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Les Palestiniens assiégés

Par Edward Said

 

Palestinians under Siege, article paru le 14 décembre 2000 dans la London Review of  Books, Vol 22, No 24.

 

Edward Said enseigne à l'université de Columbia (États-Unis). Il voudrait remercier  Shifra Stern, Ali Abunimah, Andrew Rubin, Moustapha Barghouti, Ibrahim  Abu-Lughod, Linda Butler, Sara Roy, Raji Sourani, Noam Chomsky et Jeffrey Aronson  pour leur aide sur cet article. Son livre Reflections on Exile [Réflexions sur l'exil] doit  paraître début 2001 chez Granta au Royaume Uni et chez Harvard aux États-Unis.

 

 

                          Cet article fait référence à plusieurs cartes

 

La situation actuelle à Hébron, avec la ville arabe dominée par les colonies israéliennes  La succession des transferts par Israël de territoires de Cisjordanie sous autonomie palestinienne, entre 1994 et 1999  La Cisjordanie après le second redéploiement israélien en mars 2000  Le statut démographique actuel de Jérusalem-Est  Les expropriations de terres à Jérusalem-Est entre 1967 et 1999

 

                Le 29 septembre, le lendemain du jour où Ariel Sharon, escorté d'un millier de policiers et soldats   israéliens, a arpenté le Haram al-Sharif (le «Noble Sanctuaire») à Jérusalem dans un geste visant à  affirmer ses droits en tant qu'Israélien de visiter le lieu saint Musulman, une conflagration a commencé, qui se poursuit alors que j'écris ces lignes fin novembre. Sharon lui-même est impénitent, blâmant l'Autorité Palestinienne pour une «incitation délibérée» contre Israël «en tant que forte démocratie», dont les Palestiniens souhaiteraient changer «le caractère Juif et démocratique». Il est  allé a Haram al-Sharif, a-t-il écrit dans le Wall Street Journal quelques jours après, «pour inspecter  et constater que la liberté de culte et le libre accès au Mont du Temple sont accordés à chacun». Mais il n'a pas mentionné son immense entourage armé, ni le fait que l'endroit était bouclé avant, pendant et après sa visite, ce qui assure à peine la liberté d'accès. Il a également omis de parler de la conséquence de sa visite: le 29, l'armée israélienne a abattu huit Palestiniens. Ce que tout le monde a ignoré, de plus, est que les autochtones d'un lieu sous occupation militaire - ce qui est le cas de  Jérusalem-Est depuis son annexion par Israël en 1967 - sont autorisés par la loi internationale à  résister par tous les moyens possibles. De plus, deux des plus anciens et plus importants lieux  saints musulmans du monde, datant d'environ 1500 ans, sont supposés, d'après les archéologues, avoir été construits sur le site du Mont du Temple - une convergence de sites religieux qu'une visite  provocatrice d'un général israélien extrémiste n'allait jamais aider à régler. Un général, c'est aussi bien de le rappeler, qui avait joué un rôle dans de nombreuses atrocités remontant aux années 50, et   incluant Sabra, Chatila, Qibya et Gaza.

         D'après l'Union of Palestinian Medical Relief Committees [Union des Comités Palestiniens de Soin  Médical], à partir de début novembre, 170 personnes avaient été tuées, 6.000 blessées: ces chiffres n'incluent pas 14 morts israéliens (dont huit soldats) et un nombre de blessés un peu plus élevé. Parmi les morts palestiniens, il faut compter au moins 22 garçons de moins de 15 ans, dit l'organisation israélienne B'tselem, 13 Palestiniens citoyens d'Israël, tués par la police israélienne  lors de manifestations en Israël. Les organisations Amnesty International et Human Rights Watch ont toutes deux émis de sévères condamnations d'Israël pour un usage disproportionné de la violence contre les civils. Amnesty a publié un rapport détaillant la persécution, la torture et l'arrêt illégal d'enfants arabes en Israël et à Jérusalem. Certains journaux de la presse israélienne ont été  considérablement plus francs et honnêtes dans leurs rapports et commentaires sur les événements que les médias américains et européens. Dans Ha'Aretz, le 12 novembre, Gideon Levy notait avec effroi que la plupart des quelques membres arabes de la Knesset avaient été punis pour avoirobjecté contre la politique d'Israël envers les Palestiniens: certains ont été vidés des comités de  travail, d'autres sont en procès, d'autres sont encore interrogés par la police. Tout ceci, conclut-il, fait partie du «processus de démonisation et délégitimisation conduit contre les Palestiniens» d'Israël et des Territoires Occupés.

         «Une vie normale», telle qu'elle l'était pour les Palestiniens vivants en Cisjordanie et dans la bande  de Gaza, occupées, est maintenant impossible. Même les trois cent et quelques Palestiniens, qui avaient droit à la liberté de mouvement et à d'autres privilèges de VIP d'après les termes du  processus de paix, ont maintenant perdu ces avantages. Comme le reste des trois millions et, quelques personnes qui endurent de double fardeau de l'Autorité Palestinienne et de l'occupation  israélienne - sans parler de la brutalité des milliers de colons israéliens, dont certains agissent comme des miliciens terrorisant les villages palestiniens et des grandes villes comme Hébron - ils sont soumis aux blocus, encerclements et routes barricadées, qui ont rendu tout mouvement  impossible. Même Yasser Arafat doit demander la permission pour entrer ou sortir de Cisjordanie ou de Gaza, où son aéroport est ouvert ou fermé selon le bon vouloir des Israéliens, et où son quartier  général a été bombardé par des missiles tirés d'un hélicoptère lors d'un raid punitif. De même, le flux de marchandises vers et hors des Territoires s'est arrêté. D'après le UN Special Co-0rdinator's Office in the Occupied Territories [Bureau spécial des Coordinateurs dans les Territoires Occupés des Nations Unies], le commerce avec Israël représente 79,8% des transactions commerciales  palestiniennes, et le commerce avec la Jordanie, pays suivant, représente 2,39%. Que ce chiffre soit  si faible est directement dû au contrôle israélien de la frontière de la Palestine avec la Jordanie (en  plus du contrôle de ses frontières avec la Syrie, le Liban et l'Égypte). Avec Israël fermé, l'économie  palestinienne perd donc 19,5 millions de dollars par jour en moyenne - ce qui représente déjà trois fois l'aide totale perçue pendant les six premiers mois de cette année. Pour une population qui continue à dépendre de l'économie israélienne - grâce aux accords économiques signés par l'OLP à Oslo - c'est une très dure épreuve.

         Ce qui n'a pas ralenti, c'est le taux de construction de colonies israéliennes. Au contraire, selon le rapport officiel sur les colonies israéliennes dans les Territoires Occupés (RISOT), ce taux a presque doublé au cours des dernières années. Le rapport ajoute que «1.924 unités de colonies ont été commencées» depuis le début du régime «en faveur de la paix» d'Ehud Barak en juillet 1999 - et de surcroît, il faut ajouter le programme toujours en cours de construction de routes et d'expropriations dans ce même but, ainsi que la dégradation des terres agricoles palestiniennes par l'armée et les colons. Le Centre for Human Rights [centre pour les droits de l'homme] basé à Gaza a documenté le «nettoyage» des champs d'oliviers et cultures maraîchères par l'armée israélienne (ou, comme elle  préfère se faire connaître, la Force de Défense Israélienne - IDF) près de la frontière à Rafah, par  exemple, et sur chaque bord du bloc de colonie de Gush Katif. Gush Katif est une zone de Gaza - environ 40% - occupée par quelques milliers de colons, qui peuvent arroser leur pelouse et remplir  leur piscine, pendant que le million d'habitants palestiniens de la bande (dont 800.000 sont réfugiés de l'ancienne Palestine) vivent dans une zone désertique, sans eau. En fait, Israël contrôle l'ensemble de l'alimentation en eau des Territoires Occupés, et en accorde 80% aux besoins  personnels de ses citoyens juifs, rationnant le reste de la population palestinienne: ce problème n'a jamais été discuté sérieusement pendant le processus de paix d'Oslo.

         Que dire de ce processus de paix que l'on a tant vanté ? Qu'a-t-il accompli et pourquoi, si ce fut en  réalité un processus de paix, alors que les conditions de vie misérables des Palestiniens et les pertes  de vie sont devenues tellement pires qu'avant la signature des accords d'Oslo en septembre 1993?  Et pourquoi, comme le remarque le New York Times le 5 novembre, est-ce que «le paysage         palestinien est maintenant orné des ruines de projets qui avaient été fondés sur une intégration pacifique»? Et qu'est ce que ça veut dire, de parler de paix, si les troupes israéliennes et les colonies sont encore présentes en si grand nombre? Encore selon RISOT, 110.000 Juifs vivaient dans des colonies illégales à Gaza et en Cisjordanie avant Oslo; ce chiffre s'est depuis élevé à 195.000, sans compter les Juifs - plus de 150.000 - qui ont pris résidence dans la Jérusalem-Est arabe. Est-ce que tout le monde a été dupé ou bien est-ce que la rhétorique de la «paix» a été, par essence, une gigantesque fraude? Quelques réponses à ces questions se trouvent enterrées au c?ur même des documents signes par les deux parties sous les auspices américaines, documents restés non lus, sauf par la petite poignée de personnes qui les ont négociés. D'autres réponses sont simplement ignorées par les médias et les gouvernements, dont le travail, cela apparaît maintenant, était de mettre la pression avec une information désastreuse, des politiques d'investissement et de mise au pas, sans prendre en compte les horreurs qui se passaient sur le terrain. Très peu de gens, moi y  compris, ont essayé de faire la chronique ce qui se passait, depuis la reddition palestinienne initiale à Oslo jusqu'à maintenant, mais en comparaison avec les médias dominants et les gouvernements, sans mentionner les rapports de statut et les recommandations émis par les énormes agences de fond comme la Banque Mondiale, l'Union Européenne et de nombreuses fondations privées - qui ont coopéré avec la supercherie, nos voix n'ont eu qu'un effet négligeable, sauf, malheureusement, comme prophétie.

         Les perturbations de ces dernières semaines ne sont pas restées confinées en Israël et en Palestine.  L'étalage de sentiments anti-américain et anti-israélien dans les mondes arabes et islamiques sont  comparables à ceux de 1967. Des gens en colère manifestent chaque jour dans les rues au Caire, à  Damas, à Casablanca, à Tunis, à Beyrouth, et au Koweït. Des millions de personnes ont exprimé leur  soutien à l'Intifada d'al-Aqsa, comme elle s'est fait appeler, ainsi que leur horreur face à la  soumission de leurs gouvernements. Le sommet arabe du Caire a produit les habituelles dénonciations d'Israël, et quelques dollars de plus pour l'Autorité d'Arafat, mais même la protestation diplomatique minimale - le rappel des ambassadeurs - n'a été réalisée par aucun des  participants. Le lendemain du Sommet, Abdullah de Jordanie, qui a fait ses études aux États-Unis et dont la connaissance en arabe aurait progressé jusqu'au niveau du secondaire, s'est envolé vers  Washington pour signer un accord commercial avec les États-Unis, le principal partisan d'Israël. Après six semaines de turbulence, Moubarak a retiré à contrec?ur son ambassadeur de Tel-Aviv, mais comme il dépend beaucoup des deux milliards de dollars que l'Égypte reçoit annuellement des   États-Unis, il n'ira vraisemblablement pas plus loin. Comme les autres dirigeants du monde arabe, il a  aussi besoin des États-Unis pour le protéger contre son peuple. Pendant ce temps, la colère, l'humiliation et la frustration des Arabes s'accumulent, que ce soit parce que leurs régimes sont si         peu démocratiques et si impopulaires, ou parce que les bases - emploi, revenu, nourriture, santé, éducation, infrastructures - sont tombées sous le niveau de tolérance. Les appels à l'Islam et les expressions généralisées d'indignation tiennent lieu de sens civique et de démocratie participative. Ceci est de mauvais augure pour l'avenir des Arabes comme pour celui d'Israël.

         Pendant ces 25 dernières années dans le monde des affaires étrangères, on disait que la cause  palestinienne était morte, que le panarabisme était un mirage, et que les dirigeants arabes, la plupart discrédités, avaient accepté Israël et les États-Unis comme partenaires, et, comme moyen de se débarrasser de leur nationalisme, s'étaient satisfaits de la panacée de la dérégulation d'une économie         mondiale, dont le premier prophète dans le monde arabe fut Anouar Al-Sadate, et dont le héraut  influent fut le chroniqueur du New York Times et expert du Moyen Orient Thomas Friedman. En octobre dernier, après sept ans de chroniques chantant les louanges du processus de paix, Friedman s'est retrouvé à Ramallah, sous le siège (et sous le feu) de l'armée israélienne. «La propagande israélienne selon laquelle les Palestiniens se gouvernent eux-mêmes est un parfait  non-sens», annonça-t-il. «Bien sur, les Palestiniens contrôlent leurs propres villes, mais les  Israéliens contrôlent toutes les routes reliant ces villes, et par conséquent tous leurs mouvements.  La confiscation israélienne de territoire palestinien pour augmenter les colonies continue à ce jour - sept ans après Oslo.» Il conclut que seul «un État palestinien à Gaza et en Cisjordanie» peut   apporter la paix, mais il ne dit rien quelle sorte d'État cela serait. Et il ne dit rien non plus de la fin de l'occupation militaire, mais les documents d'Oslo non plus. Pourquoi Friedman n'a jamais discuté de  cela dans les milliers de chroniques qu'il a publiées depuis septembre 1993, et pourquoi, même maintenant, il ne dit pas que les événements actuels sont le résultat logique d'Oslo, cela défie le bon  sens, mais c'est typique de la fausse ingénuité qui entoure ce sujet.

         L'optimisme de ceux qui ont pris sur eux d'assurer que la misère des Palestiniens était tenue hors de l'actualité semble avoir disparu dans un nuage de poussière, avec la «paix» pour laquelle les États-Unis et Israël ont travaillé si dur, dans leurs propres intérêts étroits. En même temps, le vieux cadre qui a survécu à la guerre froide s'écroule lentement avec le vieillissement des dirigeants  arabes, sans successeurs viables en vue. Moubarak a même refusé de nommer un vice-président,  Arafat n'a pas de successeur clair, dans les républiques Ba'ath «démocratiques socialistes» d'Iraq et  de Syrie, et dans le royaume de Jordanie, les fils ont succédé (ou vont succéder ) aux pères, sans couvrir le processus d'autocratie dynastique du moindre voile pudique de légitimité. Un tournant a été atteint, cependant, et pour cela, l'Intifada palestinienne est un marqueur significatif. Car non seulement c'est une rébellion anti-coloniale, de la même sorte de celles qu'on a vues périodiquement à Sétif, Sharpeville, Soweto et ailleurs, mais c'est un autre exemple du mécontentement général de l'ordre mondial (économique et politique) après la guerre froide, mécontentement qui s'est déjà manifesté à Seattle et à Prague. La plupart des musulmans dans le monde voient cette révolte comme un morceau d'un plus grand tableau, qui inclut Sarajevo, Mogadiscio, Bagdad sous les sanctions menées par les États-Unis, et la Tchétchénie. Ce qui doit être clair pour chaque dirigeant, y compris Clinton et Barak, c'est que la période de stabilité, garantie         par la dominance tripartite d'Israël, des États-Unis et des régimes arabes locaux, est maintenant  menacée par des forces populaires d'ampleur inconnue, de direction inconnue, et de vision confuse.Quelle que soit la forme qu'elles prendront finalement, à elles appartiendra une culture non officielle des gens dépossédés, réduits au silence et méprisés. Très vraisemblablement, aussi, cette forme portera en soi les distorsions d'années de politique officielle passée.

         En même temps, il est juste d'affirmer que la plupart des gens entendant des phrases telles que «les parties sont en train de négocier» ou «retournons à la table de négociation» ou «vous êtes mon partenaire de paix» ont fait l'hypothèse qu'il y a une parité entre les Palestiniens et Israéliens et que,  grâce aux âmes courageuses de chaque côté qui se rencontrèrent secrètement à Oslo, les deux parties ont enfin réglé les questions qui les «divisaient», comme si chacun avait un morceau de  terre, un territoire à partir duquel il ferait face à l'autre. Ceci est sérieusement trompeur, de façon vraiment machiavélique. En fait, la disproportion entre les deux antagonistes est immense, en terme  de territoires qu'ils contrôlent et d'armes dont ils disposent. Des rapports biaisés déguisent l'étendue de la disparité. Considérez ce qui suit: citant une étude menée par l'Anti-Defamation League [Ligue Anti-diffamation] sur les éditoriaux publiés dans la presse dominante aux États-Unis, Ha'Aretz, le 25 octobre, a trouvé une «forme de soutien» en faveur d'Israël dans 67 éditoriaux, 17 donnant une «analyse équilibrée», et 9 seulement «exprimant des critiques contre les dirigeants  israéliens (en particulier Ariel Sharon) accusés d'être responsables de la conflagration». En novembre, FAIR (Fairness and Accuracy in Reporting, Équité et exactitude dans les comptes-rendus) a remarqué que sur les 99 histoires sur l'Intifada diffusées par les trois principaux  réseaux américains entre le 28 septembre et le 2 novembre, seules quatre ont fait référence aux «Territoires Occupés». Le même rapport attire l'attention sur des phrases telles que «Israël...se sentant encore isolé et assiégé», «les soldats israéliens soumis à des attaques quotidiennes» et, dans une confrontation où des soldats ont dû reculer, «les Israéliens ont capitulé et rendu du territoire face à la violence palestinienne». Des formulations très partiales de ce genre sont infiltrées dans le réseau de commentaires sur les actualités, obscurcissant les faits sur le déséquilibre militaire et sur l'occupation: les Forces de Défense Israéliennes ont utilisé des tanks, des hélicoptères  d'assaut Cobra et Apache fournis par les Américains et les Britanniques, des missiles, des mortiers, de l'artillerie lourde; les Palestiniens n'ont aucune de ces choses.

         Le New York Times a publié un seul éditorial écrit par un Palestinien ou un Arabe (qui se trouve être un partisan d'Oslo), dans une tempête de commentaires éditoriaux en faveur des positions  américaines et israéliennes; le Wall Street Journal n'a pas publié de tels articles, ni le Washington Post. Le 12 novembre, l'un des programmes télévisés les plus populaires aux États-Unis, les Soixante Minutes de CBS, a diffusé une séquence qui semblait être conçue pour laisser à l'armée  israélienne «prouver» que le meurtre de Mohammad al-Dura, 12 ans, l'icône de la souffrance  palestinienne, était une mise en scène de l'Autorité Palestinienne. L'Autorité, ont-ils dit, avait planté  le père du garçon devant les positions armées israéliennes, et déplacé l'équipe de télévision française qui a enregistré le meurtre vers une position voisine - tout ceci pour prouver une position  idéologique. [NDLT: cette «contre-enquête» de l'armée israélienne a été diffusée sur France 2 début  décembre].

         La mauvaise représentation a rendu presque impossible pour le public américain de comprendre les bases géographiques des événements, et ceci dans la plus géographique des controverses. Personne ne peut suivre, ni, plus important, retenir une image de plus en plus précise des dispositions obscures qui ont pris corps sur le terrain, le résultat des négociations les plus secrètes entre Israël et une équipe palestinienne désorganisée, pré-moderne et tragiquement incompétente, sous la coupe d'Arafat. De façon cruciale, les résolutions pertinentes du Conseil de Sécurité des Nations Unies - 242 et 338 - sont maintenant oubliées, ayant été marginalisées par Israël et les États-Unis. Ces deux résolutions stipulent sans équivoque que les terres acquises par Israël à la suite de la guerre de 1967 doivent être rendues en échange de la paix. Le processus d'Oslo a commencé en consignant effectivement ces résolutions à la poubelle - et ainsi ce fut beaucoup plus facile, après l'échec de Camp David en juillet dernier, de prétendre comme l'ont fait Barak et Clinton que c'étaient les Palestiniens, les responsables de cette impasse, plutôt que les Israéliens dont la, position reste que les territoires de 1967 ne doivent pas être rendus. La presse américaine a fait référence encore et toujours à l'offre «généreuse» de Barak et à sa volonté de céder aux Palestiniens une partie de Jérusalem-Est, plus quelque chose entre 90 et 94% de la Cisjordanie. Cependant, personne dans la presse américaine ou européenne n'a établi précisément ce qui devait être «concédé», ou plutôt, de quel territoire de la Cisjordanie il «offrait» 90%. Tout ceci était un chimérique non-sens, comme Tanya Reinhart l'a montré dans Yediot Aharanot, le plus grand quotidien israélien. Dans son article intitulé «La fraude de Camp David» (13 juillet), elle écrit qu'on  offrait aux Palestiniens 50% de la Cisjordanie en cantons séparés, 10% devaient être annexés par  Israël, et pas moins de 40% laissés «en débat», euphémisme utilisé pour poursuite du contrôle israélien. Si vous annexez 10%, refusez (comme Barak l'a fait) de démanteler ou stopper les colonies, refusez encore et toujours de revenir aux frontières de 1967 ou de rendre Jérusalem-Est, en décidant  en même temps de tenir des régions entières comme la vallée du Jourdain, et ainsi d'encercler  complètement les territoires palestiniens de façon à ne leur laisser de frontières avec aucun état sauf Israël, tout en conservant les fameuses routes de «contournement» et leurs zones adjacentes, les  fameux «90%» sont rapidement réduits à quelque chose comme 50-60%, dont la plus grande partie est laissée à des discussions ultérieures pour un futur très lointain. Après tout, même le dernier redéploiement israélien, accepté aux réunions de Wye River Plantation en 1998 et confirmé à Charm el Cheikh en 1999, n'a toujours pas eu lieu. Cela suppose de répéter, bien sûr, qu'Israël est encore le seul État dans le monde sans aucune frontière déclarée officiellement. Et si nous regardons les 50-60% en terme de Palestine historique, cela s'élève à 12% du pays dont les Palestiniens furent chassés en 1948. Les Israéliens parlent de «concéder» ces territoires. Mais ces territoires furent  conquis, et au sens strict, l'offre de Barak signifierait seulement qu'ils soient rendus, et nullement dans leur totalité.

         Tout d'abord, quelques faits. En 1948 Israël a pris la plus grande partie de ce qui fut la Palestine du  Mandat, ou Palestine historique, détruisant et dépeuplant 531 villages arabes dans le processus. Les deux tiers de la population furent chassés: ce sont les quatre millions de réfugiés d'aujourd'hui. La Cisjordanie et Gaza, cependant, allèrent à la Jordanie et à l'Égypte respectivement. Ces deux  territoires furent ensuite perdus au bénéfice d'Israël et restent sous son contrôle jusqu'à ce jour, sauf quelques zones qui opèrent sous une «autonomie» palestinienne très circonscrite. La taille et le  contour de ces zones furent décidés unilatéralement par Israël, comme le spécifie le processus d'Oslo. Très peu de gens réalisent que, même d'après les termes d'Oslo, les zones palestiniennes qui ont cette autonomie ne jouissent pas de la souveraineté: celle-ci ne peut être décidée que dans les Négociations sur le Statut Final. En d'autres termes, Israël a pris 78% de la Palestine en 1948 et les 22% restant en 1967. Seuls ces 22% sont actuellement en question, et cela sans compter  Jérusalem-Est (des 19.000 dunums, les Juifs en possédaient 4.830 et les Arabes 11.190, le reste  apparentant à l'État; voir note 1) qu'Arafat a entièrement cédée par avance à Israël à Camp David.

      Quelles terres, alors, Israël a-t-il rendues jusqu'à maintenant ? Il est impossible de le détailler   directement - structurellement impossible. C'est un trait du malin génie d'Oslo que même les  «concessions» d'Israël étaient si lourdement encombrées de conditions, de qualifications et d'implications - comme l'un de ces états sans cesse différés et physiquement inaccessibles dans un  roman de Jane Austen - que les Palestiniens ne pouvaient sentir qu'ils jouissaient de la moindre  autodétermination. D'autre part, ces terres pouvaient être décrites comme des concessions, rendant  possible à chacun (y compris les dirigeants palestiniens) de dire que certaines parties du territoire  sont maintenant (principalement) sous contrôle palestinien. C'est la carte géographique du processus de paix qui montre de la façon la plus dramatique les distorsions qui ont été construites et systématiquement déguisées dans les discours de paix et négociations bilatérales. Ironiquement, dans aucun des dizaines de rapports d'actualités publiés ou diffusés depuis le début de la crise, une  carte n'a été fournie pour aider à expliquer pourquoi le conflit a atteint un tel degré. La stratégie d'Oslo fut de rediviser et subdiviser un territoire palestinien déjà divisé en trois  sous-zones, A, B et C, et ceci de façon entièrement imaginée et contrôlée par le côté israélien  puisque, comme je l'ai déjà signalé depuis des années, les Palestiniens eux-mêmes n'avaient pas de carte jusqu'à récemment. Ils n'avaient pas de carte à eux, détaillée, à Oslo; ni, c'est incroyable, de personne suffisamment familière avec la géographie des Territoires Occupés dans leur équipe de négociation pour contester les décisions, ou fournir d'autres plans. D'où les arrangements bizarres pour subdiviser Hébron, après le massacre en 1994 de 29 Palestiniens à la mosquée Horahimi par Baruch Goldstein - mesures prises pour «protéger» les colons, pas les Palestiniens. La carte 1 montre ici le c?ur de la ville arabe d'Hébron (120.000 habitants) - dont 20% est en fait sous le contrôle d'environ 400 colons juifs, soit 0,03% de la population, protégés par l'armée israélienne. La carte 2 montre le premier de ce qui voulait être une série de retraits israéliens, réalisé dans des zones largement séparées - c'est à dire non contiguës. Gaza est séparée de Jéricho par des kilomètres de territoire tenu par les Israéliens, mais toutes deux appartiennent à la zone A autonome, zone limitée à 1,1% du territoire de Cisjordanie. La zone A est beaucoup plus importante à Gaza, parce  qu'avec ses terres arides et ses masses surpeuplées et rebelles, Gaza a toujours été considérée comme une gêne par l'occupation israélienne, qui fut heureuse de se débarrasser de tout, sauf des terres arables en son c?ur, des colonies gardées jusqu'à maintenant par Israël le long du port, et des frontières, entrées et sorties.

         Les cartes 2, 3 et 4 montrent le rythme d'escargot avec lequel l'infortunée Autorité Palestinienne a eu l'autorisation de prendre la direction des centres largement peuplés (Zone A). Israël a permis à l'Autorité d'aider à maintenir l'ordre dans la zone B, zone des principaux villages, à côté desquels des colonies sont constamment en construction. Malgré les patrouilles communes d'officiers palestiniens et israéliens, Israël tenait entre ses mains en réalité toute la sécurité de la zone B. Dans la zone C elle a gardé tous les territoires pour elle, 60% de la Cisjordanie, de façon à construire plus de colonies, ouvrir plus de routes, et établir des zones militaires, tout ce qui - pour reprendre les  termes de Jeff Halper - avait pour but d'établir une matrice de contrôle de laquelle les Palestiniens ne se libéreraient jamais (voir note 2).

         Un coup d'?il à l'une de ces cartes révèle que non seulement les différentes parties de la zone A sont  séparées les unes des autres, mais qu'elles sont entourées par la zone B, et plus important, par la zone C. En d'autres termes, les fermetures et encerclements qui ont transformé les zones  palestiniennes en places assiégées sur la carte ont été en gestation depuis longtemps et, ce qui est pire, l'Autorité Palestinienne y a concouru en approuvant tous les documents pertinents depuis 1994. En octobre, Amira Hass, la correspondante de Ha'Aretz dans les territoires palestiniens, a écrit qu'en 1993, les deux parties se sont mises d'accord sur une période de cinq ans pour achever le nouveau déploiement et les négociations sur un accord final. La direction palestinienne a accepté encore et toujours d'étendre sa période d'essai, à l'ombre des attaques terroristes du Hamas et des  élections israéliennes. La «stratégie de paix» et la tactique du gradualisme adoptée par la direction étaient au début soutenues par la plupart des Palestiniens, qui avaient grand besoin de normalité - et, j'aurais pensé, d'une réelle fin de l'occupation qui, je le répète, n'était nulle part mentionnée dans aucun des documents d'Oslo. Amira Hass continue: Le Fatah (le principal parti de l'OLP) était le pivot qui soutenait le concept du relâchement progressif du joug de l'occupation militaire. Ses membres étaient ceux qui suivaient les mouvements de l'opposition palestinienne, arrêtaient les suspects dont les noms leur étaient donnés par Israël, et emprisonnaient les signataires de manifestes revendiquant qu'Israël n'avait aucune intention d'annuler sa domination de la nation palestinienne. Les avantages personnels gagnés par certains de ces membres du Fatah ne suffisent pas à expliquer leur soutien au processus: pendant longtemps, ils ont vraiment cru, sincèrement, que c'était la voie vers l'indépendance.

         Par «avantages», Hass veut parler des privilèges des VIP que j'ai mentionnés plus haut. Mais ensuite, comme elle le signale, ces hommes aussi étaient des membres de la «nation palestinienne», avec épouses, enfants et parents qui souffraient des conséquences de l'occupation israélienne, et ils furent obligés, à un certain point, de se demander si soutenir le processus de paix ne signifiait  pas aussi soutenir l'occupation. Elle conclut: Plus de sept ans ont passé, et Israël a le contrôle administratif et policier de 61,2% de la Cisjordanie, et de 20% de Gaza (Zone C), et de plus le contrôle policier sur 26,8% de Cisjordanie (Zone B).

         Ce contrôle est ce qui a permis à Israël de doubler le nombre de colons en dix ans, d'élargir les colonies, de poursuivre sa politique discriminatoire de réduction des rations d'eau pour trois millions de Palestiniens, d'empêcher le développement palestinien dans la plus grande partie de Cisjordanie, et de cloîtrer une nation entière dans des zones restreintes, emprisonnées dans un réseau de routes de contournement destinées aux Juifs seulement. Pendant ces jours de sévère  restriction interne de mouvement en Cisjordanie, on peur voir comment chaque route a été soigneusement planifiée: de façon à laisser aux 200.000 Juifs la liberté de mouvement, et à enfermer environ trois millions de Palestiniens dans leurs Bantoustans, jusqu'à leur soumission aux exigences israéliennes.

         À ceci il faut ajouter, par souci de clarification, que les principales nappes phréatiques d'alimentation en eau d'Israël se trouvent en Cisjordanie, que la «nation entière» ne comprend pas les quatre millions de réfugiés à qui on enlève catégoriquement tout droit au retour, même si n'importe quel Juif de n'importe quel endroit jouit encore d'un droit au «retour» absolu n'importe quand, que la restriction de mouvement est aussi sévère à Gaza qu'en Cisjordanie; et que le chiffres  donné par Hass de 200.000 Juifs à Gaza et en Cisjordanie qui jouissent de la liberté de mouvement n'inclut pas les 150.000 nouveaux habitants juifs israéliens amenés pour «judaïser» Jérusalem-Est.L'Autorité Palestinienne est enfermée dans cet arrangement extraordinairement ingénieux - même s'il est stérile à long terme - via des comités de sécurité, composés du Mossad, de la CIA et des services de sécurité palestiniens. En même temps, Israël et les membres les plus élevés de l'Autorité opèrent de lucratifs monopoles sur les matériaux de construction, le tabac, l'huile, etc....(dont les profits sont déposés dans les banques israéliennes). Non seulement les Palestiniens sont soumis au harcèlement des troupes israéliennes, mais leurs propres hommes participent à cet abus de leurs droits, à côté d'agences non-palestiniennes détestées. Ces comités de sécurité largement secrets ont  aussi un mandat pour censurer tout ce qui pourrait être interprété comme une «incitation» contre Israël. Les Palestiniens, bien sûr, n'ont pas de tels droits contre les incitations américaines ou  israéliennes.

         Le rythme lent de développement de ce processus est justifié par les États-Unis et Israël en terme de sauvegarde de la sécurité d'Israël; on n'entend rien à propos de la sécurité palestinienne. Nous devons conclure clairement, comme le discours sioniste l'a toujours stipulé, que l'existence même des Palestiniens, peu importe à quel point ils sont confinés et réduits à l'impuissance, constitue une menace raciale et religieuse pour la sécurité d'Israël. Le plus remarquable est qu'au milieu d'une telle stupéfiante unanimité, au sommet de la crise actuelle, Danny Rabinowitz, un anthropologue israélien, a parlé courageusement dans Ha'Aretz (17 octobre) du «péché originel» d'Israël détruisant la Palestine en 1948, ce que, à quelques exceptions près, les Israéliens ont choisi soit de nier, soit d'oublier complètement.

         Si la géographie de la Cisjordanie a été modifiée pour avantager Israël, celle de Jérusalem a été entièrement changée. L'annexion de Jérusalem-Est en 1967 a ajouté 70 kilomètres carrés à l'État d'Israël; encore 54 kilomètres carrés ont été volés de la Cisjordanie et ajoutés à la zone urbaine dirigée depuis longtemps par le maire Teddy Kollek, le chéri des libéraux occidentaux qui, avec son  député, Meron Benvenisti, fut responsable de la démolition de plusieurs centaines de maisons  palestiniennes à Haret al-Maghariba pour faire de l'espace à l'immense place devant le Mur des Lamentations (voir note 3). Depuis 1967, Jérusalem-Est a été systématiquement judaïsée, ses frontières se sont élargies, d'énormes projets immobiliers bâtis, de nouvelles routes et contournements construits de façon à rendre ces changements indubitablement et pratiquement irréversibles et, pour la population arabe de la ville, harcelée, diminuée, tout sauf habitable. Comme le député maire Abraham Kehila l'a dit en juillet 1993, «Je veux faire ouvrir leurs yeux aux  Palestiniens à la réalité, et leur faire comprendre que l'unification de Jérusalem sous la souveraineté israélienne est irréversible.» (Voir carte 5.) De récents tirs d'armes de petit calibre, dirigés contre la récente colonie de Gilo depuis le village palestinien voisin de Beit Jala, ont été unanimement rapportés dans les médias, sans que personne ne mentionne le fait que Gilo fut construite sur des terres confisquées à Beit Jala. (Peu de Palestiniens oublieront si facilement leur passé.)

         Le sommet de Camp David en juillet a échoué parce qu'Israël et les États-Unis ont présenté tous les arrangements territoriaux que j'ai discutés ici - seulement légèrement modifiés pour rendre aux Palestiniens des «zones naturelles», un euphémisme pour terres désertiques, de façon à augmenter leur portion de territoire totale - comme base d'un règlement final du conflit israélo-palestinien. Les réparations furent en effet écartées par les Israéliens, bien qu'elles ne soient pas une idée complètement étrangère à beaucoup de Juifs. Je n'ai vu mention nulle part dans les médias occidentaux d'un long rapport sur Camp David écrit par Akram Haniyeh, éditeur du quotidien de Ramallah Al-Ayyam et fidèle membre du Fatah qui, depuis son expulsion par les Israéliens en 1987, a  été proche d'Arafat. Haniyeh dit clairement que, du point de vue palestinien, Clinton renforce   simplement la position des Israéliens, et que, pour sauver sa carrière, Barak voulait une conclusion  rapide de problèmes critiques tels que les réfugiés et Jérusalem, de même qu'une déclaration formelle d'Arafat mettant une fin définitive au conflit. (Barak a depuis demandé des élections anticipées pour éviter une défaite parlementaire totale). Le compte-rendu saisissant d'Haniyeh doit bientôt paraître, traduit en anglais, dans le Journal of Palestine Studies [Journal d'Études Palestiniennes], basé à Washington. Il montre que la position «sans précédent» d'Israël sur Jérusalem est en fait la copie de celle de la droite israélienne - en d'autres termes, qu'Israël retiendrait une souveraineté décisive même sur la mosquée al-Aqsa. «La position israélienne», dit Haniyeh, «était de tout moissonner» - et de ne donner presque rien en retour. Israël aurait ainsi reçu «la signature dorée» d'Arafat, la reconnaissance finale et «la précieuse promesse de "fin du conflit"». Tout cela sans rendre complètement les territoires occupés, ni reconnaître une pleine souveraineté, ni reconnaître la question des réfugiés.

         Depuis 1967, les États-Unis ont déboursé plus de 200 milliards de dollars sous forme d'aide financière et militaire inconditionnelle à Israël, pendant qu'ils lui offraient un support politique dissimulé, qui permet à Israël de faire ce qui lui plaît. La Grande-Bretagne, dont la politique étrangère est une copie conforme de celle de Washington, fournit aussi du matériel militaire qui va directement en Cisjordanie et à Gaza pour faciliter le meurtre des Palestiniens. Aucun état n'a jamais reçu autant d'aide étrangère qu'Israël, et aucun état (mis à part les États-Unis eux-mêmes) n'a défié ainsi la communauté internationale sur autant de problèmes et pendant aussi longtemps. Si Al Gore  devenait président, cette politique resterait inchangée. Gore est fermement pro-israélien, et il est un proche associé de Martin Peretz, leader en Israël pour le rejet et rhétoricien anti-arabe aux  États-Unis, et propriétaire de «New Republic». Au moins George W. Bush a-t-il fait un effort pendant la campagne pour s'adresser aux problèmes des arabes américains, mais comme la plupart des anciens présidents républicains, il ne serait que légèrement moins pro-israélien que Gore.

         Pendant sept ans, Arafat a signé des accords de processus de paix avec Israël. Camp David devait évidemment être le dernier. Il a rechigné, sans doute parce qu'il a ouvert les yeux devant l'énormité de ce que qu'il avait déjà signé (j'aime à penser que ses cauchemars sont faits de courses sans fin sur les routes de contournement de la zone C), sans aucun doute aussi parce qu'il était conscient de la popularité qu'il avait perdue. Peu importe la corruption, le despotisme, le chômage qui monte et atteint maintenant 25%, la pauvreté absolue de la plupart de son peuple: il a finalement compris que,  ayant été maintenu en vie par Israël et les États-Unis, il serait maintenant rejeté vers son peuple sans  Haram al-Sharif et sans un véritable état, ni même la perspective d'un État viable. Les jeunes Palestiniens en eurent assez et, en dépit des faibles efforts d'Arafat pour les contrôler, sont sortis dans les rues pour jeter des pierres et tirer avec leurs frondes sur les Merkvas israéliens et les Cobras.

         Ce dont dépendait Israël dans le passé, l'ignorance, la complicité ou la paresse des journalistes hors d'Israël, est maintenant neutralisé par la fantastique quantité d'information alternative disponible sur Internet. Les cyber-activistes et les hackers ont ouvert un vaste réservoir neuf de matériau dans lequel n'importe qui sachant lire peut aller puiser. On y trouve des rapports non seulement des journalistes de la presse britannique (sans équivalant dans les médias dominants américains), mais aussi de la presse arabe basée en Israël et en Europe; on y trouve la recherche individuelle des universitaires et l'information glanée dans les archives, les organisations internationales et agences des Nations Unies, de même que des collectifs d'ONG en Palestine, en Israël, en Europe, en Australie et en Amérique du Nord. Ici, comme dans beaucoup d'autres cas, l'information fiable reste la plus grande ennemie de l'oppression et de l'injustice.

         L'aspect le plus démoralisant du conflit sioniste-palestinien est la quasi-totale opposition entre les points de vue des Palestiniens d'une part, et de la majorité des Israéliens d'autre part. Nous fûmes dépossédés et déracinés en 1948; ils pensent qu'ils ont gagné l'indépendance avec des moyens justes. Nous nous rappelons que le pays que nous avons quitté et que les territoires que nous essayons de libérer de l'occupation font tous partie de notre patrimoine national; ils pensent que  c'est le leur par décret biblique et affiliation à la diaspora. Aujourd'hui, par n'importe quelle norme concevable, nous sommes les victimes de la violence; ils pensent qu'ils le sont. Il n'y a tout simplement aucun terrain d'entente, aucun discours commun, aucune place possible pour une véritable réconciliation. Nos réclamations sont mutuellement exclusives. La notion même de vie commune partagée sur le même petit morceau de terre est impensable. Chacun pense à la séparation, peut-être même à l'isolement et à l'oubli de l'autre.

 

         La plus grande pression morale pour le changement s'exerce sur les Israéliens, dont les actions  militaires et la stratégie imprudente de paix dérivent d'un pouvoir prépondérant de leur côté, et de  leur mauvaise volonté à voir qu'ils sont en train d'engranger des années de ressentiment et de haine de la part des Musulmans et des Arabes. Dans dix ans, il y aura parité démographique entre Arabes et Juifs dans la Palestine historique: quoi ensuite ? Est-ce que les déploiements de tanks, les barrages routiers et les démolitions de maisons peuvent continuer comme avant ? Cela ne serait-il pas possible et sensé qu'un groupe d'intellectuels et historiens respectés, composé à part égale de Palestiniens et d'Israéliens, tiennent une série de réunions pour essayer de se mettre d'accord sur  une petite part de vérité sur ce conflit, et pour voir si les sources connues peuvent guider les deux parties à se mettre d'accord sur un corpus de faits - qui a pris quoi à qui, qui a fait quoi à qui, etc... - ce qui pourrait ouvrir une voie de sortie de l'impasse actuelle ? Il est trop tôt, peut-être, pour établir une Commission sur la Vérité et la Réconciliation [comme cela a été fait en Afrique du Sud après l'apartheid, NDLT], mais quelque chose comme un Comité pour la Vérité Historique et la Justice Politique serait approprié.

         Il est clair pour chacun, sur le terrain, que le vieux cadre d'Oslo, qui a fait tant de dégâts, n'est plus exploitable (une récente enquête menée par l'Université de Bir Zeit montre d'ailleurs que seulement 3% de la population palestinienne veut retourner aux anciennes négociations), et que l'équipe de négociation palestinienne dirigée par Arafat ne peut plus tenir le centre, et encore moins la nation. Chacun sent que trop, c'est trop: l'occupation a duré trop longtemps, les pourparlers de paix ont   traîné avec trop peu de résultats, leur but, si c'était l'indépendance, ne semble pas plus proche  (grâce à Rabin, Pérès et leurs contreparties palestiniennes pour cet échec particulier), et la souffrance des gens ordinaires a été plus loin qu'ils ne peuvent l'endurer. D'où les jets de pierres dans les rues, une autre activité vaine cependant, avec ses propres conséquences tragiques. Le seul espoir est de continuer à faire confiance à l'idée d'une coexistence entre deux peuples sur une terre. Car maintenant, pourtant, les Palestiniens sont dans un besoin désespéré de conseils et de direction et, par dessus tout, de protection physique. Le plan de Barak pour les punir, les contenir et les étouffer a déjà produit ses résultats calamiteux, mais il ne peut pas, comme Barak et ses mentors américains le supposent, les faire obéir à leur botte. Pourquoi est-ce que pas plus d'Israéliens ne réalisent - comme certains l'ont déjà fait - qu'une politique de violence contre les Arabes dans une partie du monde contenant trois cent millions d'Arabes et 1,2 milliards de Musulmans ne mettra pas l'état juif plus en sécurité?

 

                                                                  Edward Said

                                            Traduit de l'anglais par Christine Vassiliadis

 

    

 

    Notes :

 

         1. Ces données sont prises de «Jerusalem 1948: The Arab Neighbourhoods and Their Fate in the War» [Jérusalem 1948: les voisinages arabes et leur destin pendant la guerre], édité par Salim Tamari (Institute of Jerusalem Studies, 1988).

         2. Halper a publié les études les plus impressionnantes sur les projets territoriaux israéliens pendant le processus d'Oslo; voyez, par exemple, son étude sur l'autoroute trans-Israël «The Road to Apartheid» [La route vers l'apartheid], parue dans la revue «News from Within» (mai 2000), et «The 94 Per Cent Solution: A Matrix of Control» [La solution des 94%: une matrice de contrôle], parue dans Middle East Report 216 (automne 2000). Le géographe hollandais Jan de Jong, qui a dessiné deux des cartes représentées ici, a fait aussi un important travail dans ce domaine.

         3. Un compte-rendu désenivrant sur l'âge d'or de Kollek émerge du livre «Separate and Unequal: The Inside Story of Israeli Rule in East Jerusalem» [Séparés et inégaux: l'histoire intérieure de la règle israélienne à Jérusalem-Est] par Amir Cheshin, Bill Hutman et Avi Melamed (Harvard, 282 p., £17,50, 1 June 1999, 0 674 801 36 9).


 
 



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