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RENCONTRE (PRESQUE) IMAGINAIRE AVEC TAHAR DJAOUT
PAR AHMED CHENIKI
Je ne sais pourquoi il voulait que nous nous rencontrions, pas loin de l’ancien siège d’Algérie-Actualité, dans un petit café rachitique, rongé par la fatigue des ans et les jeux peu amènes de l’ennui. C’est vrai qu’il aimait Fellini, ce lieu ressemblait étrangement à ces espaces amusément obscurs que la caméra de ce grand cinéaste italien faisait naître en l’investissant d’une singulière aura. Il souriait, il n’arrêtait pas de sourire, caressant continuellement sa moustache en croc qui semblait enrouler les fils tendus de l’imaginaire. Et nous nous mettions à remémorer ces instants captivants et ces discussions interminables sur la littérature, le cinéma, le théâtre qui nous faisaient vivre un monde particulier avec des amis communs comme Balhi, Stambouli, Zentar, Djaad, Mouny Berrah, Benalam et aussi Kateb Yacine, Dib et j’en passe. Il se mit, lui le poète, trop timide, mais en confiance, il devient volubile, impossible de l’arrêter, il me parle de ses premiers textes, de sa rencontre avec l’équipe d’un autre géant de la poésie, Jean Sénac, et ce fleuve poétique marqué par la présence de quelques noms aujourd’hui oubliés, Tibouchi, Laghouati, Sebti…La poésie le met dans tous ses états. Il est, avec ses chaussures toujours mal cirées et le regard de paysan peu assuré, mais paradoxalement acéré, perdu dans les arcanes des souvenirs littéraires à tel point qu’il se métamorphose en un personnage littéraire, digne de Kozinski. Il rit de ses boutades mal dites et de ses demi-mots drapés d’une sourde violence qui exprime la profonde timidité de Tahar qui n’aime nullement la médiocrité, lui le romancier et le journaliste de renom qui a publié des textes où le désenchantement n’est pas loin. J’essaye de faire parler Tahar sur sa vie, ses aventures passées, il rougit très vite à tel point qu’il me bloque, tout en usant de parabole pour ne pas éviter de s’exprimer sur des terrains visqueux, ses amours. Mais il est tellement maladroit, la timidité lui joue beaucoup de tours, qu’il brise tout sur son passage : deux petites tasses de café ont foutu le camp, le cafetier, par respect au poète, sourit, de rage peut-être, et repartit, sur la pointe des pieds, ramenant un autre café. Et il se met à me parler de sa production romanesques et de ses amours littéraires : tout y passe. Le texte qu’il préfère, me dit-il, c’est L’exproprié, parce qu’il sent qu’il est celui qui est le mieux écrit, le mieux accompli, marqué par les jeux de l’éclatement des instances spatiotemporelles et de la mise en œuvre d’une écriture où jaillit une sorte de syncrétisme où le mythe dialogue avec l’histoire. D’ailleurs, cette question du temps et de l’histoire travaille tous ses textes, Les vigiles, Les chercheurs d’os, L’invention du désert, Le dernier été de la raison. Il m’explique cette propension à faire appel à deux temporalités et à deux spatialités qui, se juxtaposant, multiplient encore et encore des bribes de temps et des résidus d’espaces qui produisent un roman singulier. Je ne sais comment, je l’ai interrogé sur son dernier roman et sur notre rencontre, Avenue Pasteur, quelques jours avant son assassinat, où il m’avait confié ses angoisses, ses peurs, sa déception à propos de l’expérience de Ruptures qu’il envisageait d’abandonner et de ces annotations des éditeurs du Seuil posées sur son manuscrit qui n’avait pas encore de titre. Il me dit que l’éditeur voulait, comme il le fait d’ailleurs avec beaucoup de romanciers, remanier certains passages. Il me cite deux exemples que nous connaissons bien : Nedjma et Le fils du pauvre qui avaient été restructurés par le même éditeur. J’avais, en 1982, parlé de cette question. Un des éditeurs, à l’époque, DG des Editions du Seuil, Michel Chodkiewicz, m’avait répondu dans une mise au point parue dans l’hebdomadaire. Mais il continue, avec un rire malicieux, à me parler de ces « écrivains » qui se font réécrire entièrement leurs textes. Nous riions tous les deux. J’abonde dans sa direction en lui citant quelques noms d’aujourd’hui. Là, il devient curieux, lui l’ami de Mouloud Mammeri qu’il vénère et de Bernard Noël, il m’interroge sur la situation actuelle. Je lui réponds tout simplement qu’il y a quelques noms médiatiques, quelques « bons » romanciers, un ou deux éditeurs qui tentent tant bien que mal, plutôt mal, à faire de belles choses, beaucoup ont quitté le pays, épousant les contours de la double nationalité, même des écrivains de langue arabe qui, aujourd’hui, ont leur installé leur tente à Paris, avec deux passeports. Je lui raconte ces « chantiers » du ministère de la « culture », faits de festivals bidons et d’argent à prendre, alors que la littérature a tout simplement pris la clé des champ, ces traducteurs, immenses escrocs, qui ne maîtrisent ni l’arabe ni le français ou unijambistes, célébrés dans des rubriques culturelles de journaux trop éloignés des jeux de l’écriture journalistique et de la « culture » tout court. Le mal est désormais général. Dès que j’ai parlé de presse, il m’a sorti cet article qui lui avait fait énormément mal, ce « papier » paru en 1980 dans El Moudjahid à propos de Mouloud Mammeri, il était intitulé, « Les donneurs de leçons ». Il s’était mis à s’attaquer à d’anciens collègues qui pigeaient, me dit-il, ailleurs que dans les journaux fichant les uns et les autres et de ces faux-culs mués en journalistes. Je lui lance en souriant : mais Tahar, tu es en train de parler de la situation d’aujourd’hui. Certes, il y a plusieurs journaux, mais…
Respirant un grand coup après une bonne gorgée de café refroidi, il s’était remis à évoquer ces rencontres avec Dib et Déjeux à Paris, nous étions ensemble, il était fasciné par Dib, sa modestie, sa grande culture, mais peu séduit par Déjeux qui, pour lui, n’était qu’un bon bibliographe. Je me souviens, lui dis-je, de ces deux rencontres et aussi de ce que m’avait dit Déjeux, un moment où tu étais allé aux toilettes, que tu ferais mieux d’écrire simplement. Comme si les Nord-africains étaient incapables d(‘autonomie et de romans aussi beaux que les tiens. Il savait que j’appréciais beaucoup ses textes, lui, le reporter, qui, nous gratifia d’un très beau reportage sur le Yemen et sur ces femmes au costume singulier, belles comme le soleil de ces pays qu’affectionnait beaucoup ce jouisseur de Tahar. Comme beaucoup d’amis, je n’ai jamais saisi ce passage de la culture aux éditoriaux politiques, il tenta de me répondre en me disant : tu sais, Ahmed, Balhi, toi, moi et quelques autres, nous avions choisi la « culturelle » parce que nous pouvions dire le réel sans grande peur de la censure Il m’interrogea sur les bruits et les rumeurs de la politique aujourd’hui. Il finit par dire que seules des pratiques démocratiques pourraient changer les choses : comme dans la tragédie grecque où les humains avaient senti la nécessité de se battre contre les dieux pour recouvrer une certaine citoyenneté, c’est cela le combat ! Il sourit et conclut la discussion : les « intellectuels » se cachent, les « artistes » aussi, ils cherchent, dans leur grande majorité, à recueillir les miettes. Comme s’il avait assisté à ma rencontre avec Kateb Yacine qu’il aimait beaucoup, qui disait la même chose.
 

 



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