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Présence de Brecht dans l’expérience théâtrale algérienne

 

       Ce n’est que vers les années soixante que les hommes de théâtre algériens, africains et arabes découvrent concrètement l’expérience dramatique et dramaturgique de l’auteur allemand Bertolt Brecht. Ses textes, traduits et/ou adaptés, dominèrent la scène à un certain moment du parcours théâtral algérien. Ould Abderrahmane Kaki, Hadj Omar, Hachemi Nourredine, Abdelkader Alloula et bien d’autres s’intéressèrent sérieusement à ce champ dramatique qui leur permit de revoir de fond en comble leur propre pratique. Ainsi, un homme comme Alloula reprit un certain nombre d’éléments esthétiques et techniques et de supports idéologiques pour mettre en œuvre sa propre expérience. Les réalités historiques de l’Algérie incitaient certains hommes de théâtre à adopter le discours brechtien et à mettre en scène certaines de ses pièces. Le propos de l’œuvre de Brecht correspondait au discours politique de l’Algérie indépendante. Il était donc presque naturel pour certains auteurs algériens, très marqués par le discours politique et social de l’époque, de recourir à la l’adaptation de textes traitant de problèmes liés à l’édification d’une société socialiste.

       Mais c’est surtout après 1960 et les années 1970 que les troupes algériennes allaient mettre en scène des pièces de l’auteur allemand ou s’inspirer de son expérience dramaturgique. Les troupes d’amateurs n’arrêtaient pas dans leurs interventions ou lors des débats publics de citer ou de brandir le nom de Brecht comme pour se donner une âme de « révolutionnaire » ou s’investir d’un espace de légitimation. Il est considéré comme une source de référence essentielle de l’activité théâtrale en Algérie. Les troupes du théâtre d’amateurs montèrent plusieurs pièces de Brecht ces vingt dernières années. C’est surtout l’élément de distanciation, souvent malmené, qui fut le plus employé par les troupes tout en le dépouillant de son contexte esthétique et historique. Cette écriture dramatique qui prend pour point de départ l’expérience épique de Brecht se trouve souvent piégée par l’absence d’une sérieuse formation théâtrale, nécessaire à la compréhension de l’acte théâtral épique. Tout le monde, certes, se proclamait disciple de l’auteur allemand, mais on arrivait rarement à comprendre les tenants et les aboutissants de cette écriture brechtienne qui remettait profondément en question les conventions et les normes du théâtre dominant. Trop peu de comédiens et d’animateurs connaissaient le parcours dramatique de Brecht dont ils n’avaient pas lu les textes théoriques. Lors d’une session du festival du théâtre d’amateurs à Mostaganem, dans l’Ouest algérien, nous avions demandé à une centaine de personnes de nous citer les titres de ses ouvrages théoriques, cinq participants réussi à apporter des réponses justes.

       Le choix de la forme épique et du fonctionnement par tableaux empruntés à Brecht permettent aux comédiens de rédiger collectivement leurs textes. On sait que la « création collective » est un élément essentiel de la pratique des amateurs. Le phénomène de « participation » (et du gestus social) renforce la dimension didactique, préoccupation majeure des troupes et met en œuvre un climat propice au dialogue (feed-back). La quête de la communication directe passe ici par l’usage souvent abusif de trouvailles techniques et d’outils théoriques brechtiens mal assimilés dans la plupart des cas. Il n’est pas rare de voir évoluer sur scène des comédiens portant des banderoles sur lesquelles sont inscrits des slogans puisés dans le discours officiel (« Vive la révolution agraire » ; « La terre à ceux qui la travaillent »).

       La traduction ou l’adaptation en arabe, souvent marquée par une excessive moralisation, annihile parfois la force subversive des textes de Brecht qui perdent ainsi leur caractère idéologique et les repères esthétiques fondamentaux. La traduction se fait à partir du français, non de l’allemand. Le Cercle de craie caucasien, monté en 1969 à Alger par le Théâtre National Algérien (TNA), vit sa puissance dramaturgique et son discours idéologique se neutraliser à la suite de la suppression de quelques scènes de la première partie du texte, considérée comme essentielle dans la mesure où elle permet la mise en branle de tout le système de significations et l’élaboration du sens global. C’est vrai que Brecht fait allusion au jugement de Salomon, une référence difficilement admise à Alger. La mise en abyme, élément fondamental dans le fonctionnement du récit, disparaît et se trouve remplacée par une écriture linéaire qui désarticule le discours théâtral originel. Groucha devient un personnage bon, mais socialement non défini. Ce qui dénature le propos de l’auteur.

       Brecht est souvent dénaturé, marqué du sceau moral dans la grande partie des adaptations entreprises en Afrique Noire et dans les pays arabes. Les personnages fondamentaux obéissant à une lecture et à une logique matérialiste se retrouvent vêtus d’un oripeau moral, ce qui transforme radicalement le propos de l’auteur qui s’inscrit dans une optique idéologique précise. Les choix esthétiques sont, dans l’expérience brechtienne, déterminées par les contingences idéologiques. Ainsi, les pièces perdent leur substrat idéologique et voient la fonction des charges esthétiques détournées du sens initial pour obéir à un discours de type moral. C’est le cas de la relation équivoque entre Puntila et Matti dans Maître Puntila et son valet Matti, montée par le théâtre régional d’Oran (TRO), de Groucha et du juge Azdak dans Le Cercle de craie caucasien, de la mère Carrar dans Les Fusils de la mère Carrar et de Chen-té dans La Bonne âme de Sé-Tchouan, toutes trois montées par le Théâtre National Algérien (TNA) ou les agitateurs de La Décision, adaptée par un groupe d’amateurs d’Alger. Le travail de Brecht sur les personnages (« division » des personnages, dédoublement, éclatement) et l’espace (présence d’espaces antagoniques) est souvent gommé, parce que nécessitant souvent une certaine culture théorique et exigeant une très bonne maîtrise des techniques d’écriture scénique et d’interprétation. Ainsi, Brecht était construit dans un moule conventionnel qui lui sied très mal et contre lequel il avait bâti son expérience. Cette perte d’identité marque la grande partie des traductions et des adaptations. La Bonne âme de Sé-Tchouan de Nourredine el Hachemi privilégie le discours moralisateur et utilise la structure du conte populaire. La dimension sociale et idéologique semble prise au piège d’une écriture linéaire desservant l’œuvre et perturbant sa cohérence interne et sa logique narrative.

La fragmentation du récit dans l’œuvre de Brecht n’est pas un procédé fortuit, mais obéit à des considérations esthétiques et idéologiques. Ce que ne semble pas avoir saisi les adaptateurs qui sacrifient la dimension poétique sur l’autel d’une relation dialogique truffée de proverbes et de dictons populaires. Tous les passages se référant à la religion sont transformés ou définitivement supprimés. Les « dieux » subissent un sérieux glissement lexical et sémantique. Ils sont traduits par « les bienfaiteurs » ou Dieu au singulier. Ce discours à caractère moral et didactique n’est pas uniquement le fait de Nourredine el Hachemi, mais correspond à une tradition inaugurée par les pionniers du théâtre en Algérie.

        Les pièces traduites ou adaptées de textes de Brecht ne correspondent pas souvent au discours idéologique de l’auteur et réduisent substantiellement la portée des instances esthétiques. Même sur le plan du récit, le mode d’agencement brechtien marqué par des ruptures successives et fonctionnant comme une suite de micro-récits laisse souvent place à une structure linéaire dénaturant tout simplement le discours théâtral initial. La dimension poétique, élément fondamental de l’œuvre, disparaît au profit de répliques sèches et sans vie qui empêchent la mise en œuvre de situations épiques. De nombreux auteurs et metteurs en scène, détournent le sens profond de l’œuvre et lui ôtent sa dimension politique.  En n’employant que l’effet de distanciation, d’ailleurs, souvent mal assimilé, ils ne réussissent pas à rendre claire l’œuvre brechtienne qui fonctionne comme un tout. Tous les éléments du langage théâtral, incontournable et interdépendants, concourent à l’élaboration du sens et mettent en œuvre les différentes significations de la pièce. Les tableaux fonctionnent, certes, de manière relativement autonome, mais convergent vers la mise en œuvre d’une unité discursive et narrative.

       Certaines adaptations, comme celles de Ould Abderrahmane Kaki, apportent une certaine fraîcheur au texte brechtien et se caractérisent par une mise en relation de deux logiques narratives, l’une empruntée à Brecht, l’autre à la littérature orale. Le travail prend un caractère personnel. Kaki maîtrise les techniques du théâtre de Brecht, mais possède aussi une sérieuse connaissance du fonds culturel populaire. Cette association syncrétique met en œuvre une rencontre originale et paradoxales de deux univers dramatiques, apparemment incompatibles. Kaki réalisa une intéressante adaptation de La Bonne âme de Sé-Tchouan. Il reproduisit carrément l’architecture structurale du texte de l’auteur allemand tout en donnant un cachet local à la pièce en recourant à une légende populaire intitulée Les Trois marabouts et la femme aveugle. Ce jeu avec le texte originel était marqué par une transformation des noms des lieux et des personnages et la cristallisation des événements dramatiques dans un espace et un temps mythique. Cette pièce aborde un problème métaphysique, celui de la bonté et met à nu les superstitions populaires souvent exploitées par des charlatans ou des milieux véreux. Cette construction syncrétique réunissant des éléments extraits de deux logiques narratives différentes permet la mise en œuvre d’un discours théâtral original et d’une mise en scène ouverte, inscrite dans une logique de communication qui interpelle le public retrouvant, par la même occasion,  les signes de sa culture populaire. L’effet de distanciation et l’agencement du récit en tableaux sont des faits caractéristiques communs aux  expériences dramatiques brechtienne et populaire. Kaki apporte la preuve qu’à partir d’un texte de Brecht, il est possible de produire une nouvelle pièce porteuse et productrice de nouveaux signes ancrés dans le vécu et la culture de l’ordinaire.

       Si Kaki assume la part de l’héritage de Brecht dans son théâtre, Kateb Yacine cherche souvent à en minimiser l’importance. L’auteur de Nedjma est, certes, en désaccord avec Brecht sur un certain nombre de points, mais il n’en demeure pas moins que son théâtre emprunte à celui de nombreux procédés techniques. Les relations continues qu’entretenait Kateb avec Jean Marie Serreau, l’artisan de la découverte du dramaturge allemand en France et le metteur en scène des premières pièces de l’auteur algérien, ne pouvaient que laisser d’indélébiles traces dans son théâtre. Kateb Yacine découvrit le travail théâtral et le métier de la mise en scène grâce à sa rencontre avec Jean Marie Serreau. Le fonctionnement en tableaux, le dédoublement des personnages, l’absence de coulisses et la présence constante des musiciens et des comédiens et sur scène jouant ou attendant leur tour et l’usage des songs, des éléments du théâtre brechtien qu’on retrouve dans l’expérience théâtrale de Kateb Yacine, notamment celle des années 1970, entamée par la réalisation de sa pièce, Mohamed, prends ta valise. Il interroge l’Histoire dans une perspective matérialiste et recourt souvent à des personnages réels qu’il associe à des entités imaginaires : Mohamed prends ta valise, L’homme aux sandales de caoutchouc, La guerre de 2000 ans, Palestine trahie, Le Roi de l’Ouest…). L’effet de distanciation marque toute son expérience. Ainsi, la fragmentation du récit (ainsi que l’usage d’un ton didactique) permet l’éclatement des instances du temps et de l’espace. La mise en pièces des différentes entités temporelles et spatiales provoquent l’effet de distanciation consolidé par le jeu particulier des comédiens et les digressions au niveau du récit. Mais Kateb Yacine ne semble pas très convaincu de la possibilité de transposer l’univers brechtien dans l’espace dramatique algérien 1: « Le théâtre de Brecht, comme force de théâtre politique, nous intéresse dans la mesure où c’est un théâtre de combat. Mais pour nous lancer dans la théorie du théâtre de combat, je pense qu’il faut être prudent ; le public petit bourgeois de l’Allemagne est tout à fait différent du nôtre. (…) chez nous, il n’y a rien à expliquer, les gens sont convaincus au départ de l’injustice. Le discours qu’on tient à un ouvrier n’est pas le même de celui du petit bourgeois ;  pour nous, le théâtre doit participer à une lutte vitale. La distanciation est dangereuse parce qu’elle mène à un jeu de l’esprit auquel on participe ou on ne participe pas. Je pense qu’on a été très loin dans la mesure où ce sont les événements qu’on met sur scène, ce ne sont ni les individus ni les groupes humains analysés en profondeur et dans la mesure où le public s’identifie à tel ou tel personnage. (…) C’est excellent, ici, la distanciation ne tient pas debout. (…) L’ironie amuse les intellectuels, mais pas ceux qui sont concernés, si nous montrons une situation comme le chômage, le public s’engage avec nous. (…)

       Le seul point où nous sommes tombés en désaccord avec Brecht,  c’est la notion du tragique. (…) Pour lui, il n’y a pas de tragédie possible dans un théâtre militant, il y a toujours une issue : donc il n’y a pas de tragédie, c’est vrai, mais c’est vrai aussi qu’il y a parfois des impasses et qu’il y a des situations tragiques, lui il n’avait pas vu de l’optimisme dans ma pièce (il s’agit du Cadavre encerclé), qu’il y avait une issue. »

       Ce long extrait tiré d’un entretien de Kateb Yacine avec une universitaire syrienne, Marie Elias, révèle clairement les options esthétiques et artistiques de l’auteur de Nedjma et fait découvrir les diverses facettes de la tragédie katébienne. C’est vrai que le problème du tragique reste encore posé dans des sociétés vivant des situations tragiques. L’Algérie connaissait une véritable tragédie, une douloureuse expérience durant la période coloniale. C’est pour exprimer cette réalité que Kateb Yacine avait écrit des pièces tragiques racontant les blessures d’un peuple : Le Cadavre encerclé ou Les Ancêtres redoublent de férocité. Nous retrouvons d’ailleurs la même manière de faire dans le théâtre de l’antillais, Aimé Césaire qui, dans ses pièces Le Roi Christophe, Une Saison au Congo ou Une Tempête mettait en scène des personnages et des situations tirés de l’Histoire tragique de l’Afrique. Kateb considérait ses pièces comme des tragédies optimistes, ouvertes, laissant le procès narratif ouvert. Ses pièces sont l’expression d’un vécu tragique marqué par une extrême violence. Ses personnages, vivant une situation double se meuvent tantôt dans l’épique tantôt dans le tragique, se caractérisent par leur combat pour la survie, même leur fin tragique est une ouverture vers la vie, la résurrection. Mais au delà du désaccord autour de la notion du tragique, la déclaration de Kateb Yacine prête, par endroits, à équivoques. Le regard qu’il porte sur l’effet de distanciation nous semble trop schématique et peu opératoire. D’ailleurs, ce procédé n’est nullement absent dans le théâtre de Kateb Yacine. Les comédiens prennent souvent un certain recul avec les personnages qu’ils interprètent, jouent plusieurs rôles, communiquent directement avec le public, arrêtent le récit puis le reprennent tout en provoquant une sorte de césure, espace fondamental de l’effet V. Nous ne sommes pas du tout convaincu par le jugement négatif porté sur ce procédé, fortement présent dans l’espace narratif du conteur populaire. Les critiques pouvant être éventuellement adressées à Brecht concerneraient plutôt les conditions réelles, c’est à dire mentales de la réception.

Alloula a tenté de s’approprier certaines idées de Brecht dans le but évident de rompre avec le moule d’agencement « aristotélicien » considéré comme contraignant tout en apportant une lecture personnelle caractérisée par une certaine discontinuité des instances spatio-temporelles. Legoual (Les dires), Lejouad (Les Généreux) et Litham (Le Voile) correspondent aux enseignements de Brecht, mais s’inscrivent dans une autre logique narrative et discursive, d’ailleurs non absente dans le fonctionnement de l’œuvre brechtienne, associant deux formes de représentations apparemment trop peu compatibles. Ce n’est nullement une relation de type osmotique ou synthétique qui caractérise le texte de Alloula mais une écriture discontinue fonctionnant par tableaux relativement autonomes donnant à voir un ensemble syncrétique porté par les différentes formes le composant et l’investissant d’une certaine cohérence dramatique. Brecht est bien présent dans le théâtre en Algérie.

Les années quatre-vingt dix marquèrent un sérieux recul par rapport à l’intérêt porté à l’œuvre de Brecht qui se retrouvait essentiellement remplacé par le recours à l’absurde d’autant plus que l’Algérie vivait une lamentable situation de violence. Les nouvelles pesanteurs sociologiques, les marques idéologiques caractérisant cette période illustrée par la domination du discours néo-libéral et l’effacement progressif de l’art de la scène expliqueraient le recul de l’influence directe brechtienne. Mais cela n’exclut nullement la présence de traces dans la représentation dramatique de cette période et des productions de l’année 2000 par exemple.

       Les troupes algériennes adaptèrent de nombreux textes de Brecht et lui empruntèrent ses procédés et ses techniques dramatiques. Mais la mise en scène, souvent embryonnaire, restait incapable de rendre sur scène la substance thématique et esthétique de l’œuvre brechtienne. En 1982, le centre culturel de la wilaya d’Alger monta Le Procès de Lucullus qui, traduite en arabe « dialectal » fut amputée de sa dimension politique et idéologique. Des mots et des expressions importants furent tout simplement supprimés ou transformés pour épouser les contours du discours moral, mettant entre parenthèse les paramètres sociaux. Les comédiens, trop crispés, ne réussirent pas à démystifier le héros  ni la notion d’héroïsme individuel, au cœur du procès narratif et discursif du texte originel. Brecht s’en prend à l’héroïsme individuel, il propose une nouvelle lecture du mouvement historique, sans héros. Pour Brecht, il n’y a pas de héros parce que celui-ci nie l’homme. Dans la mise en scène du centre culturel de la wilaya d’Alger, la dimension comique et le processus de démystification du héros ne furent pas mis en évidence.

 

 

                                                                         Ahmed CHENIKI

 

 

 

 

 

ANALYSE DE LA PIECE : Maître Puntila et son valet Matti 

        Maître Puntila et son valet Matti, une pièce de Bertolt Brecht, traduite par trois comédiens du Théâtre Régional d’Oran, Chekroun, Fethi et Boudheb fut présentée à Alger au mois de janvier 1983.

a)La traduction :Le texte en arabe « dialectal » ne semble pas avoir respecté la dimension idéologique de l’œuvre réduite à une simple relation de type moral. Cette « moralisation » excessive du récit s’expliquerait, à notre avis, par un certain manque de maîtrise des différents outils techniques et dramaturgiques brechtiens. Les traducteurs prirent la liberté de supprimer d’importants passages, nécessaires à la mise en relation des différents tableaux et à la continuité syntagmatique du texte qui souffre ainsi d’une sérieuse absence de transitions. Les songs, éléments importants dans la structuration du récit et dans la mise en œuvre de l’effet de distanciation, disparurent purement et simplement de la traduction oranaise. Les termes et des expressions, détournés de leur sens initial, dépouillés de leur connotation idéologique et politique, subirent un sérieux glissement de sens dénaturant le propos de l’auteur allemand. Un « rouge » (Puntila traitant son chauffeur de « rouge ») devint un « socialiste ». Les récits finnois furent partiellement supprimés. Ce passage, mettant en situation quatre femmes racontant leur vie, apportent un éclairage crucial sur le fonctionnement des instances spatio-temporelles et des visées idéologiques des personnages. Les traducteurs introduisirent un ensemble de mots et d’expressions populaires qui atténuèrent lourdement la dimension sociale et la « division » de l’espace. Ainsi, la structure du conte investissait la représentation et désamorçait le discours idéologique originel. Les répétitions, la manière de clamer et de déclamer, les dissonances rythmiques, l’occupation anarchique de l’espace et le jeu des comédiens, trop marqués par le verbe, desservent le discours théâtral et le rendent plus proche de la construction structurale du conte trop traversée par les lieux mythiques de la représentation. La circularité du mouvement narratif et discursif, soutenue par les prestations des comédiens se confondant avec le jeu des conteurs, donne à voir une lecture mythique des événements du récit et du développement des actions. Le personnage se transforme sans cesse en conteur. Un texte, dont l’empreinte politique et idéologique est manifeste, se voit enrobé dans une enveloppe « morale ».

b)Les contours de la fiction : Maître Puntila et son valet Matti met en situation le propriétaire d’un des plus grands domaines de Tavatland qui connaît une vie paradoxalement contradictoire : ivre, Puntila « fraternise » avec ses employés et devient ainsi accessibles aux émotions et aux sentiments humains. Sitôt dessaoulé, il se transforme en être « responsable de ses actes », pour reprendre la propre expression de Puntila. Il ne voit dans ces moments de « lucidité » de son chauffeur qu’un employé doublé d’un « rouge » et il renonce à toutes les largesses de la veille. Il décide, une fois ivre, de donner sa fille et une partie de sa propriété à Matti, un personnage essentiel, son antithèse, constamment collé aux basques de son maître. La rupture, - d’ailleurs, aucune amitié sérieuse n’est possible dans le texte de Brecht-, sera consommée lorsque Surkhala, le rouge, sera mis à la porte. Matti refuse l’idée de trahir un prolétaire. Il arrête donc de travailler chez Puntila et dénonce la « division », arme privilégiée de la classe à laquelle appartient son « maître ».

       Puntila n’est nullement un inconscient et un insouciant, comme le suggèrent les comédiens d’Oran, mais un homme qui sait ce qu’il fait, puissant mais également fragile dans des moments précis du récit. Il inonde la scène par sa forte présence mais ne réussit pas à corrompre son « valet » Matti qui rejette toute idée de collaboration avec son « maître » quand il estime que les intérêts des prolétaires sont en jeu. Au T.R.O, Matti devient servile sans aucune autonomie dramatique. Ce qui dénature la portée idéologique du texte. Matti subit les contrecoups de sa fonction dans les rapports maître-esclave, il doit profiter de toutes les situations pour conserver son boulot. Sa relation avec Puntila est conflictuelle. Il participe d’une formation idéologique et discursive radicalement opposée à celle de Puntila. Aucune rencontre n’est possible entre ces deux personnages appartenant à deux espaces distincts, antagoniques. Matti réagit aux propos de son maître en travailleur exploité, non en ami. Puntila dit à son valet : « Je voudrais être sûr qu’il n’y a plus de fossé entre nous. Dis qu’il n’ y a plus de fossé. »

Et Matti répond : « Je le prends comme un ordre, M.Puntila, il n’y a plus de fossé. »

       Dans la pièce du TRO, Puntila et Matti sont présentés comme des « frères », des amis alors que toute relation vraie et toute amitié est impossible dans le texte de Brecht. La méconnaissance des enjeux idéologiques et esthétiques de l’écriture brechtienne désarticule les conflits marquant le parcours dramaturgique. La rencontre de Puntila avec le juge, l’avocat et le pasteur est banalisée à l’extrême et montrée sous u mauvais jour.  Chez Brecht, une rélle solidarité de classe existe entre eux. Les récits finnois-une grande partie fut supprimée- constituent une composante fondamentale du mouvement narratif. Dotées d’une présence dramatique autonome, les fiancées auxquelles Puntila avait promis le mariage en leur plaçant un anneau de tringle au doigt, repartaient après avoir été chassées par le maître, sans révolte, ni rancune. Elles avaient fait le trajet Kurgela- domaine de Puntila, non dans le but d’épouser Puntila, mais de manger un bon repas. Elles savaient qu’elles n’avaient aucun pouvoir et qu’elles se faisaient quotidiennement posséder par les maîtres. Pour Brecht, « elles sont les plus nobles figures de la pièce ». Au T.R.O, elles sont insignifiantes. Elles sont ridicules. Elles viennent tout simplement profiter d’une occasion : épouser Puntila. Mais le mariage est impossible.

c) Côté mise en scène : Dans la pièce du Théâtre Régional d’Oran, L’espace, sans consistance, est anarchiquement occupé, occultant la dimension double de l’univers dramaturgique et les relations antagoniques qu’entretiennent les personnages. Puntila et Matti sont logés à la même enseigne, évoluant dans le même univers scénique.  L’agencement du lieu scénique place dans les mêmes conditions géométriques et scénographiques le maître et son valet. Ce qui dénature le discours théâtral brechtien. Un triangle scénographique se forme avant de se déstructurer rapidement à la suite de déplacements inopportuns des comédiens et de l’obsédante présence de Puntila. Souvent, Matti est immobile, statique. Est-ce un choix volontaire des metteurs en scène (Fethi et Boudheb) ou simple incapacité à interpréter des rôles aussi complexes ?

       La disparition presque totale des « songs » altère le rythme du texte et fausse le(s) rapport(s) personnages-public(s). Les personnages marqués par un extraordinaire dédoublement se retrouvent banalisés par la mise en scène qui évacuent cette importante caractéristique du théâtre de Brecht. Puntila, l’exploiteur, apparaît comme un homme bon, généreux et sympathique qui arrive même à offrir dix marks à Surkhala qui les accepte. Les traducteurs, en effaçant les propos de Puntila où il expliquait qu’il devait donner à son employé  la paye de trois mois en prélevant les dix marks qu’il lui avait offerts quand il était saoul, dénaturent le discours théâtral originel. La discontinuité du personnage de Puntila n’est pas bien mise en exergue.

 

                                                              Ahmed CHENIKI


1 Marie Elias, Le Théâtre de Kateb Yacine, Op.Cit, Annexe (entretien)


 
 



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