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Le syncrétisme résiduel : l’expérience de Abdelkader Alloula

 

Par Ahmed CHENIKI

 

       De nombreux hommes de théâtre arabes commencèrent ces dernières décennies à s’interroger sur leur propre pratique, à tenter de nouvelles expériences, à remettre en question le discours théâtral conventionnel et à se tourner vers les formes dramatiques populaires. Dans les pays du Maghreb, les expériences de Alloula, Kaki, Saddiki, Berrechid et bien d’autres dramaturges et metteurs en scène permirent en quelque sorte le « repêchage » de formes populaires condamnées à une disparition certaine. Cette opération de « remise à flots » de ce type de jeux est souvent le résultat d’une réflexion théorique prenant comme lieu d’interrogation et d’investigation les différentes strates de la représentation dite classique jugée trop hermétique et statique. Ainsi, les dramaturges investissent les signes de la représentation populaire pour les mettre en accord avec le système dramatique européen. Cette opération n’est en fait qu’une sorte de mise en évidence de signes culturels extraits du substrat culturel populaire appelés à servir d’espace de légitimation du discours théâtral dominant.

       Ces expériences, marquées parfois par un parti pris théorique et les velléités  d’une pratique souvent traversée par le schéma brechtien,  mirent en question les lourdeurs et les inadéquations du lieu théâtral conventionnel. Le public(ou le récepteur) détermina sérieusement cette manière de faire. Abdelkader Alloula qui débuta sa carrière avec des pièces classiques(El Ghoula ou L’ogresse de Rouiched, 1964, Essoultane el Hair ou Le roi inquiet de Tewfik el Hakim et Monnaie d’or de Chu Su Sen, 1967)  et un regard conventionnel entreprit avec Homk Selim(adapté du Journal d’un fou de Gogol) en 1968 une intéressante expérience consistant en une tentative de mettre en forme une sorte de théâtre total, une synthèse de deux structures dramatiques. Ainsi, Alloula cherchait à se libérer des carcans et des normes d’une pratique qui lui semblait en porte à faux avec les besoins d’un public accoutumé à une mise en espace de la parole et à une attentive écoute des péripéties et des rumeurs d’un récit associant humour et situations répétitives.

       Homk Sélim permettait à Alloula d’utiliser certaines techniques du conte et à se familiariser avec la nécessaire théâtralisation de la parole. Sélim devenait une sorte de créateur d’espaces et de temps pluriels, le porteur de signes qu’il convertit dans un autre système. Cette paradoxale réappropriation des signes de l’univers culturel populaire entraîne une autre manière d’appréhender la représentation théâtrale. Le signe théâtral, mouvant, se déplace vers l’instance d’une parole qui favorise les structures figées, fixes. C’est autour de la parole de Sélim que s’organisait le récit et s’articulaient les différents éléments de la représentation scénique. Déjà commençaient à poindre à l’horizon les premiers signes de la contestation de la pratique dramatique conventionnelle. Tout bascula définitivement lors de la présentation de deux pièces écrites et montées collectivement par une équipe du théâtre régional d’Oran (dirigée par Alloula) en 1972 et en 1974. L’auteur s’exprimait ainsi à propos de cette expérience 1:

 

             « Il y a d’abord une expérience qu’on a entamé il y a quelque temps et qui a pour origine un type d’activité qui a longtemps existé dans notre pays : la halqa, le meddah. Toute cette réflexion sur notre patrimoine n’a pu connaître le jour, qu’après la réalisation d’El Meida(la table, pièce qui traite de la nécessité de l’application de la révolution agraire.(…)

              Nous sommes partis à Aurès el Meida(un village situé dans l’Oranie, à l’Ouest de l’Algérie) avec un camion- décor , c’est à dire un décor qui correspond à celui utilisé sur les scènes de théâtre. Parti d’une réflexion théorique, notre travail initial se voyait mis en question sur le terrain. Les spectateurs nous recevaient sur le plateau. Nous jouions en plein air ; nous nous changions en public. Les spectateurs s’asseyaient autour des comédiens, ce qui faisait penser à la halqa(cercle). Cette réalité nous obligeait à supprimer progressivement certains éléments du décor (surtout là où le public nous regardait de dos). Certains spectateurs nous regardaient avec un air hautain. Une attitude gestuelle ou verbale remplaçait tout élément ou objet enlevé. Ala fin de chaque représentation,on ouvrait un débat avec les paysans. »

 

       Deux expériences (Homk Sélim et El Meida) constituèrent donc les éléments centraux autour desquels s’articula toute la réflexion sur la nécessité de transformer l’univers théâtral dominant. Le lieu théâtral, le mode d’agencement du récit, le jeu des comédiens et le dispositif scénique sont autant d’espaces appelés à être remis en question, remodelés et transformés.

 

1-1           La remise en question du lieu théâtral

 

       La question du lieu théâtral demeure le sujet essentiel autour duquel se mobilisent de nombreux hommes de théâtre qui veulent en finir avec un lieu clos qui ne correspondrait pas, selon eux, à la réalité actuelle. Peter Brook parle d’« espace vide », Lucien Attoun de « théâtre ouvert ».  le Living theater occupe la rue. Dans les pays arabes, le marocain, Abdelkrim Berchid(qui a collaboré à un moment donné avec Tayeb Saddiki) utilise le syntagme « théâtral cérémoniel », le libanais Roger Assaf évoque un retour au Hakawati(sorte de conteur), d’autres dramaturges et metteurs en scène comme le syrien Saadallah Wannous, l’égyptien Youssef Idriss, le tunisien Azzedine Madani et bien d’autres empruntèrent cette voie. La scène a l’Italienne est ainsi sérieusement contestée.

       En Algérie, c’est surtout Abdelkader Alloula, fort d’une expérience concrète réalisée dans un village, Aurès el Meida, qui s’insurgea contre un lieu clos qui altère la communication et la rend inefficiente.

       Ainsi, la scène à l’Italienne fut l’objet de très sérieuses contestations et critiques d’autant plus qu’un large public ne s’y reconnaissait pas, favorisant ainsi la remise en question du mode d’agencement conventionnel. Le travail élaboré par Alloula dans Legoual(Les dires), Lejouad(Les généreux) et Litham(Le voile) se heurta naturellement à la question du lieu théâtral. Où jouer ? Telle était la question –clé qui taraudait l’esprit de Alloula qui savait pertinemment qu’interpréter ces textes dans des salles conventionnelles n’apporterait rien de nouveau et neutraliserait tout simplement toutes les possibilités de transformation scénique. La halqa est avant tout un cercle, c’est à dire une forme qui suggère la présence d’une structure circulaire, mais paradoxalement ouverte. Il y a une sorte de transmutation des signes, une entreprise de communication directe qui favorise l’échange pluriel. Le signe se caractérise ici par le mouvement et la circularité.

       L’expérience montra ses limites. Les salles du Théâtre National Algérien(TNA, Alger) ou des théâtres régionaux, fermées et excluant toute possibilité de participation, ne pouvaient correspondre au discours développé par Abdelkader Alloula. Le piège se refermait ainsi tout bonnement sur cette expérience qui se définissait également comme une sorte de continuité de l’entreprise brechtienne. D’ailleurs, Brecht, lui-même, malgré la présence d’un appareillage technique extraordinaire et la disponibilité du Berliner Ensemble, ne réussit pas à réaliser ses desseins, étant prisonnier du primat de l’appareil scénique conventionnel. Alloula s’était mis, à l’instar du dramaturge allemand, à s’interroger sur sa propre expérience et sur ses propres limites. Comment s’en sortir ? Faut-il revoir les instances scénographiques ? Faut-il multiplier les espaces de jeu ? Toutes ces questions posaient essentiellement le problème de l’espace physique de la représentation et de la relation avec le public, univers catalyseur de la plupart des recherches dramatiques et théâtrales. Le rêve de l’auteur était de jouer ses pièces dans des espaces ouverts qui permettraient aux spectateurs de participer au spectacle et d’éviter l’identification factice et l’illustration de l’action. Les marchés populaires et les places publiques séduisaient énormément l’auteur. Ces lieux constituaient les univers privilégiés du conteur populaire. Cette participation du spectateur donnait au signe théâtral une densité et une capacité de mouvement extraordinaires. Le signe était en quelque sorte traversé par de multiples césures et de trous qui étaient comblés par la manifestation physique du spectateur. La scène devient la mise en abyme de tout le spectacle.

       Alloula se résigna malgré lui à transporter le gouwal (conteur) et la halqa dans des scènes à l’Italienne qui étouffaient ainsi la représentation populaire condamnée à obéir à la structure conventionnelle. L’expérience était donc vidée d’une partie de ses éléments fondateurs. Le gouwal opérant dans un espace clos devenait tout simplement un simple comédien du théâtre dit « aristotélicien »1 et perdait certains traits pertinents . On tombait ainsi dans le carcan du théâtre dans le théâtre. On peut parler de réalisations « syncrétiques ».

       Deux structures s’entremêlent, s’entrechoquent et, parfois, se neutralisent. La structure européenne et la structure populaire obéissent à des schèmes particuliers. Chacune d’elles porte et produit ses propres signes et comporte sa propre logique. Ainsi, le fait de déplacer la structure du conte d’un espace ouvert vers un univers clos, c’est condamner celle-ci à obéir aux signes de la représentation conventionnelle.

       Le dispositif scénique, mis en place dans une structure à l’Italienne, ne coincide nullement avec les accessoires « mouvants » du spectacle populaire. D’ailleurs, Alloula découvrit cette réalité lors de la présentation de sa pièce sur la révolution agraire(« El Meida ») dans « un village socialiste ». Les spectateurs, des paysans, entouraient le plateau . Kateb Yacine vécut la même situation dans un village de l’Est Algérien.

       La question du décor est intimement liée à l’instance scénique. Les décors construits par Boukhari Zerrouki, un décorateur algérien qui travailla beaucoup pour Alloula, se caractérisaient par une certaine lourdeur et ne correspondaient donc pas au discours initial de l’auteur. Dans Laalegue(Les sangsues), nous avons affaire à un décor à deux niveaux. Lejouad se caractérise, certes, par la mise en place d’un dispositif simple et plus sobre, mais ne pourrait nullement être admis par le public visé par Alloula. Le problème du décor restait sérieusement posé et marquait la réflexion de l’auteur qui cherchait à l’alléger de manière significative pour pouvoir le déplacer dans les lieux reculés de l’Algérie et communiquer ainsi avec le public souhaité.

 

1-2           L’espace du conteur et le jeu du comédien

 

       Abdelkader Alloula s’intéressait, en premier lieu, aux formes populaires et aux performances de l’acteur. Le gouwal et la halqa étaient les deux structures autour desquelles s’articulaient la recherche et la réflexion de cet auteur qui tenta de transformer radicalement la structure théâtrale. L’intérêt porté pour le conteur n’est nullement une sorte de lecture archéologique de formes populaires dévalorisées et marginalisées, mais une tentative de mettre en œuvre un théâtre total qui donnerait à la parole et au verbe une fonction essentielle, celle de théâtraliser les faits et les actions.

       Le conteur investit toute la représentation, prend en charge les instances spatio-temporelles et répartit les différentes variétés de la parole qui structure les contours immédiats de la scène. Il délimite les lieux de la représentation et esquisse les traits pertinents des personnages. Sa fonction fondamentale est de narrer et de raconter à un public des histoires et des récits qui captivent son attention et qui l’incitent à être partie prenante du procès narratif. Il se confond avec le comédien ou plutôt engendre un double, un personnage syncrétique, ambivalent. Il est à la fois narrateur et acteur. Il raconte tout en jouant. C’est un double regard qu’il porte sur les faits et les choses, du dedans et du dehors. Cette double entreprise suscite une sorte de distance ente le personnage et le comédien, le spectateur et le personnage, la scène et le public. Sirat Boumédiène, un excellent comédien aujourd’hui disparu, interprète souvent dans les pièces de Alloula ce rôle extrêmement dur et complexe. Dans Lejouad, il joue le rôle d’un travailleur de la santé tout en faisant la jonction entre les quatre tableaux qui exposent diverses situations. Djelloul Lef’haimi, ce personnage quelque peu exceptionnel, prend le parti des pauvres en racontant, avec un humour caustique, leurs malheurs tout en portant la blouse blanche d’un simple employé d’hôpital. Djelloul est à la fois un narrateur qui raconte des événements passés et présents et un acteur qui joue sa propre situation. Le conteur met en scène l’acteur qui produit ses propres signes et illustre le discours du narrateur qui utilise la troisième personne avant de transposer sa propre personne dans le corps de l’acteur. Le « je » et le « il » vivent constamment une paradoxale métamorphose et dessinent les contours de l’espace scénique.

       Le théâtre de Alloula présuppose la présence de comédiens talentueux qui connaissent plus ou moins le projet théorique de l’auteur. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’il choisit souvent de travailler avec les mêmes comédiens : Sirat Boumediène, Azzedine Medjoubi, Brahim et Fadéla Hachemaoui, Hamid Rémas, Haïmour, Belkaid, Adar…Dans les trois principales pièces, Sirat est à la fois acteur et conteur, c’est à dire celui qui met en branle les espaces libérateurs de la parole et qui en illustre les contours tout en délimitant l’univers scénique et en provoquant le jeu des comédiens qui font souvent appel à l’expression gestuelle et aux prouesses corporelles. Le gouwal ou le meddah se transformait et épousait graduellement certains traits de l’acteur de type moderne. Il y a une sorte de fusion de deux réalités, de deux personnes qui donnent vie à un personnage, synthèse de deux paroles apparemment différentes. Alloula s’exprimait ainsi1 :

 

             « Nous nous rapprochions graduellement du meddah. Celui-ci est dans la tradition, un personnage seul, solitaire qui raconte une épopée en utilisant la mimique, le geste, la phonation. On refaisait la jonction avec un type d’activité théâtrale interrompue par la colonisation. A partir de là, nous avons pu comprendre le type de théâtre dont a besoin notre peuple, et c’est une chose très importante. »

 

       L’acteur qui devait, en quelque sorte, constituer le centre de la performance spectaculaire était obligé de se familiariser avec l’expérience du conteur populaire et de maîtriser les aspects essentiels du comédien classique. On avait affaire à un incessant va et vient entre deux univers dramatiques, deux expériences dramatiques et deux modes d’agencement narratif. Contrairement à certains metteurs en scène et dramaturges arabes et africains, Alloula n’était nullement séduit par un hypothétique retour aux sources, mais il tentait de développer une expression qui rassemblerait dans une seule attitude dramatique les attributs et les fonctions des deux expériences dramatiques. Il s’expliquait ainsi dans un entretien qu’il nous avait accordé en 1982 2:

 

             « Nous avons dû comprendre, grâce à notre expérience, les multiples fonctions de l’art théâtral qui nous permet d’expliquer plusieurs phénomènes complexes. Nous avons aussi remis en question tout le dispositif scénique. Dans notre travail, Brecht, Piscator et Meyerhold occupent une importante place. Nous ne rejetons aucun acquis scénique. Des hommes comme Allalou, Ksentini et Bachetarzi ont beaucoup donné au théâtre algérien

 

       Sirat Boumédiène prenait en charge le personnage complexe(double) dans la plupart des pièces de Alloula. Il employait gestes et mimiques et jouait, de manière extraordinaire, de son corps. L’expression corporelle occupait une importante place dans le travail des comédiens. Le corps se transformait en un catalyseur de l’action et servait également à délimiter les différents lieux de la représentation. Le personnage- narrateur organisait l’espace, portait et produisait les signes de sa structuration et contribuait à la mise en relation des autres personnages. Il était le centre de l’expérience dramatique et un espace métaphorique. Porteur et producteur d’images, le personnage- narrateur construisait et déconstruisait continuellement l’univers de la représentation, fragmenté et morcelé, mais qui offrait, une fois tous les éléments rassemblés, une certaine unité, une certaine logique et une réelle cohérence. Dans Laalegue(Les sangsues), Azzedine Medjoubi, assassiné en 1994 devant le théâtre national algérien (TNA) par un groupe terroriste, en virtuose, était tantôt acteur, tantôt conteur. Il se dédoublait, faisait et défaisait les divers éléments du récit et construisait- déconstruisait l’univers scénique. Alloula faisait ici appel à plusieurs procédés dramatiques qui paraîtraient contradictoires au premier abord : la distanciation brechtienne, le meddah, le coryphée et des techniques empruntées à la commédia dell’arté. Ce patchwork n’est souvent en fait qu’une sorte de montage syncrétique. La mise en scène, prisonnière du lourd dispositif scénique, reste limitée et parfois sans profondeur et réduit considérablement les mouvements des acteurs. Le décor surélevé, à deux niveaux, ne permet pas souvent de mettre en relief le discours originel de l’auteur ni l’écriture scénique ouverte.

       Comme Gordon Craig, Alloula utilisait les noirs et faisait appel à un jeu de lumières fonctionnant par flaques et mettant en exergue, à l’aide de faisceaux lumineux, les personnages et les situations. Ce passage de l’obscurité à la lumière participe d’une division de l’espace en deux catégories distinctes et antithétiques mettant en scène deux classes sociales opposées. L’éclairage transforme le dispositif, expose de manière graduelle le milieu dramatique et inonde la scène de lignes verticales particulière donnant vie à une atmosphère et à une ambiance feutrée. Alloula articulait toute la disposition matérielle du décor autour de la structure circulaire et des lignes verticales. C’est pour cette raison qu’on peut dire que le travail de l’auteur s’articulait autour de deux structures circulaires, l’une dans l’autre, qui organisaient la représentation et l’univers scénographique. Oublier cette vérité, c’est prendre à contre-pied les désirs et les intentions de cet auteur qui rêvait de la réalisation d’un théâtre total.

       Le conteur est souvent inondé par un faisceau de lumière. Il opère dans un cercle lumineux. L’oxymore obscurité/lumière caractérise le fonctionnement scénique qui fait alterner jeu de pénombres et faisceaux lumineux. Il dit les événements et fait fonctionner le récit.

 

1-3-Les contours du récit

 

       Alloula n’arrêtait pas de chercher à mettre en forme une écriture dramaturgique et scénique qui mettrait en question le mode d’agencement dit « aristotélicien » et qui proposerait une autre manière de construire le récit. L’influence de Bertolt Brecht, de Meyerhold, de Piscator, de la tragédie grecque et de la commedia dell’arte est manifeste. Alloula proposait un texte fragmenté constitué de tableaux complémentaires, paradoxalement autonomes, mais qui concourent à la mise en œuvre du discours théâtral global. On peut parler de mise en abyme ou de théâtre dans le théâtre. Une double circularité dynamique, marquée par une relative transmutation des signes scéniques et une manifestation redondante de faits, de paroles et de situations, caractérisait la représentation. L’expérience concrète de la fréquentation de différentes scènes et de plusieurs publics lui permit de mettre en forme un autre procès narratif et de se familiariser avec les techniques du conte. Ce qui tenait le plus cet auteur, c’était la « nécessaire rupture avec le théâtre aristotélicien »1 :

 

             « La halqa constituait une possibilité dramaturgique susceptible de contribuer à la création de nouveaux rapports représentation/public. Le théâtre amateur, en recourant à l’usage des tableaux dans ses pièces, tente de rompre avec le théâtre aristotélicien qui, d’ailleurs, correspond à un certain discours idéologique.

             Dans le théâtre, le travail sur la voix et sur le corps peut nous aider à accéder à un niveau supérieur d’abstraction. Dans Homk Sélim, je décris à un moment donné du récit, un cafetier. Je suis persuadé que le spectateur le voit, le regarde d’une certaine manière. »

 

       Lejouad, Legoual, El Khobza, Litham et Laalegue fonctionnent par tableaux relativement autonomes, mais l’association de ces séquences donne à voir une unité discursive logique, un ensemble cohérent.  Lejouad est une pièce construite autour de quatre micro- récits, de quatre histoires et de quatre destins exposant la lutte des petites gens contre l’arbitraire et l’exploitation. C’est le personnage, Djelloul L’Fhaïmi (Djelloul l’intelligent), présent dans les quatre tableaux, contribue en quelque sorte à fournir une unité à la suite diégétique. Les quatre micro- récits concourent à déterminer les différentes instances discursives et idéologiques qui marquent le macro- récit. On a l’impression d’être en présence de quatre petits cercles qui alimentent et nourrissent un grand cercle. Laalegue (Les sangsues), texte en quatre séquences, traite de la bureaucratie. Les incursions du meddah magistralement interprété par Azzedine Medjoubi) permettent d’assurer les nécessaires transitions entre les quatre tableaux.

       Alloula emprunte à Bertolt Brecht un certain nombre de procédés qui fournissent à l’œuvre sa cohérence et sa logique. L’effet de distanciation, un élément présent dans les techniques narratives du conte, investit la représentation. Il est souvent pris en charge par le chant(rai ou oranais), les récitations et les commentaires. Le récit voit ses « trous » comblés par les élans narratifs du comédien qui porte les oripeaux du conteur. Les chansons et les complaintes organisent le récit, ponctuent les différentes séquences et apportent de nouvelles informations.

       Le mode d’agencement fragmenté, saccadé et discontinu incite les comédiens à s’auto- citer et à remettre en question leur propre personnage. Le signe théâtral, marqué par des ruptures successives, est l’espace de toutes ces contorsions et ces discontinuités. Il pousse également le spectateur à prendre du recul par rapport au spectacle et à entamer une réflexion critique. Concrètement, le processus d’identification n’est nullement absent de la représentation. Il caractérise la relation public/scène. Comme Brecht, Alloula échoua dans sa tentative d’annihiler la relation cathartique et de mettre un terme au pouvoir mythique de l’illusion. Déjà, le lieu théâtral, lui-même, contribue grandement à ce processus d’identification qui ne peut être écarté de la relation liant scène- public, personnage- spectateur. Même la commedia dell’arte, qu’affectionnait spécialement Alloula, perdit ses attributs et ses qualités originelles, dès lors qu’on l’avait déplacée de son espace initial, la foire et le carnaval vers la scène close. Même les techniques du récit s’en trouvèrent modifiées ou plutôt transfigurées. La mise en scène de la pièce de Carlo Goldoni, Arlequin, valet de deux maîtres au théâtre régional d’Oran montrait les limites de cette expérience, pas très éloignée du schéma originel de la commédia dell’arté. Ainsi se dévoilaient les pièges contre lesquels s’était heurté l’auteur.

       La parole articulait toute la représentation et démultipliait les instances temporelles et spatiales. Elle construisait et déconstruisait les différentes intrigues qui caractérisait l’itinéraire diégétique et permettait aux personnages de se mouvoir dans des univers et des espaces parfois teintés de merveilleux et de fantastique. Le verbe fournissait à la pièce une structure circulaire, répétitive, marquée par l’émergence de nombreuses redondances et favorisait la mise en circulation (en rotation) de plusieurs plans spatio-temporels et la manifestation de signes investis de marques de discontinuité. Différents temps et de nombreux espaces s’interpellaient, s’interpénétraient, s’entrecroisaient alimentant la performance spectaculaire de multiples lieux d’articulation. L’auteur disait justement dans un de ses entretiens que l’un de ses objectifs était « d’esthétiser le mot, d’induire la théâtralité dans le verbe, le dire ». Le verbese muait en action. Ce n’est nullement pour rien qu’une des pièces essentielles s’intitulait Lagoual (Les dires). Parler, dans ce théâtre, c’est dire. La parole, porteuse et productrice de sens, faisait corps avec l’acteur et mettait en œuvre le dispositif scénique, le jeu des éclairages et les tensions des personnages.

       Alloula recourut à deux catégories esthétiques, certes, apparemment dissemblables, mais complémentaires, directement puisées dans la structure circulaire du conte et les traces de l’expérience brechtienne et de la commedia dell’arte. Le conteur se voyait doté d’une fonction d’animateur et de catalyseur des actions et des mouvements des personnages. Narrateur et narrataire à la fois, il détermine les lieux d’énonciation et prend en charge tous les éléments du récit.

 

1-4-Les exigences de la réception

 

       L’élément fondamental qui caractérisait les différentes recherches de Abdelkader Alloula était représenté par le public. Ce fut d’ailleurs, une expérience concrète avec un public paysan lors de la présentation de sa pièce El Meida (La table basse) en 1972 dans un village du même nom dans l’Ouest Algérien qui le poussa à repenser sa vision du théâtre et à entreprendre une réflexion, à l’origine de la réalisation de pièces comme Legoual, Lejouad et Litham. IL avait, à l’époque, constaté que le public entourait le plateau, ce qui incita les comédiens et les machinistes à supprimer graduellement les éléments du décor et à laisser l’espace vide. El Meida constitua un sérieux tournant dans le travail de Abdelkader Alloula.

       Le lieu théâtral, clos, de la salle à l’italienne, commençait à être remis en question. Les spectateurs de ce village reculé de l’ouest algérien, Aurès El Meïda, démystifièrent en quelque sorte cet espace qui finit par étouffer toute nouvelle possibilité d’expression. On se sentait à l’étroit. Alloula était donc à la quête d’un lieu qui conviendrait à son public- cible et qui l’aiderait à poser les problèmes sociaux et politiques du moment.

       Le public était l’élément central de la quête de Alloula. Il déterminait les lieux de la recherche et définissait les contours de l’univers scénique.  L’introduction du chant populaire et de la forme populaire, la halqa, obéissait à un besoin de communiquer avec un large public qui serait allergique à l’expression théâtrale. Il voulait donc attirer les spectateurs en employant des structures qui leur étaient familières.

       Mais Alloula réussit-il à réaliser son vœu, c’est-à-dire attirer le public populaire ? Le problème de la réception reste encore sérieusement posé dans les sociétés arabes d’autant plus que les publics de la campagne et de la ville sont différents et obéissent à des schèmes fondamentalement distincts, voire opposés. Les deux univers ne semblent pas avoir les mêmes besoins. Les habitants de la ville, souvent nourris de culture européenne et de certains attributs de la culture dite traditionnelle seraient réfractaire à un type de théâtre qui privilégierait la parole au détriment de l’image. Ce qui ne semble pas être le cas du public rural, si l’on en juge par les expériences de Abdelkader Alloula et de Kateb Yacine, qui favoriserait l’écoute et l’expression orale. L’attitude syncrétique marquée par la paradoxale rencontre de deux entités culturelles détermine largement le fonctionnement du public et brouille la relation entre la représentation théâtrale et les publics.

       Il n’existe pas un seul, mais plusieurs publics. Pour Alloula,  la halqa constituerait une possibilité dramaturgique susceptible de contribuer à l’émergence de nouveaux rapports scène/public(s). L’absence de travaux sérieux sur la sociologie du public et le mouvement social rend toute entreprise de redéfinition de la relation scène/public(s) extrêmement aléatoire.

 

 



1 Entretien réalisé par l’auteur avec Abdelkader Alloula en 1982.

1 Alloula reprend souvent cette idée de l’établissement d’un théâtre non aristotélicien, cher à Brecht. Nous la contestons dans la mesure où le théâtre en Europe a toujours connu des ruptures et des éléments de continuité qui favorisent une certaine diversité que Brecht mésestime. Le théâtre de Brecht n’est, selon nous, qu’une expérience, parmi tant d’autres, qui contribue, certes, au changement de certains éléments du système théâtral, mais qui reprend les mêmes structures.

1 Entretien de l’auteur avec Alloula, 1982, déjà cité.

2 Ibidem

1 Op.Cit, Entretien avec Alloula.


 
 



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