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ENTRETIEN AVEC ABDELKADER ALLOULA

 

Le pouvoir du théâtre

 

Par Mohamed KALI

 

Mohamed Kali : On retient de vous davantage l’homme de théâtre, le dramaturge, mais on ne met jamais en avant le fait que vous soyez un homme politiquement engagé. Vous avez été arrêté en octobre 1988, ce qui, en d’autres termes, signifie qu’à un moment donné, vous étiez politiquement dangereux.

Abdelkader Alloula : Non, j’ai été recherché et non arrêté. Heureusement pour moi. Mais pour répondre à votre interrogation, cela me flatte qu’on retienne de moi l’image du dramaturge. C’est dans ma vie le plus important angle d’analyse, le tremplin de tout ce que je fais. Tout revient à l’art théâtral. C’est ce qui m’intéresse le plus.

 

M.K : Pourtant, vous êtes de ceux qui ont adopté cette profession de foi de Bertolt Brecht :  « nous puisons notre éthique et notre esthétique des besoins de notre combat ». Votre réponse inverse l’ordre des choses de ce crédo.

A.A : Bertolt Brecht, quand il parle d’un combat, c’est un combat qui est inscrit précisément dans le cadre de la fonction sociale de l’art théâtral et non pas dans un combat de parti ou un combat de mouvement. Chez Brecht, le combat, il le situait d’abord en tant qu’homme de théâtre, en tant que dramaturge. Quant au combat extra-théâtral, cela a toujours été un prolongement et non pas l’essentiel.

 

M.K : Qu’est ce qui vous répugne à vous prononcer franchement sur la situation actuelle, à parler franchement de politique ?

A.A : Je ne suis pas un homme politique et je ne voudrais pas en être. Mes interventions dans le cadre de manifestations politiques, ce sont des attitudes de principe, de solidarité, mais je reste un travailleur de l’art théâtral à tout moment, à tout instant. Ce sont des positions d’un artiste et non pas les positions d’un politicien. Mon unique tribune est la scène d’un théâtre. C’est une tribune qui se différencie de la tribune politique en incluant amusement, divertissement, des éléments que le politique ne prend pas en compte.

 

M.K : Vous préférez donc parler politique sur le ton de l’indicible ?

A.A : Le théâtre a son propre créneau, ses propres ressorts économiques. Pour moi , c’est s’adresser à l’intelligence de l’homme, à ce qui est au delà de la contingence. C’est ce qui m’intéresse.

 

M.K : Et si l’on voudrait vous soutirer une opinion à propos de l’actualité nationale ? Vous restez toujours sur la réserve ?

 A. : Pas sur la réserve, mais je souhaiterais que toute ma réflexion ou tout ce que je pense soit induit dans mon travail artistique ? Je voudrais avoir avec mes compatriotes des relations privilégiées, des relations d’artiste. Voilà pourquoi, très souvent, je me refuse à avoir des positions politiques visant à influer sur l’opinion publique.

 

M.K :. Pourtant, en choisissant de monter Arlequin, valet de deux maîtres, vous collez de très près à l’étape historique

A.A : Bien sûr ! Cela ne veut pas dire-ce que je disais précédemment- que je me marginalise, que je sois au dessus de la société. Cela veut simplement dire que j’essaie de rester dans les limites de mon statut d’artiste. J’essaie de renforcer ma fonction d’artiste sans dépasser les limites objectives. Mais tout ce que je fais est toujours, du moins je le souhaite, en relation avec ma société. Aujourd’hui, si nous avons choisi Arlequin, c’est parce que nous avons décidé d’apporter dans ces moments de désarroi que traverse notre société, et plus particulièrement les plus jeunes de nos compatriotes, un moment de plaisir, de divertissement.

 

M.K : A vous entendre parler, monter Arlequin ne constitue pas quelque part un reniement.

A.A : J’ai toujours eu la même position. Je ne veux pas me substituer à l’homme politique comme je ne veux pas que l’homme politique se substitue à l’artiste. Aujourd’hui, il est facile de faire de la politique et ce n’est pas du tout mon programme, ni mes intentions, ni ma fonction sociale

 

M.K : Qu’est-ce qui vous a intéressé dans Arlequin, à part le divertissement ?

A.A : Il n’y a pas que le divertissement qui nous a intéressé. Il y a le fait que nous le considérons comme le prolongement de notre expérience. C’est la comédia dell’arté. C’est un théâtre qui est né de la foire, un carnaval et qui a été fait par les artistes, un théâtre qui a dominé la scène européenne pendant plus de deux siècles et qui n’était pas encore dévoyé par la bourgeoisie, à savoir qu’il travaillait sur des catégories qu’on retrouve dans notre théâtre traditionnel, qu’on trouve dans le théâtre « halqa ».

 

M.K : Qu’entendez vous par catégories ?

A.A : C’est à dire que tout de suite après la comédia dell’arté, on a un peu dévoyé l’art théâtral en l’introduisant dans des salles dites à l’italienne, des salles fermées et on a travaillé surtout ce que nous appelons dans notre jargon l’identification, l’illusion et l’illustration de l’action…

 

M.K : Ce que vous appelez la conception aristotélicienne de la représentation théâtrale ?

A.A : C’est cela. La comédia dell’arté est un théâtre d’intrigue qui n’apporte aucune illusion et qui repose presque exclusivement sur les capacités d’interprétation du comédien qui « joue » sur le jeu de mots et qui joue sur l’intrigue. Ce genre théâtral nous intéresse pour cela, il nous permet de jauger les résultats obtenus tout au long de notre expérience et leur application dans ce travail.

       C’est le nous collectif, ce sont tous les comédiens qui travaillent depuis longtemps ensemble sur le genre que nous avons créé. Il y a d’autres raisons. Nous devons plancher sur le patrimoine universel et choisir des auteurs et les pièces importantes pour les faire connaître à notre public qui a droit à l’universel et à l’universalité. La dernière raison est que Carlo Goldoni, l’auteur de Arlequin, valet de deux maîtres est mort en 1793. Et cette année, un peu partout dans le monde, on commémore le bicentenaire de sa mort. Là aussi, nous nous associons à l’hommage rendu à ce grand dramaturge.

 

M.K : On dit que la comédia dell’arté se caractérise par l’improvisation. Or, d’après ce que nous avons pu voir au cours des répétitions et du travail de mise en scène, rien n’est laissé au hasard.

A.A : Il y a deux aspects, s’agissant de la comédia dell’arté, il s’agit de troupes de comédiens professionnels qui travaillent toute une vie sur les mêmes personnages. Avant de commencer une pièce, ils se réunissent pour étudier ensemble un canevas. Les personnages sont étudiés d’avance. Ils sont typés. Et c’est un théâtre qui a travaillé durant deux siècles ces catégories. Donc, chaque comédien ne sort jamais de son personnage, personnage fixé par la convention et par les traits de son caractère. Donc, quand on parle d’improvisation, c’est relatif. Cela ne veut pas dire qu’ils font n’importe quoi. Ils ne sortent jamais du moule du personnage. Chaque comédien apporte sa créativité en fonction de la situation arrêtée mais toujours dans l’esprit du personnage.

       D’autre part, Arlequin, valet de deux maîtres est la première pièce de la comédia dell’arté entièrement écrite. Le texte a été entièrement écrit par Goldoni sur la demande d’un célèbre comédien de son temps. Mais toujours à partir de la tradition admise.

 

M.K : Parlons théâtre algérien. Il a longtemps privilégié le discours politique. N’y pers-il pas son âme ?

A.A : En 1985, le théâtre, notamment au niveau des troupes amateurs, au regard précisément des restrictions de la liberté d’expression, souffrait d’un manque de cadre d’expression démocratique et donc il est tout à fait normal que la représentation soit porteuse aussi d’expression politique. Je ne peux avoir de jugement sur les expressions théâtrales en Algérie. Mais en ce qui nous concerne, ce problème ne s’est pas posé parce que ces dernières années, notre objectif était d’esthétiser le mot, d’induire la théâtralité dans le verbe, dans le dire, et nous avons obtenu d’excellents résultats.

       Maintenant, la fonction sociale de l’art théâtral est très Large. Elle est multiple. Nous pouvons avoir des écoles, des tendances, des lignes s’occupant exclusivement de l’expression corporelle ou des aspects esthétiques extérieurs et d’autres lignes ne s’occupant que du « politique » ou du « discours » . C’est dire que nous pouvons avoir plusieurs tendances, plusieurs écoles. Dans tous les cas, la fonction essentielle de l’art théâtrale est de contribuer, d’une façon ou d’une autre, à la transformation de révolutionnaire de la société et, de ce fait, il y a toujours, à la base, un support idéologique, une base « politique ». Il est sûr que des intentions esthétiques ne font pas l’art. L’enveloppe esthétique ne peut pas être une expression artistique supérieure.

       Ce travail est pour nous assez nouveau, nous voulons servir la jeunesse. Cet aspect est très important, car nous sommes en train de réfléchir aux meilleures formules, aux meilleurs moyens de toucher ce jeune public et peut-être aussi créer une première tradition de façon à ce que cela se développe. Quand nous disons que nous allons travailler pour la jeunesse, cela ne veut pas dire que nous excluons les adultes. Disons que nous voulons introduire cette tradition et souhaiter qu’elle se développe. Quand on parle de théâtre pour enfants, on voit tout de suite une catégorie d’âge mais quand on parle de théâtre pour la jeunesse, pour l’adolescence, on n’a pas de références. Il n’est pas dit qu’on va continuer et peut-être, les jeunes vont eux-mêmes travailler sur ce terrain.

 

                                                                   Entretien réalisé par Mohamed KALI

                                                                                      ( Mars 1993)

 

 

 

 

 

 

 


 
 



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