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Habib Réda-Artiste et combattant

De l’art à l’arme

Entretien de Mohamed Kali


Comédien dès les années 1930 à la scène et à l’écran, acteur de premier plan de la réelle bataille d’Alger, condamné à mort, cet industriel résidant aux USA raconte, après 46 ans de silence, l’aube du théâtre national. Un témoignage détonnant.

- Habib Réda n’est pas votre identité à l’état civil…
- Oui, mais je n’ai pas cherché à m’affubler d’un nom d’artiste plus plaisant que le mien. En fait, à l’époque, c’était une honte pour les familles que d’avoir parmi les siens un aâjajbi, un clown, au sens péjoratif du mot. Mon père n’aurait jamais accepté une chose pareille. J’ai dû le bluffer, mentir pour faire du théâtre. D’ailleurs, tous les artistes de ma génération ont changé leur nom pour dissimuler leur véritable identité. Pour ce qui me concerne, je m’appelle Hattab Mohamed. Mon frère, comédien lui aussi, avait pris pour nom Madjid Réda.
- Comment êtes-vous entré dans la vie théâtrale ?
- J’ai commencé à Djamiaât chabiba, une association des Oulémas qui enseignait la langue arabe. On donnait des représentations durant les fêtes religieuses et le mois de Ramadhan. Le théâtre devint ainsi ma vocation, à telle enseigne qu’à 18 ans, avec un ami qui voulait lui aussi être acteur, j’ai failli m’embarquer clandestinement pour l’Egypte, fascinés que nous étions alors par son cinéma, ses chanteurs etses comédies musicales. C’est vers cette époque que Mahieddine Bachetarzi cherchait à étoffer sa troupe par des jeunes sachant lire et écrire l’arabe parce qu’il avait sur lui la pression de monter des pièces en langue arabe littéraire. Ainsi, à titre professionnel, j’ai commencé en 1939 avec le père du théâtre algérien.
- Cette dernière affirmation relève d’une autre histoire…
- Une histoire qui a été tronquée. Je peux vous affirmer qu’en dehors de Si Bachetarzi, il n’y a pas eu d’autres. Certes, il y a eu Allalou. C’était un homme qui aimait la musique et le théâtre et qui allait en voir et éc outerà l’Opéra. Il y a eu Rachid Ksentini qui avait même fait de la figuration à l’Opéra de Paris. Bachetarzi, lui, n’était pas au départ un homme de théâtre. Mais si, l’initiative est venue des trois, celui qui a pérennisé le théâtre en Algérie, c’est bien Bachetarzi. Allalou, lui s’est retiré alors que Si Mahieddine s’y est investi, prenant un risque personnel que Allalou n’a pu assumer. Ksentini n’a pas eu la vie longue et c’est sous la férule de Bachetarzi qu’il s’est mis à l’œuvre parce que tout seul il ne pouvait pas. C’est Bachetarzi qui a réuni les uns et les autres pour constituer une troupe professionnelle. Par ailleurs, 80 à 85% des pièces de notre répertoire étaient les siennes. Il a été par-dessus tout un organisateur hors pair. Il jouait, chantait, mettait en scène, écrivait et toutes les démarches administratives étaient pour lui. La censure et les tournées, c’était aussi à lui de les gérer. Et les soucis financiers également !
- Il n’en reste pas moins vrai que Bachetarzi demeure très controversé…
- Par qui ? Par ceux qui, 60 ans après, ressortent des documents utilisés hors contexte pour le salir. Et je ne dis pas cela parce qu’il était mon beau-père. On parle avec des « on dit ». Mais qu’on me ramène une preuve, une seule, que Si Mahieddine a trahi les siens. Il aurait écrit des lettres compromettantes… Mais qu’on me les montre ! Seulement une ! On a même dit que tous les artistes étaient des collabos. Pas seulement Si Mahieddine ! La révolution a de toute façon démontré qui l’était et ne l’était pas, parce qu’à son avènement, on ne pouvait plus jouer la comédie. En ce moment, il y avait la mort en face. Il y a eu des artistes qui sont morts les armes à la main dont mon jeune frère, Madjid Réda, dans les Aurès en 1960. D’ailleurs, tous les membres de la troupe Mahieddine ont été arrêtés : Rouiched, Fadila Dziria, Latifa, Aouïcha, tous, et certains, comme Mohamed Touri, sont morts sous la torture. A ce moment-là, Mahieddine, lui, n’était plus en Algérie. Et quoi qu’on dise, c’était un patriote. Il a fait son devoir. A sa manière, sans porter les armes, mais, n’est-ce pas, tous les combattants ne portent pas des armes ?
- Certaines critiques ne sont pas tendres sur la valeur artistique du théâtre bachetarzien comme ils contestent le caractère subversif qui lui est prêté...
- Tout d’abord, ceux qui ont fait ce théâtre n’étaient pas des analphabètes. La première génération, celle des Ksentini, Djelloul Bachdjarah, ne l’était pas. Ksentini, passé à la postérité pour un comique, connaissait tout le répertoire de l’opérette et de l’Opéra de Paris. Il y a même fait de la figuration. Réda El Mansali a fait des études en Syrie où il avait fréquenté le théâtre. Son père et son oncle distribuaient les films égyptiens en Algérie. Leurs bureaux étaient situés rue Charras, à Alger (auj. rue Hammani). Ce sont eux qui ont introduit les films arabes en Algérie. Le théâtre s’est d’ailleurs aussi créé dans cette ambiance de cinéma égyptien. Quant aux gens qui critiquent le théâtre que nous faisions, ils gomment le contexte dans lequel il s’est fait, celui de la censure notamment. On a dit aussi que nous montions du théâtre de boulevard, alors que nous adaptions seulement les situations empruntées à notre société. Sacha Guitry pour nous, c’était une façon d’aborder nos questions sociales. On a même reproché à notre théâtre d’avoir été fait en arabe populaire, comme si cela était une tare. Mais qu’a-t-on fait après nous ? Après quelques années d’indépendance, on a éliminé le théâtre universel au profit d’une illusion de théâtre algérien. Le théâtre a été réduit à de grandes tirades qui deviennent politiques. Cela a été une erreur.
- Feu Laâdi Flici a écrit un brulot dans El Moudjahid…
- Ce n’était pas juste de sa part. Il n’avait pas le droit. A ce moment, je n’étais pas là, sinon je lui aurais dit ma façon de penser. Vous voulez la réalité ? Comment voulez- vous faire du théâtre selon les canons établis alors que les gens ne savaient pas ce qu’était une riwaya et à quoi cela rimait. Ils venaient seulement pour la partie concert du spectacle et nous leur imposions concomitamment du théâtre. Cela a nécessité des années pour former un public de théâtre. Pour cela, il a fallu aller à l’intérieur du pays, ce qui n’était matériellement pas évident. Imaginez, sur nos maigres recettes, on payait le transport, la nourriture et l’hébergement. Il ne restait pas beaucoup. Il n’y avait pas de subventions, comme pour les troupes européennes. C’était la galère. Dans les hôtels, on nous refusait. On dormait au hammam ou dans un kiosque à musique. Parfois, des citoyens nous emmenaient chez eux. A ce rythme, Si Mahieddine a fait deux fois faillite. C’est grâce à son oncle, épicier à la rue Porte neuve (Bab Ejdid), qu’il a survécu personnellement. On a continué avec lui, l’équipe a été solidaire. Quand il n’y a pas d’argent, il n’y en a pas ! Jamais on ne réclamait ! Ses comédiens étaient des gens qui aimaient le théâtre avant tout. Et, au théâtre, il y a des circonstances, où… Et puis, on savait que l’argent que Si Mahieddine gagnait ailleurs, allait au théâtre. Chacun percevait selon ce qu’il y avait et selon sa contribution. Par exemple, notre comique Djelloul Bachdjarah qui, lors des « Tournées Mahieddine », faisait également office de chauffeur du car-fourgon qui nous transportait, avait un supplément. Il en voyait de toutes les couleurs avec nous : « tu vas trop vite », « Tu ne vas pas assez vite ! »… C’est lorsqu’on a commencé à faire du théâtre radiophonique, que les choses se sont améliorées. Alors là, on s’est permis de rouspéter.
- Pourtant, sur ces photos anciennes, dans les rues, vous étiez fringants ?
- C’était de la frime ! On portait des costumes de scène ! Mais revenons à notre idée. Quand le public a commencé à être acquis, Si Mahieddine a fait appel à ces jeunes étudiants dont j’étais, ainsi que Sissani, Abderrahmane Aziz, Ali Abdoun, etc. Il s’est alors permis d’émailler son répertoire populaire de critiques sociales et politiques, à jouer des pièces plus évoluées théâtralement. Et lorsqu’on comprenait qu’il y avait des piques contre le système colonial, cela a davantage attiré le public. Mais là encore, ce n’était pas évident avec la censure qui veillait au grain. Une anecdote feu Missoum, un chanteur qui faisait les fêtes avait été contacté, comme tout le monde, par le MTLD (Mouvement pour le Triomphe des libertés démocratiques) pour faire passer de la propagande nationaliste. Un jour, il a chanté une chanson de Mohamed Abdelouahab qui, dans un couplet, parle de liberté. Ce n’était pas vraiment politique. Résultat : deux mois de cachot ! Vous savez, à l’époque, on ne jouait pas une pièce comme cela, simplement après l’avoir écrite. Chaque feuille du texte était tamponnée par la censure et un policier des R.G. (Renseignements généraux) veillait lors de nos représentations à ce qu’on ne sorte pas de là. Bien entendu, on n’échappait pas au besoin d’enfreindre la règle. On improvisait. Puis, Si Mahieddine allait au feu à la préfecture. Une fois, en son absence, à Oran, pour une improvisation j’ai été embastillé durant trois jours ainsi que Mustapha Kateb qui avait pris sur lui la responsabilité, la place de Bachetarzi. Arlette Roth avance que c’est ce dernier qui avait obtenu la création d’une Saison de théâtre arabe auprès de ses amis de gauche de la municipalité. Faux ! On avait bataillé dix ans avec les maires d’Alger alors qu’on arrivait à passer à Oran et ailleurs. A Alger, niet Popov ! Avant d’arriver à l’Opéra, on cherchait déjà une salle. Vous savez, on mettait vingt jours à un mois pour monter une pièce, mais on ne la jouait qu’une fois et nous restions inactifs un à deux mois avant la création d’une suivante. On ne pouvait pas aller ailleurs la jouer. Ce n’est qu’après qu’on a pu se déplacer, grâce aux élus du MTLD. Et c’est grâce à eux que nous avons pu obtenir une Saison théâtrale à l’Opéra d’Alger. Kateb qui était des nôtres, lui, était proche des communistes et le MTLD n’avait pas en odeur de sainteté le PCA (Parti Communiste algérien). Nous, nous avions nos contacts avec Lamine Khène et Benyoussef Benkhedda. Et quand c’est passé, il a fallu batailler pour obtenir que le jour de la représentation soit le vendredi. C’était d’ailleurs tout un symbole, le choix de ce jour.
- Mais là, une autre aventure a commencé…
- Oui, parce qu’il fallait produire une pièce nouvelle chaque semaine ! Quelle troupe peut réussir cette gageure et à quel prix ? Comment faire alors qu’on ne disposait pas d’un répertoire et pas d’auteurs dramatiques ? Et aujourd’hui on oublie tout cela pour juger négativement ce théâtre comme s’il jouissait des conditions nécessaires à son épanouissement. Pour faire face à la situation, Mahieddine a alors renforcé la troupe pour pouvoir mettre simultanément deux pièces en chantier et remplir le cahier des charges signé. On répétait dans une cave à la Casbah parce que la salle de l’Opéra, on l’avait juste pour la représentation. La subvention était insuffisante, mais c’était mieux qu’avant. Puis, on nous accordé Constantine. Oran avait sa troupe mais on y allait aussi.
- Pourquoi Bachetarzi avait-il été écarté de la direction de la Saison de théâtre arabe ?
- A l’époque, on avait attaqué Mahieddine à cause de ses accointances avec Ferhat Abbas de l’UDMA (Union Démocratique pour le manifeste Algérien) et de l’orientation politique de ce dernier. Il y avait une tendance dure au MTLD qui l’a remplacé par Mohamed Errazi, homme de théâtre et militant du MTLD. Le plus beau, c’est qu’on a gardé Oran et Constantine et, avec notre petit bus, nous avons fait d’autres villes. Errazi avait supprimé la partie concert qu’on donnait avec la représentation théâtrale mais il n’a pu maintenir le rythme d’une pièce par semaine.
- Qu’est devenue la troupe après le déclenchement de la révolution ?
- On était sur un programme de deux années mais, en ce qui me concerne, pendant une année j’étais au Maroc et à Paris pour le tournage et la postsynchronisation de deux films. De retour, j’ai été recruté en 1955 au FLN par feu Ahcène Laskri, un ami intime de Madjid mon frère, et de mon neveu. La Casbah appartenait au MNA (Mouvement nationaliste algérien, messaliste et opposé au FLN). Il a fallu pour le FLN l’en nettoyer. On avait monté deux opérettes dont Othmane en Chine dont j’avais écris et dirigé la musique. La deuxième opérette, écrite par Mustapha Kechkoul, c’était Daoulet En’ssa (L’Etat des femmes). C’est tout dire. Des femmes habillées en hommes et des hommes habillés en femmes ! On est allé dans le Constantinois. A Skikda, on a mal été compris. Cela nous a posé problème, sachant les massacres qui avaient endeuillé cette région. A ce moment, il a fallu trancher. J’avais des contacts, en particulier avec Yacef Saâdi. Je lui ai demandé de décider de l’arrêt des représentations théâtrales. En ce moment, Larbi Ben Mâhidi était à la Casbah. C’est lui qui a pris la décision. Une semaine après, Saadi a répondu qu’il valait mieux arrêter. J’ai été chargé de contacter Mahieddine mais sans lui révéler que j’étais de la résistance.
- Il y a eu le théâtre aux armées
- Ça a repris en 1958, l’armée d’occupation ayant compris la nécessité de faire reprendre l’activité théâtrale, trois années après sa cessation, pour démontrer que l’Algérie s’amuse. C’était à la salle Pierre Bordes (auj. Ibn Khaldoun). Mais s’il y a eu des artistes qui ont fait le théâtre aux armées, certains l’ont fait sous la menace.
- Vous vous trouviez alors en pleine Bataille d’Alger ?
- En fait, il y a eu deux batailles d’Alger. Celle d’abord de la grève des 8 jours. L’armée avait dévasté la Casbah pour faire reprendre le travail aux Algériens. Lors de la deuxième bataille d’Alger, j’étais dans la clandestinité la plus totale. Saâdi nous a ordonné de reconstituer les régions, il y en avait six dans la Zone autonome d’Alger. J’ai été nommé à la tête de la troisième.
- Mais d’artiste-comédien à poseur de bombes…
- Ah ! Ce sont eux qui ont commencé ! L’ordre a été donné de rendre coup pour coup après la bombe de la rue de Thèbes (contre des civils algériens de la Basse-Casbah). A la demande de Saâdi, j’ai rédigé le tract « Le FLN n’est pas mort ! ». Il a été distribué à des milliers d’exemplaires. Et toujours à sa demande, j’ai constitué un réseau de poseuses de bombes. J’ai fait moi-même le poseur de bombes du fait de mon teint européen. J’avais d’ailleurs deux militants pour assurer mes arrières. C’étaient des policiers algériens ! En fait, les bombes, cela a été en deux temps puisque nous avons dû les reprendre à la demande de la wilaya III, afin de desserrer l’étau de l’armée française qui pesait sur elle. Et, en août 1957, j’ai été arrêté, mis en prison et condamné à mort.
- Et à l’indépendance ?
- A la mairie on m’a dit : On te confie l’Opéra. On te confie aussi Jacques Charby, un artiste français militant de la cause algérienne, de façon à faire également du théâtre en français.On devait même faire appel aux Français amis de l’Algérie. Mais avec la nationalisation, kalkhouhalna (on nous a eus). De fait, les anciens se sont écartés d’eux mêmes. Moi compris, bien sûr.

Repères

Né en 1919, Habib Réda garde à 89 ans la prestance du jeune premier qu’il fut. Il a enfin accepté de s’exprimer publiquement dans cet entretien exclusif réalisé grâce à l’homme de théâtre Abdelkader Tadjer. Comédien professionnel de théâtre sous la houlette de Mahieddine Bachetarzi qui devint son beau-père, Habib Réda est un témoin privilégié de la naissance du théâtre algérien. Egalement musicien, il a eu une petite carrière cinématographique, jouant notamment dans le premier film parlant tourné au Maghreb (Maroc, 1947-48). Selon Arlette Roth, auteure de Le théâtre algérien (Maspero, Paris, 1967), Habib Réda appartient à la 2e génération de comédiens algériens. Il a abandonné sa vocation d’artiste en s’engageant, en 1955 dans la lutte armée où il devint un des chefs de la Zone autonome d’Alger avant d’être arrêté et condamné à mort. Aujourd’hui industriel, il vit entre Alger, Paris et les Etats-Unis où il réside.

 

Par Mohamed Kali


 
 



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