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Les jeux de la réception

Par Makhlouf Boukrouh, Professeur à l’université d’Alger, critique dramatique

 Les études concernant le public comme sujet de recherche ont connu un important développement ces derniers temps. L’intérêt de ces investigations répondait au désir de maîtriser la relation liant les moyens de communication divers au public en vue  de réaliser certains objectifs commerciaux ou autres. Ces recherches ont révélé une hausse du niveau de participation du récepteur dans le domaine artistique plus que pour tout autre moyen de communication. le public qui suit les représentations artistiques participe à l’opération de communication et réagit aux conditions de l’écoute et de la vision que lui propose la nature du spectacle. Nous essayerons  de poser, dans ce cadre précis, la question de la réceptivité au théâtre. Il faut pour cela rappeler :

    Premièrement : l’utilisation de  l’esthétique dans  la réceptivité a engendré une révolution dans les études de recherche littéraire et artistique en définissant le récepteur comme noyau central dans la confection du texte. Nous transposons donc radicalement l’intérêt accordé à la recherche de la relation Auteur/Texte à l’analyse de la relation Texte/Lecteur. Ces études partent du fait que la réception est considérée comme une activité sociale soumise aux mécanismes de la société  et à toutes ses structures. Le créateur écrit pour tel lecteur et ce dernier joue le rôle principal dans la réalisation de l’opération d’écriture, puisqu’il devient responsable de la construction ou l’élaboration du travail et le résultat de sa signifiance .Le sens n’est pas contenu dans le texte mais le  présente sous forme d’une grille de relations et c’est au lecteur  de choisir celle qui lui apparaît le plus clairement, sans qu’elle soit pour autant l’unique grille dans le texte : transmission du sens ou du message. L’esthétique dans la réceptivité est apparue comme une réaction aux théories qui concentraient leur intérêt dans l’opération de production d’une œuvre artistique, sous l’influence du contexte sociopolitique qui prédominait, depuis la fin des années soixante, et qui a aidé à semer la confusion par les définitions répandues alors et qui favorisaient le diktat d’une certaine vision .Ces dernières ont contribué à imposer la nécessité de créer de nouvelles valeurs reposant sur les principes d’égalité .Cette orientation a eu un impact important sur les entreprises académiques qui se mirent à revendiquer la nécessité de remettre en cause les anciennes règles régissant les études littéraires et artistiques.

    Au théâtre, la mission du récepteur ne se limite pas à la vision uniquement mais la dépasse en créant une interactivité entre le spectateur et ce  qui se joue en face de lui, sur la scène .La réaction du public apparaît directement dans une image qui en fait le meilleur domaine d’analyse de l’opération de réceptivité .Historiquement le public a noué des liens avec l’activité théâtrale .Dans la société grecque, le théâtre n’était pas isolé des différentes structures sociales, économiques ou politiques de la société .Cette importance sociale dont jouissait le théâtre grec se manifestait par la présence d’ une grande affluence du public lors des représentations théâtrales données dans des salles qui pouvaient accueillir,d’après les historiens, plus de  quatorze mille spectateurs.

    Le théâtre fut construit selon une architecture sociométrique spéciale, dans une forme circulaire .Il était possible de voir la cité derrière lui pendant le spectacle .Cette affluence démontre les relations sociales que le théâtre a réussi à instaurer à l’époque en tant qu’événement culturel. Le théâtre est un art de la vision et de la perception. C’est la définition  contenue dans le mot d’origine grecque : théâtre, issu du verbe : « voir ». Le  caractère primordial et spécifique de l’art théâtral réside dans la dynamique qui englobe tous  les participants dans n’importe quel événement théâtral, qu’ils soient interprètes ou qu’ils soient récepteurs, à titre individuel ou par groupes .Chacun perçoit l’acte à sa manière, partant du fait  qu’ils sont tous observateurs actifs et producteurs .Dans cette optique, Patrice Pavis considère qu’on ne peut comprendre le texte d’une représentation ni la mise en scène ( considérée comme un texte illustratif), qu’en prenant en compte les différents mécanismes destinés à la réceptivité,qu’ils soient de nature inconsciente, subjective ou idéologique. Cet engouement pour le public a suscité le développement des études de recherche qui utilisèrent de nouvelles  méthodes scientifiques pour analyser le phénomène du public. Elles ont dépassé  les limites de la recherche quant aux différentes spécificités de l’âge, du sexe, de la condition sociale, du degré d’instruction, de la situation matérielle, des habitudes du rire, jusqu’à découvrir de menus détails chez le spectateur. On est arrivé à mesurer ses différentes réactions en utilisant de multiples moyens technologiques modernes comme la photographie à rayons infra rouge, les appareils de mesure à distance dont la fonction est de surveiller les réactions biologiques, l’élévation de la température ou l’accélération du pouls et autres.                                      Le spectateur participe à la production du sens sachant que le théâtre fonctionne sous le mode de signes et envoie des signes et des messages au spectateur. Au théâtre, le spectateur est l’élément primordial ou plutôt le Roi comme le décrit Ubersfeld. C’est pour lui que l’auteur écrit le texte. C’est pour lui aussi que le metteur en scène conçoit le spectacle. A chaque représentation, le comédien se voit contraint d’apporter de petits correctifs pour séduire son nouveau public. Implicitement, la représentation théâtrale est supposée être une « entente tacite », un pacte ou un genre de contrat signé entre les opérateurs du spectacle et les spectateurs, un contrat qui ne stipule pas le but de la représentation mais qui spécifie sa nature et le statut de son percepteur conscient. Ainsi, les réactions chez les spectateurs diffèrent d’une représentation à une autre et d’une société à une autre .Les référents culturels jouent un rôle déterminant dans la définition de la relation du spectateur avec la pièce.

    Le spectateur du Moyen-Orient, par exemple, suit les évènements de l’histoire et accorde une importance particulière aux signaux contenus dans la légende à laquelle appartient son environnement culturel .En contrepartie, le spectateur occidental surveille l’évolution de la trame dans laquelle le suspens et l’attente jouent un rôle décisif. Dans ce contexte, Malek Bennabi reprend l’exemple de la pièce Othello de W.Shakespeare qu’il a eu l’occasion de voir dans une capitale Occidentale. Il en déduit ce qui suit : l’impact de cette histoire au théâtre ou au cinéma en Europe est connu, surtout, pour son épilogue, quand le héros tue sa compagne puis se suicide .Cette fin tragique suscitera chez le spectateur occidental une très forte émotion perçue comme  « un acte esthétique ». Chez le spectateur musulman, par contre, cette émotion est perçue comme un acte moral. Ceci peut nous démontrer qu’il n’y a pas de similitude dans la perception du même acte .Lorsqu’ Othello tue Desdémone et se suicide, l’émotion atteint son paroxysme chez le spectateur occidental parce que le contexte dans lequel il vit cette situation est esthétique .il assiste à la fin de deux belles créatures. Chez le spectateur musulman, l’émotion est stable dans cette situation parce que son contexte est moral. Il perçoit un tueur et un suicidé .Cet exemple nous montre l’importance du contexte culturel dans la perception et la réaction du public. Ainsi, l’image artistique peut perdre de son esthétique et mourir si on l’isolait de son contexte culturel .Elle pourrait même perdre son langage et son sens.

    Si l’être humain arrivait à perdre sa relation avec son milieu ambiant, il mourrait matériellement .Il en sera de même s’il lui arrivait de perdre sa relation avec  l’espace culturel .Il mourra culturellement .Les codes, aussi, jouent un rôle  non négligeable dans la perception. La transposition du texte et du lecteur aboutit au texte et au spectateur parce que l’acte de lecture, statique dans le temps, se transforme en un acte de vision inscrit dans le temps et l’espace. L’art dramatique diffère des autres formes artistiques telles la poésie ou le roman. Il nécessite une dimension spatio-temporelle et une participation du spectateur en relation directe avec le spectacle .C’est pourquoi les chercheurs ont été contraints d’accorder une importance particulière à la manière dont est organisé l’espace et à la façon dont les codes  sont utilisés pour la transmission du sens et du message.

    Ainsi, les recherches entreprises dans le domaine de l’exploitation de l’espace par l’homme (Proxemique) et dirigées par des scientifiques anthropologues, nous démontrent la manière qui a permis à l’homme de domestiquer l’espace et de l’organiser pour sa vie. Il nous est possible de vérifier cette thèse au théâtre quand les metteurs en scène utilisent des codes d’occupation de l’espace de manière à les amener à jouer un rôle dynamique et important dans la gestion du spectacle et à créer les limites entre l’acteur et le spectateur. Cette façon d’opérer contribue à son tour à l’élaboration du sens ou du message de tel ou tel spectacle .La méthode dont le théâtre organisait son espace a changé à travers les temps, étant conditionnée par les progrès des référents culturels, sociopolitiques ou autres paramètres techniques nécessaires au spectacle. A partir de là, l’usage des codes de l’espace scénique au théâtre nécessite que l’on tienne compte de l’essor historique de l’espace « diachronique » et son organisation dans un temps précis « synchronique » ; parce que le style de conception et de réalisation est lui-même une référence culturelle pour le théâtre et la société qu’on veut reproduire .Il faut par ailleurs signaler que les codes de l’espace ne se limitent pas uniquement à la délimitation de l’aire de jeu et de la vision mais ils gèrent aussi les relations entre les interprètes dans l’espace scénique d’une part et les réactions interactives entre l’acteur et le spectateur d’autre part. Et pour plus de clarté, nous dirons que le schéma selon lequel sont disposés les différents interprètes sur scène joue un rôle essentiel dans la manière de capter l’attention du public et de maintenir sa concentration et la communication. Les divergences qui surgissent  dans les relations spatiales entre l’acteur et le public peuvent altérer la concentration et la réception de ce dernier dans tout spectacle. Le spectateur qui occupe le premier rang peut développer une intimité relationnelle avec l’acteur que ne pourra percevoir celui qui se trouve au fond de la salle. Les relations spatiales entre l’acteur et le spectateur peuvent corriger la vision et la perception et orienter sa lecture. Si le théâtre ne peut être dissocié  de la culture qui l’engendre, il est impératif pour le producteur culturel de comprendre  la logique de  la structure particulière dont il dépend et  la nature des codes ou signes esthétiques qui interviennent dans sa construction. Tout comme les relations que développe l’artiste avec les milieux techniques et artistiques, mis à sa disposition, dans un cadre de données esthétiques donné, le spectateur, à son tour, lit le spectacle à travers des opérations de déduction et de décodage intermédiaires balisées esthétiquement et culturellement. Il ne faut pas voir le théâtre comme un art isolé de l’activité culturelle globale.  

    Concernant le public de théâtre en Algérie, il est à déplorer l’absence de données réelles et essentielles pouvant nous permettre d’évaluer son audience et sa nature. D’après des sources (non fiables) récupérées des archives des entreprises théâtrales algériennes, il en ressort une affluence faible, très limitée et désorganisée du public par rapport aux représentations théâtrales. Partant de là, nous ne pouvons parler de public de théâtre en Algérie .Cette situation est  subordonnée, bien entendu, à une action culturelle très développée et continue. Toutes ces données nous édifient  sur le rôle négatif des entreprises théâtrales qui n’ont pas pu créer un pont de dialogue avec le public, ni faire de la représentation théâtrale, un événement culturel qui contribuerait à asseoir l’habitude de voir et d’aller au théâtre. L’entreprise théâtrale a failli dans cette mission, sous estimant ainsi  l’effet stratégique de la communication et de son impact. Aucun théâtre représentant ou non la nature culturelle de l’Algérie, n’a été construit, partant de la théorie qui fait  que l’art théâtral impose la relation avec les opérations de production et de réception qui aboutissent à la création de l’événement social et culturel. C’est ce qui ressort, d’ailleurs, des recherches récentes et qui soulignent la nécessité d’élargir le centre d’intérêt sur le public. Cette entreprise analysera sous l’égide de structures spécialisées, à travers des séminaires, les conditions socioculturelles qui le font déserter ou refuser d’aller au théâtre.

    Toutes ces données nous traduisent l’absence d’une politique de production et de diffusion théâtrale .L’absence de planification et de programmation minutieuse a eu un effet négatif sur l’affluence du public, l’empirisme et l’improvisation dans l’organisation faisant loi. Ceci a contribué à empêcher la création, par le public, de traditions sociales favorisant une fréquentation régulière des théâtres .A partir de là, le public devient le sujet incontournable pour toute étude exhaustive qui aboutirait à la définition de sa nature, à travers un ensemble de questionnements et de supputations, à la connaissance des raisons qui le pousseraient à aller au théâtre et à la nature de sa préoccupation d’avant et après le spectacle. Il restera ,bien sûr, à fournir beaucoup d’effort dans la recherche des moyens qui réconcilieraient le théâtre avec son public et cette mission ne peut s’accomplir qu’après avoir compris sa nature et  ses préoccupations par des études scientifiques.

 


 
 



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