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A l’écoute du terroir : L’Algérie à l’avant-scène de l’Histoire du théâtre

 Par Kamel Bendimered, journaliste et critique dramatique

        Tout évènement comme celui qui nous réunit, postulant la réappropriation et la valorisation du patrimoine culturel national, représente un feu de joie et d’espérance en un temps où la société algérienne, sous le triple faix de l’inconsistance idéologique, l’inconscience politique et la densification de l’acculturation, a basculé sur une pente dangereuse conduisant à une amnésie culturelle rampante, à la perte progressive des points d’ancrage et de référence de la mémoire et de l’Histoire collectives.

        Deux remarques avant de tenter un modeste plongeon dans l’Océan théâtral qui prend vraisemblablement sa source, comme nous allons l’évoquer dans un instant, dans le Sahara algérien. En premier lieu, cet espace qui nourrit présentement et matériellement l’Algérie est aussi celui qui a vu naître et s’épanouir la civilisation tassilienne, mère nourricière intellectuelle et artistique qui a laissé aux enfants de notre pays un patrimoine matériel et immatériel incomparable représenté par « le plus grand musée préhistorique de la terre », suivant les mots de l’herpétologiste Henri Lhote qui a révélé au monde les peintures rupestres du Tassili N’ajjer grâce à la contribution décisive de son guide Djibril. Seconde remarque dérivant de la première : ce capital historique et symbolique a été mis sous le boisseau par effet d’une approche idéologique castratrice. En réaction contre l’idéologie « latiniste » colonialiste, des cerveaux lobotomisés tapis dans les sphères de décision politique se sont évertués, après le recouvrement de l’indépendance, à rejeter dans l’ombre tout ce qui dans notre passé se situait hors du champ arabo-musulman. Comme si, avant la réception du message coranique, l’Algérie était une « terra incognita », sans mémoire ni Histoire.

        Qui dit théâtre, comme genre défini sémantiquement (du grec « théâtron », voir) et donc  appréhendé de manière consciente- c'est-à-dire pensé littérairement et spatialement, utilisé institutionnellement et idéologiquement pour devenir l’un des piliers de la pédagogie politique athénienne- est renvoyé immédiatement à la Grèce comme berceau de cet art. Avant d’être référencié comme tel par la grâce de la fixation dramatique écrite avec la mise sur orbite des quatre premiers et immenses auteurs de théâtre que sont Eschyle, Sophocle, Euripide et Aristophane (du 6ème au 4ème siècles avant l’ère grégorienne), ce genre avait bu à la source de manifestations collectives d’essence fondamentalement religieuse, mais ces rites se transformeront progressivement en spectacles dans lesquels les participants «jouaient» les dieux et les forces surnaturelles (vie, mort, fécondité…) en se grimant et en se déguisant- d’où l’emploi de masques et costumes. Et au premier plan de ces cultes devenus spectacles émergeaient les rites festifs de Dionysos (dieu de la vigne mais aussi de la chasse, de la fécondité et de la végétation), qui se déroulaient au printemps et attiraient tout ce que la Grèce et plus particulièrement Athènes comptaient comme citoyens . Lors de ces « Grandes Dionysies », qui donneront lieu par la suite à des concours dramatiques annuels, des danseurs et chanteurs masqués interprétaient des épisodes de la vie légendaire de Dionysos. De ces cérémonies, dont l’objet passera du divin à l’humain et du cultuel au culturel et au profane, sont nées les représentations théâtrales. Ainsi le théâtre entrait dans la vie de la cité avec ses textes, ses bâtiments et ses protocoles.
        Sans avoir à entrer dans une fastidieuse et prétentieuse érudition sur la surdétermination de la culture grecque ou romaine dans le champ de la connaissance universelle, retenons simplement que les éléments pré et parathéatraux  à partir desquels d’exprimera puis s’érigera en art majeur le théâtre grec, premier en Europe, étaient déjà en action dans des cultures extra-européennes  plus anciennes, comme l’égyptienne et la mésopotamienne, ainsi que l’attestent nombre de peintures et bas reliefs mettant en lumière des éléments dramatiques. Seulement, là aussi, on peut se demander si ces deux civilisations prestigieuses qui ont influencé le théâtre grec n’ont pas elles-mêmes bénéficié d’influences venues d’ailleurs. Et là, on commence à avoir des réponses de grand intérêt à travers notamment le travail de recherche effectué par le Suédois Georges Cristéa, de l’Institut Dramatique de Stockholm. Ce dernier s’est rendu à trois reprises au Tassili : en 1974 avec une petite équipe pluridisciplinaire de l’Université de Constantine, puis en 1983 et 1986. Au terme de ces trois « expéditions » et de ses investigations documentaires, Cristéa a accumulé un riche matériau photographique sur le plus grand musée à ciel ouvert du monde, images foisonnant par dizaines de milliers entre gravures, peintures et fresques dont l’étude, nous dit le chercheur, révèle que :

        1/ Une bonne partie de ce réservoir artistique a un grand intérêt pour l’Histoire du théâtre avec des scènes à cachet dramatique et certaines œuvres semblent « être antérieures aux plus anciens documents égyptiens ».

        2/ Les manifestations rituelles « fixées » par ces images et découvrant des éléments dramatiques « affirment leur présence au Tassili pendant des milliers d’années sans interruption », soit, selon la classification des archéologues, de la première période appelée hiératico- archaïque (avec un style dit à tête ronde) qui se situe entre 6.000 et 8.000 ans av JC,

à la quatrième dite époque caméline (début estimé à 100 ans av JC), en passant par l’époque des chasseurs, pasteurs et agriculteurs (dite époque des bovidés, 5.000 ans av JC) et celle du cheval et des chars de lutte (1.200 ans av JC).

        3/ De la première époque, Cristéa signale notamment des images de masques, avec ou sans porteur, qui supposent des rituels et manifestations à caractère magico religieux, ainsi que des peintures approchantes sur des sites éloignés (station de Sifar et plateau d’Iherir) découvrant des personnages monumentaux (trois mètres de hauteur, tel le « dieu des pluies ») dans une même attitude d’adoration et d’invocation. La seconde période, moins riche en masques, est plus prodigue en scènes de danses rituelles. « Par leur ampleur et leur beauté, l’élégance et la synchronisation des mouvements, qui attestent une préparation préalable soigneuse…nous nous trouvons vraisemblablement devant un vrai travail de régie pour la mise au point de tels spectacles », écrit Cristéa en ajoutant : « si nous acceptons l’idée que les habits reflètent une forme d’expression pour une situation sociale donnée, nous devons reconnaître que cette deuxième époque, de 5.000 à 1.200 av JC, est caractérisée par un niveau élevé inattendu de la société tassilienne de ce temps. Ceci montre une stabilité remarquable et une prospérité sans égale dans les alentours ».

        Une bonne partie des œuvres rupestres, datant de la période hiératico- archaïque, libère des éléments dramatiques antérieurs à ceux attestés par les documents égyptiens. C’est dans la seconde période qu’on rencontrera des éléments communs aux cultures tassilienne et égyptienne, et cette situation engendrera une interprétation pour le moins tendancieuse quant à la réalité des rapports et échanges interculturels et civilisationnels de l’époque. Nombre de chercheurs, en effet, ont affirmé qu’il ne pouvait y avoir d’influence que dans le sens unique de l’Egypte vers le Tassili en vertu d’une hypothèse boiteuse énonçant le principe de la diffusion de la culture de l’Est vers l’Ouest. Mais comment expliquer alors, s’interroge logiquement et interpelle fortement George Cristéa, les éléments dramatiques charriés par les œuvres du Tassili de la première période qui sont au bas mot antérieurs de 1.000 à 3.000 ans aux matériaux les plus anciens reconnus à l’Egypte sur le même champ ?

        Sur le front nord de l’Algérie, une manifestation théâtrale d’importance, Ayrad, couplée à la célébration de la fête de Yennayer et portant également témoignage de la profondeur de notre patrimoine historico-culturel, est célébrée depuis des temps immémoriaux par les habitants de la région de Béni Snous, dans la wilaya de Tlemcen, aux confins algéro-marocains. Yennayer, c’est le nouvel an berbère dont l’envol, chevauchant le 12 de chaque mois de Janvier (le « Janarius mensis » latin), aurait pour origine la commémoration, en 950 av JC, la victoire du chef numide Chachnak sur les Pharaons (le calendrier à l’aune amazigh serait donc de 2956 ans en 2006). Mais cette référence semble peu crédible pour des chercheurs comme Abbès Zizi et Saïd Bouterfa, qui, accordant à l’évènement une élasticité historique encore plus grande, lient la célébration de Yennayer au rituel agraire en œuvre dans l’espace algérien d’alors, lui-même participant d’un fonds culturel commun à d’autres peuplades méditerranéennes qui voyaient dans le passage au solstice d’hiver un moment majeur de renouveau, de renaissance et d’espérance à accompagner par des rites festifs.

        Le rite de la fertilité et de la fécondité en relation avec ce changement de cycle est notamment exprimé par Ayrad (le Lion), un spectacle tenant du carnaval et du théâtre de rue qui en fait sans doute un exemple unique d’héritage culturel plurimillénaire en Algérie et au Maghreb et un témoignage encore vivant du genre dans l’histoire universelle. « Sourcé » à la même date et aux valeurs sociales qui « identifient » la fête de Yennayer (partage, générosité, solidarité, convivialité…), l’évènement d’Ayrad inscrit dans la longue durée historique a gardé, selon toute probabilité par ceux qui l’ont étudie et/ou pratiqué (tel l’animateur Ali Abdoun qui l’a adapté à la scène moderne), ses « fondamentaux » des points de vue éthique (social et philosophique), dramatique et esthétique : intense préparation psychologique des habitants au démarrage de la manifestation puis, une fois le signal donné par le Moqaddem (force morale et meneur garant de l’esprit du jeu), procession à travers la cité de Khémis (intégrant rues, ruelles, places publiques, sites cultuels et habitations) accompagnée par la déferlante rythmique des instruments à vent et à percussion et les chants choraux soutenus par l’assistance ; place ensuite au cérémonial autour d’une Lbya (Lionne) en voie imminente de donner naissance à un petit, alors que s’organise une confrontation tonique et symbolique entre lions d’où sortira le grand Ayrad affirmant son leadership et sa paternité sur le lionceau fraîchement arrivé au monde ; en point culminant de ce déploiement dramatique festif et cathartique à la fois (les jeunes spectateurs s’en servent parfois comme tribune pour exprimer leur mal vie individuelle ou collective), se développent des scènes d’accueil dans des maisons

dont les propriétaires doivent satisfaire au rituel des offrandes recueillies par le Qalmoun (collecteur de dons qui sont ramassés aujourd’hui en espèces au profit d’œuvres collectives) sous peine d’encourir la malédiction et d’être frappés d’ostracisation sociale.

        Dans cette représentation théâtrale à ciel ouvert d’un jeu voire d’un enjeu social mettant en relation des personnages animaliers (dont les masques et accoutrements confectionnés font l’objet d’une belle émulation créative) et des personnages humains (Moqaddem, Chaman, Qalmoun…), on observe ici la survivance d’une figure à l’origine porteuse du sacré ou surnaturel païen (le Chaman ou sorcier africain) mais dont la fonction a été adaptée aux normes de la société contemporaine (exorciste, guérisseur, voire médecin accoucheur), et on imagine ailleurs que le regard porté sur Ayrad a évolué en fonction de la trajectoire historico-civilisationnelle de la société snoussie, celle-ci investissant par exemple le combat classique entre lions de sa propre mémoire historique lorsque les frères ennemis numides des royaumes de  l’Est et l’Ouest, Massinissa et Syphax, épris de la même femme (Sophonisbe) et instrumentalisés l’un et l’autre par les Romains et les Carthaginois, se livrèrent au 3ème siècle av JC une guerre sans merci. Ou, plus proche de nous, quand les différends tribaux ou claniques locaux s’apaisaient ou se réglaient parfois par le truchement d’Ayrad, à l’image des joutes poétiques en vogue dans l’Arabie antéislamique.

        Comme troisième accompagnateur dans cette plongée en apnée dans l’épaisseur de la mémoire théâtrale algérienne nous trouvons le metteur en scène et chercheur Noureddine El Hachemi qui, dans une contribution satellisée autour d’un travail de création réalisé dans les années 80, regrettait en premier lieu « l’état de la réflexion sur notre théâtre (qui) reste marqué par des limites qui ne sont pas allées plus loin que des descriptions formelles sur le goual, le garagouz ou théâtre d’ombres et le théâtre populaire du 19ème siècle », avant de souligner l’urgence d’investir de manière systématique des périodes plus anciennes au cœur desquelles affleurent ou s’expriment ce que Jacques Lacarrière appelle les éléments pré ou parathéatraux.

Parti d’une adaptation conventionnelle pour la télévision nationale d’une farce du moyen age français, celle de Maître Patelin, El Hachemi s’est trouvé embarqué dans une aventure mêlant réflexion et création où il lui fallut tout autant récrire le texte original que quêter et trouver des formes locales anciennes de représentation pour historiciser, contextualiser et « maghrébiniser » l’œuvre. De ce travail de recherche théorique mené auprès de plusieurs établissements culturels ( CRAPE, Centre Diocésain, Bibliothèque Nationale…) qui lui permet d’engranger une masse documentaire consistante, le metteur en scène fait connaissance avec les Fordjas, spectacles de type populaire qui se tenaient généralement à la périphérie des Aids, Achouras et autres manifestations à caractère religieux , mettaient en scène des personnages masqués et costumés et donnaient lieu à tout un rituel scandé par des airs musicaux et chantés et parachevé par des saynètes satiriques  puis une rencontre festive autour d’un grand feu .         

 

 

 


 
 



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