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Culture algérienne contemporaine

HISTOIRE D’UNE GENESE

Le syncrétisme, les lieux de l’imaginaire

 

UNE PLONGEE DIACHRONIQUE

La représentation artistique et littéraire dans le monde arabe et en Afrique est venue de l’extérieur. Ce sont des formes importées. Nous parlons ici des structures artistiques et littéraires de type européen. Leur tardive apparition s’expliquerait  par plusieurs raisons que nous essaierons de mettre en lumière.

C’est vers le début du vingtième siècle que les premiers embryons des manifestations culturelles européennes commencèrent à être adoptés par les autochtones. Par contre, au Machreq, ces formes séduisirent les élites politiques et intellectuelles au dix-neuvième siècle (la « Nadha » ou la « Renaissance » arabe). En Afrique Noire, l’Ecole William Ponty forma les premiers instituteurs et les médecins auxiliaires qui allaient écrire les premiers romans et les premières pièces dans les années trente (30).

Le phénomène d’acculturation permit à tous les pays colonisés d’épouser les formes artistiques et littéraires européennes non sans méfiance. Le sociologue tunisien, Mohamed Aziza, parle à ce propos d’ « hypothèque originelle ». La colonisation, évacuant toute possibilité d’expression nationale, fut à l’origine de la découverte de ces structures par les colonisés qui les adoptèrent par nécessité historique. Si, au début, les autochtones rejetèrent la culture de l’Autre, quelques décennies après, ils furent obligés de l’admettre. C’est un regard ambigu qu’ils portent sur le monde culturel occidental.  Fascination et répulsion s’y côtoient. C’est ce que Mohamed Aziza[1] exprime en ces termes : « Malgré tous ses méfaits, la colonisation a permis la découverte de l’altérité. Certes, ce fut là une découverte faussée en ce qu’elle fut imposée et non consenties. Mais, face à l’autre, s’est façonnée cette curieuse attitude, faite d’un mélange ambigu de répulsion et de secrète tension, de refus et d’acceptation, de dialogue allusif et de surdité soudaine ».

 Faire du théâtre, écrire un roman ou réaliser un film étaient de véritables « aventures ambiguës ». La société algérienne, marquée par le discours religieux et les pratiques tribales, acceptait mal l’idée de se servir d’instruments provenant du monde colonial. Déjà, l’art figuratif était uniquement toléré. Le nombre très restreint de lettrés de langue française n’était pas fait pour faciliter l’introduction d’arts et d’habitudes considérés comme suspects et nuisibles par la grande majorité de la population algérienne.

La fermeture de plusieurs médersas, le taux très bas de personnes fréquentant l’école interdisaient l’apprentissage de disciplines artistiques et littéraires. En 1839 par exemple, 95 Arabes seulement fréquentaient l’école française. Jusqu’en 1914, le nombre d’élèves algériens était infime. Malgré la loi Jules Ferry qui rendait l’enseignement gratuit et obligatoire, la proportion des enfants scolarisés restait faible. Ce n’est qu’en 1914 que les écoles françaises allaient être plus réceptives :[2] « Entre rien (l’école musulmane asphyxiée et l’école française, les Algériens préféraient malgré tout cette dernière ».

C’est vrai que de nombreuses familles algériennes n’acceptaient pas que leurs enfants aillent à l’école française. Plusieurs témoignages sur la résistance des autochtones à la culture occidentale existent. Mais il ne faut nullement oublier que le nombre d’écoles était très réduit. Seuls les enfants de notables pouvaient se permettre de fréquenter l’école. Les chiffres de l’époque sont significatifs.

Si l’école n’était pas ouverte à tous les Algériens, parfois boycottée par eux, une élite intellectuelle s’était par contre constituée et avait commencé par assimiler la culture de l’Autre. Les années vingt avaient été pour l’intelligentsia de l’époque une période faste. Le colonisé voulait ressembler à l’Autre, penser comme lui. Les intellectuels de formation européenne optaient pour l’intégration et l’assimilation des valeurs occidentales. Certains d’entre eux affirmaient ceci : « Notre génération est intellectuellement française, bien qu’elle ait conservé sa religion, sa langue, ses mœurs et surtout, elle ne conçoit d’autre cadre à la vie politique que celui de la France ».

Sur le plan politique, idéologique et culturel, de profonds bouleversements avaient eu lieu. La contestation allait devenir plus organisée. Des grèves, de violents mouvements politiques et des manifestations de réprobation avaient affecté l’Algérie. Des romans, des livres d’Histoire et des essais étaient publiés. L’Etoile Nord-africaine avait vu le jour. Sa revendication essentielle était l’indépendance nationale. Nous essaierons de situer le contexte politique, social et culturel qui a permis l’adoption de ces nouvelles formes.

 

UN REGARD SUR UNE PERIODE PARTICULIERE

Interroger la représentation artistique et littéraire en Algérie, c’est analyser son fonctionnement, sa genèse, son évolution et cerner les conditions qui lui ont permis de naître. Le début du vingtième siècle, comme nous l’avons déjà souligné, marque un moment capital dans le parcours historique, politique et culturel de l’Algérie.

  1-Le temps des bouleversements politiques

       C’est surtout durant les premières années du vingtième siècle que le mouvement national algérien entame sa formation. Il y eut, certes, auparavant, des actions de résistance, mais restaient, quelque peu, régionales, limitées, n’ayant pas un caractère réellement national. Des ouvriers algériens, à obédience socialiste et cégétiste, prennent conscience de la nécessité de la constitution d’une organisation nationaliste. Au printemps 1920, à l’occasion des élections municipales à Alger, l’Emir Khaled, ancien capitaine dans l’armée française et petit fils de l’Emir Abdelkader, exprime publiquement les revendications politiques des Algériens : suppression de toutes les lois d’exception, représentation des indigènes dans les deux Chambres, instruction obligatoire dans les deux langues (arabe et française), ouverture d’une université arabe, etc. L’Ikdam, le journal dont l’Emir Khaled est le directeur politique, diffuse et vulgarise ces idées qui vont graduellement séduire un certain nombre d’intellectuels. A ce moment, des soldats algériens commencent à réagir contre le comportement raciste de l’armée française à leur égard. Deux livres d’un ancien lieutenant, Boukabouya Hadj Abdellah, dénoncent cette situation. Ces anciens militaires s’organisèrent et entreprirent la mise en œuvre et la promotion d’une action politique, d’ailleurs soutenue par l’Emir Khaled, un ancien officier,  qui voyait dans cet événement une opération sérieuse pouvant servir d’élément de départ pour une action de grande envergure. En face des positions « assimilationnistes », les autorités coloniales exposèrent un programme rejetant la politique d’intégration. La désillusion gagna de nombreux lettrés qui s’attendaient à une certaine reconnaissance de la France coloniale, mais déçus, ils commencèrent à s’interroger sérieusement sur la réalité et sur leur propre sort, pensant qu’ils pouvaient servir d’exception à la règle de mépris colonial. Une profonde césure allait marquer les rapports de ces nouveaux privilégiés, ou du moins certains d’entre eux, avec le pouvoir en place.

       En 1925, un comité Tunisie-Algérie-Maroc, situant la lutte à une dimension maghrébine voyait le jour et traçait ainsi les contours politiques d’un mouvement révolutionnaire possible. Il était chargé de « veiller aux soins que réclame l’Afrique musulmane ». La même année, Abdelkrim du Maroc lance un appel dans lequel il demande aux peuples arabes de « briser les liens d’esclavage, chasser les oppresseurs et libérer leurs territoires »[3]. Le ton est clair, sans fioriture.  Mais ce discours allait susciter des réactions très violentes. Les autorités coloniales ne pouvaient admettre ce type de déclarations. Ils choisirent, comme à l’accoutumée, la manière forte.  A cette action politique très courageuse de Abdelkrim, le ministre de l’intérieur français, Albert Sarraut ne trouva rien d’autre qu’un vocabulaire odieux et une féroce répression[4] : « le gouvernement, pas plus en Algérie qu’ailleurs, ne saurait tolérer les exaltations à la révolution, à la guerre intérieure, à la déchéance nationale. Contre elles, il y a déjà sévi et il sévira encore, aussi longtemps et autant qu’il le faudra ». Le gouvernement français n’y allait pas par trente six chemins : la répression. Mais il était déjà trop tard. Les Maghrébins avaient commencé leur révolution par la contestation douce. Ils savaient qu’à la répression des autorités, la meilleure réponse était la révolte inscrite dans un cadre organisé. Les colonisés réagirent rapidement à la campagne répressive du gouvernement. Les oppositions algériennes s’organisèrent et se radicalisèrent. Plusieurs courants investissaient le terrain : communistes, ouléma, élites intellectuelles et amis de Messali Hadj. La fédération algérienne du Parti communiste voyait le jour. L’Algérie se mettait réellement à bouger, réagissant ainsi à cette féroce colonisation qui privait les Algériens de leurs biens et de leur être. Le temps n’est plus aux jérémiades, mais aux positions les plus avancées et les plus engagées. Certes, dans tout ce chambardement politique, se trouvaient aussi des tendances assimilationnistes se recrutant dans les deux versants des élites de langues arabe et française. Les plus farouches nationalistes provenaient essentiellement du monde ouvrier et de la CGT française. Ainsi, retrouvons-nous Les protagonistes de La Tempête de Shakespeare. Des Algériens, nourris de la culture française, allaient retourner les valeurs républicaines contre les colonisateurs qui ignoraient totalement la fameuse déclaration des droits de l’homme, faite uniquement pour être célébrée ou affichée dans les administrations publiques. La France a toujours tourné le dos à cette révolution de 1789, sanglante et aux Lumières qui, paradoxalement, étaient cités pour justifier la répression et la sauvagerie coloniales. Aujourd’hui se pose peut-être sérieusement la place de ces valeurs dans la pratique politique et intellectuelle française. Les grands écrivains français de l’époque ont accompagné, de manière extraordinairement forte, la colonisation, méprisant à l’envi les valeurs dont ils se réclamaient.

       En 1926, un événement fondamental allait donner à l’Histoire de l’Algérie un point de repère politique de grande importance : la constitution de l’Etoile Nord-Africaine (ENA), organisation nationaliste dont la revendication essentielle était l’indépendance nationale. Son premier secrétaire général fut Messali El Hadj, un personnage emblématique de l’Histoire de l’Algérie. Le communiste, Abdelkader Hadj Ali, très actif, fut à l’origine de la fondation de ce parti révolutionnaire.  Au congrès de Bruxelles organisé par la « Ligue contre l’oppression coloniale », ses dirigeants exposèrent les revendications algériennes : indépendance de l’Algérie, retrait des troupes françaises d’occupation, constitution d’une armée nationale, restitution des terres confisquées aux paysans qui en avaient été dépossédés, abolition immédiate du code de l’Indigénat, formation de l’Etat algérien, création d’écoles de langue arabe, application des lois sociales. Dissoute en 1929, l’Etoile se reconstitue en 1932 sous le titre de « Glorieuse Etoile Nord-Africaine » et fonda un organe de presse, El Oumma (La Nation). Les responsables de l’ENA connurent des moments difficiles et une terrible répression. Le discours se caractérisait par l’usage d’un vocabulaire de la rupture. Jamais, l’Algérie n’avait connu une action  révolutionnaire aussi puissante et marquée par son indéniable caractère national. L’ENA allait ainsi réveiller le sentiment national latent chez beaucoup d’Algériens qui, finalement, n’attendaient que cela, après des siècles d’absence d’autonomie et d’indépendance. C’est le moment crucial. Paradoxalement, les outils politiques utilisés par les premiers artisans de cette structure partisane étaient empruntés à la France et réemployés contre la puissance occupante. C’est, en quelque sorte, l’histoire de Caliban et de Prospero dans  La tempête  de William Shakespeare.

       Parallèlement à cette organisation indépendantiste, un mouvement intégrationniste vit le jour : La Fédération des élus indigènes d’Algérie. Lors du premier congrès de la fédération, l’assemblée demanda la représentation des indigènes au Parlement, l’égalité des traitements et des indemnités dans les emplois confiés aux Européens et aux indigènes, la suppression du code de l’Indigénat et l’application des lois sociales. Dans les deux programmes, nous constatons la présence de revendications similaires (application es lois sociales, suppression du code de l’indigénat), mais surtout l’existence de divergences fondamentales. Si l’Etoile Nord Africaine parlait d’indépendance nationale, la Fédération des élus réclamait l’assimilation. Ces deux discours politiques allaient avoir de sérieuses incidences sur la production culturelle. Le théâtre, par exemple, fut lui aussi lieu et enjeu des pratiques politiques de l’époque. Mahieddine Bachetarzi reprenait souvent dans es pièces les thèses défendues par la Fédération des élus, organisation très proche de la bourgeoisie des grandes villes. Dans les textes de Tahar Ali Chérif, l’empreinte réformiste est évidente alors que les romans de Zenati, Djamila Debbeche, Ould Cheikh et Hadj Hamou, les lieux de l’assimilation sont très présents.

Le début du siècle connut une certaine renaissance religieuse. Des intellectuels, écrivant en arabe, influencés par le courant réformiste animé par Mohamed Abdouh et Jamal Eddine el Afghani, constituèrent l’Association des Oulama dirigée par Abdelhamid Ben Badis et El Okbi. Au même moment, les idées de la Nahda firent leur apparition en Algérie. Les Oulama se fixèrent les objectifs suivants : « assainir ce qui est gâté, redresser ce qui est tordu remettre l’égaré dans la vie droite ». L’enseignement religieux fut encouragé. Le passé des Arabes et la poésie ancienne étaient exaltées. Ce « retour aux sources » était interprété comme une sorte d’affirmation de soi, une tentative de se distinguer de l’autre. L’altérité est ainsi contournée, parfois biaisée, marquée du sceau de la défiance. Sur le plan politique, la décennie qui suivit la guerre 14-18 fut importante et importante dans la redéfinition de l’identité nationale. Les actions entreprises durant cette période eurent une influence considérable sur le devenir de l’Algérie.

La prise de parole par les colonisés fut déterminée par la crise généralisée de l’économie algérienne qui subissait les conséquences de la guerre aggravées par une série de mauvaises récoltes. La hausse des prix menaçait sérieusement les revenus fixes. Des grèves étaient déclenchées un peu partout. Le gouvernement Abel réagit violemment contre ces manifestations de mécontentement. Les grèves des dockers et des cheminots furent durement réprimées. Les trois départements, Alger, Oran et Constantine furent dramatiquement affectées par la crise. En mai 1920, le conseiller général d’Orléansville (El Asnam) constatait ceci : « les indigènes ont vu le spectre de la famine ».

2-Le renouveau culturel                                           

Le début du vingtième siècle constitue un moment essentiel dans l’éveil nationaliste et l’adoption de nouvelles formes de représentation. Le colonisé prend conscience de la nécessité de se nourrir de la culture du colonisateur considérée comme un élément fondamental de la « modernité ». L’appropriation de ces structures européennes obéissait à la nécessité de « posséder » une culture utilitaire, nourricière. Jamais, les Algériens n’eurent autant de mal à choisir une culture qui ne leur appartenait pas. L’autochtone avait déjà sa propre culture, ses propres écoles. L’Européen venait bouleverser son état mental et sa vie sociale. Il était colonisé, rejeté, mais paradoxalement fascinant. Avant la colonisation, contrairement à certaines idées idéologiquement préconçues, la société algérienne n’était pas du tout parfaite. Elle était le lieu de multiples carences. Mostefa Lacheraf en parle ainsi : « Cette société paysanne, par la force des choses, l’inertie du conservatisme et le déclin des valeurs culturelles par rapport à l’ère classique de la civilisation arabe de la spiritualité arabe et de l’ancienne prospérité du Maghreb, avait tout naturellement secrété des institutions plus ou moins carencées, des normes de vie, des concepts et idéaux se caractérisant en majeure partie par les traits d’une société féodale et d’une éthique soufie à la limite de l’orthodoxie »[5].

L’acculturation assumée, parfois revendiquée, affecta tous les courants culturels et politiques. La résistance des premières décennies disparut pour laisser la place à une adoption ambiguë et problématique de la culture de l’Autre. On n’emprunta pas systématiquement les instruments culturels du colonisateur.  Le regard éclectique et étranger porté sur le corps du colonisateur correspondait à la montée du nationalisme. Les espaces culturels autochtones étaient en quelque sorte otages du nationalisme « dont la pensée embryonnaire et passionnée va la marquer dans le secteur par excellence de la marche en avant, de la lutte de plus en plus collective et par conséquent progressiste ». Une culture embryonnaire marquée par les soubresauts politiques de l’époque et les emprunts de traits évidents d’une autre société, industrialisée et « moderne » soutenue par « un effort de survie biologique » commençait à voir le jour à partir des premières années du vingtième siècle, au fur et à mesure que s’épuisait et devenait caducs des pans entiers du patrimoine culturel jalousement préservé, mais contenant sa propre sclérose.

La nécessité d’adopter certains phénomènes européens répondait au désir de survivre et d’assimiler la culture technicienne et industrielle considérée comme un paramètre fondamental du progrès. L’école, en principe, obligatoire depuis 1883, permit, même si elle était très sélective et idéologiquement trop orientée, la formation d’une élite algérienne qui élabora ses premiers textes et travaux juste après la première guerre mondiale.

3-L’expérience de l’école :

Selon une phrase souvent citée d’un certain professeur nommé Emérit, la proportion des illettrés en Algérie de 1830 était relativement moins forte qu’en France à la même période. Marcel Egretaut qui cite M.Rozet (Voyage dans la Régence d’Alger, 1883), estimait qu’il y avait cent écoles publiques et particulières dans Alger à l’arrivée des Français.  Avant la conquête française, des milliers de madrasas existaient un peu partout dans le pays. On y enseignait le Coran et la grammaire arabe. Les enseignants se formaient dans les zaouïas. Dénuée de valeur scientifique, l’instruction avait néanmoins une efficacité. C’était surtout pour cette raison que le décret du 14 juillet 1850 portant création des écoles arabes-françaises était signé. Trois établissements supérieurs étaient créés à Tlemcen, Constantine et Médéa. Dans une lettre du ministre de la guerre au préfet d’Alger datée du 30 novembre 1850, il écrivait ceci : « le décret a en vue la population arabe proprement dite, et non pas seulement la population indigène de certaines villes comme Alger, dont l’importance politique est nulle. Il lui a donc fallu placer les écoles supérieures à  la portée de la population à laquelle elles sont spécialement destinées, et dans ce but que le choix est tombé sur Médéa. »

Au début, très peu d’Algériens acceptèrent de fréquenter ces écoles. L’enseignement était strictement traditionnel. L’objectif des autorités coloniales était clair : former des magistrats et des administrateurs arabes loyaux à la France. Les autorités avaient compris la finalité de cette instruction et considéraient  toute compromission avec la science des infidèles comme une grave trahison. Ce qui avait permis au gouvernement français de recourir à un enseignement parallèle apte à briser les résistances des indigènes. Le « refus scolaire » dont parle Yvonne Turin dans sa pertinente étude était devenu conscient en 1880 soutenu par un discours politico-religieux : « Toutes les solutions imaginées ou expérimentées par les promoteurs d’une action au double visage, généreux mais en même temps politique et calculée ont échouée. Après l’échec de la restauration des écoles arabes, la création d’un enseignement mixte s’est révélée aussi illusoire. L’assimilation était une aventure ambiguë : on proposait pour les uns la « ressemblance aux dominateurs » et pour les autres « l’asservissement » »[6]

D’où le refus d’assumer une hérésie. Le décret de février 1883 relatif à l’institution de l’école publique obligatoire allait permettre à des fils de notables de suivre un enseignement gratuit : « D’ailleurs, explique Mostéfa Lacheraf, certains cadres supérieurs de l’enseignement primaire s’employaient, tout en rassurant les colons à orienter cet enseignement primaire dans la voie du conformisme et du simple prestige.(…). En dépit du décret qui avait été pris le 13 février 1883 et compte tenu des quelques établissements payants qui existaient auparavant, on arrivera péniblement en 1887 au chiffre de 79 écoles publiques françaises pour les Algériens avec 80963 élèves sur 500 000 enfants d’âge scolaire »[7]

Malgré la promulgation de la loi Jules Ferry, le nombre d’enfants scolarisés reste dérisoire. Ismaël Urbain, conseiller très proche et très estimé de Napoléon III, ne réussit pas à changer les choses. Il est vrai que quelques écoles furent construites dans quelques villes. Le discours des initiateurs de l’école coloniale était clair : former des serviteurs dociles pour l’administration. On y formait des fonctionnaires subalternes, des infirmiers,etc. A.Rambaud écrivait en 1897 dans le Bulletin de l’Enseignement  des Indigènes : « La première conquête de  l’Algérie a été accomplie par les armes et s’est terminée en 1871 par le désarmement de la Kabylie. La seconde conquête a consisté à faire accepter par les indigènes notre administration et notre justice. La troisième conquête se fera par l’école ».

L’appareil idéologique scolaire était conçu comme un instrument d’assimilation, un outil au service du système colonial. Les programmes d’enseignement s’articulaient autour d’un discours qui privilégiait la soumission, le fatalisme et la « supériorité » de  la culture française. L’école était considérée comme l’appareil idéologique le plus important permettant la transmission du discours colonial. Mais l’extrême complexité de l’appareil idéologique scolaire, trop sujet à de multiples contradictions, rendait les désirs des concepteurs peu opératoires. Ainsi, le discours scolaire pourrait-être contourné pour servir d’autres desseins, comme ce fut le cas de l’action de l’ENA et de nombreux écrivains de langue française. D’ailleurs, les premiers nationalistes avaient fréquenté l’école française. Les appareils idéologiques ne peuvent, en aucun cas, fonctionner comme des mécaniques, des espaces monolithiques, mais sont marqués par les bruits, les rumeurs et les mouvements de la société.

Si, au début, les autochtones résistaient activement à l’enseignement de la langue française, quelque temps après, ils l’adoptèrent sans grande hésitation. L’acceptation de la langue française par nécessité, pour reprendre Mostefa Lacheraf, s’accompagna par l’assimilation d’autres disciplines.

La crainte de la « désislamisation » suscita de nombreuses résistances, parfois très fermes. C’est pourquoi les réformistes musulmans (Oulama) ouvrirent plusieurs madrasas. Le mouvement dirigé par Abdelhamid Ben Badis encouragea l’enseignement de l’arabe. Vers les années 1920-1930, les Oulama touchèrent plusieurs centaines de personnes. Malgré la fermeture de nombreuses madrasas et zaouïas, la langue arabe ne disparut pas pour autant, elle était vécue comme une histoire à assumer. Mostefa Lacheraf écrit ceci : « Et pourtant l’arabe bien que déclassé, avait continué à être enseigné en veilleuse dans les écoles rudimentaires de village ou dans quelques zaouïas décadentes. Son extension pédagogique avait été considérablement réduite peut-être de moitié, peut-être davantage, mais disons-le tout net : le niveau restait à peu près fidèle à lui-même. Ce qui pouvait le dévaloriser désormais, c’était plus la relation entre les faits de part et d’autre, leur logique nouvelle que sa baisse de qualité ».[8]

Le niveau de l’enseignement de l’arabe demeurait parfois superficiel. Les enseignants s’illustraient surtout par leur absence d’ouverture aux nouvelles réalités du monde « moderne » et du progrès. Le moralisme étroit de beaucoup de Oulamas ne tolérait aucune évolution ni changement. Ce qui fit parfois de  la langue arabe un outil utile pour les bavardages d’enseignants confondant le plus souvent langue et religion. Cet amalgame existe toujours. C’est une sorte d’hypothèque originelle. Quand on parlait de la langue arabe, on disait  que c’était « la langue de Dieu ou du ciel » alors que le français était considéré comme « la langue du pain ». C’est surtout à partir de cette réalité que les Musulmans commencèrent à fréquenter l’école française.

C’est vers les années vingt que les instituteurs algériens furent nommés dans les écoles. Ils reproduisaient le savoir qu’ils avaient acquis au cours de leurs études. Souvent issus de milieux populaires, formés à l’école normale par les intellectuels  de la troisième république, ils croyaient énormément en la Révolution française et aux principes de 1789. Leur journal « La voix des humbles » défendait et diffusait leurs idées. Mal à l’aise, vivant dans une situation ambiguë, marginalisés, ils n’arrivaient pas à développer un discours cohérent. Pour la revue « Ettaqadoum » du 15 juin 1923, de tendance nationaliste : « Ils recherchent le lien de la masse en dehors d’elle et souvent contre elle, ils font la conquête morale des gens des douars où ils exercent et travaillent modestement à l’expansion française ».

La même idée est exprimée par Ferhat Abbas, de formation française : « L’Algérie croit en la France, du moins  en une certaine France, celle des philosophes du 18ème siècle, celle des principes de 1789, celle des Français qui ont été du côté des indigènes et que les intellectuels ne songent nullement à poignarder ». Ce discours cherchait à faire ainsi la distinction entre les valeurs des « philosophes des Lumières » et les autorités coloniales. C’est un discours ambivalent, ambigu, qui semble trop éloigné des idées défendues par les militants et les responsables de l’étoile nord-africaine qui ne se faisaient aucune illusion sur la  France coloniale.

L’école, paradoxalement à la fois lieu d’attraction et de répulsion joue un rôle important dans l’émergence des nouvelles formes européennes.

4- Les traces de l’Histoire

Les deux premières décennies du vingtième siècle constituèrent sans aucun doute les premiers moments, certes très agités, du mouvement nationaliste algérien. Plusieurs écrits virent le jour. Les historiens publièrent ainsi leurs travaux. Les politiciens entamèrent la diffusion de leurs idées. Moubarak el Mili, Tewfik El Madani et Said Boulifa proposèrent une autre lecture de l’Histoire de l’Algérie. Dans son ouvrage, Histoire de l’Algérie dans le passé et le présent, El Mili écrit : « L’Histoire est le miroir du passé et l’échelle (grâce à laquelle on s’élève) du présent. Elle est la preuve de l’existence des peuples, le livre où s’inscrit leur puissance, le lieu de résurrection de leur conscience, la voix de leur union, le tremplin de leur progrès. Lorsque les membres d’une nation étudient leur Histoire, lorsque les jeunes prennent connaissance de ses cycles, ils connaissent leurs réalités et alors les nationalistes vivantes et insatiables du voisinage n’absorbent pas leur propre nationalité. Ils comprennent la gloire de leur passé et la noblesse de leurs ancêtres et n’acceptent ni les dénigrements des dépréciateurs, ni les atteintes des falsificateurs, ni les médisances des gens de parti pris ».[9]

Ce nouveau regard porté sur l’Histoire de l’Algérie fut l’expression des revendications nationalistes. On comprit la nécessité d’affirmer l’existence de la nation algérienne. L’intelligentsia nationaliste de l ‘époque, en rupture avec les assimilationnistes, tentait par tous les moyens à imposer un discours parallèle à l’école coloniale. Le sentiment nationaliste guidait toute approche historique. Aux relents intégrationnistes et assimilatonnistes des élus musulmans et d’autres intellectuels s’opposaient la quête et l’affirmation de l’identité prônée par les Oulama, et l’ardent désir d’indépendance des militants du PPA. Ahmed Tewfik el Madani fit publier en 1932 une Histoire de l’Algérie, très fouillée et très documentée remettant en question certaines thèses développées par des historiens français : « Ceux qui, par courte vue, manque d’étude et de connaissance du milieu algérien, pensent qu’il est possible, avec le temps de faire de ce peuple musulman foncièrement nationaliste un peuple français dans ses coutumes, ses mœurs, son organisation, sa langue, ceux-là sont des gens qui se bercent de l’illusion de voir midi à quatorze heures ».

Le discours d’historiens comme Moubarak el Mili et Ahmed Tewfik el Madani marqua une étape importante dans l’historiographie algérienne et permis de ridiculiser les élus indécis, ballottés entre leur refus de la situation coloniale et la crainte de déplaire aux autorités, réalité qui les obligea à porter un masque et à dissimuler leur impulsion de « refus » par des déclarations louant la France et les actions menées en Algérie.

Les militaires algériens écrivirent des textes contestant la colonisation française. Le lieutenant Hadj Abdellah (Boukabouya) publia deux récits qui provoquèrent un grand scandale à l’époque. L’Islam dans l’armée française (Constantine, 1915) et Les Musulmans au service de la France (Lausanne, 1917) furent considérés comme éminemment positifs par l’intelligentsia.

D’autres essais politico-sociaux tentèrent d’expliquer le phénomène algérien. Ils accompagnaient ainsi la naissance du mouvement nationaliste. Jean Déjeux écrit ceci à ce propos : « Ces écrivains entendaient donner leurs points de vue sur « la question des indigènes », « le problème algérien » ou « le malaise algérien » »[10]

Un intellectuel de Nedroma, M’hamed Ben Rahal, refuse la francisation, dénonce certains « présents de la civilisation » et opte pour une « résistance-dialogue », selon l’expression d’un sociologue algérien, Abdelkader Djeghloul : « Il écrivit des textes mettant en valeur une forme de revendication anti-coloniale nouvelle, paradoxale : il affirma l’identité algérienne mais ne refusa pas totalement la présence coloniale il souligna dans ses articles la nécessité de défendre la culture arabo-islamique : « certes, nous ne devons pas accepter les yeux fermés ce que nous offre la civilisation, beaucoup de ses présents-trop peu enviables- peuvent être laissés pour compte. Mais un grand nombre pourrait lui être emprunté sans danger et pour notre grand profit. Tout le domaine des sciences exactes, une bonne partie de l’organisation intérieure et politique, le système des travaux publics et de l’enseignement, tout ce qui concerne le commerce, l’agriculture et l’industrie, nous pouvons l’adopter sans grandes modifications ».[11]

De grands écrits historiques furent republiés. Nous pouvons citer à titre d’exemple le dictionnaire biographique, Ta’if birijal al salaf. Cette grande renaissance de la parole algérienne accompagna le développement du mouvement nationaliste et mit en avant l’idée nationale. 

5-Les marques de la littérature                                                            

La littérature en Algérie, marquée par l’indubitable empreinte de la tradition orale et d’écrits politiques, connut une nouvelle naissance en se frottant à des textes français et à des genres nouveaux qu’elle apprit à adopter non sans difficulté. La poésie était l’élément essentiel de la vie littéraire. Il fallut la conquête française pour que les Algériens découvrent la nouvelle, le théâtre et le roman, mais cela ne veut nullement dire qu’ils n’avaient pas leurs propres formes artistiques et littéraires. Bien au contraire. Mais l’adoption des structures européennes a contribué à la marginalisation de ces formes locales, les condamnant à une disparition certaine.

SITUATION DE LA VIE LITTERAIRE EN ALGERIE  

L’Algérie est un pays où la tradition est d’une importance considérable. Les poètes, en kabyle ou en arabe « dialectal », faisaient le tour de leurs régions pour dire leurs textes. Mohamed note judicieusement qu’ « en premier lieu, la culture populaire est caractérisée par un très vieux substrat berbère : une littérature (poésie et prose) abondante, mais uniquement orale, des motifs rudimentaires mais originaux d’architecture et de peinture (surtout dans les poteries) ».[12]

Vers le septième siècle, s’était développé un courant qui employait l’arabe « dialectal »  (et qui était largement présent dans le pays) : poésie et prose étaient représentées. Les meddahs racontaient des récits dans les souks et les places publiques. Les poètes disaient des textes de facture bédouine et citadine.

La langue tamazight, non écrite, était un espace privilégié pour l’émergence d’une poésie orale. Les Indiazen narraient dans leurs poèmes la situation de leurs tribus et de leurs villages. Avec l’islamisation et l’arabisation, trop ancrées dans la société algérienne, plusieurs poètes d’expression arabe avaient conquis la scène littéraire. Dans des villes comme Tlemcen, Constantine, Alger et Oran, la poésie était très développée. La culture aristocratique, prise en charge par une singulière élite intellectuelle, était très marquée par la poésie et la passion de la langue arabe. Une ville comme Tlemcen avait donné naissance à des poètes de grande valeur. Au 16ème siècle, de nombreux ouvrages étaient, selon l’islamologue Abdelmadjid Meziane, publiés : le poème didactique du juriste Ibn Achir, l’Andalou, le résumé grammatical d’Ibn  Ajarrouan le berbère et le cahier théologique de Senouci de Tlemcen.

La tradition orale permit la diffusion de la poésie et sa rencontre avec le peuple. De 1870 à 1930, les poètes errants se multiplièrent un peu partout à travers le territoire national et se mirent à modifier leur thématique. Ce qui valut la prison à certains d’entre eux. Ces troubadours chantaient des pages glorieuses du passé, la grandeur de l’Islam, l’amour et dénonçaient l’alcoolisme et les maux sociaux. Nous pouvons citer les noms de Ben Khlouf, Ben Kriou, Si Mohand, Bensahla, Ben Triki…

Les années vingt qui étaient, comme nous l’avions déjà signalé, une période faste pour la culture algérienne. Des journaux et des revues furent lancés, des recueils poétiques édités. Tayeb el Okbi, Abou al Yaqdan, Moufdi Zakaria et Mohamed El Id Al Khalifa s’imposèrent. Des imprimeries furent inaugurées : Ibn Khaldoun à Tlemcen, Thaalabia et Al Arabiya à Alger, Nahda et Chiheb à Constantine. Des centres culturels furent ouverts. Des associations « islamiques et culturelles » virent le jour. Le théâtre, par exemple, puisa dès ses débuts thèmes et inspiration dans le terroir, la tradition orale.

ECRIVAINS FRANÇAIS D’ALGERIE

Pour lire la littérature et le théâtre algériens, il est utile d’interroger les œuvres écrites par les écrivains français d’Algérie. Chaque écrivain en Algérie prenait position dès lors qu’il rédigeait un texte où l’Algérie n’était pas absente. Les livres écrits étaient lus par les lettrés algériens parce qu’ils les concernaient et se sentaient directement interpellés par ces ouvrages. Jacqueline Arnaud notait dans sa thèse que « tout livre d’un écrivain français sur l’Afrique du Nord est donc, volontairement ou non, un document, non seulement, par ce qu’il dit, mais aussi par ce qu’il ne dit pas, parles valeurs simplistes qu’il véhicule »[13].

Si jusqu’en 1900, l’Algérie était présentée comme « une terre de conquête et de sensations nouvelles » (Témoignages, récits, textes littéraires, etc.), après cette année et durant toute la période allant de 1900 à 1935, le pays était perçu comme un terroir. Ce renouvellement des thèmes émergea avec Le sang des races. Robert Randau et Louis Bertrand, les représentants de cette période, illustrèrent et mirent en forme les thèses coloniales. Leurs livres (Les colons,1907 ; Les Algérianistes, 1911 ; Les compagnons du jardin ; Le sang des races…) faisaient référence à une « Afrique latine et chrétienne ». Randau évoquait l’idée d’une « patrie franco berbère, fille de la latinité ». Des lettrés autochtones partageait parfois le même discours. Les compagnons du jardin, écrit par R.Randau et A.Fikri, un dialogue à plusieurs voix mettant en situation quelques tendances de l’élite franco-algérienne, montre à quel point le souci d’assimilation de certains intellectuels était fort. Seule Isabelle Eberhardt, très proche des populations musulmanes et très attentive à leurs préoccupations, exprimait dans ses textes (Mes journaliers ; Au pays des sables ; Amara le forçat ; L’anarchiste), la vie musulmane sans préjugés ni arrière pensée. Après les algérianistes, les écrivains de l’école d’Alger (Camus, Roblès, Roy Pellegri…) écrivirent des romans où souvent les Algériens sont effacés et où ils décrivaient essentiellement les milieux populaires et petits bourgeois français.

L’AVENTURE DES PREMIERS ECRIVAINS ALGERIENS DE LANGUE FRANCAISE

Juste après la première guerre mondiale, les Algériens formés à l’école française commencèrent à publier des textes. Des essais sociopolitiques furent édités. Des romans et des pièces sortirent de quelques petites imprimeries. Abdelkader Fikri rédigea avec Robert Randau un livre, Les compagnons du jardin dont le titre est révélateur de la tendance représentée par cet auteur. Abdelkader Fikri n’est autre que le pseudonyme de Hadj Hamou. S’associer avec Randau, c’est épouser les contours de son discours raciste.

Quelques romans virent le jour. Ecrits dans un style simple, scolaire, ces ouvrages étaient, en quelque sorte un appel à l’assimilation ; la colonisation n’est jamais contestée Elle devient un modèle, le lieu d’une possible rencontre et d’un dialogue considéré comme nécessaire. Les premiers romanciers, nourris de culture française et coupés de leur peuple, très proches sur le plan politique des élus musulmans, n’arrivaient pas à poser les problèmes de leur société. Leur quête était d’ordre intégrationniste. A aucun moment, ils ne dénoncèrent les méfaits de l’ordre colonial grâce auquel ils acquirent leur statut de privilégiés dans un monde de misère et de pauvreté. Les auteurs critiquaient l’alcoolisme et certaines traditions considérées comme malsaines. Des autochtones, issus de familles de notables se mirent à écrire des textes de fiction que les lecteurs de langue française –très peu nombreux à cette époque- lisaient souvent avec admiration ou avec révolte et répulsion. Nous pouvons citer quelques titres  révélateurs de la thématique abordée par ces écrivains : Ahmed Ben Mostefa goumier (1920) de Laid Ben Cherif ; Zohra, la fille du mineur (1925) de Abdelkader Hadj Hamou ; Khadra, danseuse des Ouled Naïl (1910) ; de Slimane Ben Brahim (avec E.Dinet) ; El Eulj, captif des barbareques (1929) de Choukri Khodja ; Myriam dans les palmes de Mohamed Ould Cheikh.

Sur le plan romanesque, les premiers écrivains algériens de langue française ne firent qu’exposer leur soumission à l’Autre, l’admiration et la fascination qu’ils portent à la colonisation et aux valeurs qu’elle incarnait. Les textes étaient tout de même d’inégale valeur. Ils reproduisaient essentiellement le style scolaire et les références contenues dans les manuels. Ce n’est pas sans raison que l’école est un thème qui revient énormément dans leurs textes. Même d’autres écrivains, des années cinquante, quelque peu écartelés entre deux logiques à l’époque, ne cessaient de convoquer l’institution scolaire, témoignant d’une possible issue cantonnée dans le discours scolaire. Fouroulou réussit à devenir instituteur. Ce qui n’est pas le cas de Omar chez Dib qui exprimerait ainsi les misères de la répression coloniale et les regards discriminatoires, mettant en relief une certaine lutte de classes contenue déjà dans l’incipit de La grande maison et bien mise en lumière par Kateb Yacine dans La poudre d’intelligence, des outils de l’exploitation sociale, s’insurgeant contre les différents appareils idéologiques représentés par le Mufti, le cadi et le marchand. Chez Dib et Kateb, les espaces thématiques fonctionnent comme une sorte de mise en abyme donnant à voir deux cercles, l’un dans l’autre, celui de la contradiction intérieure (l’univers des colonisés) et celui de la contradiction fondamentale (colonisés-colonisateurs).

6-Emergence de la presse nationaliste, les autres formes périphériques

Jamais, la presse nationaliste ne fut aussi forte que durant les années qui suivirent la première guerre mondiale. C’est en France que la presse indigène entama sa transformation. L’émigration vers la France engendrée par la conscription militaire et l’exil de l’Emir Khaled allait prendre en charge la radicalisation des revendications politiques. La presse dénonçait à longueur de colonnes les brimades et les injustices dont les Algériens étaient l’objet et refusait de jouer le jeu électoraliste auquel se prêtait l’élite politique, d’ailleurs mal vue. Zahir Ihaddaden fait ce constat : « Ces journaux se prévalaient au départ de l’Ikdam peut-être pour manifester clairement leur volonté de continuer sur de nouvelles bases, le dialogue engagé par le journal de l’Emir Khaled à Alger, mai surtout pour affirmer la continuité d’un combat qui, désormais, devait prendre d’autres formes »[14]

Ech Chiheb, l’Ikdam, L’évolution nord-africaine, El Alam el Ahmar, Echaab al Ifriki, El Oumma, El Mountaqid, El Haq… furent les titres les plus en vue. Ces journaux représentaient les tendances réformistes et nationalistes. El Oumma ( La Nation) qui était l’organe de l’Etoile Nord Africaine (ENA) développait des idées indépendantistes, Ech chiheb était l’instrument essentiel de la diffusion du discours des Oulamas.

Cette presse, lieu où se déroulaient de passionnants débats politiques et intellectuels, connut interdits et brimades et provoqua une prise de conscience nationale.  Le réveil au niveau de l’information suscita d’extraordinaires discussions et un essor culturel sans précédent. Le théâtre de type classique, par exemple, apparut dans des conditions socioculturelles et politiques particulières. La montée du nationalisme, le réveil culturel, la création de revues et de périodiques divers, les tournées des troupes venant d’Egypte (Souleymane Qardahi et Georges Abiad) contribuèrent à l’animation de la vie culturelle algérienne. Le cinéma allait aussi marquer sa naissance par l’apparition de quelques petits travaux filmiques. Mais seul un certain Tahar Hanache fut séduit par la réalisation cinématographique. Quelques salles de cinéma existaient à Alger. Des films comme Le diamant vert, Pépé le Moko, Le voleur de Baghdad, Guelmouna, Le marchand, La Bandéra…ne passèrent pas inaperçus et attirèrent un grand public. Le cinéma colonial accompagnait, bien entendu, le discours colonial et apportait une sorte de caution à cette entreprise de déculturation. Dans leurs mémoires, Allalou et Bachetarzi, deux grands promoteurs de l’art scénique en Algérie ont insisté sur l’extraordinaire impact du cinéma de l’époque sur leur production. D’ailleurs, les premiers sketches furent joués dans des salles de cinéma. Avant la projection d’un film, des comédiens faisaient rire pendant une vingtaine de minutes des spectateurs bruyants, mais paradoxalement très attentifs.



[1] Mohamed Aziza, L’Image et l’Islam, Albin Michel, Paris, 1978, page 54

[2] Jacqueline Arnaud, Recherche sur la littérature maghrébine de langue française, le cas de Kateb Yacine, Tome 1, L’Harmattan- Université de Lille III, 1982, page31.

[3] Abdelkrim du Maroc, cité par André Nouschi, in La naissance du nationalisme algérien (1914-1954), Ed. de Minuit, 1962, page 59.

[4] Albert Sarraut, cité par A.Nouschi, in La Naissance , déjà cité , page 60.

[5] Mostefa Lacheraf, Paysannerie, colonialisme et révolution, in El Moudjahid, 16 janvier 1971

[6] Yvonne Turin, Affrontements culturels dans l’Algérie coloniale, ENAL, 1983 (Réédition), P.302

[7] Mostefa Lacheraf, L’avenir de la culture algérienne, in Les temps modernes, N°209, Octobre 1963

[8] Mostefa Lacheraf, Op.Cit

[9] Cité par S.Bencheneb, Quelques historiens arabes de l’Algérie, in Terre africaine, 1956

[10] Jean Déjeux, Littérature maghrébine de langue française, Ed.Naaman, Canada, 3ème édition, 1980, P.19

[11] Cité par Abdelkader Djeghloul, in Eléments d’histoire culturelle algérienne, ENAL, 1984,P.57

[12] Mohamed Arkoun, cité par Jean Déjeux, in La culture algérienne dans les textes, OPU, Publisud (date d’édition non indiquée), P.46

[13] Jacqueline Arnaud, Recherches sur la littérature maghrébine, ouvrage déjà cité, P.21

[14] Zahir Ihaddaden, La presse quotidienne en Algérie, SNED, Alger, P ;11


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