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Abane Ramdane, Amirouche et les jeux de l’Histoire

 

       Le jugement rendu dans l’affaire opposant Ali Kafi à la famille Abane Ramdane, il y a quelques années confortait déjà les relations quelque peu ombrageuses qu’entretiennent politique et histoire. Ces derniers temps, les réactions au livre de Said Sadi et les réponses-fleuve de ce dernier ont donné à voir la complexité du métier d’historien, parfois piégé par les jeux troubles de la mémoire et les attitudes marquées de certitudes des politiques. Mohamed Harbi avait, dès le départ, qualifié  ce procès de « cuisine politique » qui ne concernerait pas l’historien. C’est d’ailleurs la même position faite de prudence et de distance qui a caractérisé le discours des historiens interrogés par rapport à l’ouvrage de Said Sadi.  C’est vrai que la manière dont  il a été entouré sur le plan médiatique et politique posait problème au delà du verdict. Le politique intervient dans l’affaire et déterre des inimitiés et des suspicions à peine dissimulées. Comment lire les articles publiés dans certains médias nationaux par des journalistes qui n’ont pas souvent pris la peine de lire l’ouvrage incriminé, sinon une position politique et idéologique préalablement marquée sur le plan de la lecture historique. Les anathèmes, l’exclusion, l’invective et le mensonge marquent le territoire. Certes, les historiens, dans deux cas de figure, ont appelé à la mesure et à une lecture plus réfléchie et plus documentée de l’Histoire.

       Quand il s’agit de l’Histoire récente de notre pays, les passions se déchaînent et l’insulte et l’invective prennent le dessus pour marquer le paysage médiatique et politique. Les inimitiés personnelles, le régionalisme désuet et les raccourcis idéologiques refont surface. Cette propension à la fermeture du champ médiatique et politique par la presse et la « classe politique » qui n’arrêtent pas d’évoquer cette liberté d’expression conjuguée à la pensée unique est le reflet de flagrants partis pris idéologiques et d’une mentalité inquisitoriale.

       Au delà de l’affaire Abane-Kafi  et du cas Amirouche qui auraient dû servir à enclencher un débat entre historiens en dehors des chapelles politiques et des malentendus régionalistes et idéologiques, se pose le problème de l’expression en Algérie. Les ouvrages ne semblent être, dans certains cas, qu’un prétexte à des règlements de compte politiques et au déterrement d’inimitiés anciennes. Tout le monde connaît les relations houleuses et ombrageuses de Abane et des responsables de la wilaya II et d’autres wilaya qui n’admettaient pas le « pouvoir personnel » de Abane qui ne ménageait souvent pas les autres compagnons pour leur « absence de culture » et de rigueur dans leurs analyses. Ces « vérités » dites et redites par des historiens et des acteurs, jamais démenties, ne réduisent en rien les capacités intellectuelles et d’organisation de cet homme extrêmement intelligent qui sut organiser de main de maître le congrès de la Soummam dont il réussit à se jouer de Ben Bella et de ses compagnons qui attendaient une « invitation » qui ne venait pas.  Ouamrane faisait ce portrait de Abane dans un  entretien avec Yves Courrière qui a publié une série d’ouvrages trop simplistes sur la guerre de libération :

   « J’ai connu pas mal d’intellectuels, mais Abane était remarquablement intelligent. C’était en outre un homme simple, d’une sincérité absolue, il n’aimait ni s’habiller, ni avoir l’argent. La seule chose qui lui importait était l’unité nationale. Il était décidé à l’obtenir par tous les moyens. Et c’est cela qui a choqué beaucoup de militants. Il était violent, brutal, radical et expéditif dans ses décisions. Il ne savait pas « mettre de gants ». On discutait ensemble très violemment…Il disait toujours : « Messieurs, regardez et jugez », cela ne l’empêchait pas ensuite d’insulter tous ceux qui s’opposaient à son projet. »

     Abane était, semble t-il, parfois pas facile, mais personne ne pouvait le traiter de traître, ce que n’a nullement fait Kafi dans son livre  qui a fait état de rumeurs de pourparlers avec les autorités françaises. Il est malheureux de considérer qu’il est question de réhabilitation alors que Abane n’en a nullement besoin d’autant que personne ne doute de son patriotisme. Certes, les contraintes et les erreurs de toute révolution restent impénétrables. Ainsi, la fameuse révolution française a bien bouffé ses petits. C’est vrai que les luttes de personnes et de clans au sein du FLN-ALN marquaient quotidiennement le terrain d’autant plus que l’élite intellectuelle fut marginalisée et parfois liquidée (l’épisode de « la bleuite » en est l’expression). Mais les malheurs de Abane avaient commencé le 20 août 1956, c’est-à-dire lors du congrès de la Soummam qu’il avait organisé de manière extraordinaire en rédigeant une plate-forme de quarante pages qui définissait les contours d’une véritable réalité révolutionnaire tout en concentrant beaucoup de pouvoirs autour de sa personne. Mais les contacts avec la France, s’il en eut, ne pouvait être que l’expression d’une volonté de régler la question algérienne dans l’intérêt du pays d’autant plus que des luttes sourdes et d’interminables complots marquaient le paysage. En 1960, suite aux doléances répétées à Tunis restées sans réponse, le colonel Si Salah (Mohamed Zamoum), responsable de la wilaya IV décida de son propre gré, de rencontrer De Gaulle à l’Elysée en 1960, mais les choses ne furent pas exagérément gonflées par les responsables du FLN à Tunis qui connaissaient le courage et le patriotisme de  Si Salah et de ses deux compagnons qui trouvèrent la mort au champ d’honneur, tués par des militaires français.

       Ces « blessures » existent et doivent aujourd’hui être dites avec courage par des mémorialistes ou des historiens qui s’étaient jusqu’à présent dissimulés derrière des rideaux idéologiques et des considérations subjectives. Ce n’est pas en tentant de refaire l’Histoire à sa mesure que les choses deviendraient transparentes. Ainsi, quand d’anciens « amis » de Abane, après avoir observé le silence après sa liquidation, se remettent aujourd’hui à refaire surface, il y a trop de dessous et de ménages politiques qui marquent l’itinéraire. Amirouche et Abane, comme les autres, croyaient en ce qu’ils faisaient.

       Les cas « Abane » et Amirouche  deviennent un espace politique et idéologique, aucun débat historique sérieux n’eut lieu à propos de ces affaires. Mohamed Harbi qui a déjà fait un travail sur ce héros de la révolution reste évasif sur les conditions de son assassinat alors que Khalfa Mammeri qui a consacré par la suite un ouvrage quelque peu tardif sur ce personnage de la guerre de libération apporte certains jugements parfois trop peu impartiaux.  Des questions se posent encore : sont-ce les débats qui ont lieu et les résultats de cette rencontre qui ont été à l’origine de sa liquidation? Est-ce que c’est un problème d’inimitié et de susceptibilité qui est derrière cette situation ? Quelles sont les raisons exactes qui ont conduit les responsables du FLN et à leur tête certains de ses amis à prendre une aussi grave décision ? Ainsi, Ali Kafi a le mérite d’apporter des informations brutes et de permettre peut-être la recherche sans fards de la vérité historique.

       Le lynchage médiatique et politique contre cet ancien héros de la révolution qui a eu le courage rare de franchir à deux reprises la ligne Morice et de sauver des centaines de cadres et d’  « intellectuels » répondant négativement à une campagne de suspicion et d’épuration dirigée par des colonels ( « la bleuite ») tout en refusant d’entrer dans le jeu des campagnes et des complots contre le GPRA en n’assistant pas à la fameuse réunion des « colonels » pose de sérieux problèmes d’éthique. Comme d’ailleurs, ces attaques continues contre Amirouche. Aujourd’hui, il faudrait que les choses soient dites par de vrais historiens, en se frottant, certes, à la mémoire, mais surtout en recoupant rigoureusement les faits. Qu’en est-il réellement du conflit FLN-MNA, de l’assassinat de Filali et, même, susurre t-on des ennuis de  Zighoud Youcef avec certains de ses compagnons. Mais tout devrait se faire dans le cadre de l’analyse historique tout en ne tombant pas dans le jeu pervers du révisionnisme.

       Les journalistes et les historiens seraient-ils enclins, dans certains cas, à user, plus qu’il n’en faut, des armes trop peu opératoires du régionalisme et du discours abscons du manque de vérification des sources. Cette situation nous fait penser aux années 70 et 80 quand Tahar Ouettar parce qu’il disait que les francophones étaient le lieu privilégié du savoir et tombait méchamment sur les écrivains et journalistes écrivant en arabe, était « adoré » par certains journalistes de la presse de langue française, mais quand l’auteur de l’As change de manteau, quelques années après en rendant responsables les journalistes et écrivains francophones de tous les maux de la terre, ces mêmes journalistes l’accablent de tous les malheurs du monde. Les extrêmes se rencontrent et s’embrassent par les lèvres. Ainsi, le livre et le fait ne sont pas importants. Cette réalité amère vécue par la presse qui, si elle reste encore engouffrée dans son confort paresseux, finira par déconsidérer ce beau métier qui a tant besoin d’intelligence et de la critique des sources. Ainsi, toute information balancée par l’une ou l’autre partie est condamnée à passer par les lieux sereins de l’évaluation et de la vérification. C’est la dure loi de ce métier. La prudence et l’humilité sont les deux éléments fondamentaux de l’écriture journalistique et historique. Cette question d’éthique se pose également dans le monde « politique » algérien qui se caractérise le plus souvent par l’insulte et l’invective, sans aucun effort de réflexion à tel point qu’il n’est pas possible de voir des responsables « politiques » débattre de questions sérieuses intéressant la communauté nationale.

       Aujourd’hui, certains hommes politiques et quelques acteurs de la guerre de libération commencent à écrire les uns, des réflexions politiques, les autres, des « mémoires ». Ce qui est contrairement à une idée répandue qui péjore toute production écrite, une bonne chose, dans la mesure où ils apportent une information et évitent les espaces de commérage, dominants dans les milieux « intellectuels » et « politiques ». Déjà, des acteurs importants ont fixé leur regard, certes subjectif, mais enrichissant sur cette période : Ait Ahmed, Ferhat Abbas, Azzedine, Yacef Saadi, Benzine, A.Farès, Lebjaoui, Ouzegane, Ben Khedda, Lahouel, Haroun, Malek et bien d’autres. On attend encore ceux du défunt Lakhdar Bentobbal qui risqueraient de nous éclairer sur certaines zones d’ombres. Ces témoignages constituent de sérieux documents et des matériaux intéressants à même d’éclairer les historiens qui restent encore prisonniers de schémas souvent sclérosants et de partis-pris idéologiques qui désarticulent l’argumentation. Ainsi, la plupart des travaux d’historiens, édités ici et là (en dehors de l’OPU qui est toujours profondément abattu par un profond sommeil) prennent partie pour une cause idéologique déterminée et dissimulent des éléments d’information qui risqueraient de réduire en fumée la thèse défendue par le chercheur. Le problèmes des sources se pose avec acuité. L’ouvrage de référence de Mohamed Harbi, Le FLN, mirages et réalités, semble, malgré tout, quelque peu marqué par la dominance des informations et une sérieuse connaissance des territoires de la Wilaya 2 (Le Nord Constantinois) et de la Fédération de France.  Mohamed Téguia, dans L’Algérie en guerre, apporte de très nombreuses informations sur la wilaya IV. Slimane Chikh semble très bien informé sur les Oulama, dans son ouvrage, L’Algérie en armes, mais reste trop prudent dans la quête de la vérité en, nous semble t-il, opérant une sorte d’auto-censure mutilante sur certaines questions délicates. Ahmed Mahsas donne un éclairage personnel sur « le mouvement révolutionnaire en Algérie », titre de son ouvrage. Mais il n’est pas possible de travailler sur les origines de la guerre de libération et les tendances idéologiques en omettant Mahfoud Kaddache (Histoire du nationalisme algérien), Ali Mérad (Le réformisme musulman en Algérie de 1925  à 1940) et l’intéressant travail de Daho Djerbal.

       Aujourd’hui, il s’avère encore nécessaire que les témoins et les acteurs continuent à apporter leur savoir, certes traversé d’élans subjectifs, mais les mémoires et les témoignages sont les lieux privilégiés de la domination du « je » de la subjectivité. Ainsi, saurons-nous peut-être les multiples espaces encore dissimulés (« bleuite », « Mélouza », « ambitions de pouvoir », etc. ) de ce combat héroïque de libération du pays qui faillit se terminer lamentablement avec cet « été de la discorde »(titre d’un ouvrage de Ali Haroun) qui fut le lieu de cristallisation de toutes les luttes de personnes, de clans et de pouvoir qui ont émaillé l’Histoire nationale.

       Les résistances, les interdits et l’invective traquent encore le paysage historique anémié et mal pris en charge par une université à la traîne. Ces derniers années, un colloque scientifique sur Messali el Hadj qui devait se tenir à l’université de Batna a été l’objet d’attaques et d’interminables menaces, il a été finalement interdit. C’est dans un échange d’idées civilisé, loin des passions et des hypocrisies, que doivent se discuter des questions longtemps occultées par Boumediene et Chadli qui n’admettaient pas une lecture sérieuse du parcours historique national pour des raisons évidentes.  Mais aujourd’hui où l’absence de véritables historiens puisant leurs informations dans les sources mêmes des faits historiques se fait terriblement sentir, il est temps que l’université devienne un lieu de débats sérieux. Jusqu’à présent, les thèses soutenues sur la guerre de libération reproduisent souvent des sources de seconde main, loin de la rigueur scientifique. Les départements d’Histoire devraient faire une véritable révolution au niveau des lectures herméneutiques et épistémologiques et éviter la reproduction systématique des résultats des uns et des autres, sans une sérieuse interrogation des espaces historiques. Ce serait une bonne chose si on se mettait à s’intéresser à la micro-Histoire, tout en prenant en compte le contexte historique et l’environnement idéologique, c’est-à-dire les conditions d’énonciation.

 

                                                  Ahmed Cheniki


 
 



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