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Kenzaburo Oe et Edward W. Saïd :

D’un Orient à l’autre

                     

 

                 D’un Orient à l’autre

 

                 "Asahi Shimbun" Tokyo

 

                 En février, le quotidien Asahi Shimbun a publié une

                 correspondance entre Kenzaburo Oe et Edward W. Saïd. Sur

                 la guerre en Afghanistan, la politique des Etats-Unis, l’islam,

                 le rôle des intellectuels...

 

                 Mon cher Edward Saïd,

 

                 Le jour du nouvel an, j’ai participé depuis Tokyo, en qualité de

                 commentateur, à un débat sur une chaîne de télévision par

                 satellite entre de jeunes ressortissants des Etats-Unis et de

                 plusieurs pays musulmans. Au cours de l’émission, un

                 étudiant new-yorkais a défendu le rôle de gendarme mondial

                 joué par le pays démocratique le plus puissant et le plus

                 riche. A l’en croire, tous les problèmes seraient résolus si

                 “nous” enseignions la démocratie aux “autres”, les pays

                 arriérés. Une étudiante du Caire a expliqué avec une grande

                 précision la diversité du monde musulman, tout en soulignant

                 que l’ensemble de ces peuples était en colère contre les

                 Etats-Unis. Elle a conseillé à ce jeune [Américain] si éloquent et

                 sûr de lui-même de ne pas se contenter de lire les ouvrages

                 chaudement recommandés par les médias, mais de s’intéresser

                 aussi aux vôtres.

 

                 Les très nombreux articles d?un caractère à la fois urgent et pénétrant que vous avez écrits depuis le 11 septembre vont être rassemblés et publiés au Japon sous le titre Senso to propaganda [Guerre et propagande]. Outre cet ouvrage, j?espère que le public japonais lira Culture et Impérialisme [éd. Fayard, 2000], dont l?admirable traduction est sortie en librairie [dans l?archipel] l’année dernière.

 

                 Nous sommes entrés dans une ère où les cultures sont hybrides, hétérogènes, transfrontalières et extrêmement différenciées. Comment expliquer qu?à une telle époque l’identité culturelle et l?identité nationale des Américains se confondent pour dominer le monde avec une si grande violence ? Telle est la question que vous aviez posée dès le lendemain de la guerre du Golfe. Mais aujourd’hui, en plein conflit d’Afghanistan, les Japonais se laissent volontairement submerger, avec leurs espoirs et leurs inquiétudes, par l’impérialisme culturel américain. Certes, l’Occident ne dénigre plus le Japon, comme par le passé, et notre pays, bien qu?en proie à la récession économique, s?est donné comme ligne de conduite pour le XXIe siècle de rester dans le sillage des Etats-Unis, avec leur identité politico-culturelle monolithique.

                 Le Premier ministre [Junichiro Koizumi] a d’emblée exprimé un soutien sans réserves à la politique belliciste du gouvernement Bush et a annulé toutes les contraintes constitutionnelles qui allaient à l’encontre de sa décision. Et il bénéficie encore du soutien des Japonais. J’espère toutefois que les jeunes Japonais seront capables de ‘penser non seulement à ‘nous’ mais aussi aux ‘autres’ de façon concrète, bienveillante et en contrepoint’. Et qu?ils retireront de vos oeuvres la sagesse et le courage nécessaires pour ne  pas se laisser dominer par l’étrange climat politico-culturel révélé par la guerre d?Afghanistan.

                 Mon cher Edward Saïd, la première fois que vous être venu au Japon, durant l?été 1995, j’ai eu le privilège d?être votre interlocuteur pour l’unique entretien qui ait été publié à l?issue de votre séjour, et j?en ai profité pour vous demander de me dédicacer un exemplaire de Culture et Impérialisme. Nous nous sommes depuis rencontrés à de nombreuses reprises, mais je ne vous ai jamais dit que j?avais trouvé dans votre ouvrage l?élan nécessaire à ma résurrection en tant que romancier.

                 A l’époque, je venais d?annoncer publiquement ma décision de cesser d?écrire des romans et je passais mes journées à lire. Ma crise était aggravée par le fait que mon ami de toujours et mon guide spirituel, le compositeur Toru Takemitsu, était en train de mourir d?un cancer. J’avais décidé d?arrêter d?écrire à l’issue d'une longue réflexion : je sentais que mon oeuvre s’était écartée de mes principes et de mes intentions originelles et égarée dans un labyrinthe  mystico-personnel et que, si je continuais sur cette voie, mes romans finiraient par se réduire à de perverses confessions religieuses. Le prix Nobel, qui m?avait été décerné un an plus tôt à Stockholm, m?était même apparu comme un fardeau.

                 Durant ma jeunesse, chaque fois que je me trouvais en compagnie de Takemitsu et que j’avais  tendance à me perdre dans des monologues, il me suggérait une direction précise, un peu comme la note exacte qui, sans d’autres alternatives possibles, peut résoudre un problème musical difficile. Ce bonheur-là m’a été enlevé pour toujours. Je me trouvais dans cette  impasse quand j’ai lu Culture et Impérialisme. Je l’ai fait en partie pour pousser plus loin mon autocritique, conscient d?avoir tourné le dos à l?Histoire et à la réalité. Mais je me souviens  aussi que votre joyeuse manière de lire des romans a apaisé ma soif littéraire. Après la mort de Takemitsu, j’ai cherché à combler le vide laissé par sa disparition en consacrant de longues  heures à l?écriture de Toru Takemitsu - Elaborations. J?ai aussi décidé de prendre un nouveau départ en élaborant ma technique du roman. Le mot ?élaboration? n?était pas mon seul soutien dans cette entreprise ; je bénéficiais d?autres termes selon vos définitions sur la manière d’être et l?éthique d?un intellectuel qui souhaite conserver son indépendance tout en  restant en contact avec la société.

                 En relisant Culture et Impérialisme dans ma langue maternelle, j?ai mieux compris que ce livre,   écrit voici près de dix ans, était une analyse du Japon et des Japonais d’aujourd’hui. Les  Japonais se laissent volontairement engloutir par l?impérialisme culturel ? au sens de fusion de l’identité culturelle et nationale ? qui avait dominé les Etats-Unis à l?époque de la guerre du Golfe et qui s’est manifesté plus intensément encore pendant le conflit en Afghanistan. Ils rêvent aussi de s?identifier au monde entier, à l?exception du monde musulman.

                 La conférence internationale sur la reconstruction de l?Afghanistan, tenue à Tokyo en janvier dernier, était bien entendu motivée par d?importantes considérations, mais les hauts fonctionnaires qui y représentaient le Japon, à l?exception de l?émissaire du gouvernement, Sadako Ogata, donnaient l?impression de fêter la victoire [des alliés] en présence du secrétaire d’Etat Colin Powell. Ce climat n?était-il pas étranger à la volonté ? même si elle fut temporaire ? du gouvernement japonais d?interdire l?accès de la conférence aux deux ONG, témoins sur place des ?combats douteux? des alliés ?

                 Le ton de ma lettre s?est assombri. Pourtant, je garde espoir dans la nouvelle “race” de jeunes intellectuels nippons qui ont élevé efficacement la voix contre l?impérialisme culturel unissant les Etats-Unis et le Japon. Je pense par exemple aux femmes appartenant aux deux ONG en question ou à d?autres groupes plus modestes encore et qui maîtrisent parfaitement les techniques des télécommunications. Ou aux jeunes qui vivent dans les îles les plus méridionales de l?archipel d?Okinawa, où les bases militaires américaines ont été mises à contribution pour la guerre en Afghanistan : ces Okinawais, qui retiennent de moins en moins l’attention du reste du Japon, s?efforcent de développer de multiples manières des réseaux pour communiquer avec ?d?autres que nous?.

                 En supposant, même si cette hypothèse est plus qu?improbable, que l?humanité parvienne à surmonter la crise actuelle sans être submergée par l?impérialisme ? non seulement culturel mais global ? d?une grande puissance, c?est par tous ces ?autres? que pourra être créée une sphère spatio-temporelle où les êtres humains pourront mener au XXIe siècle une vie digne de leur espèce.

 

                                                                                       Chaleureusement vôtre,

 

                                                                     Kenzaburo Oe

 

 

                                     KENZABURO OE

                     Prix Nobel de littérature en 1994, Kenzaburo Oe est probablement le romancier le plus représentatif de la littérature nippone de l?après-Seconde Guerre mondiale. Son oeuvre, riche à la fois par ses thèmes et par son écriture novatrice, est l?un des meilleurs reflets des sentiments complexes des Japonais de sa génération. Né en 1935 dans un petit village de l?île de Shikoku, il a étudié la littérature française et a travaillé en particulier sur Jean-Paul Sartre, avant de devenir un auteur discret mais admiré par les étudiants contestataires des années 60. Assumant la modernité et la tradition du Japon, Oe incarne parfaitement ce que lui-même appelle l??ambiguïté japonaise?. Une sélection de titres en français : Le Jeu du siècle ; M/t et le conte des merveilles ; Une existence tranquille ; Moi, d?un Japon ambigu (édités chez Gallimard). Mon cher Kenzaburo Oe,

                 Je tiens tout d?abord à vous dire combien je suis honoré d?avoir cet échange épistolaire avec vous. Comptant parmi les plus grands écrivains du monde, vous êtes aussi un témoin sensible des épreuves de notre temps, en particulier celles qui touchent le Japon, un pays extraordinaire qui semble incarner, avec plus de rigueur que la plupart des pays, les contradictions, les hauts et les bas de la modernité et de la tradition, de la guerre et de la paix, de la dépendance et de l?audace, de l?Empire et de sa chute. Nul autre que vous n?a écrit avec plus de profondeur sur ces questions dans le contexte de ce que j?appellerai l?univers séculier du Japon, c?est-à-dire sa place dans le monde historique et profane. Votre lettre est un parfait exemple de ce que votre ?uvre représente pour moi. Vers la fin, vous posez des questions d?une gravité incomparable ? à certaines desquelles je ne peux répondre ici ?, et c?est bien là votre style, d?opposer des options en des termes crus, sans les enjoliver, comme l?Empire et l?état de victime, ou la mémoire et les orientations futures. Nous devons, dites-vous, nous confronter à ces choix avec courage, et je vous suis profondément reconnaissant de ces paroles.

                 Je vis depuis cinquante et un ans aux Etats-Unis, ayant quitté le monde arabe (l’Egypte et la Palestine d’avant 1948) alors que j?étais un collégien de quinze ans. Ce départ fut pour moi un événement terrible, un bouleversement qui s?est accompagné d?une grande tristesse, d’un sentiment de perte et d?une énorme difficulté à m?intégrer dans un milieu si différent de la chaleur (dans les deux sens du terme) de la société arabe. Après m?être lentement accoutumé à l'Amérique, où j?ai fait toutes mes études avant d’être nommé à l’université Columbia (où j’enseigne depuis 1963), j’ai à nouveau le sentiment aujourd?hui d?être un étranger perdu.L’autre jour, un ami m’a demandé : “Qu’est que ça fait d’être l?ennemi ?? C’est un sentiment que partagent aujourd’hui tous les Américains d’origine arabe ou de religion musulmane de ma connaissance. Nous sommes les ennemis officiels d’une nation dont le président s’est engagé publiquement dans une guerre “contre le mal”.

                 La guerre contre l?Afghanistan était dirigée contre les talibans et le réseau Al Qaida, dont la défaite n?est certainement pas à déplorer. Mais il n?en est pas moins intéressant de constater que deux des pays officiellement désignés de l??axe du mal? sont des Etats musulmans, dont un arabe, et que les seuls pays contre lesquelles les Etats-Unis aient mené une guerre totale depuis celle du Vietnam sont des pays musulmans ? l?Irak, l?Afghanistan, la Somalie.

                 Je me suis moi-même toujours opposé à toute politique ayant une coloration religieuse. J?ai fortement condamné la violence gratuite et suicidaire, et je l?ai fait non seulement en anglais mais aussi, dans le monde arabe, en arabe. Pourtant, j?ai le sentiment que l?hostilité et le malentendu envers l??Islam? (un terme qui peut difficilement décrire, à lui seul, 1,3 milliard d’individus issus d?innombrables traditions, utilisant des centaines de langages différents et possédant un large éventail de cultures très diverses) ont englobé de vastes régions du globe, en particulier en Europe et aux Etats-Unis, réduisant toute une culture et une religion à de simples caricatures en vue d?entretenir un climat de profond bellicisme et d?inciter une vaste majorité d?Américains à apporter un soutien irréfléchi et inconditionnel à ce climat.

                 Certains des arguments utilisés pour inciter les Américains à poursuivre la guerre sont, par exemple, que l?islam est enragé, qu?il n?a jamais été réformé et qu?il a besoin de l?être, que le monde musulman est détraqué, ou encore que l?islam est une religion extrémiste et violente. Ce faisant, on a d?une part ramené l?interaction complexe et dynamique des peuples, cultures et traditions à une simple question d?antagonisme, à la manière superficielle et simpliste de Samuel Huntington dans Le Choc des civilisations, et d?autre part aveuglé les Américains sur ce que leur Etat ou leur culture est en train de faire.[?]

                 Ce que je voudrais souligner, dans un tel contexte, c?est l?importance sans cesse croissante de la compréhension et de la critique, qui constituent l?une et l?autre l?essence de la citoyenneté et de la démocratie. A mon sens, ce qui a submergé l?Amérique, c?est une vague de patriotisme triomphant, qui, de toute évidence, découle pour une bonne part du choc causé par les atrocités du 11 septembre. Certes, il est tout à fait compréhensible que les Etats-Unis aient riposté aux attentats, mais cette riposte a été parée d?un langage métaphysique justifiant l?unilatéralisme à l?étranger tout en empêchant la discussion et la critique dans le pays.

                 C’est ainsi que le président Bush parle tantôt d?une ?croisade? tantôt d?un “axe du mal”, alors que ce dont il est question (en termes d?Histoire et de réalité, que vous invoquez de façon si éloquente dans votre lettre), c'est de porter la puissance américaine à une échelle suffisante pour pouvoir réduire en poussière le reste du monde et dire, comme Bush le fait sans cesse, ?soit vous êtes avec nous, soit vous êtes avec les terroristes?.

                 Comme vous le remarquez si justement, personne n?a proposé de définition pertinente du “terrorisme” alors même que le monde entier, y compris le Japon, semble mobilisé pour lutter contre lui. Vers le milieu des années 70, les Nations unies ont passé plusieurs années à débattre du sens de ce terme sans pouvoir trouver une définition commune suffisamment large. Le problème est que, lorsqu?on l?utilise de façon approximative, comme un concept servant simplement à identifier ce qu?on n?aime pas, une mauvaise action ou un ennemi officiel, le terme ?terrorisme? peut aussi recouvrir un acte de résistance ou de désespoir provoqué par une prépondérance de pouvoir qui est à la fois inconsidérée et destructrice. Je reconnais que ce que Ben Laden a fait, et que ses disciples préconisent, relève du terrorisme, car ils appellent au massacre aveugle d?innocents et à une division fallacieuse et artificielle du monde en amis et ennemis de leur cause. Quelle tristesse et quelle méprise, non seulement à l’égard de l?islam mais aussi de la complexité de l?histoire humaine !

                 Mais la plus grande erreur à mon sens est d?utiliser le mot ?terrorisme? de manière uniforme (ainsi que le fait le général Sharon) à chaque fois que les Palestiniens ripostent contre Israël. En proclamant, comme Sharon et Bush ne cessent de le faire, que les attentats suicides des Palestiniens sont des actes de terrorisme ? je les trouve moi-même inacceptables ?, et en demandant que Yasser Arafat mette un terme à la violence palestinienne, on perd totalement de vue le contexte, à savoir l?occupation militaire illégale qu?Israël exerce sur le territoire palestinien depuis trente-cinq ans, la période la plus longue dans l?histoire moderne (avec l’occupation de la Corée par le Japon entre 1910 et 1945).

                 Le problème est que pour des intellectuels comme vous et moi, les questions que nous soulevons, les problèmes éthiques que nous identifions, le langage et l?imagerie que nous utilisons occupent une place centrale dans le fonctionnement d?une société civile démocratique. Vous avez démontré dans vos admirables réflexions sur les bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki, ou plutôt dans votre soigneux enregistrement de témoignages de gens qui ont vécu cette apocalypse indescriptible, que la connaissance humaine est fondamentalement tragique et, d?une manière ou d?une autre, toujours insuffisante pour rendre compte de la terrible immédiateté de l?expérience humaine. Toutefois, cela ne nous empêche pas de penser et de chercher sans cesse à expliquer une situation qui requiert impérieusement considération, analyse et jugement.

                 Que nous vivions au Japon ou aux Etats-Unis, c?est l?une des raisons pour lesquelles le pouvoir dévastateur de l?énorme industrie militaire et des grandes entreprises nous pousse à les analyser et à les démystifier en adoptant une attitude prudente et inflexible, sans jamais tomber dans le genre de complaisance auquel ont succombé tant de nos compatriotes. Mon mot d?ordre est : ?Pas de solidarité inconditionnelle sans esprit critique.? Et je pense que c’est aussi le vôtre.

                 Il ne fait aucun doute que nous nous trouvons aujourd?hui dans une nouvelle phase de l’Histoire où, partout dans le monde, le contrôle du discours politique du gouvernement est une réalité intimidante pour les individus. N?est-ce pas notre rôle, cher Oe-san, non seulement d’exposer cette réalité mais aussi de présenter d?autres options ? [?]

 

                 Je vous salue amicalement.

 

                                                                     Edward W. Saïd

 

                                    EDWARD W. SAÏD

Né en 1935 à Jérusalem, exilé avec sa famille en Egypte puis aux Etats-Unis, Edward W. Saïd enseigne aujourd?hui à l?université Columbia à New York. Il est, comme il affirme lui-même, ?américain chrétien d?origine arabe de Palestine?. Dans le contexte de l?après-11 septembre, son livre L?Orientalisme, écrit en 1978, où il analysait la façon dont l?Occident a enfermé l?Orient dans son système de représentation, est plus que jamais d?actualité. Autrefois membre du Conseil national palestinien, il s?est opposé aux accords d’Oslo et au pouvoir autoritaire de Yasser Arafat, qui a interdit son ?uvre dans les Territoires occupés.En français : Culture et Impérialisme (éd. Fayard), Des intellectuels et du pouvoir (éd. du Seuil), L'Orientalisme (éd. du Seuil).
 
 



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