BACHIR REZZOUG
Le parcours d’un journaliste singulier
Oui, Bachir Rezzoug est parti. C’était tout à fait prévisible. On s’y attendait quelque peu. C’était un grand journaliste. Tout le monde le savait. Que dire de cet homme, au sourire constant et au regard souvent cerclé par des lunettes qui donnaient l’impression qu’il voyageait, beaucoup de choses, mais les mots traitres n’arrivent pas, refusant de se conformer aux règles strictes de la syntaxe. La mort de Rezzoug a suscité dans les colonnes des journaux des textes beaux et d’autres, carrément peu décents, se fourvoyant dans des règlements de compte, prenant notre ami comme prétexte, C’est malheureux, mais les choses se passent ainsi chez nous, où on oublie le mort, pour faire trop le vivant exposant ses muscles trop flasques à une galerie qui n’a que faire de ses écarts de fausse puissance.
Ecrire, c’est une entreprise extrêmement belle et sinueuse, soutenait-il, surtout quand elle est associée à une sorte de courage singulier. Je me souviens, étant à Constantine, pour un reportage à Révolution Africaine, lui avoir téléphoné pour l’informer de graves manifestations qui se déroulaient dans cette ville. C’était en 1986, deux années avant les émeutes d’Octobre 88. Constantine brûlait. Bachir occupait dans l’hebdomadaire une place trop paradoxale : il était à la fois le directeur et le secrétaire général de la rédaction à titre informel. Il était au four et au moulin, pour reprendre une formule consacrée. Sa réponse était claire : Fonces. C’est la première fois qu’un journaliste allait couvrir dans la presse algérienne des manifestations musclées de contestation et de protestation. A la rédaction, c’est l’ébullition. Les uns, comme Ameyar, trouvaient que c’était suicidaire, trop peu de journalistes, comme Mouny Berrah, m’encourageaient. Tout le monde avait du respect pour cette dame, la plus grande spécialiste du cinéma et une journaliste hors-pair, décédée, il y a quelques années à Washington à la suite d’un arrêt cardiaque. Finalement, l’article est sorti, après âpres négociations qui ont duré des heures avec le titre quelque symptomatique de cette réalité : le vrai et le faux. En professionnel, il nous demanda de compléter l’article en donnant la possibilité aux ministres de l’intérieur, El Hadi Khediri, de l’enseignement supérieur, Brerhi et de l’éducation, Zhor Ouanissi qui, après avoir accepté, vont refuser de donner leur point de vue. Après la publication de l’article, un flux de pressions provenant du FLN de l’époque, inonda le journal, mais Bachir resta de marbre, défendant ce qu’il appelait le plus simplement du monde le « journalisme professionnel ». Ce fut là une première dans la presse en Algérie qui, malgré la présence de quelques journalistes talentueux, faisaient ce que fait aujourd’hui la télévision, avec à la tête des média des gens, écrivant souvent très mal et dont la fonction fondamentale est de faire les gardes-chiourme.
Il n’existait pas, contrairement à ce qui se disait, des « commis » de l’Etat, mais de simples commis des personnes au pouvoir qui les ont désignés. Sauf quelques exceptions, Bachir Rezzoug à la République et à Révolution africaine (avec l’aide de Zoubir Zemzoum), Zouaoui Benamadi à Algérie-Actualité et Aziz Morsli à El Moudjahid qui dirigèrent ces journaux durant de courtes parenthèses. D’ailleurs, Bachir Rezzoug qui a apporté un souffle extraordinaire à un journal régional, La République, lui permettant d’embrasser les contours d’un espace national, allait être violemment remercié par Ahmed Taleb el Ibrahimi, alors ministre de l’information et de la culture. Mais, entre-temps, Rezzoug a su injecter à ce quotidien une autre manière de faire le journalisme en privilégiant l’enquête et le reportage, marquant de toute son intelligence une presse trop paresseuse, mais qu’il arrivait, à travers ce quotidien régional, à remuer quelque peu.
Ainsi, le lexique va subir une révolution dans ce journal désormais marqué par une extraordinaire économie linguistique et spatiale. Les journalistes n’étaient pas des génies, loin de là, mais il réussissait à remodeler leur écriture et à les pousser à réfléchir à leur métier. C’était déjà un merveilleux pari. C’est à partir de cette période, c’était une première à l’époque, qu’on se mit à effacer les titres de Boumediene, trop longs que tous les journaux et les journalistes reproduisaient « Président du conseil de la révolution, président… » pour ne conserver que le nom propre, Boumediene sans le prénom. Mohamed Benchicou reproduira la même technique, par la suite, dans « Le Matin ».
C’est à Révolution africaine, de 1985 à 1988, qui a vu un certain nombre de journalistes, en désaccord avec Kamel Belkacem, le directeur d’Algérie-Actualité, désormais trop verrouillé, rejoindre cet hebdomadaire, comme d’ailleurs d’autres qui sont venus d’El Moudjahid et de l’APS, que Bachir Rezzoug va chercher à imprimer sa patte à un journal composé essentiellement de plumes emblématiques de l’époque et des jeunes qui entamaient le métier de journaliste. La première révolution va concerner la page culturelle qui va s’étendre à plus d’une dizaine de pages et aussi à la présence du reportage et de l’enquête, ne négligeant nullement la dimension iconographique. Il faisait très attention à la photographie. Medjkane et Amirouche avaient trouvé leur bonheur avec Bachir qui supervisait tout tout en laissant énormément de liberté aux journalistes. De grands auteurs allaient écrire pour le journal : Mostefa Lacheraf, Rachid Boudjedra, Mourad Bourboune, Abdelhamid Benhadouga et bien d’autres. Bachir Rezzoug qui voulait, avec le soutien actif du directeur général de l’époque, Zoubir Zemzoum, faire de ce journal un espace d’information et un centre de rayonnement culturel, avait tenté de mettre un terme à cette distinction forcenée arabe-français, en faisant appel à des journalistes et des auteurs, écrivant en arabe, qui, leurs textes traduits, se voyaient en train de dialoguer avec un autre public.
En 1987, nous avions organisé, travail pris en charge par la rubrique culturelle que je dirigeais à l’époque, avec comme superviseur Bachir, le premier véritable colloque international sur Frantz Fanon. Josie Fanon, l’épouse de l’auteur des « damnés de la terre » était aux anges. Riad el Fedh, structure coorganisatrice de l’événement, allait abriter cette rencontre qui a vu la participation de tous les spécialistes de Fanon, des Etats Unis, de l’Europe, de la Martinique. Abdelaziz Bouteflika, de passage à Alger, ayant connu l’auteur, y avait assisté. Ce n’est pas du tout sans raison que le choix fût porté sur ce grand homme, décédé trop tôt, en 1961 et enterré dans sa terre, près de Tarf. Il voulait, avant de mourir, être enseveli dans le sol de cette Algérie que Bachir avait continuellement dans son cœur, jeune maquisard, enfant de chahid, il n’en pouvait être autrement. Même dans sa parenthèse parisienne de « Demain l’Afrique », où il occupait le poste de directeur de la rédaction et Paul Bernetel, celui de directeur général, avec chroniqueurs des noms célèbres comme ceux de Mourad Bourboune, Edouard Maunick et Maryse Condé, l’Algérie était là, présente.
On se souvient de son article sur Chadli, jouant une sorte de gymnastique singulière et que certains lui ont reproché. A Algérie-Actualité, courte parenthèse, du temps de Kheiredine Ameyar, s’autoproclamant « journaliste réformateur », placé par le chef du gouvernement de l’époque, Mouloud Hamrouche, à la direction de cet hebdomadaire, il remodèlera la forme de ce journal avant de faire une petite expérience avec Hafid Chibane et Benameur, à « L’Opinion », un quotidien qui ne dura pas longtemps, malgré la présence de plumes intéressantes. Algérie-Actualité, durant cette année de pouvoir de Ameyar vivait une profonde crise, son tirage diminuant tragiquement et confronté à une féroce concurrence du Nouvel Hebdo, dirigé par Kamel Belkacem et Abderrahmane Mahmoudi, financé par Tahar Soufi, avant un sérieux clash entre le bailleurs de fonds et Kamel Belkacem. Bachir Reezzoug, lui, qui a connu l’expérience de « Alger ce soir » de Mohamed Boudia, n’allait pas arrêter de hanter les journaux, il a été pendant quelque temps ici et là. Je l’avais sollicité, au temps où j’étais directeurs général adjoint de Parcours Maghrébins, avec Ahmed Benalem, il avait, sans réfléchir donné son accord pour tenter cette nouvelle expérience. Cet homme extraordinaire a fini par ouvrir une boite de communication, RSM, qui édite deux très belles revues dont Tassili et une jolie et intéressante publication économique.
Bachir souriait, souriait toujours, il riait même aux éclats, avec des yeux brillants qui ne cessaient de cligner, il aimait énormément les belles choses, il ne s’en privait pas. Il fallait le voir quand il travaillait, silencieux, calme, ses lunettes tombant sur son nez, il s’écoutait réfléchir. Il avait aussi des colères torrentielles. Mais vite, le sourire prenait le dessus chez cet homme qui aimait énormément aider les jeunes journalistes. A Révolution africaine, il appréciait des jeunes qui faisaient leurs premiers pas dans la presse, Keltoum Staali, Samia Khorsi, Nacer Izza et bien d’autres.
C’était un journaliste qui avait des idées, ses propres idées, ce qui est rare dans une profession où les retournements de veste sont légion. Je me rappelle ce débat sur la question du privé dans la presse. Nous défendions l’idée d’un secteur privé à côté de journaux publics, ce qui n’était nullement le cas de ceux qui confondaient privé et privatisation. Rezzoug n’en revenait pas, observant encore l’étroitesse d’esprit de ceux qui, aujourd’hui, après avoir traité de tous les noms les adeptes de cette accolade privé-public, vont, plus loin, une fois, à la tête de journaux privés, en appelant à la privatisation tous azimuts, comme vérité absolue. Cette option néolibérale a montré ses limites, notamment avec la crise financière actuelle qui a dévoilé les vrais rentiers.
Bachir était tout simplement le premier véritable journaliste professionnel de l’Algérie indépendante. Il exécrait les papiers peu informés, les « bourricots qui tournent en rond » pour le reprendre et les valets du roi. Il était pour une sorte de journalisme autonome où l’enquête et le reportage devaient être les espaces nodaux de l’entreprise d’écriture. Comme il n’aimait pas les exposés d’universitaires reproduisant, sacrifiant toute liberté, sans fin, des vérités toutes faites. Pour Bachir, il n’y a pas qu’une seule vérité. C’était là son crédo du métier.
Ahmed CHENIKI