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Le comique dans le théâtre algérien

Par Ahmed Hammoumi, Maître de conférences, Université d’Oran  

    Le rire…Lorsque l’homme a appris à rire, il a appris dans le même temps à faire rire[1]. De ce fait, Le rire est d’emblée, social, il a donc acquis une fonction sociale. Partant de la célèbre assertion de François Rabelais dans son inénarrable Gargantua « pour ce que le rire est le propre de l’homme » nous dirions que l’homme, cherchant continûment le moyen d’éduquer, d’apprendre et d’enseigner aux autres hommes, a trouvé en le rire l’instrument idéal pour ce faire.

    Le rire s’est donc apparenté à une arme consacrée par la coutume et continuellement aiguisée par l’usage et affinée par l’évolution humaine et le développement de la culture. La communauté  exige de l’ensemble de sa composante l’observance stricte des lois qui régissent ladite communauté. Faute de quoi une batterie de moyens coercitifs est avancée pour y mettre bon ordre. Parmi ces moyens, l’arme du rire est peut-être la plus tranchante. En cas de faute, elle tombe tel le couperet du docteur Guillotin.

    Devant le sérieux de la vie, pour faire face à la tragédie de son existence, au poids des contingences, l’homme s’est inventé la comédie pour pouvoir rire de lui-même, pour pouvoir se parodier, pour pouvoir placer « un miroir » devant lui-même  et devant ses semblables pour que tout le monde y découvre les tares et les travers de tout le monde et s’atteler à les corriger.

    Le rire produit par le « faisant rire, » par l’émetteur, est le ressort du comique qui le reproduit en les récepteurs en l’amplifiant.  Le comique a, d’emblée, pris le cachet vulgaire par la qualité des spectateurs et celles des personnages, généralement de condition moyenne ou basse, le bourgeois et son valet. L’action, assez simple, même si l’intrigue est plus ou moins complexe.

    La comédie est le creuset où bouillonne le comique. Elle diffère de la tragédie par la contemporanéité de l’action – la comédie semble refléter la réalité - par le niveau des caractères des personnages qui sont généralement de condition moyenne ou basse, bourgeois et valets, par l’action plaisante et « banale. » Elle fait passer le personnage principal d’une situation difficile à un dénouement heureux. En fait, elle est dans le même temps tragique et comique. Cette unité des contraires est le vrai ressort de la comédie. En effet, si le personnage / victime voit sa situation se dénouer dans le bon sens, et acquérir ce à quoi il aspirait, le personnage contradicteur, le « bourreau » lui, vit, à la fin, et sous le regard neutre sinon froid des spectateurs, une tragédie.

Le comique pour installer le théâtre

    Le théâtre, beaucoup plus que les autres éléments de la sphère culturelle, a souvent été utilisé comme un moyen. Pour gagner sa vie. Pour tenter d’amener la société à la rectitude. Pour dénoncer les abus et les écarts. En Algérie, le théâtre s’est cherché, dès sa naissance, une terre d’hospitalité, il  s’est retrouvé en terre hostile.

    En effet, la tentative de Tahar Ali Chérif qui a consisté en la représentation de trois pièces écrites en arabe littéraire, n’a pas été à même de fidéliser un public qui n’avait aucun rapport avec le théâtre sous sa forme classique, à savoir, une pièce montée par une troupe constituée et représentée dans un lieu préalablement destiné à ce type de jeu.

    Or le théâtre, en Algérie n’existe pas si les personnages restent tels que couchés par l’auteur, en papier. Le théâtre/littérature a peu de chance d’être lu Il faut que des personnes en chair et en os leur prêtent leurs corps, leurs voix et empruntent leur pensée aux personnages en étant – le temps de la représentation - leurs dignes représentants. Il n’y a théâtre que lorsqu’il y a spectacle. Ce sont les spectateurs qui fondent le théâtre.

    Nous pouvons avancer que le choix du comique en tant que moyen, a été dicté par une volonté de pérenniser le théâtre en Algérie. Ce choix a été délibérément arrêté. En effet, pour rassembler les spectateurs, il fallait leur proposer des situations vécues par des « gens » qui leur ressemblent. Ainsi pensa Sellali Ali plus connu sous le substitutif Allalou.

    Témoin de cet échec, quoique prédisposé à jouer un tel rôle, il a pris la relève. il chercha le moyen d'établir le contact avec le public qu’il connaissait et qui avait une existence en puissance. Il suffisait de lui assurer une existence de fait. Pour ce faire, il eut recours à deux  solutions: le dialecte savoureux de la Qasbah comme langue et la comédie comme forme.

    Le public/cible vivant la misère quotidiennement, recherchait les occasions de rire.Allalou  comique - troupier devant l'éternel, les lui offrit. Ce fut en 1926.  Djeha, sa première pièce eut un succès  réel. Djeha personnage ancré dans l'imaginaire collectif ne pouvait que drainer et, dans le même temps, satisfaire ce public, condition sine qua non à sa fidélisation. Le succès était, en fait, prévisible. Néanmoins, ce titre trouvé  par Allalou a été un trait de génie puisque simple ruse d'auteur car la pièce n'a rien à voir avec les facéties connues et racontées à longueur de siècles, du célèbre personnage. Il s’agit, plutôt du médecin malgré lui, même si Allalou se défend d’avoir traduit ou adapté Molière.

    Il est admis que la comédie a été la riche héritière de la farce du Moyen-Âge. Stimulé par ce succès, comme il le dit lui-même, il écrivit une deuxième pièce, Zouadj Bou Akline  (Le mariage de B. Akline), où Rachid Ksentini fit ses débuts. Il y composa le rôle de M’ kidéche le  serviteur de Bou Akline. Là aussi, Allalou va avoir recours à l’adaptation et à Molière encore une fois ! Il a recours à la pièce Georges Dandin. Mais contrairement au héros de Molière qui voulait se rapprocher des nobles, lui le riche paysan, Bou Akline – assez âgé tout de même - est poussé vers le mariage par une entremetteuse. Il hésite tant et tant que le matin de la signature du contrat, il envoie son valet M’ kidéche chercher son cousin M’ Henni [2] Celui-ci le dissuade mais, mis en demeure par « sa » belle famille, il se passe la corde au cou. Et subit les malheurs de Dandin. La pièce se termine par l’arrivée des beaux-parents et de M’ Henni qu’il avait fait venir pour être témoin de la conduite coupable de son épouse. Et comme Dandin, c’est lui qui est dehors, l’épousée étant à l’intérieur ! Les beaux-parents et son cousin le trouvent à se lamenter devant le puits. Le beau-frère l’accuse d’assassinat. Mais voilà que cette « suicidée » apparaît à la porte et pose ingénument la terrible question : que se passe-t-il ? Terrible car la conséquence immédiate a été que Bou Akline a cru voir le fantôme de son épouse. Dans cette pièce comédie de mœurs, Allalou a utilisé le comique de situation – la fin en est la parfaite illustration -, en plus du comique des mots.

Le comique pour la satire sociale.

    Etant l’art le plus social et se conjuguant à l’immédiateté, le théâtre est le média le plus touchant. Le plus redoutable. Les hommes de théâtre arabes et  algériens par conséquent, ont été d’abord des militants, et ensuite des artistes. Subséquemment, dire que la satire foisonne dans le théâtre algérien relève presque de la lapalissade. Nous nous contenterons de quelques exemples. Quand Mohammed Touri veut critiquer le regard torve que lance la société aux gens frappés d’un handicap, il écrit Bouhadba (le bossu) Il est permis de croire que le rire était garanti car il suffisait que Bouhadba  apparaisse pour le déclencher. Touri en bon avocat des justes a présenté Bouhadba donnant des conseils judicieux, refusant de se vendre pour de l’argent, exhortant son épouse à obéir à son père, bref l’archétype de l’homme de bien qui finit par triompher[3] . Le comique de répétition a dû bien fonctionné

    En 1956, Hadjouti Boualem écrit Zouaj Lyoum  pour fustiger les dots excessives exigées par les parents pour la « vente » de leurs filles. En 1974, il propose le même thème. En fait, la plupart des pièces algériennes s’inscrivent dans le registre de la satire sociale. Les auteurs ou les adaptateurs poussés par le souci de faire passer le « message » ont recours au rire avec des fortunes diverses.

Le comique pour le théâtre politique.

    Il est entendu que notre propos n’est pas de considérer un type donné de théâtre comme seul politique. Nous savons depuis Athènes que tout ce qui se déroule dans la Cité (Polis) est politique. L’auteur dramatique, militant de la liberté par le verbe, sait qu’il doit faire rire les gens. Militer pour un changement social exige certes un sujet sérieux mais présenté avec quelque assaisonnement constitué de rire et de bons mots suggestifs.

    Le thème de l’administration et de son avatar la bureaucratie a été abordé, tout le long du parcours du théâtre en Algérie. Les bureaucrates sont les monomanes fustigés par Molière. Peut-on considérer ce qui est communément appelé la trilogie de Alloula comme exemple archétypal du théâtre politique ? Possible. Alloula n’a jamais caché ses convictions politiques.

    Il a donc usé du comique car le public-cible devait écouter et entendre en se divertissant. Le deuxième volet Lajouad montre bien qu’il s’agit d’une expérience. Alloula n’a pas reproduit Lagoual mais il a mis en scène d’autres généreux avec une dose de rire assez conséquente. Le comique de situation a certes fonctionné dans les prologues et dans le développement de chacun des trois tableaux de la pièce. Mais des situations nées des réponses absurdes des différents responsables administratifs. Situations crées par chaque spectateur/récepteur. Mais, le comique verbal a prédominé.

     Dans le troisième volet Litham le comique verbal a supporté la pièce mais aussi le comique de situation dont la plus représentative reste la scène où le policier , se croyant menacé, lève les bras en l’air et se met à trembler. Le rire déclenché sentait la dérision et la « vengeance » du peuple, tout le temps dans la peur du bâton de l’appareil coercitif. D’autres pièces éminemment politiques pourraient être citées mais les gens intéressés peuvent toujours revenir aux textes du théâtre algérien pour satisfaire leur curiosité.

 

 

 

Notes

 

[1] « Plusieurs ont défini l'homme "un animal qui sait rire". Ils auraient pu le définir  un animal qui fait rire » Henri Bergson. Le rire.  Traduction arabe, réalisée par Ali M‘kalid. Entreprise universitaire d’édition et de diffusion. Beyrouth. 1987. p 10

 

2 Dès sa naissance chez les Grecs, la comédie a adopté des attitudes corporelles obscènes et un langage licencieux.

 

3 Il n’est point dans notre intention de dater la naissance du théâtre ; si tant est qu’on peut dater, avec la précision d’un historien, la naissance d’un phénomène culturel.

 

4 Et des Associations qui ont monté les pièces envoyées par Georges Abiod à l’Emir Khaled au début des années vingt. Voir le texte de Mahboub Stambouli Adwa’ ‘ala lmasrah l’jazaaÏri in la revue Amal.Mars 1976. Alger.

 

5 Mais sur un même thème : l’alcoolisme. Il s’agissait de« Echifa ba’dal ‘anaa. », « Khadiâtou l’gharam » , « Badi’ .»

 

6 Il n’a même pas été possible d’attirer le public en cet endroit  étrange et étranger aux mœurs culturelles des Indigènes d’alors.

 

7 Mis à part les textes de Kateb Yacine qui se sont imposés, combien de gens ont-ils lu les pièces publiées en Algérie ?

 

8 Et de celui, une année auparavant, de Georges Abiod qui donna sur l’invitation de l’Emir Khaled, des représentations en  Arabe littéraire. Il avait donné Tharaatou Al Arab, pièce tirée des Burgraves de Victor Hugo, et non du « Dernier des Abencérages » de Chateaubriand  et « Salahouddine, »  pièce tirée du Talisman de Sir Walter Scott

 

9 Tahar Ali-Chérif ayant abandonné la lutte par le biais du théâtre, pour se lancer dans le jeune mouvement national. Voir Mahfoud KADDACHE. HISTOIRE DU NATIONALISME ALGERIEN. SNED.Alger. 1980. Tome I. pp 34 et 215.

 

10 L’être humain est plus porté sur le rire que sur les larmes. Il est remarquable que le rire est social alors que les larmes sont individuelles. Ceci est parfaitement illustré par l’adage bien de chez nous : Pleure, tu pleureras seul ! Ris les gens riront avec toi !

 

11 Nous n’avons aucune raison de ne pas le croire ; comme lui il a puisé son sujet de la farce du moyen-âge le vilain mire !

 

12 Le développement du commerce médiéval a permis l’apparition des foires où les spectateurs étaient « déjà là » à disposition, au bonheur des histrions, trouvères ou troubadours et autres jongleurs. Le geste, la mimique devaient prendre le pas sur la parole devant les « parterres » hétéroclites et prêts à rire un bon coup.

 

13 Allalou ne précise pas ce point dans son « Aurore du théâtre algérien »(1928-1932) CDSH.Oran. 1982

 

14 Il s’agissait au plan sociologique d’une mésalliance.

 

15 Ce personnage existe dans la littérature arabe au moins depuis les Baabaat d’Ibn Daniel Al Mawcily, représentées dans les places cairotes au XIII˚siècle

 

16 Littéralement [à l’esprit] tranquille.

 

17 Comme dans George Dandin, la ruse a été la menace de se donner la mort. Dans Dandin, par le couteau, et dans Bou Akline, en se jetant dans le puits en lançant et un cri de désespoir et  une grosse pierre qui fait un bruit terrible en tombant au fond. Le malheureux mari court sauver la malheureuse, qui intègre le domicile et referme la porte.

 

18 Chez Molière Angélique déclare à Dandin : « il n’y aura personne qui mette en doute que ce ne soit vous qui m’aurez tuée (…) » George Dandin Acte III, scène XVIII

 

19 Il suffit de se rappeler que Ksentini jouait le rôle de M’ kidéche.

 

20 Dans Alf ‘Am wa ‘Am ‘Ala Lmasrah l’arabi, (page 89) Tamara Alexandra Botitsieva rapporte cl’anecdote suivante : Le poète Da’bal  voulait le satiriser à travers un poème le cuisinier personnel du Khalife Al Ma’moun qui l’a menacé : « Je jure par Dieu, si tu le fais, de mettre ta mère en scène dans mon théâtre d’ombre »

 

21  Ce faisant, Allalou évite au malheureux la honte de devoir demander des excuses comme c’est le cas pour Georges Dandin

 

22 Il est aisé d’avancer comme raison majeure, l’absence de liberté d’expression dans les pays arabes, ce qui oblige les artistes à permettre aux larges coches de « respirer » à travers le canal théâtral. D’autres raisons comme la faillite des structures de socialisation dans leur rôle, l’école au premier chef.

 

23 Nous ne voulons pas dire que les gens moquaient le bossu. Ils savaient pertinemment que leur bossu ne l’était point Mais la situation drôle suscite le rire. Ajouter à cela le jeu des comédiens qui devaient être justes.

24 Sachant que de cette obéissance découlerait leur séparation souhaitée par les parents de la femme.

 

25 En retrouvant son foyer et en recevant la même somme dont le beau-père voulait acheter son départ.

 

26 Hajouti favorisait le comique verbal et l’étalage du ridicule qui ne tue pas les nouveaux riches qui exigent un quintal d’amende , entre autres, pour le mariage de leur fille.

 

27 Cela pose ou repose la question de la fonction du théâtre : peut –il induire un changement ? La sphère idéologique peut-elle induire un changement ? Une pièce de théâtre peut-elle soulever les masses ? Mais peut-être que la question serait plutôt : comment le théâtre peut-il intervenir dans le changement social ?

 

28  Il s’agit de personne dont le délire est caractérisé par une préoccupation unique : l’avarice, l’hypocrisie, la luxure etc.

 

29  Il s’agit pour nous d’une expérience qui a consisté à investir la halqa pour faire passer un message éminemment politique. Il est clair que la narration permet de développer plusieurs idées en un espace-temps assez court. La narration nous dispense de penser à une intrigue pas toujours aisée quand il faut développer une foultitude d’idées et présenter des personnages nombreux mais qui ont l’humanité omme facteur commun. Cette expérience a été menée par le truchement de trois textes dramatiques distincts. Le premier, Lagoual a consisté en la narration, point. Le deuxième Lajouad a constitué en beaucoup de narration et un peu de dramatisation. Le troisième a consisté en beaucoup de dramatisation et peu de narration. Il s’agit pour nous donc, d’une expérience aboutie. 

 

 

30 Alloula a affirmé que le choix de la halqa était dicté parce que les paysans regardaient avec leurs oreilles. Donc tout devait être dans le verbe.

 

31 D’ailleurs, pour casser cette euphorie factice, Alloula a intercalé des tableaux ayant pour objet la tragédie de quelques individus représentant les travailleurs, pris non pas dans le sens du SGT, mais dans celui de créateurs de richesses

 

 

 



 

 

 


 
 



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