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K A K I, Ould Abderrahmane Abdelkader

Deux grands connaisseurs du théâtre , Abderrahmane Mostefa et Mansour Benchehida portent un regard extrêmement beau sur le parcours d’un monstre sacré de la scène, Kaki, qui a énormément enrichi la scène culturelle algérienne.

                                  LE DRAMATURGE DE L'ESSENTIEL

 Par Abderrahmane MOSTEFA et Mansour BENCHEHIDA

 

Une singulière et affectueuse lecture de Ould Abderrahmane Mazouz[1]

"KAKI n’est pas un homme de théâtre, c’est un phénomène de théâtre. Pourquoi ? Parce qu’habituellement un homme de théâtre se forme dans un mouvement de pensées, de traditions, et suit le cheminement de ses maîtres. Vilar ne s’est pas fait tout seul. Il vient de l’école du Théâtre du Cartel[2] qui a bouleversé le théâtre bourgeois français. Déjà dans les années 40, Kaki jouait des petites saynètes dans le giron du mouvement nationaliste scouts, et c’est là qu’il a pris goût à la pratique dramatique. D’ailleurs, Belmokadem, un comédien qui incarne toute cette époque et qui va accompagner Kaki jusqu’au Théâtre National Algérien, a toujours joué dans le registre de ce que l'on peut appeler la tradition scoute. Si on peut appeler ça une tradition. Car c’était un théâtre d'imitation et d'inspiration du théâtre français. Tout le comique de cette époque comportait comme une empreinte du comique de Charlot. Le phénomène Kaki va briller par un talent de comédien et d’écrivain. Il va adapter le"Tartuffe" de Molière "El Hadj Brahim", "Le docteur  K’nok" de Jules Romain "Tabib El filadj ma hou Tabib", "Les méfaits du tabac" de Tchekov. L'activité théâtrale de cette époque était limitée par l'habitude qui régence tout spectacle en une première partie, "Le sketch", et en deuxième partie, la plus importante, "Le concert de variétés", dont le clou était la danseuse du ventre. Le public venait pour le nombril de la danseuse. C’était l’époque où je persistais à chanter dans les radio-crochets. Une vraie catastrophe puisque je n’avais aucun talent. Je ne compris pas pourquoi, quelques années plus tard, Kaki s’obstinera à faire de moi un acteur.

 Dans les années50, à l'occasion du rassemblement mondial de la jeunesse, Kaki va faire un séjour en Roumanie. Il va voir beaucoup de théâtre, rencontrer beaucoup de personnalités théâtrales de l'époque et ne rater aucune conférence de théâtre pendant cette grande manifestation de la culture. Il en  revient transformé et dit à qui veut l’entendre que la danse du ventre n’est pas du théâtre.

J’avais 13 ans en 54 quand il envoya un barbu manchot pour me coincer dans la rue. Je veux par là évoquer Allel Bachali, mon grand ami et mon soutien indéfectible. Sans lui, je me serais sauvé de cette cage de fous. J’avais peur, quand Allel m’avait dit : "Ton frère Kaki veut te voir". Quand je m'étais présenté, je m'entendis dire : "Fini la rue ! Maintenant, c’est le théâtre". Kaki avait des difficultés à imposer ses nouvelles façons de faire du théâtre. Tous les gens de sa génération étaient contre. C’est pourquoi il avait misé sur les jeunes. Seul, coupé des traditions et contre tous, il va faire un théâtre propre à lui avec douze gars inconscients de l'aventure dans laquelle ils s'embarquaient, ignorants qu’ils allaient faire tout ce qu’il leur demanderait de faire. Et "Le cauchemar" est né. La vrai théâtralité de Kaki, c’est "Le cauchemar", "Le filet", "Le voyage", "La cabane", "El-menfi", "La cage". La première version de "Diwan el garagouz", pas celle de "L’oiseau vert", parce que par la suite, ces pièces allaient s’inscrire dans la tradition Stanislavsky, et le bio - mécanisme de Meyerholdt. En 1954. même en le comparant avec ce qui se passait dans le reste du monde,  Kaki avait pris une avance de 20 ans sur le théâtre dit de laboratoire. A Paris, en 1964, il joue "Avant théâtre" produit de ce travail laboratoire, qu'il avait pourtant laissé de côté depuis 4 ans alors. Il étonne le Tout-Paris. Six ans après le "Living théâtre" de New York arriva avec le même théâtre, il allait s’imposer durant dix ans sur la scène internationale.

 

Un émouvant témoignage du grand metteur français, Jean-Pierre VINCENT, metteur en scène.

J’ai eu l’occasion de travailler avec Ould Abderrahmane Kaki de façon très brève malheureusement. Mais cette rencontre a été tout à fait décisive pour moi : pour la confirmation de ma vocation, pour l’appréhension très vive d’un certain nombre de réalités du théâtre, pour le déclenchement en particulier de certains moteurs du jeu d’acteur (engagement personnel, risque, précision, etc.). 

C’était lors d’un stage d’art dramatique à Bouiseville en 1961. Un groupe de jeunes acteurs universitaires, encadrés par des professionnels confirmés, y ont donné huit pièces en huit semaines. C’était un travail de fous. Tout n’était sans doute pas merveilleux, mais ce rythme et cette traversée de plusieurs styles a été extraordinairement formateur. 

Mais l’expérience la plus vive de ce stage a été pour moi le travail sur "L’oiseau Vert" de Carlos Gozzi avec Ould Abderrahmane Kaki. Je n’oublierai l’intensité amicale avec laquelle cet homme nous a communiqué sa force artistique. Après plusieurs expériences universitaires soigneuses et consciencieuses, c’était la première fois qu’on faisait appel directement, dans le vif, à ma créativité personnelle, à mon élan intérieur. Les échos de cette semaine de travail se sont faits sentir bien des années encore, tant que j’ai été comédien. Et aujourd’hui, metteur en scène, je me sens encore redevable à Kaki de la disponibilité que je pense avoir en face des acteurs. Ce que j’ai appris de lui, c’est la vivacité unique, brûlante de l’acte artistique, un acte qui, pour concerner les autres, doit d’abord me concerner moi-même, en me brûlant un peu. 

J’ai aussi découvert alors l’importance du travail corporel de l’acteur. La tradition française est plutôt "langagière", "littéraire". Kaki m’a ouvert un autre monde : celui de l’acrobatie, du corps qui se fait parfois souffrir pour devenir beau et significatif.

 

 INTRODUCTION

Au Maghreb, le théâtre ne date pas du XX° siècle. Des sites comme Djamila, Timgad et d'autres encore attestent de manifestations dramaturgiques dés l'époque romaine. Cependant la pratique culturelle des Romains accordait la prépondérance voire l'exclusivité aux spectacles des arènes. C'est ce qui mit en "hibernation" l'activité théâtrale héritée des Grecs. Pour cela et à cause de diverses raisons sociopolitiques, on date communément la naissance du théâtre algérien à partir des années 1920. L'expression dramatique algérienne puise directement son modèle et la raison de sa naissance dans les fameuses tournées de 1921 de George Abiad, Egyptien copte. Or ce théâtre moyen oriental est lui même sans tradition avérée et sans expérience puisque :

Ce n'est qu'en 1848 que le monde arabe découvre le théâtre grâce aux traductions et adaptations de pièces européennes (telles que "L'avare" qui donne "El Bakhil") par Marun Neqash, Libanais maronite.[3]

Par ailleurs, la tentative de faire remonter le théâtre du monde musulman aux "Ta'ziyé" ouvre des perspectives qui invoquent toutes formes d'expressions pré-théâtrales. En effet les "Ta'ziyé" chiites sont des rituels religieux et liturgiques qui théâtralisent le sacrifice de Hossein fils de Ali (gendre du Prophète). Cette manifestation fondatrice de l'idéologie chiite prend des allures populaires qui rappellent la catharsis grecque et relèvent du comportement populaire. Dans cette optique, il faut préciser que le peuple maghrébin, par son exubérance, sa manière de vivre à l'extérieur, du moins pour les hommes, son comportement qui s'apparente à une familiarité excessive pour l'étranger, ce peuple maghrébin est constamment en représentation théâtrale. Donc les "Ta'ziyé" même s'ils rappellent les Mystères de l'Eglise du Moyen Age n'ont de commun avec ces derniers ni la fonction, ni l'influence.

Donc le monde arabe qui s'est toujours caractérisé par des fêtes pompeuses ou populaires, emphatiques ou graves n'a jamais eu de tradition théâtrale au sens de représentation d'une histoire, d'une situation dramatique.

"Jean Jacques Rousseau dans ses "Lettres sur le gouvernement de Pologne" marquait la distance qui, à ses yeux, séparait la fête et le spectacle du phénomène théâtral"[4] 

Cependant le théâtre européen a profondément influencé les différentes formes d'art dramatique s'exprimant en arabe, il en a fourni :

Les genres : la tragédie, la comédie, et surtout la farce qui va constituer l'essentiel du répertoire des débuts.

Les thèmes qui au demeurant s'inscrivent dans les constantes universelles : l'avarice, la jalousie, la cupidité, la passion,

Les techniques de représentation : danses, déguisements, mime, jeux et décors de scène quoique le penchant pour la fête dans le Maghreb présentait des prédispositions multiples et fortes.

La codification géographique du lieu de représentation : la halqa traditionnelle qui a précédé la boîte italienne

La halqa des spectacles traditionnels dans les pays arabes[5] a toujours été un cercle, c'est à dire, à bien y regarder, une focalisation de tous les regards et la mise en spectacle d'un schéma social où la collectivité et la communauté sont essentielles alors que l'individu n'est qu'un appendice qui n'existe pas en tant que tel.

Si le théâtre, malgré la fête caractérisant le monde arabe, a eu cette naissance laborieuse dans le Maghreb c'est surtout que

"le théâtre est contrairement à la fête intégratrice, le spectacle d'une solitude"[6]

Dans une société où justement la solitude est étrangère aux pratiques, aux pensées et à l'imaginaire.

Malgré cet handicap psychologique et parce que les romains avaient déjà érigé des scènes et donné des spectacles[7], le théâtre algérien va renaître après le fameux passage de George Abiad. Il va s'exprimer de manière d'autant plus vivace qu'il est mû par un idéal de dénonciation de la situation coloniale par un objectif didactique d'éveil des consciences. Ainsi, au départ, existent des critères techniques plus ou moins assimilés, une trace dans la mémoire collective, un modèle oriental lui même manquant d'assurance et surtout un besoin violent d'expression en opposition avec le quotidien.

En 1926 Allalou et Ksentini, chacun de son côté, donnent les premières manifestations satiriques. Ce sera le "kalam el hazl"[8] sous forme de poésie populaire. Cela prend l'aspect de petits sketchs interprétés entre deux parties d'un concert de musique. A ce titre, remarquons que le théâtre est considéré comme un complément, un intermède de la représentation musicale qui est censée drainer les foules. Les thèmes s'articulent autour de satire des mœurs (mariage, dots, émancipation de la femme) et de la mentalité mercantile des bourgeois des villes (commerçant, affaires).

Cependant le quotidien est tel que la scène se transforme en exutoire collectif, le "petit peuple" va prendre sa revanche sur le commerçant aisé ou les notables alliés du pouvoir. Les valeurs morales de cette société ainsi que les représentants de ses institutions religieuse féodale (cadi, mufti) sont ridiculisés. La ruse, la malice féminine, la candeur, la générosité constituent les qualités des personnages, l'oppression, les humiliations seront mis en exergue. Spontanément le schéma de la Commedia Dell'arte[9] émerge, des personnages archétypaux apparaissent et deviennent incontournables sur scène. Chacun avec ses spécificités, ce qui donnera les "Djeha, Bou Borma, Boucebci, Zeghirebbane, Antar el Hachaïchi…".[10]

Ce théâtre qui met en exergue des individus obéit à une vision citadine de la société. Le monde rural fonctionne autrement. Basé sur la collectivité, quoique cette notion ait été battue en brèche par les visées d'expropriation du colonialisme, il conçoit difficilement cette individuation sur laquelle se base les spectacles qu'il lui arrive de voir. Il assimile laborieusement le concept du héros qui met sa malice ou son intelligence pour résoudre ses problèmes individuels. La dimension communautaire étant sinon ignorée, du moins éludée peut être pour des raisons de censure.

Le fait est ce théâtre est gauchement greffé sur une société qui n'offrait aucune prédisposition à ce genre d'art à cause d'une absence totale d'individuation comme le souligne Mohamed Aziza:

"la résorption de la volonté humaine dans celle de Dieu, l'adhérence quasi totale de l'individu à la communauté et enfin la conception d'une histoire dédramatisée font que, pour l'homme musulman traditionnel, l'individuation source de conflit intérieur, s'avère impossible"[11]

 

D'une manière générale et sans amoindrir ses mérites, le théâtre algérien, avant la guerre de libération, se caractérisait par sa vision spécifiquement citadine de la société et de l'histoire. Il était sans aucun doute nourri des meilleures intentions du monde et obéissait à une logique d'éveil des consciences comme il a été souligné avant. Mais toute contestation du système se réduisait à de vagues propos moralisateurs, à la limite humanistes. En gros c'est surtout un théâtre de ville qui exposait sa mémoire.

On remarque une absence totale de la chanson de geste rurale telle que définit par J. Desparmet[12] ou de toute œuvre d'inspiration bédouine sur la scène algérienne de cette époque. Quelques rares exceptions mettent en scène des paysans balourds et sans attrait. Ils mettaient encore mieux en évidence l'avantage de la société citadine et policée. Ces thèmes fleurissaient sous un regard débonnaire d'une colonisation qui y voyait un argument pour sa mission civilisatrice.

Il faudra attendre 1961/1962 pour voir la chanson de geste revitalisée et adaptée à la représentation théâtrale grâce à l'expérience unique (à l'époque) de Kaki. Ce fut là l'originalité de son travail en "laboratoire" qu'il a appelé "Avant Théâtre" et dura plus de dix ans. Kaki et sa jeune équipe s'investissait à corps perdu dans une suite d'expérimentations d'un "théâtre sans public" qui rappelait Grotowski et ses expérimentations théâtrales hors du public.

Au bout de dix ans (1951/1961) Kaki aboutira à la mise au point d'un langage dramaturgique. Son originalité par rapport à Grotowski, c'est que l'européen cherchait à "sortir" des sentiers battus du théâtre traditionnel alors que Kaki voulait intégrer la communication traditionnelle, la mémoire collective des spectateurs qui dés lors se sentiront interpellés par une scène qui évoque pour eux un espace intellectuel et communicatif familier mais les pousse à la remise en question de leur quotidien.

La scène de Kaki est une présence physique et non verbale, le théâtre dépasse le texte, ce qui rappelle Arthaud :

le théâtre est contenu dans les limites de tout ce qui peut se passer sur une scène, indépendamment du texte écrit[13]

Pris entre la prépondérance de la belle parole dans la culture traditionnelle qu'il va re-créer et la nécessité d'une gestuelle qui marque et démarque l'espace pour l'inscrire dans une dimension non verbale mais  physique, Kaki va selon les productions utiliser la centralité d'un meddah démiurge, articuler les mouvements autour d'un décor, d'un accessoire, voire d'une idée. Dans ce dernier cas son théâtre présentera le sombre envoûtement d'un absurde raconté en d'autres lieux et d'autres circonstances par Beckett, Ionesco et leurs émules.

Cependant, raconter Kaki c'est décrire ses errements, ses incartades plutôt que de cerner un itinéraire dans le moule systémique d'une vision philosophique ou d'une école. Dés le départ, la rupture est là, existentielle mais féconde, son frère Mazouz qui est aussi un de ses premiers comédiens, dit de lui :

"Kaki avait des difficultés à imposer ses nouvelles façons de faire du  théâtre; tous les gens de sa génération étaient contre. C'est pourquoi il a misé sur nous les jeunes. Il va faire un théâtre propre à lui avec douze adolescents ignorants qui vont faire tout ce qu'il leur demande de faire"[14]

 

QUI EST KAKI ?

Ould Abderrahmane Abdelkader est né un 18 février 1934 au numéro 465 de la rue 34. Comme toutes les constructions de Tigditt, la maison natale n'est pas grande avec ses deux fenêtres donnant sur la ruelle, elle se compose d'une pièce principale et de deux autres attenantes, plus petites. Toutes les trois donnent dans une courette, pâle vestige du patio andalou. A côté, le mausolée de Sidi Sayah, un des nombreux marabouts qui quadrillent et enserrent le quartier populaire de Mostaganem.

A Mostaganem, un diminutif local est utilisé pour les Abdelkader, on les appelle "Kouider" et plus rarement "Kaki". C'est ce dernier dénominatif, que portait déjà son grand père, qui sera retenu par les familiers et la postérité. Ce grand père venu au début du siècle, de la tribu des "Hachem" mitoyenne à   la ville. Des gens rugueux et farouches, ayant le sens de l'honneur et la mesure du bon sens.

Sa mère, Kheïra, issue de la tribu des Dahahoua de Mascara est la benjamine des quatre filles de Mohamed Bensekouma. Elle disparaît alors que Kaki avait dix-sept ans. . Kaki ressentit vivement la perte de cette mère, malgré la présence affectueuse de la grand-mère Khrofa qui racontait tellement bien les contes merveilleux et les poésies populaires que reprenaient les chanteuses traditionnelles dans les mariages et les occasions heureuses.

Dans ce quartier attachant, les veillées étaient trop courtes pour la vieille femme qui lui racontait le répertoire intarissable de cette mémoire de l'oralité. Au fil des années, Kaki ne pouvait s'empêcher d'aller écouter,  caché derrière un rideau ou juché sur une terrasse, les méddahates[15] qui chantaient merveilleusement les histoires et les qacidates[16] qu'il connaissait par grand-mère. Plus tard, c'est au tour de l'oncle Maamar, mélomane, de reprendre à longueur de journée en sa présence les long poèmes épiques de Lakhdar Benkhelouf, Bentobdji, El Mejdoub, et dont il gardera un cachet indélébile :

(Kaki sera) influencé par plusieurs maîtres dont je ne citerais que Lakhdar Benkhelouf, Abderrahmane Mejdoub, Cheikh Hamada, des sources multiples et de tradition orale entre autres le Chir Melhoun, le chaabi et la halqa.[17]

C'est là une référence inépuisable de tournures caustiques, de belles expression, de perfides allusions ou d'élogieuses remarques qui s'ajoutaient aux dires de grand-mère Khrofa dans la tête du petit Kaki. Tigditt est le lieu vivace de toute une littérature héritée des saints patrons de la ville et    reprises par les chanteurs locaux dans une atmosphère festive et bon enfant[18].

Le plus magnifique était sans doute les veillées de fêtes. Dans le quartier chacun apportait sa contribution au café. Celui-là du kaak[19], celui-ci des mesemnas[20], cet autre de la rouina[21] ou encore du couscous. On mettait ensemble les plats apportés par chacun et il y avait toujours un cheikh bédouin avec son flûtiste pour égayer l'atmosphère. Allongés sur les nattes par groupes selon les affinités, on bavardait, on s'amusait jusqu'au petit matin. On mangeait en jaugeant l'habileté de la cuisinière qui a réalisé le met, on disait c'est le rfiss[22] de telle dar, le gâteau de tel foyer, une manière de citer la femme tout à l'honneur de son mari. On festoyait, chacun pouvant se substituer au cheikh et chanter, on se racontait les souvenirs qui divisaient, les aventures qui unissaient, les rixes qui faisaient et défaisaient les réputations, les amis morts pour un mot, les bandits d'honneur, Amar Benguella, Bouziane El Qalaaï[23], les relégués à Cayenne, Sbaa, Tcherito[24], les femmes du Derb[25], les coups fourrés ou foireux, les méfaits de "França". On riait aux larmes.

Il vécut une enfance modeste mais sans misère. Il fréquenta l'école primaire Jean Maire. Elle porte actuellement le nom du chahid Mehdi Benkhedda. Il dira bien plus tard "beaucoup de mes camarades sont des noms de rues". Cette école avait l'heur de se trouver en face d'un cinéma, le Ciné-Lux, où Kaki et ses camarades faisaient l'école buissonnière en s'extasiant sur des films noirs américains ou des épopées de cow-boys sans peur et sans reproche. Charef et Abdellah Gouaich[26], Abed Abdellaoui faisaient bande avec Kaki. Entre les belles sentences du chir melhoun et les répliques péremptoires de personnages fabuleux, Kaki évoluait dans un environnement structurant qui orientait son imaginaire vers le merveilleux et les  histoires plus fantastiques les unes que les autres. Sous la direction de

"La voix mélodieuse de l'institutrice Madame Servoni qui savait aussi raconter des histoires"[27],

Kaki et ses camarades de classe montaient chaque année un sketch qu'ils répétaient durant l'année pour pouvoir le présenter la veille des  grandes vacances. Il était le plus enthousiaste, le plus entreprenant et    voulait à chaque fois donner son avis et imposer son point de vue. Il réalisa un sketch "Le dentiste atomique" dans la cour de l'école et sous les applaudissements des enseignants et des parents. Kaki avait déjà la passion du théâtre.

En 1948 à quatorze ans, le jeune adolescent obtient son certificat d'études mais resta une année de plus à l'école. Entre-temps, il adhéra comme ses amis aux Scouts Musulmans Algériens au sein du groupe "El Fallah".

Les SMA avait un local au beau milieu de la place centrale du quartier, Souika. Ce local est en réalité une minuscule salle avec une microscopique terrasse sur le toit du café de Benchohra dit 'Tcherito". Ce lieu servira de point de rencontre, de réunion, d'assemblée de tous les frondeurs et de tous les activistes de la médina, ville indigène se réduisant à Tigditt. De nombreux jeunes apprendront le nationalisme dans le cadre des activités scouts. Ils prendront le maquis et beaucoup tomberont dans le champ d'honneur[28]. Les chefs scouts vont encourager et permettre à Kaki de continuer sa passion, l'art dramatique. C'est dans "El Fallah" que se fera la rencontre clé avec Benddelhalim Djillali. Celui qui ne cessera jamais d'encourager et de pousser à l'avant le jeune homme puis le dramaturge. A ses yeux Benabdelhalim était :

Un animateur bénévole…il forçait mon admiration pour son désintéressement et son amour pour la profession…grâce à cet animateur je participe au stages d'éducateur populaire en art dramatique….j'y ai monté   sous sa direction ma toute première pièce :"ziadj bi ridha" (mariage avec consentement)[29]

J'ai joué et monté "La légende de la rose" alors que j'étais louveteau pas encore scout[30].

Le levain prenait, Kaki s'investissait de plus en plus dans l'activité théâtrale.

Cet espace somme toute fermé constituait un univers. Entre le ghetto et le mythe s'élaborait sa personnalité. Pour avoir un aperçu de l'enfance et l'adolescence de Kaki, ajoutant que toutes les idées nationalistes et tous les mouvements revendicatifs[31] trouvaient écho favorable et amplification dans ces lieux.

Le théâtre chez les scouts est terriblement accaparant, les surhommes de l'écran du Ciné Lux occupant les moments qui restaient, le souci scolaire s'estompait. La vie l'emportant irrésistiblement sur l'école, Kaki quitta les bancs du savoir institutionnel, comme tous les enfants indigènes.

Il lui fallait aider son père Mohamed et contribuer aux besoins de la grand-mère Khrofa qui se faisait vieille, de son oncle mélomane Maamar,   de ses deux frères et de sa petite sœur. Sa première activité, à 16 ans, est culturelle puisque il est employé par une librairie. Il transpose les livres et les journaux, surveille les mains trop baladeuses, remplace le patron,    parfois pour quelques minutes, et nettoie les lieux, longuement chaque jour. Il apprend à aimer la lecture, ce qui lui sera d'un apport certain. Mais c'est mal payé et Kaki se sent responsable de famille et doit assumer. Il va  trouver un emploi plus sérieux chez le chef comptable Edouard Ferrandis à côté de la librairie. Quelques mois après, il optera pour un travail plus rémunérateur chez Ilaire. C'est un établissement d'import-export imposant où chacun a des responsabilités dans une fébrilité commerciale. Le dur apprentissage du monde du travail commence. Il restera dans ce négoce une huitaine d'années. C'est déjà un jeune homme, il a ses habitudes aux cafés  de Khenafou de Benchohra, passage obligé de "ceux de Tigditt". Il continue à fréquenter les chanteurs, les poètes mais il ne lui est plus décent d'aller écouter, clandestinement, les meddahates. Il continue de s'approprier cette littérature orale si multiple et si riche. Il ne cesse de s'imprégner de cette culture populaire.

Dans la salle du Ciné Lux, il voit un spectacle de théâtre "Ouled el Fouqaha" de la troupe de Youcef Bey Wahid. Il est impressionné. Quelques mois après c'est dans L'Alhambra, une autre salle de la ville, qu'il verra un spectacle de nô japonais donné par une troupe de passage. Alors qu'il n'est que louveteau, il s'en inspirera pour sa pièce "Mnème Soltane Soulimane". Pièce qui sera plus connue sous le nom de "La légende de la rose" qu'il produira bien plus tard.

A partir de 1951, il est aux côtés de l'imposant Benabdelhalim[32], les raïs[33] le désignent animateur de théâtre. A ce titre, il participe à plusieurs stages d'art dramatique sous l'égide du Ministère de la Jeunesse et de l'Education Populaire à Alger où il connaîtra Cordreaux et à Oran dans le Centre Régional d'Art Dramatique (CRAD) de Mme Geneviève Baëlac.

L'adolescent fougueux mais manquant d'assurance disparaît au profit de l'auteur dramatique toujours attentif aux bruits, aux rumeurs, aux voix et à la vie de son quartier.

LES NOTIONS STRUCTURANTES

Le dramaturge Kaki va apporter au théâtre algérien des approches nouvelles et une pratique en rupture avec les thèmes et la mise en scène. Son théâtre abandonnera les traditionnels sujets du mariage imposé, du burlesque qui faisait l'essentiel du théâtre de Allalou, Ksentini et Bachtarzi. Sans pour autant leur renier l'immense mérite des précurseurs, la lucidité d'hommes engagés et le talent d'artistes, il évitera l'habitude qui consistait à écrire seulement une trame et de permettre aux interprètes d'ajouter et de broder sur le thème selon l'humeur et le moment. Ces prédécesseurs ont fait un théâtre qui reprenait les préoccupations et s'adressait essentiellement aux citadins. Leurs thèmes composaient avec la contrainte colonialiste et faisaient dans de timides mais persévérantes allusions. Un discours très atténué, articulé autour de finesses inhérentes à la culture urbaine et à un public raffiné. Kaki a vécu dans un milieu qui l'a fait et qui l'a déterminé dans le sens du festif populaire, du parler rural et du thème universel. On peut ramener à trois, les influences qui l'ont constitué:

a). L'environnement humain et social: la ville de Mostaganem avec ses spécificités, le quartier natal lié organiquement au monde rural environnant et à la culture orale.

b). L'environnement idéologique et éducationnel : les Scouts Musulmans Algériens. Le groupe scout El Fallah a été le cocon de son apprentissage nationaliste. Il s'y est imprégné de la mouvance, de l'exemplarité et de l'idéologie. Education qu'il complète au sein de l'Association Es Saïdia.

c). Les influences intellectuelles : le cinéma américain et sa mythologie du personnage, les stages chez Henri Cordereauxx en particulier, la lecture des penseurs du théâtre universel.

1. L’Oralité :

Pétri d'oralité et en osmose avec le peuple, le théâtre de Kaki va interpeller le paysan et le citadin. Le spectateur se sentira concerné, interrogé et impliqué par l'événement scénique en représentation chez Kaki. Nous verrons plus loin qu'il réussit à insérer le verbe du meddah si prépondérant dans l'oralité dans la liturgie théâtrale. Ainsi réussit-il, à sa manière, et en harmonie avec la société algérienne,

"La matérialisation visuelle et plastique de la parole"[34].

L'homme va être celui par qui émergent les originalités fécondes, les prises de position paradoxales et les engagements prémonitoires. S'avouant sans complexe "analphabète en arabe", Kaki veut dire par là qu'il est d'abord le produit d'une culture orale, en relation constante avec la tradition de l'écrit.[35]

Ceci correspond à ce que Mc Luhan[36] entend par culture scribale, il s'agit de l'étape de transition vers l'âge de l'imprimerie pendant laquelle s'est développée en parallèle d'une expression manuscrite du sacré, apanage d'une élite, une tradition orale populaire et expression du profane..[37]

Son itinéraire a été typique et déterminé par son milieu. Sa grand mère Khrofa, l'institutrice Servoni qu'il ne cessera d'évoquer des décennies après, son oncle Maamar. Kaki se cachait pour écouter les méddahates, chanteuses traditionnelles réservées aux seules femmes. Il allait à la place, tahtaha, voir et admirer la parole ondoyante et les gestes emphatiques des meddahs. Toutes ces sources orales constitueront l'essentiel de ses inspirations.

Il a commencé à jouer des saynètes à l'école communale Jean Maire. Il jouait moitié pour imiter l'insolente aisance des acteurs du cinélux d'en face et moitié pour rapporter à son tour toutes ces histoires qu'il avait entendues tellement de fois. Il avait saisi très tôt qu'il y a mille et une manières de narrer une même histoire. Le meddah avec son éloquence et son improvisation, avec ses gestes et ses déplacements dans la halqa. Les meddahates avec leurs trémolos, leurs instruments et leurs connivences. La grand-mère avec sa bonhomie et son affection, oncle Maamar avec sa mémoire et une rime cinglante. Chacun exposait à sa manière et Kaki imite les uns et les autres en attendant de trouver sa voie et son cachet. 

2. Le groupe scout «  El Fallah » :

C’est chez les scouts du groupe « El Fallah » que Kaki fait ses premiers pas sérieux dans la représentation théâtrale. Du fait de la proximité du local que cette association un peu spéciale, il faut le dire, il y passait le plus clair de son temps. Il y rencontra des individus marquants qui seront soutiens et repères.

Cette association a été constituée par un jeune cadre des finances, Abdelkader Belhamissi qui déposa en avril 1937 à la sous préfecture de Mostaganem les statuts de la nouvelle association et à Paris ceux de la fondation. C'était alors la règle administrative.

Belhamissi Abdelkader en était le Secrétaire Général, elle était présidée par le greffier Belghachem Bentobdji, lui-même assisté par Mahieddine Ameziane, le trèsorier était Laredj Benriati et les assesseurs Benkedadra, Mestfaoui, Benhadouche, Hachelaf et Benkhelouf

 Initialement située au domicile de Belhamissi rue 18 n° 498, le siège sera transféré au 1er étage du café de Benchohra quelques temps après. El Falah avait reçu dans les années 40 les visites de Ferhat Abbès et de Messali Hadj

Avant même de quitter l'école, Kaki rejoignit El Falah , il fera partie de la branche cadette de la meute Yasmina où il secondera Abdelkader Belmokadem. Ce "compagnon de toujours"[38] a été orphelin très tôt, il est né à trois jours de différence de Kaki; Ancien élève de la méderssa libre de Mostaganem fondée par le PPA[39], il aura pour mouderess Cheikh Beneddine Zerrouki[40].

Belmokadem a été le premier comédien de Kaki, il joua le rôle du sultan dans "Mnème Soltane Soulimane"

Au sein des SMA, chaque branche était appelée à préparer un spectacle dans le cadre de l’animation théâtrale qui sera confiée jusqu’en 1945 à Benabdelhalim Mustapha dit Djillali

Ainsi fut montée et présentée une comédie sur le mariage "Smasria" joué par la section des routiers de plus de 16 ans et "Les méfaits du tabac" d’Anton Tchékov.

A partir des années 54, les différentes associations Scouts Musulmans Algériens s'avérèrent autant de pépinières de nationalistes. L'administration coloniale découvrit les principes d'éducation active qui régissent les activités de ces scouts, décida de les dissoudre en suspendant leurs statuts. Comment en aurait-il pu en être autrement puisque le fondateur du mouvement, Bouras, était lui même un nationaliste convaincu. Beaucoup d'associations scouts disparurent de la scène, du moins officiellement. "El Fallah" avec ses statuts déposés à Paris se trouva hors de portée d'une administration locale belliqueuse. Elle continua, en dépit des pires tracas, ses activités d'encadrement jusqu'à l'indépendance.

Souika est la place centrale de Tigditt. Avec son marché couvert et ses cafés tout autour, c'est le lieu de rencontre de tous les habitants de Tigditt, autant dire tous les Algériens de Mostaganem. Elle est constamment très animée, mais les fins d'après-midi sont mémorables. Ceux qui ont travaillé toute la journée s'installent aux terrasses en plein air. Tout le monde se connaît. On est chez soi. A côté du café de Benchohra dit "Tchérito", il y a une modeste porte que rien ne distingue. Aussi anonyme que les rues qui portent des numéros désordonnés et que seuls reconnaissent  les initiés[41]. Aussi mystérieuse que les dédales qui retardent même l'armée française cherchant avec la fébrilité de l'urgence une adresse arrachée sous la torture. La porte banale et ordinaire donne sur un escalier en couloir, étroit, rectiligne et interminable. Il débouche au dessus du café, sur une courette minuscule avec sur un côté une petite pièce sombre avec trois lucarnes. C'était une salle exiguë dont les fenêtres dominait le marché couvert situé de l'autre côté de la rue et qui est  mitoyen à la place. Les murs couverts de trophées et insignes, de fanions et de bannières donnaient au lieu une solennité grave. Au milieu une table qui occupait tout l'espace et quelques chaises autour. Il faut insister sur le rôle structurant de cette association. Les notions de nationalisme populaire, d'identité algérienne chevillée au corps constituaient alors le credo des scouts.

C'était le centre nerveux d'une activité au service de la jeunesse avec des animateurs bénévoles dans le cadre des Scouts Musulmans Algériens. Sous l'indigence des moyens, s'activait une ruche qui abritait les tentatives de Kaki qui s'appropriait la courette pour ses incessantes répétitions, les réunions et les conciliabules les plus graves pour arrêter un rallye scout, les décisions et le montages des coups de la guérilla urbaine entretenue par les fidayins[42] de Tigditt. Le lieu était souvent passé au peigne fin par une soldatesque au abois, mais en vain.

Dans la courette, autour de Kaki et sous l'œil bienveillant des raïs[43], les jeunes Abdelkader Belmokadem, Mezadja Bouzid, Osmane Fethi, Chougrani Mustapha, Ould Abderrahamane Maazouz, Abbou Bouasria, Belhachemi Youcef et Abdellah, Betedj Charef, Bentriki Mohamed , Khellil Madjid Chouikh Mohamed, s'adonnaient à leur passion théâtrale. Souvent ils mimaient la dégaine des acteurs qu'ils avaient vus l'après-midi même au Ciné Lux tout proche.

"Ould Abderrahmane est venu au théâtre par le cinéma dans les années 50"[44]

Un film qui m'a marqué : "Le trésor de Sierra Madre" de John Huston avec Humphrey Bogart[45]

"nous allions souvent au cinéma,…nous avons découvert Marlon Brando, James Dean, …l'Actor's Studo, la découverte de "la formation de l'acteur" de Stanislavsky"[46]

A partir de 1952, il est animateur de théâtre dans les SMA[47]. A ce titre et avec l'aide de son mentor Benabdelhalim Djillali, il fait plusieurs stages dans le cadre des Mouvements de Jeunesse et d'Education Populaire.

Dans le but de dépasser le cadre du quartier et voulant donner des représentations dans un cadre plus vaste, il adhère avec ses amis à l'association "Es Saïdia". Elle dispose d'un appartement vétuste au 15 de la rue Grande dans le quartier le plus ancien de la ville, le "Derb el Yahoud", le quartier juif de Mostaganem.

"Es Saïdia" tient son nom de Sidi Saïd, patron de la ville. Issue elle-même d'une association musicale appelée "Badr"[48] et animée par Mohamed Tahar, c'est une troupe musicale dont les figures les plus représentatifs sont Benaïssa Abdelkader, son président, Mazouz Bouadjadj qui deviendra un chanteur de chaabi renommé, Betedj Charef, Mohamed Tahar, Abbou Bouasria, Ahmed Benacer. Cette troupe donne des concerts de variétés. Les intermèdes sont meublés par des saynètes de quelques minutes. La troupe de comédiens réalise enfin des tournées hors de la ville, dans l'ouest d'abord puis au centre et à l'est du pays.

Au départ association musicale, Es Saïdia a été fondée en 1950 et aura un seul président, Benaïssa Abdelkader. Homme de culture, ce président accordait une grande importance à la formation. Bientôt des stages d'art dramatique sont obtenus dans le cadre de "L'Education Populaire".

Le premier stage d'art dramatique date de 1947 et se passe à Cherchell, ensuite au sein du CRAD de Mme Geneviève Baëlac en 1948.[49]. Kaki ira ensuite chez Henri Cordereauxx[50] à "El Riath" d'Alger et chez Robert Deshougue à Oran. Bachali Allel le décorateur du groupe chez Marie Fontanel.

Mais petit à petit, au sein de la troupe musico–théâtrale, un sous-groupe se cristallise autour de Kaki. L'activité théâtrale prend de l'ampleur, acquiert de plus en plus de notoriété. Certains musiciens se mettent carrément au service des productions de Kaki. Initialement auxilliaire, le groupe de Kaki se profile rival, ce qui va générer des tensions.

En 1954, est crée "El Masrah", une troupe de théâtre qui reste liée avec la troupe musicale mère, du moins au début. Autour de Kaki, il y a Benkartaba Toufik: trésorier, Benchougrane Mustapha: secrétaire, Belmokadem Abdelkader, Mezadja Bouzid, Bensaïd Mekki, Osmane Fethi, Bachali Allel, Ould Abderrahmane Mazouz, Beladjine Hamou Cheikh, Lagraa Charef, Bentriki M'hamed. D'autres comme Abou Bouasria les rejoindront ensuite. Des jeunes nouveaux comme Benmohamed Mohamed ou Djamel Bensabeur, des moins jeunes comme Mezadja Belkacem adhèrent au mouvement. Mohamed Tahar et Mazouz Bouadjadj réalisent les premières musiques des pièces théâtrales. L'équipe ainsi constituée monte et joue plusieurs pièces dont "La valise de Plaute", "Dandin" de Molière, "L'oiseau vert" d'après Carlo Gozzi, "La cantatrice chauve" de Ionesco. Ce sont des adaptations. Elles montrent surtout l'intérêt de Kaki pour un théâtre digne de ce nom. Il ne veut plus de sketchs qui ne servent qu'à faire patienter un auditoire venu pour des variétés musicales.

Dés la création de "El Masrah", la troupe naissante émigre "au trou". Il s'agit de la cave d'une menuiserie. C'est sombre et humide, les murs s'écaillent mais les jeunes se sentent chez eux. Le sentiment d'exister sans tutelle ajoute à leur enthousiasme, ils travaillent d'arrache pied. Les relations sont solides avec les scouts, diverses avec "Es Saïdia". Mais on se voit, on se conseille, l'aventure prend forme.

Kaki est convaincu de la nécessité d'une formation fondamentale. Il oblige ses compagnons à des répétitions incessantes, harassantes, tous les jours. Les plupart étant chômeurs, ils ne font qu'observer les types de comportement dans la ville, répéter les attitudes, les gestes, raffermir la voix.

Vers les années soixante, lorsque la lutte atteindra un paroxysme, partout en Algérie et devant la gravité d'un quotidien tragique, les activités théâtrales seront cessées. Ce sera les responsables de la Fida de Tigditt de concert avec les raïs scouts "d'El Fallah" qui ordonneront à la troupe de Kaki de continuer leur travail dans ce qui sera appelé "le trou". La troupe répétera dans ce souterrain d'une menuiserie, avec l'oued Aïn Sefra en contrebas. "El Masrah" se trouvera prêt à relever le défi des lendemains d'indépendance. La lucidité des meneurs nationalistes locaux a été pour beaucoup dans cet épisode.

LES INFLUENCES INTELLECTUELLES

Les maîtres universels :

Alors que l'environnement humain de Kaki a déclenché chez lui le besoin de communication avec le peuple, alors que les SMA l'ont sensibilisé à la cause nationaliste et à la réalité du peuple, alors que Es Saïdia l'a confronté à la pratique de l'art devant des publics différents, ce sont ses nombreuses lectures qui façonneront la propension de Kaki pour certaines configurations. En effet, les stages aidant, nous remarquons chez Kaki de nettes prédilections. Celles-ci ne sont pour l'instant que de simples penchants. Mais elles seront à la base de sa recherche du théâtre de laboratoire. Parmi les occupations qui seront constitutives de la personnalité du dramaturge, on peut citer pêle-mêle le cinéma américains du Ciné Lux de son enfance, les théories entrevues aux différents stages sous la direction d'Henri Cordereauxx ou de Robert Deshougue, les différentes lectures.

On a souvent parlé du style Kaki en ayant en tête l'image de jeunes comédiens qui racontent le terroir en jeans et tricots noirs. Cette modernité dépouillée conjuguée à cette mémoire des humbles constitue l'essentiel du paradoxe Kaki. Quels ont été les maîtres à penser du théâtre de Kaki ? Et de quelles manières a émergé cette harmonie, entre le meddah et la modernité, si épurée et si heuristique ?

Même dans la période qui a précédé son décès, Kaki n'a jamais caché son admiration pour ceux qu'il considérait comme sources de ses initiatives et ressources de ses expériences. Il a toujours évoqué son engouement pour les acteurs américains des grandes productions des années cinquante[51]. En particulier lorsque l'acteur a une dégaine de dur face aux aléas de la vie. Il le précise sans ambages :

…..nous allions souvent au cinéma,…nous avons découvert Marlon Brando, James Dean…[52]

Il découvre l'Actors Studio[53] ce qui le mène vers certaines techniques de formation du comédien. Cette curiosité débouche sur le livre de Stanislavsky[54] qui va devenir son livre de chevet pour une longue période.

la découverte de "La formation de l'acteur[55]" de Stanislavsky" était le levain…

Mais quoique la troupe se lance avec un enthousiasme juvénile dans les techniques de ce théoricien, Kaki va intégrer peu à peu d'autres points de vue et d'autres approches du théâtre. Nous ne citerons que ceux qui sont le plus revenus dans ses paroles : Meyerhold, Craig, Arthaud, Grotowsky, Piscator et l'incontournable Brecht.

Celui qui a été le plus évoqué, selon les compagnons de Kaki a été Meyerhold. Peut être parce que justement il rejette le culte de Stanislavsky.

 

Meyerhold dans la scène de Kaki :

Vsevolod Meyerhold[56] est un homme qui est passé par tous les stades de l'activité théâtrale, ce qui reste une inégalable école. Il est d'un pragmatisme qui a trouvé bonne réception chez les éléments d'El Masrah. Il faut rappeler que cet homme de théâtre a

expérimenté tous les procédés scéniques possibles (suppression du rideau de scène et de la distinction scène-salle, fragmentation de l’espace scénique grâce à l’éclairage en faisceaux, utilisation de praticables dans la dimension verticale du théâtre, montage d’éléments vocaux, rythmiques, gestuels, etc.)[57]

Meyerhold s'est opposé au théâtre réaliste. Il a été le leader de l'avant garde du théâtre russe que la révolution bolchevique de 1917 va mettre en avant. L'activité intense qui règne sur les artistes de tout bord durant cette période va permettre à Meyerhold de se frotter à des peintres, des architectes. Il va adapter le constructivisme[58] en vogue dans la scène théâtrale. Il imagine une scénographie dynamique, mue par des échafaudages géométriques constitués d'échelles, de plates-formes, de praticables divers, d'écrans mobiles tout en rejetant catégoriquement les lourds décors réalistes. Ses tentatives s'inscrivent également dans le formalisme puis le structuralisme qui va en découler avec la fortune que l'on sait.

Ce qui se retrouve dans le théâtre de Kaki sont les formes apurées, les gestes stylisés, les décors qui tentent parfois laborieusement de s'inscrire dans une formalisation constructiviste. Nous y reviendrons lorsque nous analyserons la trilogie de "Avant théâtre" ("Le filet", "Le voyage" et "La cabane"). Ce cachet va être repris par l'ensemble du théâtre algérien dés 1965 et va se retrouver avec succès dans les représentations du Festival de Théâtre Amateur de Mostagaem, grand et unique regroupement du monde théâtral des années soixante-dix.

Cependant Kaki aussi complexe que l'est naturellement un artiste voue une vénération à Stanislavsky, fait siennes les tentatives de son détracteur Meyerhold. Il ne se limitera pas à cette unique contradiction, loin s'en faut. Il va chercher une situation qui conjugue la solitude perfectionniste et absolue du comédien dans son personnage de Stanislavsky et la maîtrise d'une scène, certes stylisée, mais si dense de symboles et d'engagements chez Meyerhold. Kaki va souvent recourir et se référer à Gordon Craig[59]

Craig ou le compromis de Kaki

Craig en effet pense un théâtre qui se fait compromis entre les extrêmes de la solitude douloureuse du comédien de Stanislavsky et la fluidité ondoyante d'une macro dynamique maîtrisée de tous les éléments de la scène. Craig accorde une suprématie incontestable au metteur en scène. Il pense à un "théâtre total" dans lequel le texte jouerait un rôle moindre que les différents éléments visuels du spectacle (gestes, décor, lumière, musique, etc.), Il cherche à transformer radicalement l’organisation scénique, en ayant recours à des décors simplifiés, stylisés et à des éclairages symboliques. Le jeu du comédien, dont il rêve de faire une «surmarionnette» maîtrisant totalement les techniques d’interprétation, doit évoluer selon lui vers une sorte d’impersonnalité aux mains du metteur en scène.

Cette conception va pousser Kaki à penser longuement ses mises en scène mais à ne jamais les discuter au-delà d'une certaine limite de compréhension avec ses comédiens. Il sera toujours opposé à la production ou la mise en scène collective qui n'est autre qu'une dilution de responsabilité et une source de médiocrité. L'impersonnalité prônée par Craig vise la sérénité d'un artisan des gestes, des déplacements et de l'occupation de l'espace scénique. Cette osmose entre l'espace,  le décor et le comédien sera un souci majeur de Kaki. Elle aboutira paradoxalement à une dimension communicative symbiotique dans le "diwan el garagouz" entendu comme le congrès de fête de paroles. Mais ce sera une parole traditionnelle retrouvée. Une parole belle et naturelle, simple et sémique. Elle installera la confiance chez le spectateur sans tradition théâtrale et participera de l'identité déclarée sans complexe. Cette influence d'un théâtre qui soit théâtre, se situant au-delà des paroles ampoulées du "terrorisme littéraire[60]". Un théâtre où la parole suspecte soit réhabilitée et se confonde avec le geste, avec la mémoire avec la fête. Kaki s'est plus d'une fois référé à Antonin Artaud[61].

Artaud et le théâtralité chez Kaki

Artaud a sur le théâtre une idée physique et non verbale. Le théâtre c'est ce qui peut se passer sur une scène. Cette dynamique est indépendante du texte. Elle se situe dans une autre dimension. Cette conception qui va à contre-courant de l'habitude occidentale qui subordonne l'activité sur scène à un texte intouchable, source de toute chose s'intègre parfaitement aux habitudes maghrébines. En effet dans la société de Kaki la parole est omniprésente mais telle qu'énoncée, telle que prononcée dans un environnement audio-oral, c'est le geste qui la fait, c'est le mouvement qui prime. Est-il besoin de rappeler le rôle du meddah[62] ? Artaud le dit si bien: le théâtre dépasse le texte, c'est la matérialisation visuelle et plastique de la parole.[63]

Ainsi Kaki a vu que c'est là un théâtre qui répond à nos coutumes langagières. Mais il a quelque peu adapté cette vision. Puisque de la position antinomique de parole et de scène, il a réalisé une conjugaison harmonieuse de la parole du meddah et de la scène d'Artaud. C'est une expression dans l’espace.

Faire lier le théâtre aux possibilités de l’expression par les formes, et par tout ce qui est gestes, bruits, couleurs, plastiques, etc., c’est le réhabiliter, le réconcilier avec l'univers maghrébin.

Le théâtre ne peut être vu qu'après les trois coups sur scène. Et j'irai même plus loin. On peut effacer les trois coups, y compris la scène. Passer à la "Halqa" [64]

C'est aussi rendre le théâtre à sa destination primitive, le replacer dans son aspect magique et festif, c’est le réconcilier avec l’univers.

 Grotowsky et le théâtre épuré de Kaki

Jerzy Grotowski[65] va apporter au théâtre de Kaki le concept de la relation entre le comédien et les spectateurs. Il prône une communication non verbale mais totale entre celui qui joue et ceux qui regardent. Cette relation se dispense relativement de tout le reste, c'est ce qu'il va appeler "le théâtre pauvre". Ce qui va se traduire chez Kaki par une scène où un minimum de décor va convoquer un maximum d'imaginaire. Un lieu sans trop d'accessoires mais articulé autour de ce que Greimas appelle des actants[66].

S'inspirant de Grotowski, Kaki propose un nouveau modèle d’entraînement de l’acteur où il adapte la fameuse notion de "théâtre pauvre" aux données algériennes. Dans la relation entre l’acteur et les spectateurs qui définit l’essence du théâtre de Grotowski, il insère l'espace communicatif de la "Halqa" et le lien constant entretenu par le meddah. Kaki aboutit au but visé par Grotowski, à savoir la distinction acteur-spectateur qui tend à disparaître, ce qui va modifier la perception de la représentation. Grotowski comme Stanislavski procède à un enseignement et à des expérimentations à l'écart du public. Cette technique de travail de laboratoire va constituer une majeure partie de l'activité de Kaki. Ce sera le théâtre de laboratoire, élaboré et représenté paradoxalement pour du théâtre à huis-clos.

 Piscator et l'engagement de Kaki

Erwin Piscator[67] va fournir le volet idéologique surtout. Kaki a été convaincu du théâtre didactique. Dans un pays en lutte pour son indépendance, c'est logique. Comme un instituteur pugnace, il a utilisé nombre de trouvailles scéniques qui lui ont semblé efficaces dans sa volonté d'instruire et de convaincre : projections de diapositives, écriteaux et haut-parleurs; plateaux modulables et décors à praticables (ce qui d'ailleurs rappelle les techniques de Meyerhold). Après l'indépendance ce côté sera de plus en plus atténué au profit de la reconquête de la mémoire collective algérienne. Ce qui débouchera sur un théâtre épique dont Berthold Brecht s'était déjà fait le théoricien et l'illustrateur. 

Berthold Brecht[68] est l'inspirateur d'une partie importante du théâtre de Kaki. Nous reviendrons sur la dimension épique brechtienne qui transparaît dans la geste incarnée par le meddah;

Il faudra attendre 1961/62 pour voir la chanson de geste revitalisée et adaptée à la représentation théâtrale grâce à l'expression unique (à l'époque) de Kaki[69]

Sur la distanciation parfaitement insérée dans la "halqa" espace festif de communication, sur les chants fédérateurs qui acquièrent chez Kaki une fonction de réappropriation du patrimoine et jusqu'aux mythes brechtiens que l'on décèlent adaptés aux données algériennes dans le discours de Kaki.


ETUDE D'UN CAS : "AVANT THEATRE"

 

Est-ce que Kaki a appelé cette trilogie "Avant Théâtre" parce qu'il y voyait un théâtre des origines, avant que la parole ne s'installât ou bien y entendait-il un théâtre d'avant-garde après que la parole ne soit remise en cause fondamentalement dans l'expression dramatique ? On ne le saura jamais, la question ne lui a pas été posée. Toujours est-il que dans une tentative d'analyse on peut y déceler toutes les influences des grands penseurs du théâtre que nous avons déjà évoqués en plus de cet élan vers une dramaturgie où le théâtre serait une communication du geste débarrassé des oripeaux de la langue qui s'exprime dans un à-peu-près peu compatible avec l'indicible perfection que vise le langage du corps et l'espace de la scène.

Kaki explique de lui-même que

"c'est alors qu'éprouvant le besoin d'être nous-mêmes, nous nous sommes mis en quête d'un mode d'expression qui fut nôtre….Dans l'angoisse de cette recherche d'expression, nous avions conscience que notre travail n'était pas du théâtre à proprement parler, mais un essai….C'est pour cela que nous avons baptisé ce spectacle "Avant-Théâtre"[70].

L'explication est un peu courte quand on sait l'acharnement perfectionniste et le travail toujours remis en chantier qui a accompagné la production.

"Avant Théâtre" est un ensemble de trois pièces à l'atmosphère sombre et envoûtante. Kaki a voulu dépasser le raconteur de souk pour s'aventurer dans l'expérimentation[71].

"Avant Théâtre est une expression essentiellement mimée. Les rares dialogues en arabe dialectal ne font qu'ajouter  une note de mystère. Ils ouvrent le champ à un imaginaire déjà fortement sollicité par l'extra-ordinaire, l'im-prévu et l'in-attendu du spectacle.

On a souvent dit de Filet qu'il s'apparente au "Nô" japonais. Ceci est dû au décor noir épuré et où nul accessoire n'arrête le regard ou oriente la pensée. On y voit un groupe de pêcheurs mimant tout le drame de la fatalité de l'existence derrière un gigantesque filet.

En guise de dialogue, quatre phrases en tout :

A la question qu'on lui pose :

- Que fais-tu ?

Le raccommodeur, surpris, répondra par son geste quotidien.

- Pour aller où ?

L'autre répond

- Nulle part !

Dans l'espoir d'un miracle, l'homme du gouvernail dans la nuit du travail, criera par deux fois

- Lumière ?

Alors que tous sont pris dans le filet.

En plus du théâtre japonais qui nous vient l'esprit, il s'installe une relation comédien-spectateur intense qui a été bien étudiée chez Grotowsky sous le concept du "théâtre pauvre". Cette situation de communication non verbale mais totale qui s'installe alors entre le comédien qui amorce et le regard du spectateur qui complète à sa manière, selon sa subjectivité. Une scène avec un minimum de décor va convoquer un maximum d'imaginaire. Seul le geste dans une pénombre angoissante capte et focalise. La distinction entre comédien et spectateur s'estompe, public et artistes sont au sein d'une même représentation, d'un même drame. C'est alors que le théâtre devient physique et non verbal, une dynamique indépendante du texte. "Le théâtre, c'est ce qui peut se passer sur scène" dira Artaud[72].  

Le second volet Cabane est joué dans le style de l'Actor's Studio. On y relève aussi bien dans la thématique que dans le jeu la trace persistante du cinéma épique américain qui a nourri l'enfance de Kaki. C'est aussi l'application des techniques d'Elia Kazan et de Stanislavsky :

Cinq chercheurs d'or, ce qui évoque le Far-west, s'engagent dans une folle aventure. Ils sont constamment au fond d'une grotte qui leur sert d'abri et de logement. Bientôt s'insinue un affrontement avec eux-mêmes et entre eux. L'atmosphère tendue imprègne chaque mot, cela tourne au suicide. Au bout, ils ne trouvent qu'eux-mêmes, et autour d'eux le silence. Ils finissent par s'entre-tuer, faute de répondre aux questions qu'ils se posent.

Le troisième pièce intitulée Voyage est un drame. Elle met en scène un peintre[73] aux prises avec les affres de la création. Traité de la manière d'un ballet, il tire son argument de l'hallucination obsessionnelle chez le jeune artiste. La question de la main et du regard est posée. Quelle couleur pour quelle vie ? Quel geste est approprié pour traduire quoi ?

La couleur considérée comme expression de la vie, s'oppose au noir et blanc. La couleur dans ses nuances marque les hésitations de la vie et le noir et blanc un manichéisme simplificateur et réducteur. L'artiste parce qu'il le sent intensément mais aussi le commun des mortels sans trop le savoir, sont éternellement à la croisée d'un choix. Ce thème donne naissance à une suite de variations très scandées. On y relève la symbolique du croissant et de la croix, une dualité entre orient et occident, une situation ambiguë à la fracture des deux cultures. L'artiste est déchiré devant ce choix qui est encore d'actualité et se pose à tout créateur. Le titre pose la symbolique du déplacement sans fin à la recherche d'un idéal.

Quoique donné en spectacle dés 1958, pendant des années, Kaki va continuer ses recherches à l'écart du public, imitant en cela Grotowsky et Stanislavsky et….l'artiste de Voyage.

"….ce spectacle expérimental, témoigne du souci de renouvellement des formes, des esthétiques qui a toujours caractérisé le travail de cet auteur aux aguets d'une langue efficace, forte de ses images, de ses paraboles et du sens qui l'habite…" [74]

Le Filet, La Cabane et Le Voyage évoquent le milieu des pêcheurs de Tigditt, les westerns du Ciné Lux et les errements de l'artiste. C'est le tour assez fidèle de Kaki, personne et dramaturge. Cette recherche éperdue d'une communication avec le public l'amènera à dépasser la parole pour une lumière et une musique qui ont un statut à part, une fonction essentielle, celle de rehausser imperceptiblement le mouvement plastique dans une reconstruction énonciative se passant souvent du dialogue. Dans les trois volets  est représentée la lutte multiforme de l'homme pour sa survie. Que ce soit face à la mer, nature hostile de Filet, en butte avec soi-même, la cupidité des chercheurs de trésor dans Cabane, ou pour concrétiser une idée, l'idéal du peintre de Voyage, l'homme doit lutter et toute victoire ne peut être que prélude à une nouvelle bataille. C'est la condition humaine qui est ainsi posée.

Au-delà des formes, objet de tant d'attentions, il y a les mythes obsédants qui font l'œuvre du dramaturge[75] et qui vont resurgir sous d'autres formes dans Dem el Hob, Diwan el Garagouz et El Guerrab ou salihine.

 

CONCLUSION

Kaki envisageait d'adapter Antigone de Sophocle avec, dans l'un des principaux rôles, Cheikha Remitti, l'incontournable ancêtre de la chanson raï et ce n'est que logique dans son cheminement artistique.

Car dans son théâtre, Kaki, pétri d'oralité du terroir citadin de Mostaganem, va régurgiter les histoires de sa grand-mère, des meddahates, des poètes de chir melhoun. Avec les influences de ses fréquentations cinématographiques et ses activités scoutes, au fil de ses lectures et de ses expériences, Kaki va aboutir à une expression absolument originale. Il s'est soucié du public tout en essayant d'inculquer l'universalisme qui rattache le théâtre Algérien au théâtre mondial. Avec ses recherches formelles où on y a vu du Nô japonais, les influences de Piscator, d'Arthaud et de Craig, avec sa halqa où on a cru y déceler du Brecht conjugué au meddah traditionnel, avec son Garagouz, produit d'un terroir mâtiné de trace ottomane, Kaki s'en sort chatoyant, communicatif, avant-gardiste et pourtant traditionnel car le petit peuple l'a toujours apprécié. Corderaux l'a très justement surnommé "le dramaturge de l'essentiel". Il demeure celui dont le théâtre reste à connaître afin de réapproprier la mémoire, principe central de l'homme, mais aussi dans le but de susciter des tentatives et des vocations précieuses dans un théâtre bien malade et pourtant si indispensable dans le projet éducatif d'une société qui en a sérieusement besoin.

 

 


[1] Ould Abderrahamane Mazouz, frère du dramaturge, il sera de toutes les expériences de Kaki. Actuellement, il est au Canada où il a réalisé plusieurs films por le compte de la Télévision Canadienne.

[2] Cartel (Théâtre du) : groupe d'intérêt professionnel et moral qui a existé de 1927 à 1940 à travers l'activité des théâtres dirigés par Gaston Baty, Charles Dullin, Louis Jouvet et G. Pitoëff.

[3] Sidi Mohamed Lakhdar Barka, "La chanson de geste sur la scène ou expérience de OA Kaki, étude et recherche sur la littérature maghrébine", document de travail n°5, université d'Oran, 1981, p2

[4] Cité par Mohamed Aziza, "Formes traditionnelles du spectacle", STD, Tunis 1975, p 7

[5] Le Maghreb quoique de population prépondérante berbère présente des affinités, des us, des coutumes qui le font parfaitement intégré à une l'arabité qui dépasse la sphère ethnologique arabe

[6] Mohamed Aziza, "Formes traditionnelles du spectacle", STD, Tunis 1975, p 13

[7] Il est admis que le premier dramaturge "algérien" ait été Terence (190-159 av JC), un berbère romanisé qui écrivit six pièces dont "Phormio" imité en partie par Molière pour "Les fourberies de Scapin"

[8] Qui s'inscrira en opposition au "kalam al jadd" (discours sérieux) qui se veut linguistiquement puriste et ne traite que de thèmes jugés nobles (entendre religieux)

[9] Elle est peuplée de personnages reconnaissables à leurs masques et dont le profil ne change pas : Arlequin, Scaramouche, etc.

[10] Sidi Mohamed Lakhdar Barka, "La chanson de geste sur la scène ou expérience de OA Kaki", étude et recherche sur la littérature maghrébine, document de travail n°5, université d'Oran, 1981, p4

[11] Mohamed Aziza, "Le théâtre et l'Islam", SNED, Alger, non daté, p20

[12] Sous le nom de Ghazouat ou R'azouat (expéditions militaires) qui se donne parfois à tout coup de main ou combat, qu'ils soient modernes ou antiques – les habitants de la Mitidja, au commencement du XX° siècle, entendaient particulièrement des récits, le plus souvent en vers, d'inspiration épique, largement relevés de merveilleux, et relatant les exploits guerriers des musulmans de l'époque du Prophète… La vogue dont elles jouissaient à la fin du XIX° siècle et dans les premières années du XX° siècle, bien que sur son déclin dans la classe des lettrés, en faisait encore le genre poétique le plus populaire avec celui des hymnes hagiologiques – On entendait les meddahs en déclamer dans les carrefours  et les marchés, dans les cafés maures, surtout pendant les nuits de ramadan, dans les sacrifices communiels auprès des saints patronaux.(J. Desparmet, "Les chansons de geste de 1830 à 1914 dans la Mitidja, in Revue Africaine, 1939, p193)

[13] Artaud (Antonin), le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964.

[14] Lettre de Ould Abderrahmane Mazouz à Mostefa Abderrahmane

[15] Orchestre féminin réservé strictement aux femmes

[16] Longs poèmes en arabe dialectal appelé "chir melhoun"

[17] Abderrahmane Mostéfa, in Dahra n° 2 de février 2001, p9

[18] Lire à ce propos Tengour, Habib, Gens de Mosta, édition Sindbad/Actes Sud, Paris 1997, 142p

[19] Gâteau paysan traditionnel, il en forme d'anneau.

[20] Gâteau en forme de carré enduit au miel

[21] Semoule d'orge grillée consommée mélangée à l'eau sucrée

[22] Semoule de blé dur grillée consommée avec du miel

[23] Sortes de condottiere de la tradition locale

[24] Deux mostaganémois relégués à Cayenne et dont ils ne reviendront pas

[25] Quartier chaud de la ville

[26] Fils du fameux Cheikh Hamada, grand chanteur des Medjahers, l'autre composante rurale des mostaganémois

[27] Abdelkader Djemaï, "Hommage à Ould Abderrahmane Kaki", in El Moudjahid du 28/4/93, p. IV et V (culturelles)

[28] Je ne citerai que le plus emblématique, Benayed Bendehiba parce Ould Abderrahmane lui vouait une admiration exceptionnelle.

[29] Discours de Ould Abderrahamane devant les étudiants de Bordj el Kiffan, Alger 1973

[30] idem

[31] Dès 1915, des dockers du port constituèrent une section CGT qui donnera la section locale du Parti Communiste Algérien, des agitateurs formèrent les premières cellules du Parti du Peuple Algérien, etc.

[32] Benabdelhalim Djillali est une personne à la stature imposante, un "Orson Welles". Il sera le fondateur principal du Festival National d'Art D'ramatique en 1967.

[33] Chefs scouts

[34] Antonin Arthaud, Le théâtre et son double, Gallimard, Paris 1964

[35] Mansour Benchehida, "Eléments de littérature orale dans le patrimoine culturel algérien", Université de Mostaganem, 1993 (44p.) notamment la relation écrit/oral au niveau du statut du texte chez Lakhdar Benkhelouf

[36] Mac Luhan, "D'œil à oreille", édition Denoël, coll Médiations, Paris

[37] Sidi Mohamed Lakhdar Barka, "La chanson de geste sur la scène ou l'expérience de Ould Abderrahmane Kaki", étude et recherche sur la littérature maghrébine, document de travail n° 5, université d'Oran, 1981,p7

[38]

[39] Parti du Peuple Algérien, parti indépendantiste qui luttera contre l'acculturation en créant un réseau d'écoles les lendemains de la deuxième guerre mondiale.

[40] Responsable local de la guerre de libération, l'ex-lycée René Basset porte son nom

[41] Voire Tengour Habib, Gens de Mosta, édition Sindbad/Actes Sud, Paris 1997, 142p

[42] Pluriel de fidaï, soldat urbain, agissant en escarmouche pour le compte de la guerre de libération

[43] Citons de mémoire les deux Boudraf, Lakhel, Makhlouf, Hamidi et d'autres

[44] Mostéfa Abderrahmane, in Dahra n° 2, février 2001, p8

[45] Propos de Kaki, in revue Salamand'Arts de février 1997,p3

[46] Propos recueillis par Abdelkader Djemaï in "La république"du 13 janvier 1971

[47] Scouts Musulmans Algériens

[48] Entretiens avec Mohamed Tahar, par Amar Belkhodja in "El Moudjahid" du 16/7/90, p16

[49] Ould Abderrahamane Kaki, propos recueillis par Dorra Bouzid in revue Faïza n° 46, année 1965, p22

[50] Crée et préside en 1954 l'Association des Amis du Théâtre Arabe à Alger

[51] Ce qui était un trait commun et marquant de tous les jeunes de Tigditt, voire ce phénomène                  socio - psychologique dans "Gens de Mosta", opcit

[52] Mostéfa Abderrahmane, in Dahra n° 2, février 2001, p8

[53] Actors Studio est un atelier de théâtre fondé aux États-Unis en 1947 par Elia Kazan et qui a formé       de nombreux acteurs américains. Il permettait à des acteurs de pratiquer leur art et de se perfectionner dans un atelier, sans la pression des représentations. Les initiateurs du studio sont des comédiens issus      du Group Theatre, compagnie indépendante et engagée des années trente, née elle-même de l’éphémère American Laboratory Théâtre, fondé dans le sillage de la tournée américaine de la troupe de Stanislavski. C’est donc la « méthode » Stanislavski qui est le fondement de la pratique de l’Actors Studio.

[54] Stanislavski (Konstantine Sergueïevitch Alekseïev) Acteur, metteur en scène, théoricien et directeur de théâtre russe (Moscou, 1863–1938). Il fonda, en 1898, le Théâtre d'art de Moscou. L'enseignement de Stanislavski exerça une influence essentielle sur le théâtre du XX° s., surtout en URSS et aux Etats-Unis (Actors Studio).

[55] Stranislavsky Constantin, "La formation de l'acteur", éd. Payot, Paris 1958. L’enseignement de Stanislavski repose sur la recherche de l’identification physique et psychologique la plus totale avec le personnage, l’utilisation de la mémoire affective dans laquelle l’acteur est invité à puiser pour retrouver en lui les émotions et les sensations éprouvées par le personnage et en exprimer toute la justesse. Ainsi, l’acteur ne construit pas seulement son personnage comme une entité psychologique complète. mais cherche avant tout à l’interpréter à travers ses propres affects et émotions. Cette pratique exige de l’acteur une profonde introspection.

[56] Meyerhold, Vsevolod (1874-1940), acteur, metteur en scène et théoricien du théâtre russe

[57] Ses deux essais fondamentaux, "Un théâtre théâtral" et "Du théâtre" datent de 1912. on peut les retrouver avec tous ses écrits en quatre tomes, "Ecrits sur le théâtre", édition Age d'Homme, Paris

[58] Le terme "constructivisme" n’apparut publiquement pour la première fois qu’en janvier 1922 dans "Le Manifeste Constructivistes" de K. Médounetski; il fut aussitôt repris par tout le monde artistique. Il répondait à une attente et à un public friand de nouveautés et voulant dépasser toute forme artistique traditionnelle au théâtre et ailleurs.

[59] Craig, Edward Henry Gordon, metteur en scène et théoricien anglais du théâtre (Londres, 1872 – Vence, 1966). Il a exposé ses théories dans "On the Art of the Theatre" (1905)

[60] Ce terme est particulièrement valable pour le Maghreb où au nom d'un purisme inepte l'expression est bloquée quand elle n'est pas castrée.

[61] Artaud (Antoine Marie Joseph, dit Antonin) (Marseille, 1896 – Ivry-sur-Seine, 1948) Écrivain français, il a paradoxalement toujours cherché à renouer le fil d'une communication impossible et surtout comme homme de théâtre: il fut comédien à la scène et à l'écran, sa théorie du «théâtre de la cruauté»,"le Théâtre et son double", 1937.

[62] C’est avant tout un « gouel », un dépositaire de la culture populaire et son propagateur ; en un mot, un véritable «livre vivant »( Boubker Belkadi, Algérie-Actualité n° 1116 du 5 au 11 mars 1987, p33)

[63] Artaud (Antonin), le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964.

[64] Propos de Kaki in revue Salamand'Arts de février 1997, p3

[65] Grotowski, Jerzy (1933-1999), metteur en scène et théoricien du théâtre expérimental polonais, fondateur du Théâtre Laboratoire, célèbre pour sa théorie du "théâtre pauvre".

[66] Terme de critique littéraire. Crée par Greimas, il signifie qu'un objet peut, par l'importance qu'il a dans l'intrigue ou sur la scène, accéder au statut "d'actant" c'est à dire d'entité agissante, à l'égal d'un personnage, sur l'environnement du jeu sur scène et sur l'imaginaire des spectateurs,.

[67] Metteur en scène et directeur de théâtre allemand (Ulm, 1893 – Starnberg, 1966)

[68] Brecht, Bertolt (1898-1956), poète et auteur dramatique allemand, dont l'esthétique (la forme) et l'éthique (le fond) ont exercé une très grande influence sur le théâtre contemporain.

[69] Mostéfa Abderrahmane,3M, p32

[70] André Sirep in Dialogue n°11 de mai 1964, Paris 1964, p47

[71] Un des rares à avoir repris "Avant Théâtre" fut le regretté Fethi Osmane (1939-1994). Avec une jeune équipe du Théâtre Régional d'Oran, il va présenter le spectacle au 2ème Festival du Théâtre Professionnel d'Alger en Octobre 1986, puis à Berlin en Allemagne

[72] le Théâtre et son double, op.cit

[73] Magistralement interprété par le regretté Bachali Allel (1939-1995). Rappelons que dans sa vie Bachali était artiste peintre et manchot, de ce fait, il donnait une épaisseur au personnage dont le tourment était un idéal communicatif pictural.

[74] Abdelkader Djemaï in Qantara n° 22 hiver 1996-97, p8

[75] Mauron C., Des métaphores obsédantes eu mythe personnel, Introduction à la psychocritique, Paris 1963

 

 

            L'ŒUVRE DE KAKI

 

Théâtre :

Le photographe

Smasria

La valise de Plaute

L'oiseau vert de Carlo Gozzi.

La cantatrice chauve (d'après Eugène Ionesco).

La légende de la rose.

El Hadj Brahim (d'après le Tartuffe de Molière).

Tabib fi filadj ma hou  tabib.

Docteur Mounir (comédie en 4 tableaux,

adaptation du "Docteur Knok" de Jules Romains).

Un acteur est mort.

Bache rake m'ride oucha deurake.

El Mouakhda.

Les déboires du cordonnier.

Mname Soltane Soulimane.

Le salon d'honneur.

Dem el Hob (ou l'amour impossible).

Dem ala tarik.

Errabie (le printemps)

El Aroui Okacha (comédie en 1 acte d'après G.Dandin de Molière).

La salle d'attente (tragi–comédie en 1 acte).

Dar Rabbi

Avant Théâtre :

Le filet

Le voyage

La cabane

Le cauchemar.

La cage

El –Menfi.

El Garagouze.

Fin de partie (d'après Samuel Beckett).

 En attendant Godot (d'après Samuel Beckett).

 Errebah

L’antiquaire au clair  de lune

 La  nuit ( Ellil )

 Dar sidna Nouh

 Les méfaits du tabac (d'après A.Tchekov)

 Novembre des ignorés

 Une carafe d'eau fraîche, un verre propre

et les journaux s'ils sont libres.

 Nasse Diwane Oua Hikayete el Makhlok

 132 ans

 Le peuple de la nuit

 Afrique avant 1

 Les vieux

 Diwan el garagouz

 El guerrab oua salihine

 Koul wahed ou houkmou

 Beni kalboune

 Diwan el melah

 Ech'Hadna

 

 Mises en scène de A.KAKI :

"Deux pièces cuisine" de Abdelkader Safiri

"Hab el moulouk fi tarik el harb" de Abdelkader Djemaï.

 

 Adaptation radiophonique :

Le cas Machiavel (essai)

Le captif (d'après Cervantès)

Clizia (d'après Machiavel)

Le serin qui ne disait pas la vérité et le pic–vert

ennemi du mensonge

 

 Nouvelles :

Le petit bonhomme à lunettes

Envisagez le pire et vivez les restes

Comédie d’hiver

La mort des Maures

 

 Scénarios :

Ouled el-Hadj

La fête des autres

 

 

Œuvres inachevées :

Un feuilleton pour TV  "L’histoire d’une rue"

1 pièce de théâtre ‘’ Il est difficile d’être un homme’’

 

PRIX :

Grand prix au 1er Festival Maghrébin de Sfax en 1966

Médaille d’or au Festival Arabo–Africain de Tunis en 1987

Médaille d’or au Festival du Théâtre Expérimental du Caire, 1989.


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