge, à Londres, à Rome, à Spolète, à Naples, à Turin, à Copenhague, à Oslo, à Stockholm, à Moscou, à Madrid, à Tolède, à Boston, à Princeton, à Harvard, à Denver, à Bloomington, à Austin... Il s'agit bien d'un cadre de perception et de jugement inscrit dans une culture commune et très largement partagé; car il suffit ici de retenir quelques clichés pour accéder à la culture occidentale commune sur l'islam. Et quand je dis commune, j'inclus non seulement les catégories les plus cultivées, mais un nombre non négligeable de collègues spécialisés dans les études islamiques. On remarquera que si un tel cadre de perception et de jugement est si bien partagé par tous les milieux socioculturels d'Occident, on est en droit de conclure soit que la littérature islamologique est émancipatrice, mais atteint un nombre insignifiant de citoyens, soit qu'elle se répand pour corroborer et perpétuer chez ses lecteurs des connaissances fausses. Il est vrai aussi que l'enseignement de l'histoire de la philosophie à l'exclusion de toute histoire comparée des systèmes de pensée théologique - ce qui suppose un sérieux enseignement d'une histoire comparée des religions - prépare le terrain d'une ignorance tranquille et d'une perception plutôt négative et condescendante de ce qui touche aux religions en général, à l'islam en particulier.

Tandis que des intellectuels ainsi enfermés et observés dans un bocal islamique en Occident, sont voués à la marginalisation et au découragement, leurs homologues en terre d'islam se heurtent à des obstacles culturels aussi insurmontables, à une hostilité encore plus marquée puisqu'elle se traduit par l'excommunication, des poursuites judiciaires, la prison et même, hélas, l'assassinat. Ici, l'autocensure, les stratégies d'insertion, les concessions, les renoncements sont inévitables. Plusieurs solutions correspondant à des types nettement différenciés d'intellectuels sont possibles. Le modèle le plus reproduit est celui de l'intellectuel parfaitement intégré aussi bien aux options fondamentales du régime politique en place qu'aux tendances les plus orthodoxes de l'expression religieuse. On accède ainsi aux fonctions les plus élevées et les plus enviées; on est sollicité, craint, parfois respecté lorsqu'on ne renonce pas totalement à l'indispensable fonction critique. On gagne une notoriété facile si l'on défend un islam moderniste, tolérant, émancipateur, favorable aux droits de l'homme, à la démocratie en déshistoricisant totalement ces valeurs désirées, mais impensées et sans supports sociologiques et culturels capables de contrebalancer ou gérer avec succès les attentes d'un imaginaire social davantage capté par l'espérance islamiste. On se forge ainsi auprès des classes moyennes une image d'intellectuel brillant; cultivé, défenseur efficace et modernisateur du "vrai" islam face à tous les détracteurs. On peut même se rapprocher du discours islamiste pour élargir l'audience sociologique; mais c'est au prix d'une perte de crédibilité intellectuelle.

Les universitaires de plus en plus nombreux qui exercent une expertise dans leur discipline tendent à incarner l'homo academicus tel que le décrit P. Bourdieu. Ils demeurent plus ou moins en retrait du champ politique, à moins qu'une occasion s'offre de rejoindre le modèle précédent. C'est dans cette catégorie qu'émergent des intellectuels qui affichent hautement leur foi, l'expriment avec une exigence critique plus dictée par un souci d'approfondissement spirituel et éthique que par les contraintes intellectuelles d'une raison qui ne renonce pas à exercer sa responsabilité même dans le domaine de ce que les théologiens nomment le donné révélé. Je ne veux pas dire que cette raison peut et doit dicter sa solution à la foi; mais ce que peut dire cette raison à partir des recherches actuelles des sciences de l'homme et de la société, devrait être écouté et intégré par la foi. Cela se fait dans la pensée chrétienne en contextes démocratiques, malgré des résistances inévitables dans un domaine où l'interaction est la plus intense entre les adhésions émotionnelles, les croyances spontanées et les élucidations, les objections, les dé-voilements ou mises au point proposées par la raison critique. En contextes islamiques, les trop rares intellectuels qui acceptent d'intégrer dans l'expression de la foi les démentis constants que l'histoire a infligés à tous les systèmes de croyances et de non croyances, sont éclipsés par les ulémas dont le nombre et les pouvoirs multiples n'ont cessé de grandir pour répondre à la double demande des États en déficit de légitimité et des couches sociales en quête de nouveaux horizons d'espérance.

Pour tous les types qu'on vient de présenter, l'appartenance à l'islam ne se discute pas; tant du moins que les gardiens de l'orthodoxie ne pointent pas le doigt sur un écrit, une position, une déclaration qui transgresse à leurs yeux les limites sacrées ou les sujets tabou de la religion vraie (dîn al-haqq). Les médias s'emparent immédiatement de cas de persécution pour délit d'opinion; cela renforce dans les opinions publiques en Occident, l'idée qu'un intellectuel né musulman ne peut se détacher impunément de cette catégorisation religieuse. Il est pourtant clair que si l'on ne peut se soustraire au destin historique d'une société, ou d'une communauté marquée par le poids du fait islamique (concept différent de l'islam), il est possible - et nécessaire quand on est un enseignant chercheur - de conquérir une indépendance intellectuelle totale vis-à-vis de toute foi religieuse, comme de toute posture idéologique. Le statut d'intellectuel est fonction du degré d'indépendance réalisé par chacun même en matière d'option épistémologique. Tout mon enseignement pour lequel peuvent témoigner des générations d'élèves et d'étudiants, tous mes écrits portent la marque d'un combat constant pour faire prévaloir la relation critique à tout objet d'étude - y compris les contenus de foi les plus sacrés - sur les formes les plus légitimes de solidarité historique. C'est ce que j'ai fait durant la guerre de libération algérienne; c'est ce que je continue de faire à l'égard de tous les niveaux et tous les moments d'expression de l'islam, à commencer par ce que j'appelle le fait coranique.

J'aurai contracté une grande dette de reconnaissance envers Ron Haleber s'il avait saisi ce fil conducteur et les distinctions que je viens de faire entre manifestations de solidarité avec un destin historique et affiliation religieuse ou idéologique. Cela suppose une méthode d'analyse qu'il ne possède pas; il convient de contextualiser dans le temps et dans l'espace chacun de mes textes tout en dégageant ma fidélité a une épistémologie historique et critique. Au lieu de cela, il ouvre son livre par le rappel très partial et décontextualisé de ce que j'ai vécu comme un lynchage idéologique à propos de l'affaire Rushdie; et il le termine par un parallèle que je récuse radicalement entre le militant marocain Abdeslam Yassine et moi.

On voit à quel point la communication impossible dont je parle et que je vis depuis ma première intervention en public dans mon village natal (voir mon fragment d'autobiographie Avec Mouloud Mammeri à Taourirt-Mimoun) renvoie à un insoluble contentieux historique entre ce qu'on nomme Islam et Occident, deux pôles d'opposition construits théologiquement, politiquement, culturellement depuis les premiers affrontements à Médine entre le prophète "armé" et les Gens du Livre (ahl al-Kitâb) et que les historiens commencent à peine à déconstruire. Mon projet d'une critique de la Raison islamique s'inscrit exactement dans ce programme ambitieux, neuf d'une déconstruction de deux univers de pensée et d'action historique par delà toutes les présentations descriptives, narratives quand elles ne sont pas apologétiques et militantes des historiographies perpétuées dans les deux camps.

Là encore, malgré toutes mes mises au point, tous les travaux pratiques accumulés depuis longtemps pour illustrer mon projet, les musulmans demeurent récalcitrants devant l'idée même de porter la critique sur la Raison islamique, tandis que les "occidentaux" s'acharnent, comme Haleber et bien d'autres, à banaliser une exigence intellectuelle et scientifique (il s'agit de radicaliser la fonction critique des sciences sociales à partir d'un exemple qu'elles commencent à peine à investir dans la perspective d' "un nouvel esprit scientifique") en la ramenant de force à la quête d'authenticité si permanente dans toutes les manifestations du réformisme islamique (le fameux islâh que j'interprète moi comme une opération récurrente de mythologisation et d'idéologisation de ce que déjà l'islam abbaside a transfiguré en Moment inaugurateur de l'islam comme "religion vraie". J'ai développé cette position dès mon premier essai sur L'aspect reformiste de l'uvre de Taha Hussein , sujet d'un diplôme d'études supérieures présenté à l'Université d'Alger en 1954. "Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage" a enseigné le fabuliste. Reprenons donc une nouvelle fois le travail d'explication, de justification, de légitimation du projet de critique de la Raison islamique en tenant compte surtout du contexte historique actuel où toutes les sociétés sont engagées dans les rudes affrontements entre "Djihad et Mc World".

 
B. RÉPONSE DE RON HALEBER: «ÉPISTÉMOLOGIE DE L'ISLAM COMME CLEF AUX PORTES FERMÉES».

Après avoir lu la «postface» de M. Arkoun, le lecteur de mon étude doit être assez étonné et confus. Il faut constater que le professeur de la Sorbonne parisienne descend de son piédestal et qu'il abaisse ma discussion scientifique concernant son uvre au niveau d'une bagarre vulgaire de souk algérien. Alors, avant de reprendre à la fin de mon étude scientifique les prises de position épistémologiques actuelles autour de sa pensée, M. Arkoun m'oblige de répondre à son défi personnel en descendant ensemble avec lui au souk de son village natal Taourirt-Mimoun.

Á l'origine du texte précédent se trouve M. Camille Hoballah, directeur de la maison d'édition «Afrique-Asie» à Casablanca qui aimait ardemment à disposer d'une préface de la main d'Arkoun. Après avoir recueillis les réactions négatives d'Arkoun - après la transmission de mon manuscrit à Paris -, entre autres son refus pour y écrire un commentaire, j'ai déconseillé M. Camille Hoballah de prendre contact avec Arkoun sur ce sujet. Aussi l'annulation de fait d'un contrat écrit conclu entre l'auteur et Van Koningsveld avec M. Chagnollaud de «L'Harmattan», était pour moi un signe à la paroi. M. Chagnollaud est un ami intime d'Arkoun, ce contribuant régulier à sa revue Confluences. Son refus de publication disait se baser sur les corrections «fautives» de la part de la Française madame Anne-Marie Nambot - diplômée en littérature - qui était très indignée de ce reproche et qui m'interdisait de permettre que quelqu'un fasse une correction ultérieure de son texte.

Après avoir lu l'étude, M. Camille Hoballah jugeait ma critique sur Arkoun correct et honorable. Il donnait son accord pour la publication après m'avoir proposé par intermédiaire d'un tiers lecteur une dizaine de corrections grammaticales très négligeables. Malgré tout cela il intervenait auprès Arkoun avec comme résultat [tant] son commentaire précédent. [que le fait que le manuscrit en français - même après mes corrections finales des épreuves de l'imprimerie - reste depuis quatre années encore dans le tiroir de son bureau.]

Alors, mal à l'aise devant les catégories contradictoires qu'il emploie pour classifier moi-même et d'autres chercheurs occidentaux, j'ai insisté auprès M. Arkoun et M. Hoballah de publier le commentaire dans un contexte séparé de mon étude. Une appréciation de l'uvre d'Arkoun par d'autres scientifiques, inclue leur critique et estime pour mon analyse, enrichi par une traduction de la contribution de Van Koningsveld au livre en première version, aurait été un encadrement sérieux pour la publication de sa condamnation qui manque trop d'arguments. Malheureusement M. Arkoun a refusé ma proposition. Je me vois donc obligé de réfuter ici son discours bien éloquent mais trop rancunier. 1. Les classifications contradictoires d'une condamnation.

Je veux aborder d'abord le fait que M. Arkoun classe son «adversaire» Ron Haleber dans différents groupes, qui s'excluent l'un l'autre, sans mentionner aucun argument pour cette classification.

Selon Arkoun je me retrouve donc d'un côté dans la catégorie des «pieds rouges», parce que ce Néerlandais Ron Haleber «fait cause commune», conspire avec ses «amis arabes» contre M. Arkoun. Alors la question se pose, si cet Algérien émigré Arkoun identifie-t-il l'auteur avec ces autres Néerlandais «pieds rouges», ces trotskistes internationalistes, comme Sal Santen, qui pendant la longue lutte de résistance sanglante du peuple algérien contre son oppresseur colonialiste français faussaient de l'argent et des cartes d'identité pour aider les combattants de l'F.L.N. avec le résultat d'être condamné en Hollande à la peine de prison...?

Est-ce que M. Arkoun - qui selon ses confessions dans notre interview ne s'occupait pas vraiment de l'indépendance de son pays d'origine - identifie-t-il son auteur blâmable avec ces «pieds rouges» marxistes, ces néerlandais qui conseillaient le président Ben Bella auprès son premier gouvernement...? Bien sûr comme militant dans pas mal d'organisations d'immigrés arabes et des comités de soutien comme celui de la Palestine, j'apprécierais de tout mon coeur ce compliment aussi de la part de quelqu'un qui s'éloigne des nationalismes et des autres luttes idéologiques de ses compatriotes.

Pourtant la diffamation intentionnée par son texte-ci fait présumer qu'il ne s'agit Arkoun aucunement d'un compliment à mon adresse, au contraire il me soupçonne de comploter contre lui par "faire cause commune" avec ses ennemis violents. Parce que d'un côté tout différent M. Arkoun affiche Ron Haleber comme un «zélateur» pour la da'wa de l'islam. Il est un «apologète», un «défenseur de l'Islam». Pourtant, regrettablement pas dans le sens positif d'un islam tolérant et ouvert pour la raison. Non, il faut classer M. Haleber dans le camp qu'Arkoun considère celui de ses ennemis acharnés, le camp des «fondamentalistes» occupé par "Maurice Bucaille et Mohammed al-Ghazâlî" qui ont attaqué Arkoun autrefois sur la terre de son pays d'origine... Impossible de décrier le scientifique Haleber lui-même d'être fondamentaliste - il ne s'est même pas «converti» à l'islam...! -, pourtant par quelque aberration mentale ou par pure naïveté cet auteur ignorant "conforte donc le puissant courant idéologique opposé à toute intervention critique sur les doctrines centrales de l'islam orthodoxe", c'est à dire le "puissant courant idéologique" du «fondamentalisme» en islam.

Cette condamnation montre une répétition des «fatwa's» dès l'entrée en 1991 de M. Arkoun en Hollande qu'il considérait comme son nouveau pays de mission et qui l'avait offert à l'université Amsterdam une chaire universitaire pour se charger d'une série de cours. Entre parenthèses: contrairement aux assertions d'Arkoun, "Haleber n'a jamais pris la parole en public pour discuter telle idée ou position que je développais", le résumé imprimé et distribué de ses cours prouve incontestablement que j'ai discuté - à l'irritation d'Arkoun - chaque fois ses propos en plein public.

Pourtant la nouvelle mission de notre missionnaire de la tolérance en Hollande faisait ressentir une forte résistance parmi les migrants musulmans, des Turques et des Marocains. Dans les journaux comme De Volkskrant le porte-parole d'Arkoun annonçait l'acceptation de son message comme pierre de touche: tous ceux qui ne se montraient pas d'accord avec les idées de M. Arkoun, il fallait les considérer comme des «fondamentalistes fanatiques». Pendant cette époque Haleber échappait encore à cette «fatwa» de condamnation parce que M. Arkoun jugeait son livre - apparu juste à l'instant de son entrée en Hollande - apparemment comme très utile pour la propagande de sa nouvelle mission. Dans ce cadre Arkoun attribue bien sûr mon livre entier à celui qu'il a choisi comme son honorable adversaire, l'orientaliste de grand renommé Van Koningsveld avec qu'il présumait de falloir diviser les allégeances politiques des musulmans en Hollande. Alors, le négligeable Haleber ne voulait "publier" qu'"une version française de sa contribution en néerlandais" au livre apparu faussement sous son nom. Même qu'Arkoun m'en a autorisé lui-même, je ne veux pas révéler ici la correspondance ridicule entre ces deux «mufti's»...

Bien que Ron Haleber soit donc clairement positionné par M. Arkoun dans le camp des «fondamentalistes», le lecteur sera étonné de retrouver cet auteur dans le texte précédent également parmi le groupe de contestataires «laïques» de M. Arkoun. C'est celle des universitaires occidentaux - dont Arkoun cite une vingtaine de villes universitaires -, qui se réclament d'une "classification établie par les vrais experts scientifiquement fiables". Ceux-là accablent Arkoun avec des questions jugées par lui incompatibles avec le domaine de la religion de l'Islam. Alors, M. Arkoun, le professeur d'université avec un petit cercle d'amis qu'il considère comme ses élus, parait le seul musulman qui est capable de représenter l'islam dans le monde scientifique de l'Occident.

Comment suivre M. Arkoun dans sa classification triplement contradictoire...? M. Haleber, ce «pied rouge» marxiste algérien déguisé en même temps tant en fondamentaliste qu'en scientifique «laïque»...! Alors, cette classification contradictoire ne parait-elle pas procéder d'une pénurie d'arguments...? Manque d'argumentation de la part de M. Arkoun, je défie le lecteur confus d'indiquer un seul argument essentiel dans mon étude qui prouve un manque de cohésion dans mon discours et qui me condamne à ce rôle de caméléon...! Quelle sera finalement la conclusion en face de cette contradiction? Le lecteur faut en conclure que Ron Haleber c'est un vrai Iblis, qui a séduit le lecteur par ses «métamorphoses» à l'Ovidius romain.

Ce qui donne à penser au lecteur, c'est qu'Arkoun ne mentionne dans sa longue liste de villes universitaires européennes et américaines où se trouvent ses «adversaires» aucune ville universitaire du reste du monde, bien sûr, dehors de «la terre d'islam», cette terre blâmable d'«excommunication». Est-ce que ces universités d'Asie, d'Afrique et de l'Amérique Latine où Arkoun séjournait, ont-ils accepté son message? C'est très invraisemblable, alors, ne sont-ils pas dignes d'être mentionné...? Un détail piquant qui aide à expliquer cette omission de M. Arkoun, c'est le fait qu'un ami, Johan Meuleman professeur à l'université de Jakarta, traduisait dans le cadre d'une traduction d'un choix de textes d'Arkoun, une partie de ma critique en langue indonésienne. Alors, M. Arkoun invité par le ministre des affaires religieuses de l'Indonésie pour participer à un séminaire, était confronté, à sa surprise, aussi juste de l'autre côté de notre planète avec l'argumentation de mon étude-ci. Dommage pour M. Arkoun que la raison critique n'est pas le monopole de l'Occident... 2. Le manque d'une argumentation scientifique nécessaire pour une discussion entre «adversaires».

Alors le manque d'une argumentation scientifique de la part d'Arkoun pousse à convaincre le lecteur que ce roi des diables Ron Haleber, ce Soleiman, a interrogé la pensée d'Arkoun par un discours cohérent et objectif, et justement dans des contextes différents appropriés pour traiter les sujets de cette pensée... Par son démasqué scientifique fondamentale - décrié par Arkoun comme «fondamentaliste» - Ron Haleber a montré les limites de la pensée d'Arkoun. Il s'agit donc d'une interrogation impertinente comme un autre «philosophe fondamentaliste» le pratiquait, Socrate, qui se trouve à l'origine de la pensée tant arabo-sémite qu'européen, donc autant à l'origine de la pensée juive que chrétienne et musulmane, soit-elle «libérale» ou «fondamentaliste». Arkoun conteste ce nouveau Iblis le droit de la cité, il le condamne au nom de sa Sorbonne, ce successeur de l'académie d'Athènes, à boire la coupe de poison...

Pourtant M. Arkoun n'a-t-il pas raison que les vrais «fondamentalistes» l'attaquent d'une façon injuste par maltraiter ses textes et ses intentions honorables...? Ne refusent-ils pas à tort de s'engager dans une discussion ouverte et paisible avec lui...? Sur ce point je suis d'accord avec Arkoun. Dans la première édition de mon étude se trouve une contribution de l'islamologue Van Koningsveld qui traite ce sujet et j'en veux offrir ici un autre exemple.

Dans mon livre je compare les idées de M. Arkoun avec celle d'Abdeslam Yassine - une raison de grande indignation de la part de M. Arkoun. Alors, convaincu de la nécessité de dialogue, de la munazara classique tellement louée en théorie par M. Arkoun, j'ai soumis cette étude-ci aussi au cheikh Yassine, actuellement encore en résidence surveillée à Salé au Maroc. Son avocat Abdellatif Khatimi était invité en Hollande par une organisation chrétienne de la paix pour participer à la «dialogue euro-arabe». Après avoir interviewé ce membre important du mouvement «Adl we Ihsan», mouvement islamiste très répandue au Maroc, il se montrait intéressé dans mon étude sur Arkoun. M. Khatimi était convaincu que le leader de son mouvement, le cheikh Abdeslam Yassine serait positif pour écrire un commentaire par ex. sur la comparaison faite entre lui et Arkoun, c'est à dire de s'exprimer d'une façon sérieuse sur les idées d'Arkoun. Je ne rêvais aucunement d'une illusion de réconcilier les camps des adversaires. Pourtant il fallait considérer comme événement historique, le fait qu'un leader islamiste important s'exprime d'une façon raisonnable sur les problèmes que propose un islam libéral.

Abdellatif Hatimi en étant son avocat avait libre accès à la maison du cheikh Yassine, lui a transmis mon étude. Pourtant aucune réponse de la part du cheikh m'a été transférée... Aussi quand après quelques années mon ami, fonctionnaire et biologiste, Abdelkrim Laarif, ancien adhérent de son association «Adl we Ihsan» qui était fortement intéressé dans la réaction de son cheikh intervenait auprès les dirigeants de ce mouvement et auprès l'avocat Hatimi. Il faut en conclure que le cheikh Yassine qui prêche la tolérance rejette la dialogue si c'est pour des raisons de politique ou pour d'autres raisons. C'est une expérience personnelle qui me prouve que la fureur d'Arkoun envers les islamistes n'est pas sans fondement.

Finalement il me semble qu'Arkoun confonde une volonté sincère pour entamer des dialogues et des discussions scientifiques vraiment ouvertes avec des positions de part-pris idéologique. Un vrai dialogue sur les propos de l'islam libéral oblige autant de son côté que du côté de ses critiques de faire droit aux arguments ce qui implique un respect pour la position des partis opposés. J'en offre au lecteur un exemple néerlandais récent qui ne concerne pas sa personne.

Pendant un séminaire de la «dialogue euro-arabe» à Amsterdam, son président m'a demandé de traduire la discussion en anglais en langue française pour Omar Kettani, professeur d'économie à l'université de Rabat. C'est un fils d'une famille marocaine renommé pour son histoire d'oulémas critiques, dont le frère est recteur de l'université islamique de Cordoue en Espagne. Assis à côté de lui à table du panel de discussion, j'ai remarqué son irritation sur le soi-disant «laïcisme» des participants maghrébins. Ceux-là acceptaient avec grande bienveillance la contribution d'un europarlementaire chrétien démocrate qui proposait une «économie de vision chrétienne démocrate». En même temps il était évident que ces Maghrébins excluaient de façon véhémente d'apprécier les contributions de la part de l'Islam à une économie sociale et de justice.

J'ai demandé Omar Kettani de participer à la discussion et d'en faire une remarque pour que je traduise son intervention en anglais. Parce qu'il le refusait, je suis intervenue moi-même dans cette discussion trop unilatérale et j'ai mentionné quelques efforts musulmans - par ex. de la part des Indonésiens - pour interpréter des notions comme le «zaqaat» dans le sens d'une «économie islamique». La réaction de l'audience maghrébine notamment membres des associations pour les droits de l'homme et d'organisations non gouvernementales liés à l'Europe - était étonnante. On se levait de sa chaise pour protester contre tel propos religieux de ma part... Le président du séminaire ne comprenait plus ce qui se passait et me regardait fâché comme si j'avais fait exploser une bombe. Puis la réaction d'Omar Kettani était une grande surprise pour tout le monde. Sans avoir aucunement plus encore besoin de mon aide de traduction, il prenait la parole en un anglais clair, - qu'il n'était même pas supposé comprendre passivement -, et il expliquait sa prise de position...

Alors, la raison de mon intervention irritante, ce n'était pas que je suis un «zélateur» de l'Islam, et encore moins un «zélateur» des idées soi-disant «fondamentalistes» concernant l'«économie islamique». Mais c'est le fait qu'une discussion doive suivre les règles d'équité et écouter les propos importants de la contrepartie. Cette position de dissident me condamne à être regardé des deux côtés comme Iblis, ou au moins comme son avocat indésirable. M. Arkoun oublie que dans comparables circonstances à Amsterdam dans des débats publiques en présence d'Arkoun, je me suis rangé du côté de sa propre prise de position par ex. que sur les droits de l'homme les musulmans ont droit de formuler leur approche islamique. Mon étude le décrit en détail (cf. chapitre 4f).

Alors, M. Arkoun se plaigne que son idée de raison «islamique» n'est pas prise au sérieux. Pourtant dans toutes mes écritures, je défends l'approche spécifique de la culture islamique tellement que les chercheurs néerlandais me décrient comme étant «culturaliste». Bien sûr, si cette spécificité islamique aboutit à un privilège exclusif de certains politiciens en Asie et Afrique pour priver leurs citoyens de leurs droits, il faut le contester. Il ne faut donc pas qu'Arkoun s'étonne que ses revendications philosophiques soient mises à l'épreuve comme fait l'Américain Robert Lee (voire ci-dessous). Au lieu de se montrer indigné qu'on touche à ses intentions honorables et à son honneur, il faut qu'Arkoun soit reconnaissant si une discussion l'oblige à définir sa prise de position d'une façon plus précise qui évite tout abus.

Autrement un philosophe ne permet qu'une fausse gentillesse, respect, ignorance et flatterie qui cachent les vrais problèmes. Cela ouvre la porte pour la vraie «communication impossible» qui est différente de celle d'Arkoun. Pareille situation se passait à Casablanca où après des journées d'un «dialogue euro-arabe» en présence des membres de l'Union Arabe, des nationalistes arabes comme Abid Jabri, l'échange des idées restait à circuler sur le thème proposé par le secrétaire d'une association de paix néerlandaise (qui rassemblait un jour un million de manifestants à Amsterdam contre l'armement nucléaire): "Dans le cadre de mon humanisme universel, je vous regarde sincèrement comme mes amis d'une culture qui m'est inconnue, alors faites la même chose...!". Dans sa piste d'autres témoignages de la même bonne volonté européenne suivaient. Obligé par la politesse arabe, les invités «Arabes» se taisaient tous.

Puis, irrité par cette fausse unanimité, j'ai pris la parole par mettre sur table le vrai thème de la discussion euro-arabe, la longue liste des reproches des nationalistes arabes. A la stupéfaction de l'audience européenne, ignorante de l'existence sérieuse de cette liste arabe, les «Arabes» présents - vus jusqu'à cet instant comme «nos chers et gentils amis» -, répétaient tous en termes irréconciliables ma constatation de l'abîme qui nous sépare. Les Européens me reprochaient bien sûr mon intervention qui mettait fin à cette idylle romantique d'une paix non existante. «Types répugnants» était le jugement confidentiel concernant nos partenaires arabes de la part de certains de mes compatriotes.

Alors en tant que philosophe de métier, j'aime bien polémiquer passionnément non pas seulement avec Mohammed Arkoun mais également avec Mohammed Abid Jabri sur sa méconnaissance des Amazighin, avec mon ami Abdallah Saaf sur son Saddam et également avec mon ami Hassan Hanafi sur son Nasser, sur ses frères «Ikhwan» et leurs banques islamiques, même si Hassan me coupe l'interview si je lui pose des questions trop embarrassantes. Conclusion: il ne faut pas confondre - ce que fait Arkoun - la solidarité d'amitié personnelle avec certains «nationalistes arabes», avec certains «laïques» ou «fondamentalistes», pas confondre cette solidarité avec une simple identification à leurs idées. Au contraire pour apprendre la vérité il faut toujours discuter avec ses amis, pourtant sur base d'arguments. Autrement l'époque des Lumières n'aurait jamais vu le jour. Ni la Sunna du Prophète qui n'est pas imaginable sans l'attention critique et la précision des questions formulées par ses interlocuteurs. 3. Réfutation brève des fausses accusations personnelles.

Par l'accusation d'avoir pris de fausses notes, Arkoun inculpe l'auteur et son collègue Van Koningsveld d'avoir falsifié et décontextualisé l'interview faite chez lui dans son appartement à Paris. Pourtant cette interview était enregistrée sur magnétophone et ensuite son texte littéral a été envoyé intégralement à M. Arkoun pour qu'il le corrige. Je possède encore le texte écrit retourné et autorisé par Arkoun, fourni de corrections de sa propre main. Sur sa demande, moi et Van Koningsveld nous avons omis scrupuleusement certains passages jugés indésirables par Arkoun, comme par ex. ses énonciations sur les princes saoudiens. Finalement le style oral et direct de l'interview ne plaisait pas Arkoun qui n'a accordé nulle part ailleurs pareille interview directe et animée. Nous avons donc embelli le style oral, pourtant sans perdre la vivacité de son discours et nous l'avons envoyé le résultat final.

J'ai suivi ensuite la même exactitude concernant la liste des questions dans le chapitre dix. Après notre longue correspondance, j'ai envoyé M. Arkoun le résultat dactylographié qu'il a corrigé également de sa propre main. Alors, sur la base de toutes les lettres échangées sur l'interview et sur la correspondance avec l'auteur, il faut réfuter l'insinuation actuelle d'Arkoun qu'il s'agit d'une falsification, d'une décontextualisation et cetera de sa pensée. Surtout il faut démentir son assertion "il allait de soi que mes réponses n'étaient pas destinées à être publiées". Ses corrections précises et ses lettres d'autorisation prouvent justement le contraire.

Puis, j'ai clairement indiqué que les extraits de l'interview fait avec Van Koningsveld chez Arkoun dans son appartement à Paris se trouvent sur un niveau différent de ces écritures habituelles. L'interview montre comment notre héros descend de son piédestal de la Sorbonne pour se mêler parmi les habitants ordinaires de la ville de Paris, arabes et français. C'est un événement unique dans la série des interviews accordées par Arkoun qui paraissent tous être rédigés derrière son bureau de savant. Alors c'est la raison pour laquelle notre professeur universitaire regrette plus tard la franchise et la spontanéité de sa parole orale, d'une «parole orale» qu'il loue et adore à l'excès dans la transmission du texte coranique.

Ensuite pour la nouvelle version de mon étude élaborée en langue française, j'ai eu pas mal de contacts avec Arkoun pendant son séjour en Hollande. Aussi après l'avoir transmis à Paris le manuscrit de mon étude, j'ai fait tout mon possible pour qu'il se mette de nouveau d'accord avec moi et qu'il avance enfin ses arguments de critique concrètes. Mais déjà auparavant pour moi et Van Koningsveld, en contradiction flagrante avec qu'Arkoun nous reproche, nous sommes venues au rendez-vous fixé par écrit avec lui. Sans nous proposer une nouvelle invitation, Arkoun nous a confié que sa lettre de réponse à notre rendez-vous prévu était déchirée par son secrétaire qui voulait éviter un pareil rencontre. Il paraissait impossible de fixer un nouveau rendez-vous avec Arkoun. Alors l'indignation d'Arkoun sur cette communication impossible c'est donc du théâtre. Après pas mal de rendez-vous reportés, simulés et définitivement annulés, je me souviens d'un dernier entretien au café de la gare centrale à Amsterdam qui même s'il restait sans le résultat désiré, m'autorisait pourtant de nouveau à la publication de ses textes déjà publiés.

Malgré toutes ses graves accusations de se trouver "décontextualisé et mal interprété", je le regrette sincèrement de n'avoir trouvé dans son plaidoyer aucun point concret qui soutient son attaque dans le cas de mon étude. Bien que j'aie fait tous mes efforts possibles pour présenter des raisons claires et distinctes d'une argumentation cohérente, qui sont autant d'invitations afin qu'Arkoun puisse nuancer et préciser sa pensée, il n'apporte aucun élément concret pour une discussion intéressante concernant mon étude.

Dans mon étude, j'ai refusé de façon conséquente de parler sur les agissements concrètes au domaine politique de M. Arkoun et j'ai su persuader mon collègue Van Koningsveld à prendre la même attitude. Dans ce contexte il faudrait aborder les activités d'Arkoun avec le chef parlementaire du parti libéral conservateur, Bolkestein, - actuellement commissaire auprès de l'U.E. - qui se faisait remarquer par ses attaques injustes sur la religion et les coutumes des immigrés musulmans en Hollande. Pourtant je considère le traitement de pareils détails une tâche spécifique de son biographe éventuel. C'est une tâche dont j'ai refusé de m'en charger, même si M. Arkoun se plaignait devant moi, qu'il fallait que j'écrive pour lui une biographie comparable à celles sur Jean-Jacques Rousseau. Je l'ai rappelé au fait que même si sa vie personnelle c'est probablement autant compliquée et contradictoire que celle de Jean-Jacques, son héros des Lumières, mon intention n'était rien d'autre que de m'occuper scientifiquement avec les avatars, tant les trouvailles géniales que les erreurs triviales dans son uvre publiée. Je l'ai répondu de plus qu'il me semble que sa pensée n'est pas du tout achevée et qu'une biographie sera donc trop prématurée tant que son protagoniste se trouve encore en bonne santé parmi nous.

Pourtant dans mon étude se trouve un sujet qui dépasse l'épistémologie abstraite d'Arkoun. C'est mon introduction sur ses interventions dans l'affaire Rushdie, qu'il rejette comme un "rappel très partial et décontextualisé de ce que j'ai vécu comme un lynchage idéologique à propos de l'affaire Rushdie". Pourquoi j'ai choisi ce thème comme introduction...? Il concerne un aspect clef d'avatar important de notre héros qui doute de choisir entre les droits de Dieu et les droits de l'Homme, cette pierre de touche exemplaire pour classifier quelqu'un comme «fondamentaliste» ou non. Par choisir ce sujet comme introduction j'avertis le lecteur qu'une lecture de la pensée d'Arkoun ne le délie aucunement de l'obligation d'utiliser son propre intelligence.

Comme souvent dans l'histoire de l'humanité, le destin d'un penseur original - même d'un enseignant de la Sorbonne - reste tragique. Or, d'un côté Arkoun se trouve accusé en terre d'islam notamment dans son pays mère l'Algérie, de façon très injuste par les «fondamentalistes». D'autre côté, sur le reste de notre planète, un grand nombre de lecteurs - comme dans mon cas - lui invite de tirer les conséquences rationnelles de sa prise de position de philosophe de Lumières. Par ses plaintes âcres de n'être pas compris par la plupart des universitaires sur notre planète entière, M. Arkoun parait à la fin de sa vie, devenu un auteur rancunier et méconnu. Il se console pourtant par être invité par les grandes autorités politiques de notre monde qui le fêtent comme le grand combattant contre le «fondamentalisme violent» qui les menace. Arkoun les réconforte par son refus de munazara, à laquelle il ne s'engage qu'apparemment par la procédure de l'Inquisition papale au Moyen Âge, c'est à dire par diffamer et humilier moralement ses opposants et critiques comme nous avons vu dans mon cas. Alors, regrette-il, notre héros des Lumières que les lettres-de-cachet dont se servait encore Voltaire, ne se trouvent plus à sa disposition? 4. L'épistémologie actuelle de l'islam autour l'islamisme libéral d'Arkoun: Robert D. Lee, Armando Salvatore et Farid Esack.

En regrettant d'être enchaîné par M. Arkoun dans une réponse biographique sur la déconfiture de sa propre personne, je finis cette étude par approcher son uvre de nouveau sur le niveau scientifique qu'elle mérite. Je le fais par une évaluation des dernières publications sur sa pensée depuis l'achèvement de mon manuscrit. L'entreprise épistémologique de la pensée de Mohammed Arkoun ne s'apprête pas d'être comprimé dans un bref résumé comme font certains auteurs que je ne mentionnerai donc pas ici. Il n'en suit qu'une réduction en remarques superficielles.

Il est nécessaire d'entamer une analyse épistémologique pour faire droit à Arkoun. Dans ce cadre les nouvelles publications de ce genre n'oublient pas de mentionner Arkoun. Anke van Kügelgen consacre donc quelques lignes à Arkoun dans son étude, Averroes und die arabische Moderne: Ansätze zu einer Neubegründung des Rationalismus im Islam (Leiden, 1994). Le projet d'Arkoun et son analyse d'Ibn Ruchd sont résumé dans le texte suivant:

« À partir de cette vision Arkoun critique aussi les philosophes islamiques et les objecte qu'ils ont négligé le sens mythique du Coran, et d'avoir décidé dans le domaine de la foi d'une façon illégitime ce qui est juste et ce qui est tort. Pourtant il remarque chez par ex. Ibn Ruchd quelques points de départ qu'on peut développer dans le présent. Son propre effort de traiter les différents ensembles de pensée religieux, théologiques et philosophiques par intermédiaire d'une méta-langue sans connotations émotionnelles et d'une méthode objective, Arkoun le compare avec l'effort de Ibn Ruchd de créer une "langue meta-théologique" qui fait droit tant à l'écriture sacrée qu'au système aristotélicien. Il juge que l'épistémologie d'Aristote n'est pas appropriée pour une pareille entreprise et que donc Ibn Ruchd n'a pas pu réaliser ses intentions. En référant à son enracinement dans la méthode du fiqh Arkoun juge les interprétations séculaires de la pensée d'Ibn Ruchd erronées» (o.c. 164).

Plus intéressant sont les études comme celle de Robert Lee qui entament une comparaison du projet d'Arkoun avec le projet des penseurs musulmans contemporains qui dominent le terrain, donc les soi-disant fondamentalistes. Déjà Olivier Carré comparait Arkoun avec Qotb dans son Mystique et politique. Lecture révolutionnaire du Coran par Sayyid Qutb, frère musulman radical (Paris, 1984). Après avoir référé aux raisons d'Arkoun qui le font retrouver le statut du discours coranique avant tout au niveau de la parole orale, il en conclut:

«Arkoun est fondamentaliste en ce sens qu'il ne veut au départ que le texte religieux primordial. Et il reconnaît d'emblée l'un des caractères du discours religieux prophétique, son caractère performatif: le Coran dit ce que le Prophète fait. Comme Qutb, Arkoun situe l'inimitabilité (i`jàz) du Coran dans son caractère hautement performatif; «inaugurateur d'une singularité englobante Evidemment, Arkoun contestera Qutb sur des points fondamentaux...»» (o.c. 71).

Frappé par les ressemblances entre ces deux théologiens musulmans tellement adversaires, Olivier Carré soupire enfin:

«Le Très-Haut eût dû faire se rencontrer Arkoun et Qutb, pour de longues discussions sereines, sous l'il compréhensif d'un des gardiens de la prison de Tôra, à l'abri, à ces heures, des tortionnaires soigneusement aiguisés par Salâh Nasr et Shams Badrân. Les deux croyants - je parle de Qutb et d'Arkoun - se seraient au moins rejoints sur un propos foncièrement anti-«moderniste» d'exégèse, à savoir le refus "d'adopter la critique textuelle comme unique et souveraine règle" et de "s'attacher aux inventions des rationalistes"» (o.c. 72,73).

En cachant ma curiosité si Arkoun aurait accepté cette invitation d'Olivier Carré, je réfère au fait que j'ai analysé en détail cette exégèse anti-«moderniste» d'Arkoun (cf. chapitre 7).

Dernièrement Robert D. Lee - que nous avons déjà rencontré dans notre étude - vient de consacrer à Arkoun un essai dans son livre: Overcoming Tradition and Modernity: The Search for Islamic Authenticity (Colorado 1997). Lee entame une comparaison - encore plus osée que la mienne - entre différents «chercheurs de l'authenticité islamique», entre Arkoun avec Sayyed Qotb et Ali Shari`ati. Superflue à dire que Qotb et Shari`ati sont considéré selon Arkoun comme des idéologues du fondamentalisme politique. Cette comparaison offre le résultat suivant:

«Les réformistes (salafi) comme Mohammed 'Abdu s'efforçaient à combiner la raison et la foi, mais Qutb et Arkoun imposent une exigence de plus; la réconciliation de la raison et la foi avec la réalité sociologique. Ils travaillent dans le même domaine, bien qu'à partir de différentes prémisses avec des méthodologies différentes et des approches différentes envers les problèmes politiques concrets.» (o.c. 160).

Sujet central chez Lee dans son analyse de la pensée d'Arkoun c'est le rôle de la raison. Concernant les mouvements rationels dans la tradition islamique comme celui des Mu'tazila, Lee constate chez Arkoun une position d'ambivalence. En tant qu'instrument pour comprendre les réalités islamiques et leur histoire, Arkoun admire l'utilisation de la raison. Pourtant également comme dans l'histoire du dogme chrétien, l'introduction du rationalisme grecque a consolidé le logocentrisme dans la tradition islamique:

«En même temps un historiciste convaincu, Arkoun argumente que le rationalisme grecque par son accentuation sur substance originale et essence invariable a renforcé le logocentrisme de la tradition islamique. L'ensemble de raison et révélation produisait une mentalité médiévale qui dominait le monde islamique jusque dans le 19e siècle, donc encore longtemps après qu'un paradigme pareil s'était déjà effondré en Europe chrétienne. Le logocentrisme islamique résultait de la domination de la philosophie sur la religion» (o.c. 149).

D'un côté Arkoun reconnaît le progrès que les Mu'tazili ont fait envers une historisation des réalités par leur position du «Coran crée». Pourtant par leur adaptation de l'essentialisme grecque les Mu'tazili nient en même temps ce fait que la raison est fondée dans l'histoire. Alors les Mu'tazili sacralisent et désacralisent en même temps. Cette orientation ambivalente contribuait finalement à la création de cette «mentalité médiévale» qu'Arkoun veut vaincre:

«Pour Arkoun la Mu'tazila faisait le premier pas vers l'historicisme. Par voir le Coran comme entité crée, ils ont ouvert la porte pour comprendre les hadith comme des efforts imparfaits des humains, à partir du prophète, d'élaborer et d'interpréter la volonté de Dieu, alors comme des efforts nécessairement sujets de la critique de la raison humaine.

Arkoun applaudit cette attaque radicale et historisante des Mu'tazili, mais il remarque que ce glaive a deux côtés. En acceptant l'essentialisme grecque, ils ont placé les fondations de la raison au-delà de l'histoire, bien qu'ils aient été en train d'essayer à porter la compréhension de la révélation dans l'histoire même. Ils ont donc sacralisé et désacralisé en même temps. C'est un fait qui l'a fait possible pour quelqu'un comme Abul Hasan al-Ash'ari (mort 935) de renforcer l'orthodoxie par incorporer des aspects du raisonnement développé par la Mu'tazila, bien qu'il rejetait la plupart de leur doctrine. L'effort des Mu'tazili contribuait finalement au renforcement de la "mentalité médiévale" qui est contraire à l'autonomie humaine et contraire à une compréhension globale de la tradition islamique» (o.c. 155).

Comment résoudre cette ambiguïté de la raison trop ouverte pour se fixer dans un logocentrisme ? Est-ce que la pensée (post)moderne elle offre une solution?

«Pour Arkoun le modernisme (ou pour la raison de clarté mieux dite post-modernisme) est arrivé à rejeter la compréhension essentialiste, cette caractéristique tant de la perspective théologique que de la philosophie des Lumières» (o.c. 160).

Pourtant avec cette conquête sur l'essentialisme logocentriste, comment combattre le hasard étant le critère douteux de la position philosophique du postmodernisme? Est-ce que le projet d'Arkoun n'est-il pas fondé sur l'exclusivisme de la foi qu'uniquement la science sociale sera capable de produire la vérité?

«Il n'existe pas de discours innocent ou de méthode innocente, c'est à dire que lui aussi travaille d'une perspective spécifique de l'histoire. Pourtant dans l'uvre d'Arkoun résonne une croyance fondamentale dans les capacités de la science sociale moderne à produire la vérité, si ce n'est pas à sa phase d'aujourd'hui alors à la phase prochaine.» (o.c. 153).

Comme conclusion Lee aborde les questions autour de l'ensemble du problème central du projet d'Arkoun: éclairage des consciences des croyants musulmans par la science. Il est frappant que Lee aboutit à la même problématique de cette étude-ci, c'est à dire aux questions pratiques et de principe posées par l'auteur dans l'interview et la correspondance. Est-ce qu'il agit avec le projet d'Arkoun d'un projet purement théorique? Pourtant aussi pour un projet théorique la question est légitime, comment mobiliser les gens pour ce projet? Est-ce qu'on y arrive sans utilisation des mythes par renoncer à toute idéologie? «Il évite la mobilisation, mais comment réaliser «l'émancipation de la société civile» sans mobilisation, et comment mobiliser les gens sans mythe?» (o.c. 168).

Le projet d'Arkoun se réclame de sa tolérance par vouloir comprendre les différents courants dogmatiques comme aspects d'une pensée globale qui les embrasse tous. Pourtant ce projet ne cache-t-il pas une violence latente? «Une partie séduisante de sa proposition se trouve dans son inclination relativement basse pour générer de la violence, comparé avec d'autres théories de l'authenticité. Par montrer pourquoi l'histoire nie le droit d'un groupe particulier à monopoliser la vérité islamique, il souhaite éteindre les feux des conflits sectaires [...] Toutefois il peut se cacher derrière le projet d'Arkoun une puissance latente de violence. Bien qu'il confronte tous les groupes qui proclament leur version de l'utopie, il dit de découvrir la vérité de l'histoire islamique. Comment toutes les couches de la société peuvent perdre leur mauvaise foi - c'est à dire leur confiance dans la vérité de leurs croyances - et embrasser sa reconstruction de la vérité, il ne l'explique pas. Qui sont les intermédiaires entre les intellectuels et les masses? Si non les poètes et si non le clergé, alors qui? Par sa carence de fonder une base plausible pour l'action de groupe, il évite tant les conflits potentiels que les chances de voir réalisé ses intentions.» (o.c. 169).

La science sociale ne joue-t-elle pas chez Arkoun le rôle de la foi religieux? Ne retombe-t-on pas de cette façon au niveau d'une idée exclusive comme font justement les propagandistes des croyances divers? «Il semble invraisemblable qu'elles [les institutions d'un islam libéral, RH] peuvent émerger quelque part dans le monde islamique sans un groupe exemplaire qui les défends, au moins autant invraisemblable que l'idée de Qotb qui évite les confits par la thèse que les vrais musulmans se soumettent volontairement à la souveraineté de Dieu après leur révolte contre la souveraineté des humains mortels.

Le problème de la formulation d'Arkoun se trouve d'un côté dans le rejet de toutes les vérités privilégiées, et de l'autre côté dans son acceptation de la capacité de la science sociale d'engendrer la vérité. En critiquant ceux qui démarrent d'un acte de foi dans le "vrai islam" et qui incitent les croyants de lutter pour l'islam, Arkoun montre toutefois sa conviction en une foi particulière, malgré qu'il reconnaisse que la science sociale n'est pas encore aboutie à la vérité et qu'il n'existe pas de discours innocent [...] Sa tolérance englobante ne sait guère tolérer l'intolérance de ceux qui regardent la proposition d'Arkoun comme juste une seule vérité parmi plusieurs d'autres. Un pareil statut transformerait sa structure, exactement à la façon dont ce procédé changerait la nature du Sunnisme de Qotb, le maraboutisme dans l'Haute Atlas, l'Ismaélisme ou les autres variantes de la tradition islamique qu'Arkoun n'envisage que comme des parties d'une vérité complète. L'exclusivisme est intrinsèque à l'idée de la science sociale de laquelle Arkoun se réclame» (o.c. 170).
Robert Lee résume l'ambiguïté des diverses prises de position d'Arkoun dans le passage suivant:

«En tant que penseur radical Arkoun croit dans la capacité des humains à transformer leur monde. En tant qu'historiciste il comprend toute vérité d'être un produit de la médiation humaine. En tant que philosophe et historien il ne comprend pas l'histoire comme simplement issue des circonstances matérielles, mais comme issue des façons desquelles les humains ont compris les circonstances et cherchent de les manipuler. Il croit que les intellectuels ont une obligation de s'engager parce qu'ils disposent de la capacité de distinction. Pourtant en tant que critique du substantialisme tant dans sa version grecque qu'islamique, il rejette la notion de l'individu autonome doté par la nature de la raison et de la volonté libre. En tant que scientifique social il regarde les humains comme moins libre qu'ils préféraient se considérer. Bref, il est ambivalent sur la capacité des humains de créer leur propre destin» (o.c. 154).

Il est évident qu'avec cette constatation critique Robert Lee se classifie soi-même parmi les scientifiques de mauvaise foi - ceux comme Haleber - auxquels Arkoun reproche leur incompréhension pour sa pensée et avec lesquels Arkoun juge sa communication impossible.
L'herméneuticien Armando Salvatore n'oublie pas de mentionner le projet d'Arkoun au bout de son importante étude novatrice sur les lectures de la pensée arabo-islamique: Armando Salvatore, Islam and the Political Discourse of Modernity (Reading UK, 1997). Salvatore caractérise Arkoun par lui attribuer une prise de position fondamentale libérée des préjugés tant de l'orientalisme occidental que de la tradition islamique:

«Mohammed Arkoun à été un pionnier à fonder de nouveau la possibilité de l'herméneutique dans l'islam "en tant que tel", autant conforme à une pensée libérée de l'orientalisme occidental que de celle d'un fiqh islamique bien qu'il soit réformé: donc conforme à deux traditions discursives qui partagent étroitement les critères pour classifier la science en notions islamiques» (o.c. 249).

«Arkoun représente l'exemple le plus important d'un intellectuel arabe contemporain engagé à transformer les empêchements du re-essentialisation issu des dynamiques transculturelles de la "post-crise" en une option méthodologique» (o.c. 252).

Bien sûr Salvatore manque à nous montrer les détails de cette option méthodologique d'Arkoun dont cette étude-ci vient d'analyser les dilemmes et les impasses. Pourtant il faut lui donner raison que la signification historique d'Arkoun consiste à développer un programme herméneutique qui mène sans doute dans la bonne direction pour comprendre le champ religieux de l'islam sans qu'Arkoun réussisse lui-même déjà à offrir une solution définitive. Cette entreprise programmatique a bien sûr son importance autant pour le discours arabo-islamique dans les pays musulmans que pour une nouvelle orientation de la part de l'Occident:

«L'importance de cet entreprise programmatique c'est du au fait que tant le projet autochtone de recréer le discours politique arabo-islamique de la modernité que l'effort occidental de voir l'islam d'une façon social-scientifique - pourtant pas à la façon Wéberienne - sont au moins dépendant de la tâche de réformuler les conditions épistémologiques pour penser l'islam» (o.c. 249).

Salvatore regarde l'intention d'Arkoun comme un effort de réconstruction du turath: «Penser l'islam c'est une opération d'interpréter et de reconstruire le turath. Avant al-Jabiri,» (o.c. 249). «Arkoun a commencé d'approcher la question du turath dans une terminologie méthodique et d'une façon plus cohérent que lui, sans se sentir lié par des standards englobants comme celui d'«authenticité». Il pose que l'approche du turath suppose une affirmation totale et sans contradiction de la modernité; de l'autre côté l'élaboration de la modernité suppose un choix clair pour le turath historique contre le turath mythologique» (o.c. 251).

Pour comprendre cette estimation de Salvatore envers Arkoun, c'est nécessaire de faire connaissance avec les notions de son analyse du discours politique de la modernité concernant l'islam. Pour évaluer cette relation entre islam et modernité Salvatore y distingue entre deux visions sur les processus en action, une tendance de «conflation» et une autre de «deconflation», alors, de fusion et de dé-fusion de deux pôles «qui peuvent être nommé islam et politique, islam et l'État, ou islam comme din et islam comme dawla» (o.c. 82).

Selon son explication la vision de dé-fusion «regarde l'islam limité à din ou aussi embrassant la dunya, le "monde" conforme à la formulation islam dunya wa din, et parfois dépendant nettement sur iman, sur l'engagement intérieur de la foi» (ibidem).

Dans la construction de la réalité d'islam dans les temps modernes ces deux processus reliés sont déterminant et tous les deux sont également nécessaires. D'un côté existe celui d'objectification-réification qui différencie, dissocie et sépare l'islam de son environnement. De l'autre côté opère celui de la subjectification-interiorisation, le processus dont l'individu actualise dans ses efforts et responsabilités personnelles l'islam. On trouve ces deux processus en action dans toutes les expressions et dans la formation des images concernant l'islam. Il faut constater aussi que l'introduction de la notion de «modernité» au champ scientifique des musulmans a été colorée grandement par les prises de position des orientalistes occidentaux.

Pour la vision épistémologique sur la relation entre l'islam et la modernité, les possibilités ou impossibilités d'une intégration des deux, la prise de position du sociologue allemand Max Weber a été décisif. La méconnaissance de l'islam par Max Weber qui en élaborant une comparaison avec le calvinisme (cf. chapitre 4e), niait son facteur de subjectification-interiorisation ce que menait à une conception que l'islam historique ne savait jamais différencier entre le champ politique et le champ religieux. Les deux réalités coïncident, alors, comme conséquence l'islam se trouve parfaitement isolé et renfermé pour toute revendication dans le domaine de l'espace politique moderne dit «sécularisé». Cette impuissance de distinguer entre les domaines religieux et politiques, imputée à tort à l'islam, a conduit à caractériser l'islam comme totalitaire. L'islam serait donc incapable de suffire aux conditions de l'État moderne qui déduit les droits de l'homme et de citoyen rationnellement d'une analyse autonome de l'humain sans intervention d'un facteur tiers irrationnel. L'islamisme actuel a été accablé exemplairement de ce reproche de ne pas pouvoir suffire aux revendications démocratiques de l'homme moderne.

Ce malentendu du «Weberianisme» déterminait la vision de toute une génération d'orientalistes comme celles de Gustave von Grunebaum (cf. Abdallah Laroui), Hamilton Gibb, W. Montgomery Watt et Marshall Hodgson. Le rôle central du soufisme que l'orientaliste Ignaz Goldziher avait reconnu encore pour les processus de rationalisation dans l'islam, était réduit par Max Weber à une «religiosité irrationnelle des derwish». À partir de cette vision weberianiste Gustave von Grunebaum disait:

«Il est important de comprendre que la civilisation musulmane c'est une entité culturelle qui ne partage pas nos [de l'Occident, RH] aspirations fondamentales. Elle n'est pas intéressée dans une auto-compréhension analytique de soi-même, ni encore moins intéressé dans une étude approfondie des autres cultures» (Modern Islam, New York 55).

Dans la trace de ce «Weberianisme» fusionniste la critique par ex. de Bernard Lewis, partagé inconsciemment par les soi-disant modernistes notamment sur l'islamisme a eu lieu en le comprenant comme un phénomène rétrograde et réïficateur, une résurgence d'un passé invariable et aliéné excluant l'effort de l'individu. Superflue à dire que cette conception sur la relation de l'islam avec la modernité a contribué grandement à créer le profond fossé d'esprit dans les sociétés arabo-musulmanes eux-mêmes.

Salvatore analyse le fait surprenant que c'était Michel Foucault confronté avec la révolution de Khomeini qui débarrassait l'islamisme moderne de cette image erronée. Foucault pendant son séjour en Iran reconnaissait pour la première fois les forces de «subjectification-interiorisation» qui incitaient les étudiants en tant qu'individus à leur révolution. Dans cette lumière il faut analyser l'uvre de Sayyed Qotb, notamment son «Dans l'ombre du Coran». La catégorie centrale pour Sayyed Qotb était nizam (système) et non pas dawla, une notion trop contaminée des expressions institutionnelles du pouvoir existant qui émanent du jahilliya. Le caractère développe mental et subjective de l'islam reste intact par son notion manhaj (méthode) qui intentionne l'effort humain de raison et de créativité, tandis qu'il distancie l'islam du pouvoir corrompu par des mots dérivés de la racine hkm. Pour ce but Qotb crée le néologisme hakimiyya, (diriger, gouverner la communauté) une caractéristique attribuée à Dieu seul. Salvatore conclut cet analyse par dire:

«C'est le point où la vision de Qotb devient indéniablement «sécularisée»: évidemment pas dans le sens dominant de l'expérience historique de la part de l'Occident, mais due à son rejet sans compromis de toutes les loyautés traditionnelles basé sur des obligations personnelles. La shahada musulmane (confession de foi) exige une rébellion contre toutes les formes de pouvoir humain exécutées sur d'autres humains, finalement c'est ça la politique. L'héritage de l'herméneutique de Qotb en tant que din implique un rejet clair du devoir de problématiser la relation entre «islam» et «politique». L'accomplissement de l'islam sur terre entraînerait la fin de la politique» (o.c. 193).

Dans la lumière de cette interprétation, 'Abd al-Raziq et Qotb - qui ont été présenté comme des adversaires qui s'excluent - s'efforcent pour le même but, c'est à dire de purifier din de ce que est la-dini, le religieux de ce que n'est pas religieux. Leur logique conséquente atteint d'une argumentation différente résulte des mêmes conclusions:

«Vu leurs formulations sans compromis, 'Abd al-Raziq et Qotb représentent les signes les plus importants sur le chemin qui conduit à former un cadre de référence arabo-islamique. En même temps, exactement à cause du caractère radical de leur argumentation, ils ont rempli des fonctions complémentaires: la première pratiquée par 'Abd al-Raziq par sa formulation «minimaliste» du dénominateur général le plus bas pour fonder une nouvelle unanimité arabo-islamique de communication qui substitue l'Unanimité de la Communauté. Puis, élaboré par Qotb, par sa formation de théorie «maximaliste» qui concerne la façon de remplir cet nouvelle unanimité d'un contenu» (o.c. 194).

«Les deux sont d'accord à dire que le shar' n'a rien à faire avec le gouvernement des humains, et qu'aucune cadre valable de référence arabo-islamique peut être fondé par une argumentation a-historique comme faisait l'`ilm traditionnel par le postulat d'une légitimation religieuse pour l'exercice du pouvoir. Les deux nient l'existence dans l'histoire d'un gouvernement légitimé par din, c'est à dire l'intervention de Dieu par Son shar` en étant une condition préliminaire pour créer le mouvement immanent à l'islam. Les deux accentuent que tout l'orientation de l'histoire humaine c'est déterminée par les efforts des musulmans individuels» (o.c. 194).

Cette analyse bouleverse les attitudes habituelles envers l'islamisme de Sayyed Qotb et envers ses disciples, soit-il en Occident, soit-il en pays musulmans. Sur la base de cette proximité d''Abd al-Raziq et Qotb il parait vain de vouloir caractériser les islamistes comme des «fondamentalistes» à l'exemple du christianisme américain. Il parait évident qu'également la parenté entre Arkoun et 'Abd al-Raziq-Qotb est indéniable ce qui affirme encore une fois notre analyse de la parenté entre Arkoun et Abdessalam Yassine, le «fondamentaliste» marocain (cf. chapitre 5).

En tirant les conséquences de cette parenté, je propose de faire une distinction parmi l'amalgame confus des mouvements d'un islam nouveau. Jusqu'aujourd'hui les termes de «fondamentalisme islamique», d'«intégrisme islamique», d'«islam politique» et d'«islamisme» ont été utilisés comme interchangeables et ont été la cause d'une grande confusion. La raison c'est que la plupart des chercheurs occidentaux refusent de distinguer entre des modalités clairement différentes d'islam, notamment entre «fondamentalisme islamique» et «islam politique». Je voudrais distinguer trois différentes modalités de l'islam actuel: 1. traditionnel, 2. fondamentaliste et 3. islamiste. Ma distinction traite des différences de principe, des tendances idéologiques qui en réalité se chevauchent l'un l'autre souvent dans leur apparence et dans leur institutionnalisation réelle au champ religieux. Je ne nie pas que ces trois modalités ne se présentent pas sur la scène de l'espace musulman comme des protagonistes séparés par une ligne de démarcation imperméable:

1. La catégorie de l'islam traditionnel réfère à la modalité de l'islam millénaire et populaire qui tolère dans sa marge les expressions de l'adoration des saints, des mussems et des coutumes plus ou moins magiques basées sur la croyance aux jenoun.

2. Avec le nouveau «fondamentalisme islamique» il s'agit d'un courant réactionnaire qui s'oriente vers le passé, son dynamisme se base sur la répétition de ce passé. Les textes et les traditions sont sacralisés et fixés comme des objets éternels. L'attitude de les interpréter ne permet que des prendre à la lettre. Une grande méfiance pour la modernité soupçonne toute innovation comme illicite. L'accent est mis sur la porte folklorique des habits traditionnels, par exemple celle du voile et de la barbe. Son hostilité envers l'occident se base sur la défense de son monde conservateur contre sur les influences de la modernité vue comme événement extérieur. L'exclusion des acquisitions de la modernité, autant qu'il ne sont pas nécessaire pour le règne d'un capitalisme exploitateur, se trouve sur l'agenda. Les régimes occidentaux et orientaux, surtout leurs milieux d'affaires, s'arrangent malgré la tendance rétrograde et dictatoriale qui supprime les droits de l'homme, très bien avec les régimes musulmans qui représentent ce conservatisme.

3. Clairement à distinguer de cette idéologie conservatrice, c'est le courant d'islamisme politique qui est caractérisé comme le précédant également grandement par un puritanisme moral, ce qui séduit l'observateur souvent à le mettre dans le même panier du fondamentalisme. La fonction de ce puritanisme est pourtant largement différente du premier. Ce puritanisme a pour but un changement radical de la société avec laquelle il vit en conflit ouvert. Malgré son cocon de puritanisme «fondamentaliste», l'islamisme politique cache dessous son cocon un animal politique tout différent que les régimes de «l'islam politique» officiels. Cet islamisme à la Sayyed Qotb représente au champ religieux un mouvement révolutionnaire auquel on ne peut pas reprocher - comme nous avons vu - qu'il ne tient pas compte de la réalité séculaire de la modernité, même s'il nie soi-même ce caractéristique. Cet islamisme affirme chez ses protagonistes - qui sont souvent des jeunes hommes scientifiques - en principe la modernité et la science dont il veut éviter les amoralismes qui s'sont développé en Occident. Cet islamisme affirme la modernité et la science même s'il recule encore envers les conséquences par ex. des méthodes des sciences sociales.

Par introduire cette distinction issue d'une épistémologie de l'islam actuel, il parait faux différencier en principe entre les penseurs d'un islamisme libéral à l'Arkoun et un islamisme politiquement révolutionnaire à la Qotb. La preuve vivante c'est l'existence des intellectuels islamiques qui se laissent inspirer par une théologie de libération tolérante et qui élaborent un projet révolutionnaire «de gauche» sur le champ religieux de l'islam, comme Hassan Hanafi et le théologien Farid Esack que je veux présenter finalement.
 

Tant la perspective «sécularisé» qu'Armando Salvatore élabore de la pensée de Sayyed Qotb que les questions pratiques sur lesquelles l'analyse de Robert Lee aboutit, nous poussent de finir notre orientation sur les perspectives d'un islam émancipatrice que propose l'imam sud-africain Farid Esack. C'est un représentant de l'«islamisme» dans le sens mentionné dans ce paragraphe, en étant militant un ami intime de Nelson Mandela. Il a été nommé par Nelson Mandela comme «Commissioner for Gender Equality» de son pays. L'équipe autour Nelson Mandela - e. a. le Prix Nobel l'évêque Desmond Tutu - fait tout son possible pour promouvoir l'émancipation de leur pays. Après la victoire sur l'apartheid, la lutte contre la discrimination dans le domaine de la sexualité dans toutes ses expressions inclue l'homosexualité, figure explicitement sur l'agenda de cette équipe. Dans son livre Qur'an, Liberation and Pluralism: An Islamic Perspective of Interreligious Solidarity against Oppression (Oxford, 1998), Farid Esack, explique le Coran, sur la base des écritures de la théologie classique et moderne, dans le sens d'une théologie de libération à l'islamique. Dans son livre Esack se rend compte du rôle exemplaire du Coran pour sa communauté musulmane et pour lui-même comme militant pendant la lutte contre l'apartheid. De parler sur libération pendant les années d'Apartheid en Afrique du Sud relevait la signification de libération: libération de toutes les formes de racisme et d'exploitation économique. Cette expérience réfléchie de la nature d'injustice et du rôle des structures socio-économiques menait à penser l'islam différemment:

«Une théologie de libération, c'est pour moi une théologie qui veut libérer la religion des structures et idées sociales, politiques et religieuses qui impliquent l'obédience sans critique, et la libération de tous les peuples de toute forme d'injustice et exploitation inclue celles de race, de sexe, de classe et de religion» (o.c. 83).

Cette théologie ne connaît la vérité divine de la révélation coranique que par les notions de la raison pratique offertes par le djihâd de la libération des opprimés:

«Il n'existe pas d'espace où Dieu a révélé la pleine vérité à l'interprète, la vérité continue toujours à être révélé parce qu'il n'y a pas de fin au djihâd, alors, il n'existe pas de terme à Sa promesse de révéler» (o.c. 111).

C'est donc le jihâd actuel comme celui des opprimés sud-africains contre le système d'Apartheid qui procure aux notions coraniques leur contenu dynamique, le sens théologique de la révelation que Dieu a transmis à l'humanité du passé et à l'heure actuelle. C'est la lutte de libération qui fait le croyant conscient de la signification des dogmes islamiques et non pas une réflexion intellectuelle. Ce n'est que le musulman en lutte qui est capable de comprendre les intentions de l'islam. Alors sa critique de la raison islamique, c'est une raison pratique qui lui inspire et exhorte à conduire sa lutte pour la justice.

À partir de ce point de vue, Esack charge toutes les notions coraniques d'un sens nouveau dont il prétend que c'est le vrai sens d'un Livre révolutionnaire qui parait pourtant pétrifié par une lecture abusive d'une classe de dominateurs. Ses interprétations ressemblent celles de Sayyid Qotb, mais surtout d'Ali Shari`ati, le grand inspirateur et théoricien de la révolution iranienne, exilé en France pendant le régime du Shah. Par exemple son explication du terme coranique «mustad`afun» s'approche de celle de Shari`ati:

«De la racine d-`-f; mustad`af réfère à quelqu'un qui est opprimé ou faible et négligé, alors traité d'une façon arrogante. Les mustad`afun sont donc des gens d'une statu social «inférieur» qui sont vulnérables, marginalisés ou opprimés dans le sens socio-économique. Le Coran utilise aussi d'autres notions pour indiquer les couches de société basses ou appauvries comme aradhil (marginalisé) (11:27; 26:70: 22:5), les fuqara' (pauvres) (2:271; 9:60) et les masakin (démunis) (2:83, 177; 4:8). La différence majeure dans le terme mustad`afun c'est que quelqu'un d'autre est responsable pour cette condition. Personne ne peut être considéré mustad`af que par conséquence de la conduite ou de la politique des arrogants et de ceux qui détiennent le pouvoir.

Le Coran parle sur les mustad`afun en trois catégories: mouslim, kafir et ceux embrassant les deux groupes. Coran 4:75 incite la communauté mecqoise des musulmans à «lutter à la façon de Dieu et de ceux mustad`afun, hommes, femmes et enfants desquels le cri c'est "Notre Seigneur, sauvez-nous de cette cité dont les habitants sont des oppresseurs". Coran 7:150 utilise ce terme avec référence à Aaron, le frère de Moïse, qui se plaignait que les Israélites l'ont affaibli et marginalisé. Coran 34:31-3 traite les mustad`afun en étant l'Autre qui rejette et qui est ingrat, en distinguant entre d'un côté les «malfaiteurs» qui ont été opprimé et de l'autre côté les arrogants et les puissants (mustakbirun). » (o.c. 98).

Au lieu de «penser l'islam» c'est ici la pratique libératrice de «vivre l'islam» qui détermine le point de vue herméneutique pour comprendre et vivre son message. Cette raison pratique pour lire le Coran révèle que l'islam vécu comme djihâd de libération humaniste c'est un message universel et pluraliste qui transcende les différences des dogmes et des rites religieux particularistes. L'islam vécu comme lutte libératrice pour la justice et la solidarité ne distingue pas entre les adhérents aux différentes religions sans exclure ceux qui par détresse nient Dieu. Cet islam distingue seulement entre les hommes opprimés et les hommes qui détiennent le pouvoir de façon injuste comme témoignent les textes du Coran:

[19] «Dans le chapitre du Coran al-Qasas (Le Récit) on trouve une option préférentielle et indubitable pour les mustad`afun malgré leur rejet de Dieu. Cet option préférentielle pour les opprimés est reflété dans l'identification particulière de Dieu Lui-même avec les opprimés, dans le style de vie de tous les prophètes abrahamiques, dans la dénonciation coranique des puissants et l'accumulation des richesses, et dans le message coranique aux femmes et esclaves. De plus, un nombre de versets lie la foi et la religion à un humanisme et une portée de la justice socio-économique. La négation des mustad`afun se trouve lié à un rejet de la justice, de la compassion et du partage des biens (107:1-3, 104; 22:45)» (o.c. 99).

Bien sûr cette lecture du Coran ne distingue plus entre ceux qui professent les formules correctes de l'islam et ceux qui professent d'autres religions. Au contraire les islamistes de l'Afrique du Sud incluent dans leur mission de libération humanitaire tous les marginalisés:

«Les islamistes progressistes ont argumenté ardemment que la foi et la taqwa les ont procuré à comprendre le texte. Ils ont ignoré le clergé et ils ont insisté que la parole ouvrait l'espace pour tous les marginalisés. La parole de Dieu exclue également; pourtant ces humains exclus se montrent maintenant d'être ceux qui, malgré qu'ils confessent les formulations correctes de la foi, sont devenu indigne de porter le nom de mouslim à cause de leur participation aux structures de l'oppression» (o.c. 111).

Dans une théologie de raison pratique consacrée à la libération comme celle de l'islam, le dogme nait de la pratique. Le dogme islamique c'est un produit de l'expérience de la lutte pour la justice et l'égalité. Esack réfère au philosophe Hegel qui disait que la réflexion - symbolisée par l'hibou de Minerve - ne s'envole qu'au bout du jour, qu'à l'heure du coucher du soleil:

«Le dogme peut précéder à la pratique, pourtant pas dans le cas d'une théologie qui est consacrée à la libération. Théologie pour les marginalisés c'est le produit de réflexion qui suit après la pratique de libération. La conception coranique, "Ceux qui pour Nous auront mené combat, Nous les dirigerons certes dans Nos Chemins" (29:29?=69 RH) affirme cette façon de «pratiquer» la théologie. L'histoire de tous les conceptions de pensée théologique en islam, comme ailleurs, confirment ce que Hegel disait sur la philosophie: "elle ne s'envole qu'au bout du jour"» (o.c. 85).

Ces idées mènent Esack enfin vers une critique de la position d'Arkoun qui idéalise selon lui une position non-idéologique. Pour Esack une théologie d'islam inclut avant tout un engagement social:

«Il n'est pas possible que quelqu'un regarde la révélation et la tradition en tant que des entités historiques et idéologiques, et qu'il prétend après d'avouer concernant soi-même et sa critique, une vision a-historique sans idéologie» (o.c. 72)

Cette parti-pris sur la base des notions centrales du Coran lui fait accuser l'impartialité vue dans l'Occident comme idéal religieux dont il faut douter selon lui sérieusement s'il agit vraiment d'un idéal émancipatoire et pratique:

«Leonard Binder a soulevé la question importante si la critique des musulmans libérales n'était pas une "forme de mauvaise foi, une soumission blâmable au discours hégémonique des sociétés sécularisées dominantes, capitalistes et impérialistes de l'Occident. S'il n'agit pas d'un orientalisme orientaliste ou si c'était vraiment pratique, rationnel et émancipateur" [...] L'appel pour "la connaissance comme sphère d'autorité à accepter et à respecter par l'unanimité, une connaissance indépendant des idéologies, capable d'expliquer leur formation et leur impact" (Arkoun 1988, p.69), n'avance rien d'autre que promouvoir l'intérêt idéologique à l'intérieur de l'espace où pareille connaissance a été localisée et formulée. Le savoir comme tous les autres outils sociaux, parce qu'il possède la capacité de la critique, n'est jamais neutre» (o.c. 72).

Le projet de penser l'islam, bien qu'il tire l'attention sur la nécessité d'une réflexion d'herméneutique des données religieux de l'islam, n'est pas effectif et reste élitaire en tant qu'il se restreint à une projet de «connaissance indépendante» sans l'engagement auquel le Coran comme document vivant nous oblige:

«Si quelqu'un cherche de la «connaissance indépendante» avec «des méthodes exactes» et ignores le sens du texte pour la situation actuelle et pour le peuple de la foi, alors, il se met soi-même ensemble avec un petit groupe d'autres intellectuels «objectifs» dehors et au-dessus la large majorité des croyants pour qui le texte c'est un document vivant. Il est possible que ce choix soit le choix d'une personne qui vit à l'Antarctique. Mais pour ceux qui vivent en Afrique de Sud durant les années de l'Apartheid ce choix n'est pas possible en maintenant son intégrité comme être humain. Pour moi une question reste fondamental: pour qui et dans l'intérêt de qui, quelqu'un accomplit la tâche herméneutique...?» (o.c. 73).

Bien que Esack apprécie bien le pluralisme d'Arkoun qui oblige les religions abrahamiques à fonder ensemble une base nouvelle pour un dialogue religieux. Pourtant si ce projet néglige dans sa quête herméneutique l'engagement politique et l'intérêt des marginalisés, le résultat sera une théologie qui se résigne en passivité social. Alors cette théologie dégénérera en une idéologie parfaite pour le bourgeois moderne:

«La méthodologie heuristique d'Arkoun, en contraste avec celle de Rahman, est enraciné dans le pluralisme [...] Pourtant, pendant la recherche du sens, la quête herméneutique, si on n'entame pas la question "Pour qui et dans l'intérêt de qui?", le pluralisme devient simplement "une réponse passive à un nombre croissant de possibilités desquelles aucune ne sera pratiquée" (David Tracy, Plurality and Ambiguity: Hermeneutics, Religion, Hope. San Francisco 1987, p.90). "C'est l'idéologie parfaite pour l'esprit bourgeois moderne. Un tel pluralisme crée une solution dans laquelle on essaie de réjouir les plaisirs de différence sans s'engager jamais à n'importe quelle vision particulière de résistance, de libération ou d'espoir" (ibidem)» (o.c. 78).

La conclusion d'Esack - dans les traces du ayatollah Taleghani d'Iran - c'est que l'islam comme chemin du salut divin oblige les croyants de s'engager comme militant au jihâd social pour l'édification d'une société de justice et d'équité sans accumulation des richesses par une classe des privilégiés. Sur la base de ses expériences contre le système injuste de l'Apartheid, l'islamiste Esack dépasse les bornes de la théologie classique et moderne. Ce compagnon de Nelson Mandela positionne la foi du musulman au milieu de la pratique, dans son cas celle de l'ANC. Dans sa lutte pour la justice, le musulman se solidarise sur la rue avec tous les opprimés sans exception, le Coran lui sert comme légitimation de lutte armée devant les tribunaux, et l'invocation du nom d'Allah justifie des actes de la désobéissance civile:

«Au milieu de son combat le Coran évoque à apprendre au militant croyant d'établir tawhid, taqwa, et d'effectuer réellement l'option préférentiel pour les opprimés par le jihâd. Comme ayatollah Mahmud Taleghani (mort 1979) a dit, "le chemin de Dieu c'est celui qui mène à la prospérité de l'ensemble de la société humaine, c'est la route de justice, de la liberté humaine ce qui empêche que peu de gens peuvent s'accaparer de la dominance pour s'approprier soi-même les ressources naturelles que Dieu a mis à la disposition de tous". De s'engager en herméneutique coranique dans une situation d'injustice c'est de pratiquer la théologie et d'éprouver la foi en tant que solidarité avec les opprimés et marginalisés dans le combat pour la libération.

Cela signifie une rupture avec tant la théologie traditionnelle que moderne. Au moins en trois aspects il y a de la différence. Premièrement, la différence la plus importante se trouve dans la place que l'interprète occupe. Donc dans la position de l'interprète si le jihâd est invoqué sur la rue ensemble avec ceux qui appartiennent à une religion différente et qui se révoltent contre l'injustice; puis si le Coran est invoqué devant un tribunal pour légitimer la lutte armée; ensuite si on se réclame de Dieu avant qu'on attaque un bâtiment publique ou en attendant le verdict d'un jugement sur des accusations de terrorisme. Alors dans tous ces cas, la rupture avec les façons d'approche plus religieux ou plus académiques de la théologie est très important. Dans ces cas la théologie se trouve en opposition envers les deux. La théologie de libération insiste que dans des conditions d'oppression et marginalisation, l'islam ne peut être éprouvé qu'en étant pratique libératrice de solidarité» (o.c. 110).

Cette nouvelle herméneutique d'une théologie de libération islamique représente les intentions révolutionnaires de l'ancien président de l'Afrique du Sud, donc de celui qui est le symbole vivant et incomparable pour tous les militants des peuples opprimés de notre planète, de celui qui défie les Américains par inviter et visiter ses anciens compagnons de lutte musulmans comme Gaddafi. C'est la vision de Nelson Rolihlahla Mandela témoigné par la lettre suivante qu'il a écrit à ses amis musulmans au prison de Pollsmoor après été incarcéré dans la prison de l'île de Robben. Il remercie ses amis du conseil musulman MJC pour partager ses visions de lutte humaniste et pluraliste auxquelles Farid Esack a donné une expression importante. Nelson Mandela nous raconte sur de sa vie de prisonnier:

«Il faut que je retourne à la situation chez nous et vous informez que sur l'île j'ai embêté trop le commandant militaire afin d'avoir la permission de visiter le monument funéraire du Cheikh Mautura. La permission n'arrivait qu'en 1977. C'est une journée que je n'oublierai pas facilement. Les symboles et les monuments, en particulier ceux qui représentent des mouvements importants ou des héros nationaux, peuvent faire émouvoir au-delà des paroles. Mes camarades prisonniers et moi ont passé plus qu'une heure dans le sanctuaire et nous sommes sortis fiers et heureux que nous ayons pu honorer un combattant tellement important que Cheikh Mautura. Malheureusement il n'y avait personne présent pour nous expliquer les textes, les signes et les symboles à l'extérieur ni à l'intérieur du mausolée. Autrement notre connaissance aurait été enrichie considérablement.

Pour conclure, je veux remarquer qu'il y existe deux malheurs qui ont menacé la société humaine déjà depuis des siècles. Ce sont d'un côté les guerres, et de l'autre côté l'absence de chance égal et les disparités en richesse. Ceux qui ont comme leur intention première d'éliminer ces malheurs, ils jugent toutes les idées, spirituelles ou autres, et toutes les institutions sociales, à la mesure à laquelle elles contribuent à faire disparaître ces maux. Dans ma situation actuelle, je n'ai pas la liberté de m'exprimer librement et honnêtement, sauf pour vous communiquer que je considère le Conseil Juridique Musulman parfaitement consacré à l'élimination de ces malheurs. C'est la raison pour laquelle le MJC est une inspiration pour nous tous.

Agréez l'expression de ma considération distinguée, Cheikh Najar et tous les membres du MJC, votre

Nelson Rolihlahla Mandela».


ANNOTATION SURL'ISLAMOLOGIE (retour)


Mon étude dépasse les limites de la réflexion sur l'islam telle qu'elle est pratiquée par les écrivains des territoires français et des anciennes colonies françaises. La réflexion francophone sur l'islam est partiale et a été déterminée depuis 1789 par l'idéologie galliciste du laïcisme, par ex. la réflexion d'Ernest Renan. C'est - selon mon opinion - la raison principale pour laquelle l'islamologie scientifique a été considérée avec suspicion au Maghreb. Il faut également apprécier l'uvre d'Arkoun comme une prise de position déterminée par ces contraintes de la culture francophone. Pourtant, l'islamologie en Allemagne, aux Pays-Bas et en Angleterre n'a pas été déterminée par cette perspective restrictive du laïcisme comme point de départ.

Il est évident que l'occupation coloniale des territoires musulmans pendant la grande époque impérialiste incitait la science orientaliste aux études des coutumes et du droit des musulmans pour mieux dominer les peuples soumis. Certains chercheurs au service des missions protestante et catholique ont été également inspirés par des intentions missionnaires envers les peuples musulmans. Malgré ces fausses inspirations et préjugés chez nombre d'orientalistes, il est inadmissible de condamner catégoriquement comme le fait Edward Said dans sa critique progressiste de l'orientalisme, l'ensemble des riches contributions scientifiques que ces chercheurs souvent géniaux ont consacrés à l'étude de l'Islam depuis le 19e siècle.

L'attention de la recherche occidentale a d'abord été dirigée vers la littérature orientale, ce qui a eu pour première conséquence la fondation de la Société Asiatique à Paris en 1821, the Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland en 1834, et ensuite die Deutsche Morgenlandische Gesellschaft en 1845.

L'islamologie moderne de la recherche historique critique trouve son origine dans l'Allemagne de la deuxième moitié du 19e siècle. Certains historiens ont entamé une étude scientifique des origines de l'histoire musulmane à l'exemple des études critiques des origines du christianisme. Leur recherche a conduit à une datation précise et une appréciation critique des sources de l'islam et de ses traditions, par ex. des versets du Coran, des hadith et du fiqh. Les publications de cette riche tradition scientifique ne sont, à l'heure actuelle, toujours pas prises en considération par les écrivains arabophones de l'islam.

Les fondateurs principaux de l'islamologie moderne sont le Hongrois juif Ignaz Goldziher* et le Néerlandais calviniste Christiaan Snouck Hurgronje* (Abd al Ghaffar). Parmi les autres fondateurs se trouvent l'historien allemand Gustav Weil (Geschichte der Kalifen, 1850-51, Historisch-kritische Einleitung in den Koran, 1844), les biographes du Prophète Mohammed, l'autrichien Aloys Sprenger (1851) et l'écossais William Muir (1856-61). Le Néerlandais Michael Jan de Goeje, maître de Snouck Hurgronje à Leiden, a publié la première édition critique de Tabari (1879-1901).

L'historien allemand Julius Wellhausen a appliqué ses méthodes de recherche critique d'abord aux textes de la Torah puis, dans son chef-d'uvre, Das arabische Reich und sein Sturz (1902), aux premiers historiens arabes. L'italien Leone Caetani a rassemblé les premières sources de l'islam dans Annali dell'Islam (1905-27) et Chronographia Islamica (1913-23). Le chef-d'uvre de l'Allemand Theodor Nöldeke*, Geschichte des Korans (1860), dans sa nouvelle rédaction par Friedrich Schwally, compte encore aujourd'hui parmi les études importantes.

Nombreux sont les chercheurs et les revues qui continuent actuellement cette riche tradition scientifique enseignée dans les universités occidentales, mais négligée par réticence dogmatique en terre d'Islam. En Occident, les résultats de la recherche critique sur les textes de la Bible et des origines du Christianisme - analogues aux recherches dans le domaine de l'Islam - font partie intégrante du curriculum des études universitaires des pasteurs en formation de la plupart des églises protestantes.

Cette prise de connaissance des données historiques, de l'évaluation scientifique des genres des textes écrits et de leurs détails linguistiques ne cause aucunement un affaiblissement de la foi des futurs pasteurs. Bien au contraire l'exégèse des textes de leur prédication en est approfondie. Cela serait encore davantage le cas pour l'Islam dont les sources, bien plus abondantes que celles du Christianisme, confirmeront les textes révélés.

Pourtant, Mohammed Arkoun, lui aussi, ne parait pas tenir compte de ce genre de recherches et de s'en excuser en parlant des "ruines de l'orientalisme". Pour une évaluation de l'uvre de quelques fondateurs de l'islamologie occidental, je renvoie à l'étude en langue française de Jean-Jacques Waardenburg, L'islam dans le miroir de l'Occident (1962, Mouton, Paris & La Haye), qui traite *Goldziher, *Snouck Hurgronje, Becker, Macdonald et Massignon.
Je considère Islamic History: A Framework for Inquiry (revised edition). Tauris, London & New York 1991 (401 pages) de R. Stephen Humphreys, comme la meilleure introduction aux sources et outils de recherche pour l'islamologie et à l'étude de l'histoire de l'islam en général.

Humphreys offre une introduction annotée des ouvrages de référence, des outils bibliographiques, des bibliothèques et archives de recherche et de leurs catalogues. Il donne un aperçu des sources, des genres de texte des documents et de leur insertion sociale. Enfin, il offre une vaste introduction aux problèmes actuels de l'historiographie des différentes périodes de l'histoire islamique.


LISTE DE QUELQUES ORIENTALISTES ET D'AUTRES PERSONNES INCONNUES :(retour)

*Barth Karl (1886-1976). Théologien suisse, fondateur de l'école de "théologie dialectique" à laquelle appartient *Bultmann. Enseignait à Göttingen, Münster et Bonn. Puis à Bâle, pendant et après la période nazi. Le vaste Kirchliche Dogmatik est son ouvrage principal publié entre 1932 et 1967. Sa théologie part de l'abîme qui sépare la réalité divine et révélée de la réalité humaine, ce qui lui interdit d'apprécier le domaine culturel et politique comme faisant partie intégrale de la religion.

*Bell Richard (1876-1952) orientaliste anglais, connu aujourd'hui encore par les nouvelles rédactions qu'a donné Montgomery Watt de ses ouvrages, The Qoran (1937-39), Introduction to the Qoran (1953): Bell Richard and Watt, W.M. Bell's Introduction to the Qur'an, Edinburgh 1970.

*Buber Martin (1878-1965). Théologien et philosophe humaniste, le penseur principal du Judaïsme au 20e siècle. Enseignait en Allemagne et à partir de 1938 à l'Université de Jérusalem. Spécialiste de la mystique juive, du chassidisme en tant qu'effort humain pour réconcilier l'univers et Dieu. Buber a développé sur cette base son humanisme juif, l'idée que dans la personne de l'autre on rencontre la présence de l'Autre. On retrouve beaucoup de ses idées chez Levinas.

Il a fourni avec Franz *Rosenzweig une traduction fameuse (en langue allemande) de la Bible, du Tenakh (l'Ancien Testament des chrétiens) composé de la Torah (la loi, les 5 livres de Moïse), des nevi'im (prophètes) et des ketouvîm (écritures, surtout d'histoire). A l'inverse des traductions modernes des Saintes Ecritures, cette traduction garde intactes les références identiques de l'interprétation répétitive et extrêmement riche de sens des notions-clef appliquées par les auteurs de la Bible à des époques et dans des situations historiques différentes. Ces notions-clef historiques ont été reprises également par les auteurs juifs de l'Evangile au service de leur interprétation nouvelle du message biblique.

Buber s'est distancié du Théodor Herzl de 1901 qui militait pour un sionisme politique et nationaliste. Buber et les siens se prononçaient pour un sionisme culturel qui tendait à un renouvellement spirituel du peuple juif. Buber militait dans l'esprit des premiers kibbutsîm (fermes coopératives en Palestine) pour une cohabitation solidaire avec le peuple palestinien. Aucun représentant de l'Etat juif n'assistait à son enterrement.

*Bultmann Rudolf (1884-1976) cf. bibliographie. Théologien allemand enseignant à l'Université de Marburg, à laquelle enseignait également de 1922 à 1928 le philosophe Martin Heidegger. Ce dernier a inspiré un Bultmann qui a été le précurseur d'une théologie existentialiste qui a dominée pendant longtemps (à côté de la dogmatique orthodoxe de Karl *Barth) la théologie protestante occidentale. Ernst Fuchs et de façon plus radicalisée Fritz Buri et l'américain Paul Tillich se sont inspirés de lui.

*Chomsky Noam (1928-). Philologue américain. Enseigne depuis 1955 au MIT (Massachusetts Institute of Technology). Depuis son étude Syntactic structures fondateur d'une école linguistique. Le critique le plus violent de la politique américaine aux Etats-Unis depuis la Guerre du Vietnam. Cf. la thèse de Abderrahim Jamari (Université de Rabat).

*Elias Norbert (1897- ...). Sociologue juif-allemand, fondateur d'un courant sociologique actuel très important. Enseignait à partir de 1933 en Angleterre. Son chef-d'uvre Uber den Prozess der Zivilisation a paru en 1939. Développait à partir des coutumes de l'étiquette historique une théorie évolutionnaire de l'ensemble du comportement humain et du progrès de la civilisation.

*Gadamer Hans-Georg (1900-). Philosophe allemand, théoricien de la méthode herméneutique, c'est-à-dire de l'analyse et de l'interprétation des textes. Wahrheit und Methode (1960) est son ouvrage fondamental. Sa théorie part de l'unité de la langue et de l'histoire. L'herméneutique est condamnée à rester subjective. Enseignait à Francfort et à Heidelberg. Paul Ricoeur est l'héritier de ses idées.

*Gellner Ernest (1925-1995) Anthropologue anglais, a effectué des recherches au Maroc: Saints of the Atlas. A enseigné à la London School of Economics, à Cambridge et à Prague. Gellner propose d'appliquer le modèle de David Hume comme "pendulum-swing"-théorie pour expliquer la domination actuelle du salafisme/islamisme sur les coutumes populaires pratiquées autour des confréries. A des périodes d'un monothéisme intensifié succèdent alternativement des périodes de "polythéisme", comme en Europe une période de protestantisme dominant succéde au catholicisme.

*Goldziher Ignaz (1850-1921). Fondateur de l'islamologie moderne. Hongrois, enseignait à Budapest. A été admis en tant que juif en 1873-74 à al-Azhar pour y faire des études. Chercheur spécialisé dans le domaine des traditions prophétiques. A pris l'initiative de la publication de l'Encyclopédie de l'Islam, la référence en matière d'étude de l'Islam.
*Koningsveld Pieter Sjoerd van. Islamologue, enseigne à Leiden. Chercheur spécialiste de l'Andalousie, de l'Islam en Europe, de l'Islam au Maroc et de l'uvre de *Snouck Hurgronje: The Islamic Statute of the Mudejars in the light of a new source.
Al-Qantara. Rivista de Estudios Arabes 17 (1996, p. 51-68), The polemical works of Muhammad al-Qaysî. Al-Qantara 1994-1 p. 163-199. Andalusian-Arabic manuscripts from Christian Spain: a comparative intercultural approach. Israel Oriental Studies 12, Leiden 1992. Publie en langue arabe au Maroc: Al-Makhtûtât al-`arabiyya al-mansûkha fî shamâl Isbâniya an-nasrâniyya. Dans Manuscrits arabes en Occident musulman. Casablanca 1990. Al-Mâsadir al-`arabiyya al-masîhiyya fî Isbâniya al-masîhiyya khilâl al-qurûn al-wustâ. Majallat Kulliyyat al-Adab. Titwân, vol. 8 1997, p. 293-321.

Organisateur d'une série de colloques sur l'Islam en Europe dont il rédige les textes en collaboration avec le sociologue Wasif F. Shadid: The integration of Islam and Hinduism in Western Europe.
Kampen 1991. Islam in Dutch society. Kampen 1992. Muslims in the margin: political responses to the presence of Islam in Western Europe. Kampen 1996. Religious freedom and the position of Islam in Western Europe: opportunities and obstacles in the acquisition of equal rights. Kampen 1995.

Parallèlement à son uvre scientifique, il publie des articles et des ouvrages consacré à la défense de la culture des immigrés d'origine musulmane. Par exemple (avec Shadid) dans: Le mythe du danger musulman (Kampen 1993, en néerlandais).

*Miskaway (né en 320/932) cf. l'article d'Arkoun dans: Encyclopédie de l'Islam 2e, VII, p. 145. Philosophe et historien de langue arabe. Dans son Traité d'Ethique (traduction française par Mohammed Arkoun, Beyrouth 1967) il a plaidé l'organisation de la formation philosophique autour et à partir de l'Ethique. Un ouvrage unique dans la littérature arabe, l'ouvrage le plus complet et le plus ouvert aux traditions grecque, iranienne, arabe et musulmane. Miskaway a influencé Al-Ghazali et Mohammed Abduh. "Le recours à une raison autonome, maîtresse des catégories, des concepts, des méthodes pour établir les réalités profondes contraste avec la raison religieuse, soumise au donné révélé dans les sciences religieuses. Les "humanistes" prônent la raison autonome pour dépasser les passions aveugles, les luttes partisanes qui déchiraient les nombreux groupes confessionnels". Cf. la thèse de Mohammed Arkoun.

*Nöldeke Theodor: (1836-1930) Un des fondateurs de l'islamologie moderne et de l'iranologie. A enseigné à Kiel, à Strasbourg et à Karlsruhe. Dans son chef-d'uvre Geschichte des Korans (1860, éd. Schwally 1909-25) il applique la méthode de l'analyse historique des textes de la Bible au texte du Coran afin d'obtenir une chronologie précise de sa genèse (analyse scientifique des insertions, des additions et des changements du texte).

*Rosenzweig Franz (1886-1929). Philosophe et théologien juif-allemand. Son chef d'uvre: Stern der Erlösung (l'étoile de la réconciliation) publié en 1921. A renouvelé la spiritualité du Judaïsme en partant de la valeur de l'individu et de l'expérience personnelle. A repensé l'importance du sujet humain dans la Torah et dans les mitsvot (devoirs humains). A rejeté les modèles du nationalisme et du sionisme réellement existant comme aliénation de la mission spirituelle du peuple juif.
Cf. *Buber. *Sardar Ziauddin. Pakistanais résidant à Londres. Représentant d'un groupe d'auteurs asiatiques appartenant à un courant d'islamisme scientifique. Publie sur science, la technologie et l'informatique. Producteur de programmes médiatiques et de séries pour la BBC. Très connu des chercheurs musulmans de l'Asie anglophone par ses livres: Science, Technology and Development in the Muslim World. Islamic Futures: the Shape of Ideas to Come. (avec d'autres auteurs:) The Touch of Midas: Science Values and Environment in Islam and the West. Building Information Systems in in the Islamic World. The Revenge of Athena: Science, Exploitation and the Third World. Distorted Imagination: Lessons from the Rushdie Affair.

*Schweitzer Albert (1875-1965). Théologien alsacien, philosophe, organiste, médecin missionnaire en Afrique (1952: prix nobel). Son étude Von Reimarus zu Wrede renouvelait la discussion sur la signification théologique de la recherche historique sur l'existence de Jésus.
*Shari`ati Ali (1933-1977). Philosophe iranien et idéologue de la révolution iranienne. Séjourne en 1959 à Paris, puis doctorat en sociologie à la Sorbonne. A enseigné à Mashad (Iran) et à Téhéran. Shari`ati propose de nouvelles interprétations sociales et révolutionnaires des notions-clef de l'Islam comme celle du tawhîd. Emprisonné en Iran, libéré et mort en Angleterre.

*Snouck Hurgronje (1857-1936), islamologue néerlandais, a enseigné à Leiden et en Indonésie. A résidé en 1884-1885 à La Mecque sous le nom d'Abd al Ghaffar en prétendant être musulman. A étudié à La Mecque le droit musulman. A publié sur le hadj. Le conseiller le plus important du gouvernement néerlandais en matière de politique coloniale aux Indes-Néerlandaises (Indonésie), par ex. lors de la guerre sanglante de l'Atjeh (Sumatra). A espionné à La Mecque pour le compte du gouvernement néerlandais les activités des musulmans indonésiens. L'islamologue Pieter Sjoerd van *Koningsveld a publié ses lettres (Scholarship and friendship in early Islamwissenschaft. Leiden 1985) et a prouvé dans des études biographiques que sa conversion à l'islam était une tromperie. Cette démonstration a provoqué une polémique avec les historiographes colonialistes.
 

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NOTES :

[retour: note 1 dans le texte] 1. . L'auteur a utilisé le terme "Berbère" au lieu d'"Amazighe" car M. Arkoun parle dans ses textes de "Berbère". Ce choix doit être respecté et il serait donc inconséquent d'utiliser "Amazighe" au lieu de "Berbère".

[retour: note 2 dans le texte] 2. . Sur ce point Arkoun approche apparemment les idées de Abdullahi Ahmed An-Na`im, pieux savant d'origine soudanaise, ancien professeur de droit à Khartoum, ancien président de l'organisation des droits de l'Homme pour l'Afrique "Africa Watch", exilé en Egypte et résidant actuellement aux Etats-Unis. An-Na`im entame une recherche sur les sources et le développement de la Chari`a dans son livre Toward an Islamic Reformation: Civil liberties, Human Rights, and International Law, The American University in Cairo Press, 1992, page 11: "Les sources et le développement de la Chari`a, tels qu'ils sont conçus chez les musulmans d'aujourd'hui, ne sont pas divins au sens où ils auraient le statut de révélation directe. La Chari`a est plutôt le produit d'un processus d'interprétation et de déduction logique du texte du Coran, de la Sunna et d'autres traditions" (traduit de l'anglais). Cf. aussi la traduction par An-Na`im du livre de Mahmoud Mohamed Taha "Le deuxième message de l'Islam": The second message of Islam, Syracuse University Press, 1987.

[retour: note 3 dans le texte] 3. . Existentiel / existential: dans la ligne de la philosophie de Martin Heidegger, il existe une différence entre les deux notions. Existentiel est relatif à ce qui existe, existential renvoie à la compréhension de ce qui existe (existential = "existentiologique").

[retour: note 4 dans le texte] 4. . Levinas offre dans Noms Propres (Jacques Derrida/Tout Autrement. Paris, 1976: pages 65-75) une réponse à Derrida. Levinas incite Derrida à approfondir sa critique propre de l'ontologie occidentale, de «la métaphysique de la présence», donc de la critique de l'«être dans son éternelle présence d'idéalité», - critique conçue par Derrida lui-même:

"On reconnaîtra moins volontiers - et Derrida s'y refusera probablement - que cette critique de l'être dans son éternelle présence d'idéalité permet, pour la première fois dans l'histoire de l'Occident, de penser l'être de la créature, sans recourir au récit ontique d'une opération divine, sans traiter, d'entrée de jeu, l'«être» de la créature comme un étant, sans mettre en action des concepts négatifs et empiriques comme ceux de la contingence ou de la «génération et de la corruption», aussi ontiques que celui de l'incorruptibilité du Tout.

Pour la première fois, le «moins être» de la créature est [par Derrida à l'instar de Heidegger, RH] montré dans sa verbalité de Verbe. Il est vrai que, pour éviter le retour de la métaphysique de la présence dans cette pensée, il fait chercher au concept opératoire du signe qui supplée à la présence en faillite une autre référence que la faillite de cette présence, et un autre lieu que le Dit du langage - oral ou écrit - ; un autre lieu que la langue qui, tout entière à la disposition du locuteur, feint la synchronie elle-même, la présence par excellence d'un système de signes que toute simultanéité empirique déjà présuppose.

Mais chercher à dire ce manquement de la présence à soi positivement, n'est-ce pas encore une façon de revenir à la présence avec laquelle la positivité se confond? Dire que ce manquement est encore de l'être, c'est tourner dans le cercle de l'être et du néant - concepts ultimes mais de même degré - et ne conserver à l'être que le goût du malheur" (o.c. 70-71, cf. note 10 sur le même problème de l'être dans le terme wahdat al-wujud, l'Unicité de l'Être, chez Ibn `Arabi).

[retour: note 5 dans le texte] 5. . L'auteur a utilisé la traduction que Charles Appuhn donne de Spinoza (Paris 1964).

[retour: note 6 dans le texte] 6. Littérature sur Abdessalam Yassine: François Burgat, L'islamisme au Maghreb, La voix du sud. Paris 1988. Bruno Etienne, L'islamisme radical. Paris 1987. Abderrahim Lamchichi, Islam et contestation au Maghreb. Paris 1989; Mohamed Tozy en Bruno Etienne, Les Islamistes et la stratégie géopolitique de l'Islam contemporain, dans: Hérodote 1984, nr.35; Mohamed Tozy, Champ et contre-champ politico-religieux au Maroc. Thèse, Université de Aix-Marseille 1984; la revue Sou'al, no. 5: L'islamisme aujourd'hui (red. Mohammed Harbi), avril 1985; Mohammed Chekroun, Jeux et enjeux culturels au Maroc. Rabat 1990, p. 89-121: Islamisme, messianisme et utopie: Cas Yassine. Chekroun se limite à reprendre le discours officiel, lorsqu'il riposte à Tozy: «l'islamisme est loin de constituer un contre-champs religieux» (o.c. 118). L'ouvrage de Yassine, cité dans ce chapitre, a pour titre La révolution à l'heure de l'islam (Paris 1990). Dans le présent chapitre, les citations accompagnées d'une simple indication de page sont extraites de cet ouvrage.

[retour: note 7 dans le texte] 7. . "Wahdat al-wujud" l'Unicité de l'Être, expression par laquelle on désigne parfois la doctrine du cheikh al-Akhbar, est une notion confuse d'Ibn 'Arabi concernant l'émanation: "L'émanation (sudûr) d'autres êtres (mawdjûdât) de cet Être [Dieu] est expliquée de façon extrêmement confuse, mais concorde dans ses éléments essentiels, avec la position néo-platonicienne, et donc bâtinite" (Encyclopédie de l'Islam 2e III, page 732). Selon Claude Addas (Ibn `Arabi ou La quête du Souffre Rouge, Paris 1989) la cause de cette confusion se trouve surtout dans la polysémie, "un des plus périlleux privilèges de la langue arabe" (p. 249). La notion a été utilisée par Ibn Taymiyya pour l'accuser d'hérésie. Anne Marie Schimmel (Mystical Dimensions of Islam, 1986, p. 267) résume le problème de la signification dynamique du "wujud": "Arabic, like other Semitic languages, has no verb to express "to be". The term wujud which is usually translated as "being", "existence", means basically "finding", "to be found". Wahdat al-wujud is not simply "unity of being", but also the unity of existentialization and the perception of this act; it sometimes becomes quasi-synonymous with shuhud, "contemplation", "witnessing"...".
 
 
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