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 ENTRETIEN AVEC KATEB YACINE
   La nécessité d'un théâtre "populaire
"
 
PAR AHMED CHENIKI (1985)
 
A.C : Kateb Yacine, pouvez-vous nous entretenir de votre troupe. Ou si vous voulez, décrivez-nous votre itinéraire depuis l’expérience du Théâtre de la mer en passant par l’action culturelle des travailleurs jusqu’à Sidi Bel Abbés.
K.Y : Au début, la troupe s’appelait « théâtre de la mer » ; c’était une jeune troupe subventionnée par le ministère du travail (1970-71). J’avais rencontré M.Ali Zamoum, alors directeur de la formation professionnelle. C’était lui qui avait aidé la troupe. Nous avions pensé qu’on pouvait faire une pièce sur l’émigration ; c’était un thème d’actualité. C’était aussi le temps de parler et j’avais beaucoup de choses à dire. L’émigration était une chose que je sentais bien parce que j’ai vécu dix ans d’exil. Alors, nous avions constitué cette troupe. Après huit mois de  travail intensif, nous étions allés en France et nous avions fait pendant cinq mois le tour de ce pays avec « Mohamed, prends ta valise ». C’était une tournée unique dans son genre. Nous avions touché près de soixante dix mille (70000) émigrés.
C’était une expérience extraordinaire. C’était très riche. Au retour, nous avions décidé de continuer ; nous avions tourné u film sur l’émigration, le ministère l’avait considéré comme un succès. Il fallait une aide beaucoup plus intéressante. Il fallait nous donner un budget pour nous permettre de faire le « tour » du territoire national en jouant devant les travailleurs les étudiants, l’armée. Nous essayions de porter le théâtre partout où nous pouvions aller. Notre style de théâtre est simple : peu de costumes, peu d’argent. Si on veut vraiment faire bouger le théâtre, il faudrait être léger.
En tous cas, pendant toutes ces années (1971-1976), nous avions vraiment bien travaillé et nous étions soutenus par le Ministère du Travail.
A.C : Et votre passage de Bab el Oued à Bel Abbès ?
K.Y : Quand le ministère a changé de mains, l’aide a été interrompue. Nous étions restés sans tutelle. C’était une période très dure. Nous étions brutalement jetés hors de notre local qui se trouvait à Bab-el-Oued où habitaient plusieurs comédiens. On ne savait que faire. Finalement, nous avons été mutés au Ministère de l’information et de la culture qui nous avait envoyé à Bel Abbès.
Il y avait certains qui ne voulaient pas que la troupe reste parce qu’elle avait fait beaucoup de travail. Il n’était pas possible de supprimer une troupe qui avait touché près d’un million de spectateurs. La troupe est à Bel Abbès. Elle est restée la même, mais nous avions vécu de sales moments. Nous étions des étrangers dans la ville, les problèmes administratifs, etc. Enfin, nous avions malgré out réussi à faire une tournée à Sidi Bel Abbès.
A.C : Ces derniers temps, on sent que malgré de multiples difficultés, le théâtre commence à bouger, à se prendre en charge. Oui, c’est vrai que le théâtre est partout mal vu mais certains professionnels commencent à réagir.
K.Y : On a essayé de faire des efforts. Par exemple, Alloula a fait une grille, mais celle-ci n’a jamais été discuté. On reste dans le flou. Cela se traduit par le fait que nous nous sommes heurtés à Bel Abbès à des obstacles locaux ; il y a des éléments nettement réactionnaires qui considèrent le théâtre comme une chose à eux. Nous avons eu un élément de ce genre ; le ministère a envoyé une commission qui a réglé le problème et il fallait se battre pour des choses comme ça. On ne pouvait pas travailler, le théâtre de Bel Abbès, comme tous les théâtres régionaux, était accusé d’inactivité, mais c’est le problème de l’ensemble.
Le théâtre commence à bouger, mais pour qu’il bouge réellement, il nous faut un budget qui nous permette d’inviter des troupes, d’aller faire des tournées. Actuellement, on est à peine opérationnel (juste la paye des travailleurs), il faut aussi fonctionner (véhicules…). On est obligé de faire des spectacles payants, contrairement à ce que nous faisions dans le passé.
Actuellement, il y a une troupe à Marseille qui a pris notre nom « Théâtre de la mer », je croyais que c’était une coïncidence. Elle jouait « Mohamed, prends ta valise » sur la ligne maritime Marseille-Tunis. Ce qui prouve qu’on a laissé des traces, non seulement ici, mais aussi en France. L’encadrement de cette troupe est français, mais les comédiens sont des travailleurs émigrés. C’est dommage que l’on n’ait pas gardé des photos, c’était vraiment agréable.
Durant notre tournée, tout le monde était derrière nous. Il y a eu des émigrés qui nous suivaient tout le long de notre tournée en France. C’était comme si on avait apporté l’Algérie dans une valise. Il y avait des caravanes d’automobiles, de motos qui nous suivaient. C’était une extraordinaire épopée.
Le « théâtre de la mer » est né en 1969 à Alger avec un animateur qui s’appelait Kaddour Naïmi, et un groupe de jeunes qui ont rencontré beaucoup de difficultés. Cette troupe serait morte si elle n’avait trouvé l’aide de Ali Zamoum. Ensuite, nous avions changé le nom de la troupe qui devenait « l’action culturelle des travailleurs » parce que notre base de départ était juste : les travailleurs.
Nous avions fait une tournée dans les centres de formation professionnelle. Cela nous avait permis de faire un excellent travail dans les milieux de la jeunesse ouvrière ( l’exemple de la S.N.S de Annaba). Nous avions touché 70000 ouvriers et 40000 sahraouis.
A.C : Le lieu ne pose t-il pas de problèmes ?
K.Y : C’est le temps du théâtre du grand public. Maintenant, je pense que le théâtre peut aller à la rue, au stade…Si les autorités locales ne sont pas encore ouvertes à ce sujet, il faudrait qu’elles s’y ouvrent. La culture, c’est qu’on laisse le théâtre sortir dans la rue. On l’a fait. A Hamr el Aïn par exemple : pour attirer le public, on a pris quelques comédiens et on a commencé à chanter dans la rue. Et tout de suite, ça y est, le public était là. On a fait des spectacles dans les douars, dans les domaines de la révolution agraire. On pêche le public à la source. Une fois, nous étions allés à Khémissa, et comme nous étions arrivés à la tombée de la nuit, et que nous étions obligés de partir, nous n’avions joué que vingt minutes, éclairés par les phares des gendarmes. Une courte rencontre qui était extraordinaire.
Nous avons aussi joué dans les cités universitaires. Nous avons touché une très grande force d’étudiants qu’on ne peut négliger. Elle existe.
A.C : Peut-on parler de privatisation dans le monde du théâtre ?
K.Y : Pour nous, ce n’est pas la solution, parce qu’on a besoin de l’Etat. Surtout qu’il joue un rôle politique. Le théâtre n’est pas une affaire d’Etat. L’Etat est un service public. Si le privé veut faire du théâtre il le fera à sa manière, il n’aura pas assez d’énergie. Mais c’est un problème auquel je n’ai pas pensé. Je n’ai jamais pensé à une forme de théâtre privé. Je connais trop les difficultés, surtout l’argent. En France, par exemple, dans les années 70, il fallait payer 20000FF pour une heure de répétition, parce qu’il y avait des gens qui vous attendaient. L’Etat prend une grande partie des frais.
Si le théâtre (par nature) n’est pas l’affaire de l’Etat, il l’est devenu, parce qu’il ne peut continuer sans l’aide de l’Etat. Mais l’Etat doit savoir que le théâtre peut mourir sous le coup de certaines mesures bureaucratiques. La culture, il faut le reconnaître, a été absente de nos préoccupations. Il y a des gens qui n’ont pas intérêt à ce que les choses soient claires. La révolution culturelle doit se faire. Il y a des gens qui luttent, la jeunesse qui résiste, avance. La culture, ce n’est plus un mot, il y a des machines qui se sont créées et qui pourraient beaucoup changer les choses, comme la télévision. Elle est actuellement utilisée à tort et à travers. Le théâtre a sa place à la télévision. Nous avons dix ans de travail, et nous ne sommes jamais passés à la télévision. Pourquoi ? Il y a une censure. Ne parlons pas de notre troupe, mais de jeunes groupes. Le langage du peuple, il faut u’il soit libre. Nous avons des pièces qui peuvent passer devant toutes les familles algériennes.
A.C : Et si on parlait de la question linguistique. Malgré toutes les tentatives d’introduire l’arabe littéraire dans le théâtre, la langue populaire s’impose…
K.Y : Le problème linguistique est essentiel. Lorsque je suis revenu de France, avant la tentative de « Mohamed, prends ta valise », je n’étais pas sûr de réussir avec l’arabe populaire. Jusque là, j’écrivais en français. C’était un tournant. En français, je n’ai touché qu’un public francophone qui nous éloignait de l’Algérie, du peuple. Devais-je continuer avec cette logique ? Lorsque je suis rentré, j’ai senti que j’étais capable d’écrire en arabe populaire. C’était la première occasion avec « Mohamed, prends ta valise ». Et ça marchait très bien.
Au début nous avons traduit une scène de « L’homme aux sandales de caoutchouc », qui parlait de l’émigration. Alors, nous avons commencé à produire une pièce théâtrale en arabe populaire, avec u retour au tamazight. « Mohamed, prends ta valise » comprenait une partie en français, parce qu’elle s’adressait aux émigrés et ça passait très bien. La question linguistique st liée au problème de la culture. Toutes les pièces et les films passent très bien en arabe populaire.
Le théâtre, c’est la vie : il lui faut un langage vivant. En général la langue arabe est considérée comme sacrée, puisqu’elle est celle du Coran. A la télévision par exemple, on peut résumer vingt minutes d’arabe littéraire, en cinq minutes de la langue populaire, mieux et bien comprises.
Un auteur de théâtre écrit pour le public. Et quel public ? Le plus grand possible. Est-ce que je veux parler à dix personnes ou à mille ? Je préfère les mille personnes. La langue est importante. La langue littéraire est comprise par une minorité.
A.C : Dans tous les pays arabes, le débat sur la question linguistique est toujours d’actualité. Les dramaturges s’interrogent sur la langue à utiliser. La la grande question qui s’impose d’elle-même, est la suivante : à qui s’adresser ? A qui parler ?
K.Y : Actuellement, il y a une grande campagne dans certains journaux moyen-orientaux et américains contre moi. On me considère comme l’ennemi de l’arabe et de l’Islam. Je pense que je suis le meilleurs défenseur de la langue arabe. J’estime que je défends l’arabe mieux que les docteurs qui veulent imposer cette langue. S’exprimer en arabe est un choix qui implique mon amour pour cette langue. Est-ce que pour m’adresser aux gens de certains pays arabes, je devrais négliger la langue de mon peuple ? Cela ne nous empêche pas de faire des émissions destinées aux peuples du Monde Arabe. En Egypte, en Irak, en Syrie, au Liban, on parle les langues populaires et les dialectes locaux. Dans tous les pays arabes, existe une langue parlée à côté d’une langue littéraire. En littérature, par exemple, Faulkner, l’un des meilleurs écrivains mondiaux, écrivait en argot des nègres américains. Ce n’est pas un moraliste qui écrit des phrases académiques, c’est un être capable de vivre avec eux.
C’est la même chose pour nous. Il faut parler l’arabe sans négliger le tamazight. Nous avons depuis le début de notre travail essayé de traduire la chanson tamazight en arabe. C’est très important, parce qu’il faut qu’il y ait une communication entre le tamazight et l’arabe littéraire. Notre langage est évident : il est politique, parce que nous faisons du théâtre politique, un théâtre directement politique.
A.C : C’est quoi un théâtre politique ? Dans vos pièces, vous faites souvent appel à des situations tirées de différentes révolutions mondiales…
K.Y : J’ai toujours rêvé de faire une pièce qui rende compte d’une révolution mondiale, chose qui dépasse un individu et qui demande une assez forte organisation et une volumineuse documentation, une pièce qui rende compte des luttes du monde. Comment il change ? C’est un théâtre politique. Les grands axes du monde sont portés directement sur scène. Il nous faut cette logique. Notre décor est simple : un porte-manteaux, c’est tout à fait différent du théâtre bourgeois. Avec peu d’accessoires et de comédiens, nous essayons de montrer ce qui se passe en Algérie et dans le monde. Toucher un point, c’est toucher le tout. Tout est sensible ; tout est en train de changer. C’est extraordinaire. Mais c’est très difficile.
Si nous avions des moyens, nous aurions parlé des luttes de l’Algérie et du Maghreb. Tout ça est étroitement lié. Nous n’avons touché qu’à u morceau de ce tout dans « La guerre de 2000 ans ». Sur le plan interne, nous avons en tête une pièce « El Ouafi », le nom de son héros. C’st un ancien moudjahid licencié pour avoir dénoncé des vols. C’est un paysan qui attaque en justice les voleurs, pour finalement se retrouver chômeur ! Ecrire cette pièce me semble pour le moment impossible.
Même avec « Le roi de l’Ouest », on n’est pas passé à la T.V. Nous avons fait « Palestine trahie », pièce qui traite de l’Algérie, de la Palestine et de l’arabo-islamisme.
Après dix ans d’exil, j’ai dix ans de présence en Algérie, ce qui me permet de parler en profondeur de l’Algérie. Il faudrait une enquête sur les travailleurs du théâtre, leur syndicat. Les choses passent très vite. Il y a des journées, des séminaires, des groupes qui travaillent, qui cherchent pour définir une politique du théâtre. C’est l’affaire du ministère. Moi, je n’ai pas tous les moyens pour proposer cette politique.
Pour notre troupe, on demande un budget suffisant et une autonomie pour gérer et être jugé à la production. Nous n’avons pas de car, alors que tous les théâtres régionaux en ont. Les troupes existent, les hommes existent. La culture aujourd’hui, c’est du gâteau. Il y a des parasites. Il faut penser à faire revenir des gens comme Mohamed Zinet.
A.C : Revenons à « El Ouafi ».
K.Y : “El Ouafi” n’est pas comme les autres. C’est l’histoire d’un homme dans un domaine La pièce n’est pas différente dans la forme. C’est un document, le témoignage d’El Ouafi.
Au théâtre, il faut donner le maximum, jouer, penser, surtout que nous travaillons ensemble depuis dix ans. Il y a un manque de formation pour les acteurs. Nous avons pensé à ce problème.
Pour moi, mettre en scène, c’est rendre les choses évidentes au public. L’essentiel, c’est de toucher le maximum de gens, aller vers les gens. Mais on ne néglige pas le côté technique (il a fallu à Brecht un train pour les décors).
Ce n’est pas une crise du théâtre en soi, la situation est convenable pour le théâtre.
 
 
 
 
 
 



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