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Culture arabe, syncrétisme et altérité
Ahmed CHENIKI
Jamais peut-être les questions de l’altérité, du syncrétisme et des jeux migratoires n’ont connu une telle actualité dans les pays arabes depuis les indépendances. Le « monde arabe » fait continuellement l’actualité depuis, au moins une quarantaine d’années : défaite de juin 1967, Guerre civile au Liban, violences en Algérie, Intifadha en Palestine, invasions de l’Irak et de la Libye, « printemps arabe », événements continûment rapportés sans aucune distance critique par les médias qui semblent engendrer des effets structurants sur la manière dont l’altérité est vécue. La géographie, à elle seule, ne peut aucunement rien expliquer dans cet univers divisé en trois parties distinctes (Machrek, Maghreb et Golfe) que ni l’Histoire, ni les choix politiques et idéologiques ne semblent réunir. Certes, l’espace thématique consensuel demeurerait la Palestine et une forte soif de jeux démocratiques. Nous essaierons, dans cet exposé, de voir comment est vécue la question de l’altérité et de l’emprunt dans un ensemble arabe vivant des situations tragiques et des relations trop ambigües avec l’ « Occident ».
Partout, dans les espaces publics et privés, l’Occident est fortement présent, que ce soit dans le discours ou dans les pratiques ordinaires, administratives, artistiques et politiques. Il n’est nullement possible d’en parler sans situer la question dans ses espaces historiques. Nous pourrions, par la suite, voir comment la production dramatique et littéraire donne à voir l’Autre qui est fondamentalement présent dans tous les textes littéraires et artistiques dans la mesure où la forme de représentation littéraire et artistique actuelle a été empruntée justement à l’Autre dans des conditions particulières. Nous tenterons d’interroger le rapport qu’entretient l’Occident avec les Arabes, en explorant quelques espaces littéraires et artistiques. La production culturelle arabe nous révèle t-elle les tensions engendrées par cette situation et comment travaille t-elle les jeux identitaires  ?  C’est autour de ces questions que s’articule notre communication. Ainsi, nous emprunterons, par endroits, certaines propositions d’Edward Said, de Fernando Ortiz et de Frantz Fanon nous semblant opératoires dans notre lecture.
Il est utile de signaler que le voisinage des Arabes avec l’Europe est très ancien, fait depuis longtemps de heurts, de méfiances et d’accords ponctuels. Certains orientalistes européens et les néoconservateurs américains, notamment Samuel Huntington et Bernard Lewis ont soutenu l’idée trop peu sérieuse que la première césure entre Occident et Orient dataient de l’antiquité grecque et pour d’autres, y compris Edward Said, il y est fait mention dans les textes tragiques grecs, en l’occurrence Les Perses d’Eschyle et Les Bacchantes d’Euripide. Mais ce qui est certain, c’est qu’à l’époque, l’Europe n’existait pas et la Grèce vivait une sorte d’hypertrophie du moi. Ce n’est qu’à partir du Moyen Âge que les Arabes découvraient l’altérité européenne marquée par la présence de deux religions monothéistes concurrentes : la Chrétienté et l’Islam et l’émergence d’une explication binaire : L’Occident chrétien opposé à l’Orient musulman. C’est l’ère des « croisades ». Certes, la Renaissance et le 18ème siècle vont transformer les règles en déplaçant le débat sur la religion ailleurs, considérant que l’Islam était « fanatique », selon Voltaire ou incarnant le « despotisme oriental », aux dires de Montesquieu, préparant aux conquêtes coloniales du 19ème siècle. C’est cette période qui nous intéresse le plus dans notre exposé. Ainsi, la colonisation va imposer, par la force, une altérité non désirée, du moins dans les pays du Maghreb et succédant à une conquête au Moyen-Orient, celle de Napoléon en Egypte (1798-1801). Tout avait commencé par une sorte d’ « hypothèque originelle » pour reprendre cette belle expression du sociologue tunisien, Mohamed Aziza, qui permit peut-être la découverte de l’altérité, celle-ci fortement imposée, engendrant de terribles césures.
Si on examine de plus près les conditions d’émergence des formes de représentation européennes dans les pays anciennement colonisés, on comprendra vite que ces structures artistiques et littéraires dites modernes furent découvertes et adoptées dans une période de déclin et de décadence. C’est vers la fin des années 1840 et le début des années 50 que ces formes firent leur apparition au Proche Orient à la suite de quatre événements majeurs : expédition de Bonaparte et des troupes européennes ; la Nahda ou Renaissance ( qui n’était qu’une tentative d’appropriation des structures culturelles européennes) ; construction d’une armée unie et apparition des premiers embryons d’un Etat National ; départ en France d’étudiants égyptiens pour s’initier à diverses disciplines scientifiques, techniques et artistiques. L’Algérie et les autres pays du Maghreb, connurent la même situation sauf qu’ici, les autochtones n’admirent pas facilement ces nouvelles formes qui risquaient, selon eux, d’effacer leur propre culture. Si les élites du Machreq prirent vite en charge, fascinés par l’Europe, les formes artistiques occidentales, les assimilant et les revendiquant, les Maghrébins, trop méfiants, ne durent accepter ces nouvelles structures que par nécessité, pour reprendre le penseur Algérien, Mostefa Lacheraf.
Mais la représentation associait en quelque sorte les éléments du terroir qui traversaient toute la société et la nouvelle structure qui apportait de nouvelles données et imposait sa propre forme et son propre discours. Depuis l’adoption des formes européennes de représentation, de nombreux traits et éléments appartenant à différentes cultures s’interpellent, s’entrechoquent et s’interpénètrent dans la représentation dramatique, littéraire et politique. La rupture totale avec les formes culturelles originelles n’est nullement possible. Certes, les structures empruntées ou « conquérantes », pour reprendre Ortiz dominent, mais n’effacent pas de l’imaginaire collectif les espaces culturels autochtones ou « natifs » qui refont surface dans toute situation de communication. C’est d’ailleurs dans ces conditions qu’apparaissent dans les textes littéraires et dramatiques des résidus et des stigmates d’une mémoire populaire réfractaire à tout embastillement et à toute fermeture.
Cette situation provoqua inéluctablement la marginalisation des cultures locales et engendra une profonde césure, espace de périls futurs. Il n'y eut nullement une analyse sérieuse des formes de représentation européennes qui auraient dû se prêter à un examen critique et à une adaptation en douceur dans les pays du Moyen Orient, fascinés par l’Europe, confondant francisation et modernisation. Au Maghreb, les choses se déroulèrent autrement. C'est vrai que les conjonctures socio- historiques étaient différentes. Les pays d'Afrique du Nord étaient sous domination française. Les populations et une partie des élites rejetaient toute forme de représentation occidentale vite assimilée à une sorte de trahison. Il faut attendre le début du vingtième siècle pour voir les élites de ces pays accepter, souvent par nécessité, la culture de l'Autre. C'est ainsi que commencèrent à se constituer les premières structures politiques, les premiers embryons d'une intelligentsia de type "moderne" et à voir le jour les premiers écrits romanesques, dramatiques et historiques.
L’appareil, par excellence, qui fait fonction de propagateur de la parole de l’Autre est sans aucun doute la structure scolaire. Celle-ci va être le vecteur par excellence de la diffusion d’un discours double, marqué par les références aux valeurs des Lumières et de 1789 et les jeux répressifs de la colonisation. Double attitude. Discours ambivalent engendrant deux entités discursives différentes, marqué par des attitudes conflictuelles. Le discours assimilationniste au Machrek et au Maghreb va marquer profondément le territoire, à côté d’une littérature de combat. Dans ces deux romans algériens parus en 1949, Aziza de Djamila Debbèche et Bou El Nouar, le jeune algérien de Rabah Zenati, l’école française est célébrée tandis que les établissements autochtones sont vigoureusement attaqués, caricaturant, péjorant les idées nationalistes et célébrant le « rapprochement des races » et les « bienfaits » de la colonisation. La désillusion et le désenchantement viendront par la suite, ce qui va donner lieu à l’apparition d’un discours de combat.
La question de l'emprunt traverse la représentation culturelle et marque profondément l’univers culturel. Tous les textes empruntent leur substance originelle à la culture dite occidentale. La source européenne est primordiale. L’unique source de référence demeure la Grèce antique comme si les autres cultures étaient mineures, incapables de donner vie à des formes culturelles mures et accomplies. Cette exclusion volontaire correspond au discours dominant sur les pratiques culturelles et « l’universalité »  qui considère que toute forme culturelle savante doit impérativement prendre comme point de départ les signes culturels de l’ « Occident » (il faudrait redéfinir cette notion trop ambiguë, nous paraissant trop flasque) et prendre comme point de départ la Grèce, comme espace initiatique, d’ailleurs « inventée », selon nous, par l’Europe pour des raisons de légitimation historique et idéologique alors que sa découverte fut trop tardive.
Comment ainsi, dans ces conditions où la mémoire est marquée par la perte de l’Andalousie, les défaites de 1948 et de 1967, l’agression contre le Canal de Suez en 1956, les tragédies coloniales et les dernières escapades de l’Irak et de Libye, l’ « Arabe » qui n’est nullement singulier, mais pluriel contrairement à l’imagerie médiatique et littéraire véhiculée par de nombreux auteurs européens et américains, fabriquant leur Arabe (cruel, lâche, fou, peureux, hostile à la démocratie et misogyne) à sa mesure réagit-il à tout ce fatras de situations négatives ?  L’Arabe est présenté comme singulier, identifié au sable et au désert, dans l’imagerie dominante européenne. Le désert serait ainsi le signe distinctif, par excellence, de l’Arabe. Dans une thèse de doctorat de Marlène Nasr, « Les Arabes et l’Islam vus par les manuels scolaires français (1986 et 1997) », l’auteure arrive à la conclusion que l’identification de l’Arabe et du désert (d’ailleurs inhabité) est un stéréotype dominant du discours, d’ailleurs manichéen et binaire donnant à voir des « Arabes, des Maures et des Bédouins », peureux et lâches confrontés aux vaillants et courageux Français. Daniel Maingueneau qui a travaillé sur les manuels scolaires de la troisième République constate la même chose : « Les Arabes sont décrits endormis dans les rues, une immense torpeur recouvre l’Algérie, univers de la paresse qui exige l’intervention d’un agent, d’une efficacité intacte, pour mettre au travail énergies et richesses léthargiques ».  Il est souvent présenté, comme dénué d’Histoire. C’est ainsi qu’étaient décrits les Algériens dans la littérature coloniale et les discours des politiques. Meursault dans L’étranger, dans le prolongement de la littérature algérianiste (Randau et Bertrand) tue l’Arabe, d’ailleurs sans identité, indigne d’exister. Gérard de Nerval qui n’est pas le seul (on peut citer entre autres auteurs, Lamartine, Chateaubriand, Renan, Flaubert,  Delacroix…) reprend à son compte la théorie de Montesquieu sur le despotisme oriental : « J’avais peut-être un peu cédé au désir de faire de l’effet sur ces gens tour à tour insolents ou serviles, toujours à la merci d’impressions vives et passagères, et qu’il faut connaître pour comprendre à quel point le despotisme est le gouvernement normal de l’Orient. ». Jules Ferry ne disait-il pas à propos de l’Algérie qu’il fallait réduire ce peuple à néant :  « Si nous avons le droit d’aller chez ces barbares, c’est parce que nous avons le devoir de les civiliser(…)Il faut non plus les traiter en égaux, mais se placer au point de vue d’une race supérieure qui conquiert »(à la Chambre, en 1884). Son discours est d’actualité. Il faudrait tout simplement substituer au mot « civiliser » le verbe un peu récent, démocratiser.
C’est en réponse à ce discours truffé  de clichés et de stéréotypes que va réagir l’élite des pays dits arabes en plongeant dans les origines donnant à voir une autre culture, une autre civilisation, sans rejeter certains acquis de l’école. C’est la même réalité qu’a connue l’Afrique noire avec la négritude, grâce à Césaire, Senghor et Damas. La relation avec l’Autre ne pouvait être que négative, oppositionnelle,  donnant à voir un Occident arrogant et injuste. Certains romans arabes et pièces de théâtre s’inscrivent dans une sorte de réaction au discours « occidental », donnant à voir une logique inversée, intrusion de traces intertextuelles extrêmement prégnantes. Comme chez Kateb Yacine quand un personnage autochtone gifle en connaissance de cause Ernest, le Français, contrairement à Meursault de L’Etranger de Camus qui tue l’Arabe, mais soutient qu’il ne sait pas. Le Syrien Saadallah Wannous dans Moughamarat ra's mamelouk Jaber (Les aventures de la tête du mamelouk Jaber) convoque l’Histoire, donnant à voir des Européens massacrant leurs propres populations (La commune de Paris) ou l’Egyptien Mahmoud Diab dont le personnage principal de sa pièce n’arrête pas de parler des dizaines de millions absurdement tués lors des deux guerres mondiales dans une confrontation entre Européens. C’est le cas également du texte Du Syrien, Mustapha El Hallaj, Cérémonie officielle particulière à Dresde. De nombreux textes romanesques, dramatiques et filmiques convoquent l’Histoire pour mettre en scène les horreurs coloniales (films algériens, de Chahine). Souvent, dans de nombreux textes, nous avons l’impression que s’amorce un dialogue polémique avec des textes européens qui fabriquent une image figée et immuable de l’Arabe, une sorte de réponse  à ce regard péjorant et dévalorisant (cf. L’orientalisme d’Edward Said).
Dans de nombreux textes sortis aux Etats Unis et en Europe, notamment après le 11 septembre, l’Arabe, est décrit comme un fieffé terroriste de naissance, un monde inconnu, présenté comme étrange et étranger. Les textes de l’écrivain américain Don Delillo montrent très bien cette réalité, notamment Mao2 mettant en scène un Arabe terroriste, du nom de Abu Rashid, un Libanais extrêmement dangereux, comme le sont d’ailleurs ses congénères. Cette image d’une identité présentée comme figée, contrastant avec la réalité complexe des sociétés arabes et des relations et des échanges continus entre les cultures , très différentes, vivant des situations tout à fait distinctes, gommant les multiples brassages et les emprunts successifs, travaillant le discours médiatique et littéraire provoque une réaction des intellectuels arabes qui tentent de démonter les mécanismes de ce discours et d’interroger et de déconstruire les espaces épistémologiques européens, perçus comme trop marqués par une suspecte subjectivité et des orientations idéologiques précises héritées du discours des orientalistes ayant accompagné et légitimé la colonisation. C’est dans ce sens qu’ont travaillé ou travaillent aujourd’hui des gens comme Edward Said, les Marocains Abed el Jabiri et Abdellah Laroui, les Algériens Mostefa  Lacheraf et Mohamed Arkoun, L’Egyptien Mahmoud Amine el Alem ou le Syrien, Tayeb Tizini et ben d’autres, qui, n’excluant nullement les apports européens, ni le savoir grec, convoquant les savoirs des penseurs de l’âge d’or arabe, proposant une lecture du monde et de l’altérité qui ne serait pas binaire, mais ouverte et nourrie par d’autres savoirs et d’autres traces intellectuelles, tout en déconstruisant les discours critiques européens dont ils ne refusent pas l’hospitalité dans leurs analyses. Ce discours critique est relayé par la production littéraire et artistique.
Les Arabes qui cherchent à réoccuper une place perdue, à travers une entreprise de « restauration de soi par des moyens inspirés de l’Autre » pour reprendre Jacques Berque, n’hésitent pas à plonger dans les origines. C’est du moins ce qui ressort du discours de nombreux personnages romanesques, égarés, vivant dans un monde qui les étouffe, mais prêts à en découdre. C’est le cas de Mustapha Said dans le roman du Soudanais, Tayib Salah, Saison de migration vers le NordZayni Barakat de l’Egyptien Jamal El Ghittani ou Nedjma de Kateb Yacine. Ainsi, le personnage est-il marqué par de nombreux éléments appartenant à plusieurs cultures et sous-cultures, engendrant des postures hybrides faites de « négociations » et de réappropriations identitaires, fonctionnant comme un tout sans jamais se départir de sa position oppositionnelle, conflictuelle. Le colonisé est condamné à se battre, en usant des armes de l’Autre qui le considère comme incapable de parole. Ces auteurs remettent ainsi en cause la conception essentialiste de l’identité et de l’altérité. Chez le Syrien Saadallah Wannous, le personnage, produit de multiples péripéties historiques, fondamentalement marqué par une profonde blessure mémorielle et politique, va en guerre contre le pouvoir en place tout en n’oubliant nullement d’affirmer une identité plurielle, mais en promettant d’agir contre l’Autre, lieu de l’humiliation, mais jamais décrit comme Un, singulier. Soirée de gala à l'occasion du 5juin (Haflat Samar min ajli khamsa houzairane) de Saadallah Wannous, interdite juste après sa sortie, critique sévèrement, à travers la représentation d'une pièce de théâtre sur le 5juin les véritables responsables de cette catastrophe incarnés par les hommes du pouvoir qui n'agissent que par l'usage de l'arme de la répression contre leur peuple et qui sont otages de l’Occident capitaliste. Dans les textes des Egyptiens Alfred Faraj (Souleymane el Halabi) ou Youcef Idriss (Les sapins), le personnage de l’Européen ou de l’Américain est certes, négatif, rejeté, incarnant les pouvoirs en place, mais présenté plutôt comme une victime d’un système qui le dépasse. Cette vision est surtout claire chez Kateb Yacine dans ses pièces, Mohamed prends ta valise ou Le roi de l’Ouest et même le Bourgeois sans culotte ou le spectre du parc Monceau où il est question d’un dépassement de la situation binaire, Orient-Occident, donnant à voir des personnages assumant et revendiquant un discours internationaliste où la communarde Louise Michel, le Vietnamien Giap et l’Algérien Ben M’hidi se battent pour le même idéal. Ainsi, peut-on parler de processus transculturel, pour reprendre la formule du Cubain Fernando Ortiz, engendrant de constantes transmutations, suscitant un ébranlement des frontières, sans pour autant exclure la dimension conflictuelle. Nous assistons à une reterritorialisation dans un univers  marqué par les jeux de solidarité et à des déplacements identitaires engendrés par l’altérité dépassant largement toute relation binaire. L’Histoire est fortement présente dans les textes. C’est une sorte d’appel à un passé en contrepoint de l’Histoire européenne. Frantz Fanon l’explique ainsi : « La passion mise par les auteurs arabes contemporains à rappeler à leurs peuples les grandes pages de l’Histoire arabe est une réponse aux mensonges de l’Occupant ». Le colonisé, pour reprendre Frantz Fanon, plonge dans une sorte de repli identitaire, cherchant à montrer à l’Autre qu’il est tout à fait différent. C’est ce qui fait dire à Kateb qu’il avait écrit en français pour dire aux Français qu’il n’était pas Français. Ici, la notion d’hybridité telle que proposée par Homi Bhabha dans Les lieux de la culture, ne semble pas résister, en temps colonial, aux jeux de l’Histoire. Le colonisé est aussi un acteur, il prend son destin en main. C’est ce que nous retrouvons dans les textes de Kateb Yacine, de Malek Haddad, de Boudia, de Chraibi et de bien d’autres écrivains maghrébins et moyen orientaux comme le poète palestinien, Mahmoud Darwish qui se définit comme un homme-valise en perpétuelle migration. Il définit ainsi l’identité : « Et l’identité ? je dis. Il répond : Autodéfense... L’identité est fille de la naissance. Mais elle est en fin de compte l’œuvre de celui qui la porte, non le legs d’un passé."
L’altérité est, au même titre que le langage, une affaire de rapports de force. Les élites, notamment celles qui allaient s’exercer au métier d’écrivains en langue française, découvraient l’ambigüité de leur fonction, condamnés à user d’une langue qui ne leur appartenait pas, de surcroit, trop marquée historiquement et socialement et se voyaient prendre une distance avec leur société, au départ peuplée d’une écrasante majorité d’analphabètes.  Ce n’est pas pour rien qu’un des personnages de Nedjma de Kateb Yacine ne s’était pas empêché de faire ce douloureux constat : chaque mot français que j’apprenais m’éloignait davantage de ma mère. Ainsi, étaient en présence deux formations discursives, deux entités idiomatiques. La langue devait, selon l’écrivain Kateb Yacine, se transformer en « butin de guerre » du moment que l’Algérie était dans « la gueule du loup ». Le choix d’emprunter la langue et la culture de l’Autre était conscient, il pouvait peut-être permettre, à côté d’autres instances, la mise en branle d’un discours de la libération, pour emprunter des mots à Fanon qui insiste sur la plongée dynamique dans les origines qui n’est nullement une quête d’une identité perdue, telle que développée par de nombreux critiques, mais une réponse au déni de culture et de civilisation du colonisateur. C’est le cas dans de nombreuses productions littéraires et artistiques.
La « culture  arabe » est, comme toutes les autres cultures, plurielle, marquée par la présence de multiples emprunts, complexe et variée, se nourrissant constamment de l’hospitalité des autres espaces intellectuels et culturels, des différents pans mémoriels et des ruptures historiques, fonctionnant comme une identité-rhizome pour reprendre Edouard Glissant dans un monde où les sciences sociales tendent à devenir des instruments idéologiques aux mains des gouvernements, contribuant à la fabrication des images de l’Autre. Denis-Constant Martin explique ainsi cette notion de Glissant empruntée à Deleuze et Guattari : « L’identité-rhizome est la conception de la culture sur laquelle elle s’appuie, réaffirme simplement que les cultures(…) sont ouvertes les unes aux autres et évoluent par le jeu de leurs relations, cependant qu’on ne peut les confondre et qu’elles ne se diluent pas les unes dans les autres ». Des auteurs comme Assia Djebar, Jamal el Ghittani, Youssef Idriss, Mahmoud Darwish n’ont jamais cessé de dénoncer les constructions binaires et manichéennes et les représentations fantasmatiques des personnages féminins. Bourdieu et Derrida l’ont fait à plusieurs reprises.
 
 
 
 
 
 
 
 



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