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ALGERIE : LA REDECOLONISATION EST-ELLE POSSIBLE ?

PAR AHMED CHENIKI

Les choses vont mal dans tous les pays arabes dirigés d’une main de fer par des pouvoirs sans légitimité, s’accordant tous les droits et suspectant tous les « peuples » depuis les indépendances, faisant et défaisant tous les appareils, privatisant l’Etat et matraquant une société apeurée, vivant l’innommable. On ne peut comprendre cette situation qu’en convoquant l’Histoire. Le passage de la période coloniale à l’ère post-coloniale s’est fait sans une réelle interrogation des territoires et des structures étatiques et institutionnels de la colonisation, reproduisant ses discours et ses pratiques. D’ailleurs, une lecture attentive des textes et des déclarations politiques donneraient à constater de nombreuses similitudes entre les discours et les pratiques de la période coloniale et ceux d’après les indépendances. Le discours colonial est marqué par la profusion de champs lexicaux de la répression et de la violence, souvent teinté de paternalisme et de mépris à l’égard d’une foule réduite à l’état primaire. « Le peuple algérien ne sait que casser, détruire… »  disait, il y a quelques semaines à la télé gouvernementale, un ministre algérien, avec un mépris non dissimulé, rejoignant ainsi le discours algérianiste des années 20. Ce qui est paradoxal, c’est la reproduction du modèle colonial où l’élément militaire et l’espace policier occupent une place prépondérante. Ce que font aujourd’hui, les pouvoirs en place, au Yemen, à Bahrein et en Lybie correspondent aux exactions coloniales.

L’Algérie, comme les autres pays arabes, obéissent à ce schéma. Certes, chaque pouvoir en place a ses particularités. Plus de cinquante ans après les indépendances, se dessine un processus de redécolonisation qui semble atteindre tous les pays arabes, après avoir, dans un autre contexte, permis, la mise en œuvre de nouvelles attitudes et l’installation de pouvoirs plus proches de leurs peuples en Amérique Latine. Ce mouvement est  perceptible en Algérie, dans la relation qu’entretiennent les populations avec les pouvoirs publics interpellés par des pronoms impersonnels (eux,ils). Ce qui se passe en Tunisie et en Egypte semble passionner les foules qui se surprennent à faire un parallèle avec l’Algérie, fustigeant toute forme de répression, de corruption et de censure. Nous retrouvons paradoxalement le même regard porté par les colonisés sur le corps du colonisateur, jamais nommé. Dans les cafés, les marchés et les lieux de travail, les gens sont extrêmement fascinés par le combat des Tunisiens et des Egyptiens. Ce qui préfigurerait dès lors d’une sorte de projection sur leur propre société, s’identifiant à la foule de ces pays, frustrés de ne pas y être. L’imaginaire incite les uns et les autres à se construire un univers où ils pourraient être les doubles des acteurs tunisiens et égyptiens. Contrairement à ce qui se dit dans certains cercles, ayant vécu dans quelques pays arabes, je ne peux que relever de nombreuses similitudes entre l’Algérie et de nombreuses sociétés arabes, notamment la Tunisie, la Syrie et l’Egypte. La Libye et les monarchies du Golfe, usant d’une cruelle fermeture, sont des cas à part.

Certains responsables de ce qu’on appelle communément « l’alliance présidentielle », le PT et l’UGTA (ce ne sont que des sigles, tant que nous ne disposons pas de géographie électorale, compte tenu de l’absence d’élections sérieuses), prompts à célébrer une illusoire nation arabe la rejette dès qu’il s’agit de gérer des situations délicates en n’arrêtant pas de crier que l’Algérie n’est nullement la Tunisie ou l’Egypte. Cette manière de faire a déjà été pratiquée par les dirigeants égyptiens avant d’être broyés par cette lame de fond mettant en cause toutes les structures en place, dénuées de légitimité. Les autorités yéménites, soudanaises et jordaniennes tentent, elles aussi, d‘entreprendre quelques replâtrages, des concessions qu’elles ont régulièrement refusées jusqu’à ces moments de contre-violence légitimées d’ailleurs par ce déni d’existence des populations. Le gouvernement algérien se réveille subitement et annonce la levée imminente (c’est-à-dire en attente, pour le moment, indéterminée) de l’état d’urgence et de libérer les média en reconduisant, bien entendu, les mêmes hommes et les mêmes femmes, alors que le monde change et que les « peuples » exigent désormais une refondation intégrale du système politique. Partout, l’idée de la nécessité de la mise en place d’une assemblée constituante, synonyme d’une redécolonisation de la société, gagne du terrain.

Ce processus est désormais indispensable, surtout aujourd’hui, où le taux des populations scolarisées est relativement élevé, permettant aux uns et aux autres d’acquérir un savoir les aidant à lire les réalités politiques et culturelles et à revendiquer une place réelle dans leur société. La scolarisation et l’instruction, à côté de la libre information sur la Toile Internet sont des facteurs essentiels dans l’émergence de ce mouvement que ne semblent pas comprendre les dirigeants et les polices arabes et d’Europe, pris de vitesse par l’ampleur du mouvement et la qualité des revendications. Les choses ne seront jamais comme avant. Ainsi, plusieurs paramètres expliquent cette situation, justifient ce changement de ton des manifestants devant l’aphonie des dirigeants. Tout commence par un groupe restreint de personnes, vite considérées comme minoritaires, par les espaces médiatiques des gouvernants, puis subitement, le groupe se transforme en une incontrôlable multitude. Aujourd’hui, en Algérie, les éléments de notre analyse nous permettent de conclure à la nécessité d’une profonde refondation systémique et à la mise en place d’une constituante, succédant à la dissolution de toutes les assemblées dites élues.

1-Nécessité d’une redécolonisation : Dans des pays comme le nôtre, c’est la rencontre tragique avec la colonisation qui nous a fait découvrir l’Etat au sens « moderne » du terme. Les choses s’étaient faites surtout d’elles-mêmes dans la mesure où le colonisateur considérait l’Algérie comme française et n’était donc que le prolongement logique de la métropole. L’Algérien a fragmentairement intériorisé les nouvelles formes de représentation symbolique, mais sans souvent se délester de ses représentations « traditionnelles », ni interroger ces structures coloniales trop suspectes et chargées de significations tragiques. Ce qui provoque un sérieux problème et un véritable choc au niveau du fonctionnement des structures étatiques après l’indépendance, parce que, quoiqu’en disait Boumediene qui parlait sans relâche de l’édification d’un Etat qui survivrait aux hommes et aux événements, l’Etat « syncrétique » paradoxal (lieu où cohabitent deux attitudes dissemblables et peu compatibles, l’une ancrée dans la culture « autochtone », l’autre marquée par le regard occidental) caractérisait le fonctionnement de cette société, lieu et enjeu de comportements et de pratiques ambivalents.

L’indépendance acquise, les nouveaux dirigeants n’ont fait finalement que remplacer ceux qui détenaient les postes administratifs et de pouvoir de l’appareil colonial sans chercher à redéfinir les contours de cette réalité qui allait engendrer d’innombrables et tragiques malentendus. La gandoura se met à se prendre pour le costume-cravate de l’administrateur colonial. C’est pour cette raison que l’Etat « moderne » n’est en fin de compte qu’une création charriant, entre autres phénomènes, les stigmates du discours colonial. Ainsi, la même relation de méfiance des populations à l’égard des pouvoirs est restée vivante, même après l’indépendance. Le vocabulaire utilisé par les populations suggère la présence d’un rapport d’étrangeté et d’étrangéité par rapport aux pouvoirs publics. Jusqu’à présent, tout pouvoir est perçu comme un espace de contrainte et de répression. Il n’est pas étonnant que les gens cultivent une sorte de méfiance par rapport aux espaces de pouvoir assimilés à des lieux où dominent corruption, passe-droit et clientélisme. Ce serait utile de consulter les déclarations de certains ministres après les dernières émeutes et les cas de torture enregistrés depuis 1962. C’est pour cette raison qu’un travail de redécolonisation est nécessaire. On pensait que la fameuse commission de réforme de l’Etat mise en place par le président actuel allait réfléchir sur la question, mais elle semble avoir ignoré les éléments essentiels d’une refondation de l’Etat et de sa redécolonisation.

2-La présence trop formelle de l’Etat : L’Etat est un mythe, souvent confondu avec le chef ou le gouvernement. Ce qui correspond aux jeux d’un régime autocratique. L’Etat, paradoxalement démuni de ses prérogatives essentielles et de certaines de ses règles de fonctionnement, va graduellement abandonner de nombreuses fonctions à un discours oral, manichéen, mais peu clair. Ce qui provoque de multiples malentendus et permet une sorte de confusion trop pernicieuse entre Etat et pouvoir d’Etat. Cet amalgame réduit l’Etat à  une simple fonction de police répressive comme si les appareils idéologiques le constituant étaient tout simplement exclus de sa composante.

L’Etat privatisé, c’est-à-dire doté d’un pouvoir ne tirant pas son autorité de fondements juridiques mais se confondant avec les qualités et les traits particuliers du chef, investit le paysage et engendre une forte et préjudiciable distance avec les populations méfiantes et percevant l’autorité comme un espace trop peu crédible. D’où l’usage de termes comme « El Beylik » ou « El houkouma » trop marqués sémantiquement et idéologiquement, provoquant une certaine distance.

Ainsi, la constitution, même s’il existe un conseil constitutionnel chargé théoriquement de veiller à son application, ne pourrait pas, compte tenu, des relations trop marquées par l’oralité et les démarches personnelles, être opératoire ni pertinente. Ce qui rend les relations institutionnelles peu claires et trop ambiguës. Les prérogatives confuses des uns et des autres où plusieurs cercles se chevauchent et s’entrechoquent ne permettent pas une sérieuse administration de la chose publique. La profonde césure entre les détenteurs du pouvoir et la société avec ses élites parallèles, non reconnues ou marginalisées, est réelle d’autant plus que les partis politiques, encore fonctionnant à leur tour comme de véritables tribus, ne semblent pas représentatifs de la scène sociale, fonctionnant toujours comme des entités syncrétiques donnant à voir un Etat trop mouvant et complexe dépouillé de légitimité, donc voué à être l’instrument d’une fragile légalité.

Jamais jusqu’à présent, ni l’APN ni le gouvernement ou le parti unique FLN d’avant 88 ou les autres partis-appareils de la « coalition » (RND et HAMAS ou le PT qui est un espace de cette mouvance) n’ont fonctionné comme des lieux réels de pouvoir ou de décision. Le PT, ancien groupe trotskyste, se positionne ouvertement comme une entité du pouvoir en place. Certaines raisons d’ordre subjectif expliqueraient cette volte-face. Les assemblées « élues » (Sénat, APN, APW et APC) ont une existence virtuelle, consommant énormément d’argent. Nées pour donner l’illusion d’une responsabilité collective et fonctionnant pratiquement comme des espaces d’illustration du pouvoir en place,  les « assemblées élues » ne sont pas encore intériorisées dans l’imaginaire populaire qui limite la responsabilité au président et au wali assimilés à des cheikhs de zaouias. D’ailleurs, trop peu d’Algériens connaissent la fonction et les prérogatives réelles de telles chambres investies d’espaces illusoires de gouvernement ou de délibérations et se limitant à une répétition du discours officiel, s’éloignant sérieusement des jeux de la représentativité populaire. Les urnes fonctionnent comme illusion du réel et espace de dénégation des marques de souveraineté du « peuple » ainsi brimé de sa citoyenneté, engendrant une profonde césure. Les gens ne connaissent de cette assemblée ni députés ni sénateurs, ni présidents d’APW mais ressassent tout simplement cette question des salaires qui a tant décrédibilisé une assemblée populaire nationale et un sénat dont ils ignorent la fonction réelle sauf qu’il sert parfois à caser certains anciens responsables et qu’il reproduit un schéma existant dans quelques pays « occidentaux », notamment la France. le Sénat qui donne la possibilité au président de désigner le tiers de ses membres était perçu, à l’origine comme un espace de censure et de police pouvant bloquer un groupe majoritaire dans l’assemblée s’il est considéré comme politiquement peu correct.

Même les ministres restent encore hors les sentiers de l’efficacité. Ils sont vus comme des représentants d’entités symboliques peu réelles. D’ailleurs, le fonctionnement des différents gouvernements confirme justement cette impression donnant à voir la structure gouvernementale comme une entité abstraite au même titre que l’Etat transformé en un lieu mythique à tel point que ce sont les espaces informels qui prennent sérieusement le dessus sur les structures formelles ou légales. Il faudrait savoir que le gouvernement se réunit de manière très irrégulière en conseil des ministres, ce qui montre le peu d’intérêt, de sérieux et de poids accordé à cette instance. La dissolution du gouvernement actuel dont l’utilité reste à démontrer et son remplacement urgent par un conseil d’union ou de salut national avec des ministres se recrutant dans les espaces extérieurs, autonomes, représentant les différentes facettes de la société, en dehors de ces postures traditionnelles comme le beni-ouiouisme, le clientélisme et l’allégeance, est nécessaire. Seule la compétence devrait primer. Il n’existe pas de structures-tampon, intermédiaires entre les hauts lieux du gouvernement et la société.

L’Etat est à redéfinir. Il est urgent de dissoudre toutes les assemblées et revoir complètement les différentes modalités d’élection. Ainsi, seule une assemblée constituante est à même de résoudre la question de la légitimité et de l’efficacité de ces conseils enfin librement élus. La légalité ne suffit plus. L’Etat est appelé à porter des oripeaux civils, l’armée pouvant jouer le rôle d’arbitre neutre et de garant de l’entreprise démocratique, tout en entamant une véritable professionnalisation et une modernisation de son organisation. Comme d’ailleurs, les différents services de sécurité qui se limiteraient à leur rôle consistant en la sécurité du territoire, loin de ces enquêtes d’habilitation qui devraient revenir à une gestion ordinaire (extraits du casier judiciaire). Le fait de vouloir contrôler toute la société est contre-productif. Il est peut-être temps que certains universitaires comprennent aussi qu’il n’est pas de notre ressort de demander la nomination ou le dégommage de telle ou telle personne dans quelque structure de sécurité ou de l’armée ou ailleurs. Notre fonction devrait, certes, être critique, mais cela ne nous donne pas le droit de désigner des noms pour tel ou tel poste. Les choses sont plus complexes. Un pays fort devrait aussi posséder une armée et des services de contre-espionnage puissants dont l’objectif et la vocation résident dans la défense du territoire.

L’Algérie n’a pas connu des élections normales depuis la nuit coloniale. C’est une succession de fraudes mettant entre parenthèses la notion de citoyenneté, exclue des travées de l’activité sociale et politique.

3-La prééminence du président et de l’armée : Jamais, depuis l’indépendance, l’Algérie (comme d’ailleurs tous les pays arabes) n’a connu un président élu dans les règles. Ce qui pose sérieusement problème. Ici et dans les autres territoires arabes, le président qui se comporte en monarque n’a de compte à rendre à personne. Le président, c’est l’Etat.

Le président se trouve à la fois espace d’allégeance « traditionnelle » et lieu de pratiques « modernes ». Le cheikh et le président se mettent en concurrence. Le cheikh arrive à se substituer au président. Le président ou le cheikh est l’homme autour duquel s’articule toute la réalité du pouvoir. En attendant souvent les « élections » présidentielles, tout est bloqué, tout est en attente jusqu’à l’arrivée de cet « homme providentiel » qui a pour fonction de régler tous les problèmes de la société. Une fois en place, les allégeances déclarées et proclamées n’arrêtent pas de se multiplier. Le président, lui-même, découvrant des groupes de pression constitués de militaires et de civils influents dans et en dehors de la sphère apparente du pouvoir, crée lui-même son propre « réseau » constitué de la famille et des proches. Boutros Boutros Ghali expliquait que les choses changeraient si les gens au pouvoir s’abstenaient de placer leurs frères, leurs cousins et leurs proches à tous les hauts postes de responsabilité. C’est cette république des cousins et des nouveaux alliés qui désarticule l’Etat.

Le pouvoir dans les régimes présidentiels autocratiques s’exerce dans l’anonymat marqué par l’empreinte de l’entourage du président que ne connaissent que les hommes du gouvernement et les proches du sérail. Ces hommes n’ont aucune légitimité, mais ce sont souvent eux qui détiennent les véritables leviers de la décision à tel point qu’on se pose parfois des questions sur la place et les fonctions du gouvernement. Ils détiennent le pouvoir du seul lien avec le Président qui n’arrête pas de s’emparer de dossiers du gouvernement pour les soumettre à une de ses équipes pour les traiter comme d’ailleurs les fameuses commissions sur la réforme de la justice et de l’école, la nomination des recteurs, des magistrats, des walis, des ambassadeurs… Le président est le centre du pouvoir. Le cousin, le frère ou le fils sont les lieux centraux de la « république monarchique ». Cette pratique n’est pas nouvelle, elle traverse toute la société depuis l’indépendance. Les nominations à des postes de responsabilité obéissent toujours à des considérations claniques, familiales et clientélistes à tel point que le pays se retrouve régenté pour reprendre Bouteflika par dix personnes et Ben Bella qui parle de trente Borgeaud.

4-Les partis politiques, le syndicat et les associations à caractère social et culturel : Nés ou légalisés durant une période particulière, après les événements d’Octobre 1988 où les uns et les autres, dans les cercles de gouvernement faisaient et défaisaient les textes en fonction de leurs calculs, ces instances partisanes sont souvent réduites à de simples appareils, à tel point qu’on se pose des questions sur les conditions présidant à leur naissance dans un pays où il n’y a jamais eu d’élections libres depuis la nuit coloniale. C’est pour cette raison justement qu’il faudrait revoir profondément l’appareil législatif tout en prenant la décision, une fois pour toutes, de rendre les sigles FLN et UGTA à l’Histoire, patrimoine commun. Cette confiscation des symboles de la glorieuse lutte de libération par les nouveaux dirigeants de l’Algérie après 1962 est un déni de l’Histoire, les premiers dirigeants du FLN historique avaient promis la restitution de tous les sigles, une fois l’indépendance acquise, le FLN devenant un espace commun que personne ne devrait reprendre à son profit. Le mouvement associatif reste trop marqué par sa dépendance. Le parti fonctionne comme une petite tribu, le chef ne change jamais, il est indéboulonnable, les exemples de Louisa Hanoune, Said Sadi, Touati et d’Ait Ahmed sont patents. Leur audience semble limitée : la dernière marche du 12 février aurait perdu en force et en nombre, selon de nombreux échos, à cause de la présence considérée comme envahissante de Said Sadi et du RCD (siégeant encore à l’APN !!!) qui auraient pu soutenir cette initiative sans trop d’agitation. Les attaques d’Ennahar et d’Echourouk sont symptomatiques d’une mentalité encore présente depuis la colonisation, en marge du mouvement national, cherchant à décrédibiliser toute parole unitaire en usant de points isolés exagérément gonflés. C’est le même procédé qui a été utilisé pour diaboliser l’Egypte, son peuple et son Histoire après le fameux match de foot. Ces journaux ont la mémoire courte.

5- Les jeux médiatiques, la pensée unique et l’exclusion de la société : Jamais, l’Algérie n’a connu une véritable liberté de presse et d’expression. Parce que parler ne veut rien dire. Quand le dire n’est pas pris en considération, il côtoie le vide. C’est vrai que les journaux privés dont les contours restent encore à définir, critiquent différents pouvoirs tout en restant paradoxalement prisonniers de l’institutionnel et de la fascination des cercles des différents pouvoirs. Certaines expériences au temps des dictatures de Ben Bella, de Boumediene ou de Chadli étaient paradoxalement beaucoup plus ouvertes, sauf que depuis l’indépendance, mépris ou fausse condescendance,  aucun dirigeant suprême de ce pays n’a accordé d’interview à un journaliste algérien. Selon, les dirigeants algériens qui voudraient tout régenter, les médias lourds  ne devraient pas fonctionner de manière autonome, le « peuple » ne serait pas mûr, seuls les chefs ont le droit de décider du niveau de maturité de leurs populations. Profond fossé entre dirigeants et société profonde condamnée à une complète aphonie. Les journaux de la presse gouvernementale sont les plus pauvres du pays, à tirage trop réduit, mais bénéficiant paradoxalement de plusieurs pages de publicité, offertes par les autorités à contre-courant de la logique économique. La télévision, la radio et les organes de la presse écrite sont autant de lieux d’articulation d’un discours univoque, prenant en charge une parole du gouvernement se conjuguant au futur antérieur. Ce que nous a montré l’ENTV après la marche du 12 février est le summum d’une mauvaise manipulation qui pousse  encore à plus de mobilisation des foules. Le téléspectateur a l’impression de regarder ainsi la télé du temps de Benali et de Moubarak. La contradiction vient heureusement d’El Jazira (avec toutes ses limites) et des chaines européennes et américaines qui, elles aussi, usent de l’image. Mais également des NTIC. La télévision et la radio du gouvernement sont surpris en flagrant délit de mensonge. Une image-choc, c’est celle de la rencontre de deux hommes différents, de deux itinéraires parallèles, Said Sadi et Ali Belhadj, représentant deux discours, mais qui ont compris que le combat pour la redécolonisation de l’Algérie est le même. Ils semblent avoir compris que l’indépendance est à recouvrer réellement en impliquant tous les Algériens, de tous les bords. L’épouvantail islamiste ne ferait plus recette. L’Algérie devrait appartenir à tous les Algériens. Les exemples égyptien et tunisien sont extraordinaires : les islamistes côtoient les laïcs, les libéraux se frottent aux socialistes, les Oranais dialoguent avec les Kabyles qui rencontrent les Constantinois…

Aujourd’hui, avec la parabole, Internet (facebook, twitter…) et les nouvelles technologies de l’information, l’Algérien regarde le monde en direct, tout en ayant la possibilité de présenter sa véritable image. Ainsi, l’infra-citoyen se donne la possibilité d’une certaine autonomie, produisant son propre discours désacralisant la parole des différents pouvoirs. L’Algérien retrouve des reflexes patriotiques, à l’origine du discours de la guerre de libération. La peur commence, surtout, avec les progrès de l’éducation, à disparaitre. Eduqué, il sait. Il comprend mal comment des membres de la nomenklatura et leurs familles se soignent à l’étranger alors qu’eux, moisissent dans des hôpitaux-mouroirs et comment leurs enfants étudient ici dans des conditions lamentables alors que les enfants de nombreux ministres ou autres responsables sont à l’étranger. Se soigner à l’étranger pour un responsable, c’est tout simplement un grave constat d’échec. Comment peut-on administrer un pays avec des responsables qui méprisent les structures de ce territoire, reconnaissant ainsi l’échec patent de leur gestion ?

 Le jeu de la latence permet le réveil d’attitudes, de réminiscences et d’agressions enfouies qui se libèrent vite, au contact de la foule ou d’une ultime injustice. A la poste, dans les bus et ailleurs, les jeunes et les moins jeunes expriment leur mécontentement, leur désillusion et révèlent la longue distance les séparant des pouvoirs en place qui devraient entamer une pacifique transition vers le changement. On retrouve les mêmes préoccupations chez de nombreux Algériens, ceux qui usent des émeutes (plus de 10000 en 2010) et ceux qui marchent. Ayant vécu dans quelques pays arabes, y compris la Tunisie, je retrouve les mêmes gestes et les mêmes attitudes enfouies, attendant le moment propice pour une éventuelle transformation.

6-La légitimité, la répression et les jeux exquis de la corruption : La rente pétrolière reste l’espace fondamental caractérisant les territoires peu amènes de l’économie algérienne. Les appétits sont tellement gargantuesques qu’on a pris la décision de vendre la SONATRACH, c’est-à-dire l’Algérie, avec l’assentiment d’ « élus » qui, sans l’intervention de dirigeants étrangers, aurait été broyée par des multinationales étrangères.  Le « scandale » de la Sonatrach de cette année, Khalifa, Pasteur ou l’autoroute Est-Ouest est une affaire ordinaire. La corruption est la chose la mieux partagée par quelques uns qui se dissimulent derrière ce slogan tendancieux et dangereux : « Tous pourris », à tel point que le ministre de la justice, répondant à une question sur la composante de la « commission anti-corruption » avait cru bon de dire que le président n’avait pas trouvé 5 ou 6 hommes intègres. Grave dans la mesure où il réduit l’Etat à un conglomérat de personnes gravitant autour du président, excluant du coup la multitude et les élites éloignées des jeux de la corruption et du pouvoir. Cette privatisation de l’Etat est l’espace privilégié d’une absence tragique de légitimité. La corruption est devenue monnaie courante. Chose importante : le gouvernement chercherait à abroger le texte obligeant un investisseur étranger à s’adjoindre des Algériens à raison de 51%. La même loi existait en Tunisie et en Egypte avant la chute de Ben Ali et de Moubarak, favorisant la corruption. Les services de sécurité ont ainsi beaucoup de pain sur la planche.

La légalité supplée la légitimité. La mosquée est carrément déviée de son objectif religieux par les pouvoirs publics qui font de l’Imam un porte-voix du ministère des affaires religieuses, prenant le risque de diviser les fidèles. Dernièrement, lors des prêches téléguidés d’Alger, fustigeant la marche du 12 février, de nombreux fidèles ont quitté la mosquée pour aller prier ailleurs. Le gouvernement devrait éviter de continuer à instrumenter la mosquée (qui est un lieu commun de tous les croyants) et la parole de Dieu le tout puissant à son profit contre une partie de la société.

Les choses ne semblent pas si simples, même si pour tous les partis politiques et les observateurs de la vie publique nationale, la corruption demeure le mal fondamental qui ronge notre société. Ce phénomène n’est pas récent dans notre pays. Déjà, au temps de la colonisation, l’administration proposait des privilèges contre de l’argent ou des biens de consommation. Mais bien avant, l’occupation française, la corruption marquait le quotidien. Chez nous, la colonisation n’a pas arrangé les choses en en faisant une véritable ligne de conduite. Juste après l’indépendance, certains avaient commencé à marchander pour occuper des « biens vacants ». C’était la belle aubaine. Certes, les moyens n’étaient pas conséquents, mais déjà, on entamait le jeu de la débrouille qu’une société, trop rurale, marquée par des habitudes peu commodes, acceptait facilement. Et au lendemain de l’indépendance, certains responsables grossissaient à vue d’œil à tel point qu’on avait parlé de trafic et de vol du fameux « Sandouk ettadamoun ». Ainsi, la corruption inaugurait une Algérie délivrée de la colonisation.

Les situations de rente liées au jeu de la corruption favorisent l’avènement d’ « intellectuels » du pouvoir, glorifiant et illustrant le discours dominant ou  participant de toutes les zerdas-festivals organisées par le ministère de la culture gaspillant des dizaines de millions d’euros et des centaines de millions de dinars. Les membres de la squelettique « Union des écrivains »  et bien d’autres artistes et écrivains comme Rachedi, Laaredj, Bagtache, Yasmina Khadra, Boudjedra…se positionnent apparemment dans cette direction. Après l’année de l’Algérie en France, Alger, capitale de la culture arabe et le PANAF, c’est autour de Tlemcen, capitale islamique qui va consommer des milliards sans aucun bénéfice symbolique ou matériel. On joue encore avec l’argent public pour des festivités trop peu bénéfiques, mais qui pourraient rapporter gros à certains. Au moment où les espaces culturels sont en déficit chronique, le ministère de la culture se permet de fêter l’absence, avec l’argent public, généreusement dépensé pour des actions trop peu rentables sur le plan culturel.

7-  Les mots volubiles du discours politique algérien :     Les jeux de simulacre du langage politique et l’absence d’économie linguistique traversent la communication des responsables politiques usant souvent de termes et d’expressions redondants. Cette inflation de formules répétitives exprimerait un sérieux déficit en matière de gestion de la vie courante et mettrait en lumière l’absence de perspectives et de projets concrets. La multiplication de clichés et de stéréotypes témoignerait de la déroute du langage et d’une parcellisation du territoire de la culture de l’ordinaire trop marquée par une série de résistances mettant en scène la présence de plusieurs Algérie s’excluant les unes les autres. Le discours des membres du gouvernement et de leur relais principal, la télévision, est marqué par une absence presque totale du « dit » et du « dire » au profit d’une « parole » bavarde qui nie toute relation avec une société et une autre Algérie, profonde et manquant tragiquement d’espaces de représentation légitimes. Ainsi, nous sommes en présence de champs lexicaux s’entrechoquant et s’opposant continuellement, reflétant cette profonde césure caractérisant la société profonde trop éloignée des bruits de parole de gouvernants employant à profusion le futur antérieur comme espace de justification d’une ambiguïté et d’une ambivalence servant paradoxalement d’outil de gestion et répétant à outrance des mots vidés, à force d’être rabâchés, de leur sens originel.  Les différents gouvernants, depuis l’indépendance, ont signé des milliers de textes qui, souvent, sont produits en fonction des humeurs et des règlements de compte du moment.   Les analogies linguistiques et langagières sont frappantes à tel point qu’on se dit qu’on a uniquement reproduit les « papiers » de cette période. Les titres, les « attaques »(le début), les « chutes » (la fin) et les arguments sont identiques. Le discours politique ne se renouvelle pas, malgré les changements et les traumatismes subis par la société.

La démocratie est, dans ce contexte particulier, semblable à un moulin de paroles. Le grand linguiste américain, Noam Chomsky a raison de définir ainsi la démocratie : « Une caractéristique des termes du discours politique, c’est qu’ils sont généralement à double sens. L’un est le sens que l’on trouve dans le dictionnaire, et l’autre est un sens dont la fonction est de servir le pouvoir- c’est le sens doctrinal. (…)Mais le sens doctrinal de démocratie est différent- il désigne un système dans lequel les décisions sont prises par certains secteurs de la communauté des affaires et des élites qui s’y rattachent. Le peuple n’y est qu’un « spectateur de l’action » et non pas un « participant » comme l’ont expliqué d’éminents théoriciens de la démocratie (dans ce cas, Walter Lippmann). Les citoyens ont le droit de ratifier les décisions prises par leurs élites et de prêter leur soutien à l’un ou l’autre de leurs membres, mais pas celui de s’occuper de ces questions- comme par exemple l’élaboration des politiques d’ordre public- qui ne sont aucunement de leur ressort. Lorsque certaines tranches du peuple sortent de leur apathie et commencent à s’organiser et à se lancer dans l’arène publique, ce n’est plus de la démocratie. ».

La situation actuelle nécessite la mise en œuvre d’une sérieuse refondation politique permettant une véritable redécolonisation d’un pays trop piégé par les attitudes autoritaires et les jeux d’allégeance. L’Algérie devrait redevenir la terre de tous les Algériens. C’est pour cette raison que toute exclusion est mortelle. C’est peut-être le moment d’entamer la construction de la première véritable république, avec comme point nodal la mise en œuvre d’une assemblée constituante, prélude à des élections réelles et à un retour de l’élan patriotique.


 
 



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