Google
Recherche WWW Recherche sur Votre site
Feed 
12.00

ALLALOU, LA LEGENDE DE DJEHA

             Allalou, de son vrai nom Sellali Ali, est surtout connu pour avoir réalisé la première pièce algérienne en langue populaire. Djeha permit aux hommes de théâtre qui lui succédèrent de se mettre à l’écoute des pulsations de la vie quotidienne et de la culture populaire. Il marqua la première phase du théâtre en Algérie.

       Né le 3 mars 1902 dans La Casbah, Allalou qui perdit très tôt son père se mit dès l’age de treize ans à travailler pour subvenir aux besoins de sa famille. Il exerça successivement les m étiers de commis de pharmacie, de bouquiniste et de traminot. Déjà, il découvrait les multiples facettes d’une vie à dompter et, en quelque sorte, à mettre en boîte. Son intérêt pour la représentation artistique se manifesta précocement. A l’age de quinze ans, il commença à fréquenter le foyer du soldat où il jouait des sketches et faisait des tours de chants(il était chanteur fantaisiste et comique excentrique). Les lieux de spectacles ne lui étaient nullement étrangers. Il commença à se familiariser avec l’art dramatique très tôt. Il ne pouvait ne pas assister aux galas Karsenty et aux représentations données par les troupes égyptiennes de Georges Abiad et Azzedine au début des années vingt. Cette rencontre avec le théâtre lui donna l’idée de monter des pièces. Il se mit ainsi à produire des sketches qui traitaient de sujets tirés essentiellement de la vie quotidienne : le mariage, le divorce, l’alcoolisme…Ces thèmes furent d’ailleurs repris dans les pièces mises en scène après 1926.

       Les contacts avec les Européens et surtout Edmond Yafil, un grand connaisseur de la musique classique algérienne qui consacra sa vie au développement de cet art, lui firent connaître et apprécier la musique. Il décrit ce pan de sa vie dans ses mémoires:« Vivant en contact avec les européens, j’ai eu des rapports amicaux avec eux et j’ai  pris part à leurs loisirs et distractions. En les fréquentant, je pris goût à leur  musique et à leur chant.. Et comme j’avais une assez jolie voix, je pris des leçons de solfège pour bien chanter. »

       Edmond Yafil n’hésita pas à admettre Allalou dans son cours et lui apprit les premiers rudiments de solfège et les techniques musicales qui furent d’un considérable apport à ce futur homme de théâtre qui intégrait le chant dans ses performances scéniques. En 1921, Yafil et ses élèves dont Allalou reconstituèrent El Moutribia (L’éducatrice) qui se chargeait fondamentalement de l’organisation de concerts et de spectacles. Ce fut au cours d’un de ces spectacles que le jeune Allalou mit en forme un nouveau genre de comique troupier (tirailleur algérien), chantant et disant des monologues. Cette pratique allait s’insérer dans la culture de l’ordinaire. L’idée de la production d’une véritable pièce prit naissance dans ces conditions : « J’ai aussi composé de petites pièces d’un acte que je jouais avec mes amis Aziz Lakehal et Brahim Dahmoun. Ces petites pièces écrites en langue arabe usuelle Traitaient de sujets comiques, populaires ou d’actualité. Elles obtenaient énormé- ;ent de succès. »

       Allalou recourut énormément à la littérature orale et à la vie quotidienne. Ses personnages étaient essentiellement tirés de légendes et de contes populaires. Nous avons affaire à une association de type « syncrétique » qui fait rencontrer deux formes apparemment dissemblables et radicalement différentes : la structure théâtrale et la culture populaire. Ainsi, cette situation pluriculturelle sert en quelque sorte de lieu d’articulation de la représentation dramatique. Dans son œuvre, on retrouvait les thèmes et les situations pris en charge dans ses sketches. Il utilisait le chant et la musique. C’est grâce à sa première grande pièce, Djeha, qu’il fut connu et apprécié. Quand on parle de théâtre en Algérie, Djeha, considérée par de nombreux chercheurs comme le premier texte dramatique algérien en langue populaire,  devient un passage obligé et un espace incontournable.

       De 1926, année de réalisation de Djeha à 1932, Allalou produisit sept pièces (une autre œuvre commandée par Mahieddine Bachetarzi en 1945 ne sera montée qu’en 1976 dans une version proposée par la télévision algérienne).

       Djeha, pièce en trois actes et quatre tableaux, jouée le 12 avril 1926, constitua un événement important. Des comédiens jouaient pour la première fois une pièce en trois actes en arabe « dialectal ». C’était également la première fois qu’on mettait en scène un personnage aussi populaire, Djeha. Cette pièce provoqua un débat sans précédent. Les tenants de la langue « classique » ne pouvaient pas admettre qu’on s’exprimât sur les planches dans la langue populaire considérée comme « vulgaire ». Cette polémique, parfois violente et agressive, marginalisa l’élite lettrée qui finit par bouder définitivement le théâtre. Djeha permit au public populaire de découvrir l’art scénique d’autant plus qu’il se reconnaissait dans les personnages et les situations mis en scène et provoqua l’échec du théâtre en arabe « littéraire ». Le sociologue Abdelkader Djeghloul qui apporta énormément à l’analyse des phénomènes culturels en Algérie, parle ainsi de Allalou :« Ce qui a fait le succès des pièces de Allalou auprès du public, c’est que c’est ce public lui-même qu’il met en scène. Le théâtre de Allalou ne produit pas sans  doute de forme culturelle achevée mais il permet par le rire, même à un niveau  élémentaire, un processus de reconnaissance de soi et en même temps de

distanciation cathartique. En ce sens, le théâtre est très différent à la fois des formes élitistes de culture qui critiquent de l’extérieur l’indigence de la culture  populaire et de certaines formes de la culture populaire qui s’épuisent dans une crispation phantasmatique à la tradition islamique. »

       Allalou puisait ses sujets et ses personnages dans la culture populaire qu’il transformait en l’investissant de sens et de contenus nouveaux. Il adapta des contes tirés des Mille et Une Nuits et fournit aux légendes populaires une substance originale. Il prenait d’extraordinaires libertés avec l’Histoire ; il transformait les noms des personnages et leur attribuait des traits et des caractères tout à fait contraires à l’idée qu’on se faisait de ces « héros » paradoxalement craintifs mais généreux et tolérants. Ce théâtre parodique entraînait le rire et l’adhésion du public et impliquait un jeu de miroirs brisés avec l’Histoire, une histoire subjectivée, c’est à dire différente de celle des livres, mais à l’écoute de la quotidienneté et de la culture populaire. Dans Aboul hassan el moughafal ou le dormeur éveillé, le prince Haroun er Rachid, célèbre pour sa force et sa générosité, devenait Qaroun Ar Rachiq (Qaroun le corrompu), son porte-glaive, Masrour portait le nom de Masrou’(l’abruti), son vizir se voyait appeler Ja’far al Markhi(Ja’far le ramolli). Antar, héros légendaire et poète de grand talent, portait les habits d’un pauvre barbier, fumeur de kif. Allalou subvertissait le discours de la légende de Antar. L’auteur qui n’arrêtait pas de « titiller » l’Histoire annonçait déjà la couleur dès le titre, Antar lehchaichi (Antar, le fumeur de kif) et orientait ainsi la lecture de la légende dans le sens de la péjoration du héros populaire.

       Ce jeu avec les noms, les situations et le passé obéissait surtout au souci de faire rire et d’interroger l’Histoire en la parodiant. Allalou interpellait le quotidien, lui fournissait une dimension artistique et esthétique. Il introduisit la danse et le chant et permit à Rachid Ksentini de faire ses premiers pas dans le théâtre. C’est dans Le mariage de Bou Akline que Ksentini joua son premier rôle, Mekidèche, le serviteur de Bou Akline qui devait épouser une très jeune fille, mais au moment du mariage, il se rendit compte qu’il pouvait avoir l’age de son père et changea d’avis (les parents de la jeune fille refusèrent la rupture du contrat tout en menaçant de l’attaquer en justice ; il se résigna et fut l’objet de nombreuses mésaventures).

       Allalou qui arrêta d’écrire pour le théâtre en 1932-sa dernière pièce fut Aboul Hassan el moughafel- orienta sérieusement l’activité théâtrale et proposa une autre manière de gérer dramatiquement les faits historiques et la culture de l’ordinaire. Il fut, certes avec de sérieuses maladresses, le premier homme de théâtre algérien à s’intéresser aux techniques de mise en scène. Son travail sur les légendes et les légendes populaires fut extrêmement important. Il réussit à mettre en forme sa propre lecture des faits historiques.

       Il faut remarquer également que Mohamed Mansali(celui-ci, à son retour de Beyrouth, revint avec quelques textes que Allalou réadapta) aida grandement Allalou qui, parfois, ne fit qu’ « algérianiser » des textes d’auteurs du Machrek, notamment Aboul Hassan el Moughafal de Maroun en Naqqash. Allalou n’apporta pas de grands changements au texte initial. Il conserva toute l’architecture de la pièce de Maroun en Naqqash. D’ailleurs, il garda le même titre.

       En 1932, Allalou fut obligé d’interrompre sa carrière théâtrale parce qu’il avait à choisir une des deux options : faire du théâtre ou continuer à travailler dans la société des tramways algériens. Il opta pour le métier de traminot.

Sa huitième pièce a été montée au TNA. Il publie ses mémoires en 1982, L’aurore du théâtre algérien. Il décéda en 1992.

                                                                         Ahmed CHENIKI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

                

 

 

 

 

                    

         MAHIEDDINE BACHETARZI, Le grand organisateur du théâtre algérien

 

       Mahieddine Bachetarzi reste encore aujourd’hui un personnage haut en couleurs. Personne ne peut contester son rôle primordial dans l’organisation et la diffusion de la production théâtrale. Le nom de Bachetarzi traversa toute l’Histoire du théâtre en Algérie. Ses œuvres furent produites dans un contexte socio-politique particulier : la montée du nationalisme. S’attaquer ainsi à Mahieddine Bachetarzi, c’est critiquer  une certaine « bourgeoisie » algérienne  et des personnages politiques et mouvements ayant rejoint tardivement la lutte armée tout en en prenant souvent par la suite la direction. En parcourant son œuvre, nous constatons la présence d’allusions au conteste politique et social de l’époque. Dans Béni oui oui, l’auteur s’attaquait aux élus musulmans dociles et soumis.

       Avant de s’intéresser à l’art dramatique, Mahieddine Bachetarzi excellait dans le chant. Il était doué d’un sens extraordinaire de l’organisation et n’arrêtait pas d’animer des concerts et des spectacles un peu partout. Il se fit tout d’abord connaître comme chanteur religieux et chanteur profane et auteur-acteur ensuite.

       Né le 15 décembre 1899 à Alger, de famille bourgeoise d’origine turque, il s’initia très tôt au chant religieux. En 1915, c’est à dire à l’age de seize ans, il devint lecteur du Coran (Hezzab) avant d’accéder à la fonction de maître des lecteurs à vingt ans, chose rare et exceptionnelle dans les milieux religieux. Edmond Yafil, séduit par sa merveilleuse voix de ténor, lui conseilla de quitter la mosquée et de se consacrer au chant profane. Ce qu’il fit sans hésiter. Il apprit le solfège et travailla sa voix à l’école dirigée par Yafil, El Moutribia (L’Educatrice). Il enregistra entre-temps de nombreux disques de chants religieux chez Gramophone et anima plusieurs concerts. En 1921, l’association El Moutribia fut reconstituée. Bachetarzi assura la présidence de la société après la mort de Edmond Yafil. Il occupa également les fonctions de professeur de musique arabe au conservatoire et de directeur des enregistrements phonographiques en Afrique du Nord en 1929. Il ne se mit à pratiquer l’art scénique qu’en 1933. Il entama sa carrière par l’adaptation d’un conte de Djeha, Djeha et l’usurier qui eut beaucoup de succès.

       Les années trente virent la disparition et l’éclipse progressive des hommes de théâtre qui avaient permis la « naissance » du théâtre en Algérie. Allalou cessa d’écrire et de jouer en 1932. Rachid Ksentini, las et quelque peu malade, ralentit sérieusement le rythme de sa production. C’est le moment où Mahieddine Bachetarzi allait entrer en scène. Les succès des pièces de Allalou et de Ksentini l’incitèrent à ne pas barguigner et à faire le grand pas, celui de monter sur scène et d’écrire des pièces. Il se mit ainsi à toucher à tous les métiers du spectacle. S’il avait bien eu l’occasion de monter sur une scène, il n’avait par contre jamais avant cette période écrit un seul texte. Ce ne fut qu’après le retrait de Allalou qu’il mit en forme Djeha et l’usurier, une fable populaire qui séduisit vite le public toujours ouvert aux formes et aux personnages populaires.

       L’idée de l’adaptation d’un conte de Djeha lui vint au moment où Allalou jouait sa pièce. La réussite de cette œuvre en 1926 fut le début d’une véritable odyssée. Ainsi, pour Bachetarzi, il était nécessaire et utile d’écrire des textes ayant pour personnages principaux des archétypes populaires qui mobilisent sans faute le grand public encore friand de comique et d’une manière originale de se regarder, d’interpréter une sorte de jeu de miroirs libérateur. Cette dimension cathartique apportait délivrance et relaxation à des spectateurs dramatiquement agressés par un quotidien extrêmement dur. Bachetarzi savait que seul le comique pouvait convaincre les gens à aller au théâtre. C’est surtout pour cette raison qu’il choisit cette voie et se mit à s’attaquer à certaines coutumes désuètes et aux fléaux qui démobilisaient tragiquement le petit peuple. Djouhala mouddain fil ilm (Les faux-savants), une comédie-farce, s’attaquait au maraboutisme. Ce fut pour la première fois qu’un homme de théâtre osait dénoncer aussi férocement les charlatans et les « faiseurs de miracles » qui pullulaient dans les villes algériennes et qui constituaient une exceptionnelle puissance. Déjà, dans cette pièce, se dégageait l’orientation politique et idéologique de l’auteur et se manifestaient ouvertement ses options esthétiques et artistiques. Sa conception moralisatrice et son regard didactique se retrouvaient dans toutes ses pièces. Dans Phaqo par exemple, une reprise d’une production de Ksentini, Bachetarzi raillait les faux-dévots et les profiteurs de toutes sortes qui exploitaient la naïveté et la niaiserie des petites gens pour s’enrichir. Le titre Phaqo ou Réveillez-vous proposait une lecture politique du texte et inaugurait ainsi le protocole d’exploration de la pièce. Celle-ci fut d’ailleurs vite interdite parce que considérée par l’administration coloniale comme subversive. L’article d’un journal en langue arabe, En Nadjah, donnait le coup d’envoi1 :« Il paraît que les auteurs veulent démasquer dans leur pièce tous ceux qui profitent de la crédulité du peuple algérien pour le gruger. Qui sont ces profiteurs ? »

       Ce recours à des textes à allusions politiques et sociales correspondait au discours d’une fraction de la bourgeoisie algérienne. Le souci didactique dominait la représentation dramatique. Dans ses pièces, Après l’ivresse, El Kheddaine (Les traitres), Les Béni oui oui, Ennissa (Les femmes), Zid Ayyat (Crie encore !), Bachetarzi s’attaquait à l’alcoolisme, au maraboutisme, aux élus musulmans dociles et prenait explicitement position pour l’éducation et l’instruction des femmes. Ce qui était une nouveauté à l’époque dans une société sérieusement marquée par le discours féodal. Ennissa (Les femmes), une pièce qui a séduit le grand public, raconte l’histoire d’une jeune fille, Salima, diplômée de l’université, qui rencontre dans son lieu de travail, à l’hôpital, un jeune médecin européen, Marcel Leclerc qui tombe amoureux d’elle. Ils décident de se marier, mais leurs parents s’y opposent fortement. Après moult hésitations, leurs familles accordent enfin leur consentement. Un problème les divise : quel prénom faut-il donner à l’enfant qui naît de cette union ? C’est au gosse, décident-ils, qu’ira le dernier mot. Cette production fut parfois sévèrement critiquée par les milieux nationalistes qui y voyaient une pièce appelant à l’assimilation. Al ennif (Pour l’honneur) est une fable sur le mariage mixte, El Kheddaine (Les traitres) met en scène des élus musulmans malhonnêtes, Les Béni oui oui raillent les profiteurs et les opportunistes, stupides et vaniteux, mais ménage la colonisation considérée comme foncièrement positive et enrichissante.

       De nombreuses pièces de Bachetarzi furent interdites par l’administration coloniale qui veillait au grain et n’admettait aucune critique. El Kheddaine, Al ennif et Phaqo connurent les foudres de la censure. Les rapports de Bachetarzi avec les autorités étaient très ambigües : le calme et l’hostilité alternaient. A plusieurs reprises, il reçut menaces, avertissements et mises en garde. L’attitude de l’administration coloniale obéissait aux humeurs politiques du moment. Le théâtre de Bachetarzi n’était pas très hostile à la présence française en Algérie. La méfiance des autorités de l’époque n’était dictée par aucune logique. Ses attaques visaient surtout les élus musulmans, non le système colonial. Il organisa des activités théâtrales à la demande du gouvernement de Vichy. Ce fut d’ailleurs durant cette période qu’il adapta des pièces de Molière : Slimane Ellouk (tirée du Malade imaginaire), Les nouveaux riches du marché noir (Le Bourgeois gentilhomme), El Mech’hah (L’Avare), El Moujrim (Tartuffe) et Iouaz Ezzokté (Les Fourberies de Scapin).

       Mahieddine Bachetarzi eut le mérite d’intégrer des archétypes et des types sociaux représentant diverses entités et différentes strates de la société. Le personnage devient le lieu de cristallisation du discours social. Ainsi, le signe se socialise et subit une exceptionnelle transmutation qui fige certains de ses traits. L’espace est délimité et affirme explicitement son identité. Certes, la forme reste celle du conte, malgré la volonté manifeste de l’auteur de rompre avec cette manière de faire qui caractérise la production dramatique. Les signes latents investissent le territoire de la représentation et le marquent d’une certaine sécularité. Bachetarzi cherchait à mettre en scène des personnages porteurs et producteurs de manifestations sociales. Le signe se densifie et se dédouble. On retrouve le mufti, l’homme de religion, le grippe-sou, le colon, le bourgeois parvenu…, personnages prenant en charge l’univers collectif. Le mufti, le cadi… sont tournés en dérision. Les paysans sont évoqués avec ironie. Des auteurs comme Kateb Yacinre Rouiched et Touri, entre autres, vont réemployer ces personnages en fonction de leurs objectifs esthétiques et idéologiques. Cette manière de faire n’est pas nouvelle dans les pays arabes. Cette pratique a dominé la représentation dramatique du Machrek durant la deuxième moitié du dix-neuvième siècle et une grande partie du vingtième.

Allalou évoque en ces termes l’itinéraire de Mahieddine Bachetarzi : « Il était doué d’une voix merveilleuse de ténor et avait acquis une grande réputation.   Jusqu’en 1932, il s’était consacré au chant, particulièrement le classique andalou   dont il rehaussait la beauté grâce au timbre de sa voix. Puis le voilà, lui aussi, pris par le goût du théâtre. Il devient auteur-acteur et à la tête d’une troupe, il joue des pièces de son cru. Il opte pour le genre comique et adopte le réalisme. Ainsi, il emploie dans ses dialogues le langage de la rue : l’arabe, le français, le kabyle et même le sabir. Il crée un personnage des plus cocasses, Si Kaci, qui est devenu populaire et dans le rôle duquel il est unique.

       Au début, Mahieddine s’attaqua à l’obscurantisme, aux coutumes désuètes et à  l’alcoolisme. Puis il se mêla ouvertement de politique, ce qui lui causa de sérieux ennuis. L’administration se mit à entraver de manière multiforme ses activités et l’accula à la faillite. »

       Mahieddine Bachetarzi qui dirigea de 1947 à 1956 (à l’exception de l’année 1949-1950) fut surtout un grand organisateur et un exception agent de diffusion du théâtre en Algérie. Grâce à lui, les troupes se produisaient dans des lieux reculés de l’Algérie profonde. Il se déplaçait un peu partout et faisait programmer un peu partout ses pièces. Ce qui ne fut que très rarement le cas après l’indépendance qui vit envahir le théâtre par certains responsables bien coincés à leurs sièges, lourdauds, sans projet.

       Bachetarzi avait un sens extraordinaire de l’organisation. C’est vrai qu’il aimait passionnément le théâtre et qu’il cherchait à le faire aimer par tous les moyens. Il savait que l’art scénique ne nourrissait pas son homme, mais il s’entêtait, malgré tout, à vouloir le propager dans cette Algérie profonde, oubliée de toujours. L’indépendance acquise, même s’il fit quelques petites apparitions au TNA avec Ma yenfaa ghir Essah, il quitta définitivement la scène tout en apportant généreusement son aide à ceux qui le sollicitaient. Bachetarzi était un Ministère de la Culture à lui seul. Il n’y eut plus de ministère (au sens de l‘efficacité et du travail s’entend, non au sens d’un bâtiment où parfois on inaugure des murs, chrysanthèmes en bandoulière). Il décéda en 1986.

                                                                   Ahmed CHENIKI

 

 

 

 

RACHID KSENTINI, UN GENIAL TOUCHE A TOUT

 

       Quand on évoque le théâtre en Algérie, le premier qu’on cite spontanément est incontestablement celui de Rachid Ksentini. Dans tous les articles de presse et les travaux universitaires consacrés à l’art dramatique, ce personnage est élevé au rang de mythe. On privilégie souvent sa vie « aventureuse » et ses différents voyages. Aussi, sa vie privée devient-elle le centre de débats et de préoccupations de ceux qui parlèrent de Rachid Ksentini : alcoolique, aventurier, voyageur… L’image d’un Ksentini aventurier, grand buveur d’anisette, revient dans la plupart des écrits sur l’auteur .  Né le 11 novembre 1887 à Alger, Ksentini, fils d’une famille d’artisans, exerça plusieurs métiers avant de se consacrer au théâtre : marin, pousse-pousse, employé aux galeries Lafayette à Paris…Ce fut d’ailleurs dans la capitale française qu’il découvrit sérieusement l’art scénique. Il lui arrivait de fréquenter les théâtres (il fut même figurant). A son retour à Alger, il a rencontré Allalou qui lui aurait demandé d’interpréter un petit rôle dans sa deuxième pièce, Le mariage de Bou Akline. Il ne se fit pas prier. Il accepta de bon cœur. L’aventure avait commencé donc le 26 octobre 1926. Il a joué tellement bien qu’il a finit par fasciner un public qui découvrait enfin son comédien qui riait et se riait du monde tout en faisant rire. Sur les planches, il se mit à inventer des mots, des phrases et à se lancer dans d’incroyables improvisations.

       Comme Allalou, Rachid Ksentini a fréquenté juste l’école primaire Il apprit le métier  de menuisier-ébéniste dans un atelier à Alger. Il était surtout connu pour son non conformisme et son extraordinaire sens de la réplique. La première apparition sur scène de Rachid Ksentini fut réussie. Il se révéla dans Le Mariage de Bou Akline comme un grand acteur. Sa manière de se mouvoir de jouer et d’  « inventer » les situations les plus cocasses étonnait les spectateurs qui en redemandaient. Ksentini n’arrêtait jamais d’improviser. Tout se faisait sur scène. Le public réussissait souvent à orienter ses sorties et son jeu. Il était là pour faire rire les gens.

       En 1927, il décide de constituer une troupe avec la collaboration de Djelloul Bachdjarah : El Hilal el Djezairi. Sa première pièce fut un échec. El Ahd el Ouafi (Le serment fidèle), drame en quatre actes, ne tint pas longtemps l’affiche. Déçu, Ksentini arrêta pour un temps de faire du théâtre. El Ahd el Ouafi fut la première pièce algérienne non précédée d’un concert de chants. D’habitude, on présentait les pièces de théâtre juste après un tour de chants. Ksentini voulut s’en passer, mais le public tenait à ses habitudes. Ainsi, il venait d’apprendre à ses dépens que le théâtre n’était pas encore ancré dans le terrain social. Le mariage de Bou Borma, comédie burlesque en trois actes, jouée le 22 mars 1928 au cours d’une soirée donnée à l’Opéra d’Alger par l’association El Moutribia réussit à attirer le grand public qui n’arrêtait pas d’applaudir et de communiquer ( communier) avec la scène. Cette pièce raconte l’histoire de Bou Borma, ivre et indigne, qui n’arrive pas à « consommer » son mariage. Le frère et le cousin le travestissent en femme. Le cadi (le juge) refuse naturellement d’accepter sa demande en divorce parce que la femme ne peut pas faire pareille doléance. Bou Borma prend la place du juge et condamne tous les plaignants au divorce. Toutefois, il décide de se marier. Depuis cette pièce, fortement appréciée par le public, le nom de Ksentini domina la représentation dramatique algérienne. Après sa mort, Bachetarzi a adapté un grand nombre de ses pièces.

       Le répertoire de l’auteur, estimé à une cinquantaine de pièces et à six-cents chansons, est de facture réaliste. Rachid Ksentini, à l’écoute de la vie de tous les jours et des mouvements de sa société, mettait en scène des situations vécues. C’était un théâtre vivant. Chaque représentation était tellement réaména1gée et retravaillée qu’on avait l’impression d’être en présence d’une autre pièce. Effectivement, Ksentini improvisait sur scène en fonction des besoins du public et de l’humeur du moment. Les personnages peuplant son univers dramatique se recrutaient dans les milieux religieux et marginaux : l’amateur de sport, le faux-dévot, le mufti cupide, le faux-savant, le cadi idiot, le conseiller municipal, l’ivrogne, le fumeur de kif.(1) Sa verve satirique était légendaire. Il peignit sans complaisance les travers de la société algérienne. Son discours n’était pas, contrairement à Bachetarzi, nullement moralisateur. Il faisait voir et désignait au rire des personnages et des situations cocasses et burlesques. Pour ce faire, il recourait aux jeux de mots, aux quiproquos et aux retournements de situations. 

       Ksentini s’attaquait à l’obscurantisme, aux bourgeois et aux cadis véreux. Dans Dar Lemhabel (La maison des fous), il décrivait un asile d’aliénés mentaux. Baba Kaddour Ettama’ était une sorte de pamphlet contre l’avarice et l’arrivisme. Ach Kalou (Qu’ont-ils dit ?) était l’histoire d’une famille qui, par excès de fanatisme, se laisse avoir par un prétendu sorcier. Il écrivit de nombreux sketches qui abordaient des sujets tirés du quotidien et leur donnaient une dimension comique : La table mystérieuse, L’eau de vie, La vieille et le fantome, Fahssi chez le cadi, Fahssi et la mondaine, Le neurasthénique, Le vieux et la vieille, L’ivrogne, Grellou (Le cafard), Fakou (Ils ont compris). La lecture des titres nous donne un aperçu sur les préoccupations dramatiques de l’auteur. Le merveilleux et le fantastique se confondent avec l’écriture réaliste. Ksentini « convoque » la structure du conte et déstabilise les instances du temps et de l’espace. Nous sommes en présence d’un univers mythique.

       Le réalisme n’excluait pas la poésie. Dans ses pièces, le vraisemblable côtoyait l’invraisemblable, le mythe piégeait le réel, l’Histoire se voyait reprise en charge dans le sens de l’imagerie populaire. Ce n’était plus l’Histoire écrite et enseignée qui était mise en scène, mais celle de l’imaginaire collectif, récits merveilleux et légendes transmises de bouche à oreille depuis des siècles. L’histoire comme récit jouait ainsi des tours à l’Histoire des historiens marquée dans ses pièces du sceau de l’illégitimité. Saadeddine Bencheneb écrivait à ce propos1 :« Les œuvres algéroises ne sont jamais des reconstitutions car les auteurs puisent  toujours leurs sources dans le fonds commun que le peuple a constitué de la civilisation et de l’histoire arabe. Dans la pièce, Loundja al andalousia dont les personnages sont espagnols ou maghrébins et dont l’action se déroule en Espagne,l’auteur, Rachid Ksentini a fait évoluer des personnages fictifs et brossé un tableau de Grenade conforme seulement aux souvenirs que la tradition populaire a conservé dans certains récits et un grand nombre de chansons, de sorte qu’à cause  même de l’imprécision des données, rien ne contredit l’histoire, bien que beaucoup de choses y soient ajoutées. »

Ksentini prenait beaucoup de libertés avec l’Histoire. Il ne se souciait nullement de l’exactitude des faits. L’essentiel était de présenter sur scène un monde féerique et poétique. Sa technique d’écriture, proche de la comédia dell’arté, ne reposait pas sur la confection d’un texte définitif mais se suffisait uniquement d’un canevas qui constituait l’unique document écrit. Tout se faisait et se défaisait sur scène. La parole structurait la représentation et ponctuait les performances de comédien. Justement, ce type d’écriture exigeait la présence d’un acteur prêt à toutes les situations doté d’un talent exceptionnel et d’une grande capacité d’improvisation. La structure du canevas est simple : une intrigue banale, une action, des rebondissements et des retournements de situations. Le rapport à la représentation fut transformé. C’était sur scène que le texte s’écrivait. L’improvisation y occupait une grande place. Chaque spectacle devenait ainsi une nouvelle pièce. La forme de représentation proposée ne dépendait pas d’une construction dramaturgique achevée. L’art du comédien dominait la représentation. Le jeu engendrait un texte et un dialogue qui changeaient chaque fois qu’un autre public apparaissait. Pour Ksentini, tout résidait dans le jeu, le texte n’était en fin de compte qu’un simple support. C’était sur les planches qu’on voyait le spectacle qui se réalisait graduellement. L’énoncé et l’énonciation se confondaient. Ksentini enlevait et ajoutait des scènes au gré des circonstances et des publics.

       Rachid Ksentini, contrairement à une idée répandue en Algérie, n’avait jamais été intéressé par une expérience théâtrale « engagée ». Son souci majeur était de faire rire et d’amuser le public. Son théâtre n’était pas du tout politique (dans le sens étroit du terme). Farce et comédie de mœurs étaient intimement liées. Bachir Hadj Ali a accordé énormément d’importance aux aspects politiques, non apparents, du théâtre de Ksentini1 :« Le théâtre de Ksentini, théâtre moralisateur, est une étape de la révolte sentimentale ; les causes profondes d’un mal ne sont pas encore mises à nu et le pessimisme n’est pas absent de ce théâtre. Mais c’est un théâtre de progrès et Ksentini est un homme de génie. Son public est fait de marchands de   légumes, de traminots, de petits commerçants et sa langue est celle du portefaix.  Nous ne dirons jamais assez ce que notre peuple doit à cet homme qui a tant souffert pour le théâtre et qui en a fait un instrument d’éveil des masses. A un moment où les organisations politiques étaient clandestines, où le code de l’indigénat pesait sur le peuple, Ksentini suggérait par des détails scéniques et à la barbe des mouchards  qu’on pouvait trouver des moyens de riposter à l’injustice. Il a utilisé le théâtre pour se venger, protesté contre un grand de l’époque mais en restant dans l’anonymat. Cela ne suggère t-il pas le tract clandestin. »

Ces propos de Hadj Ali semblent tellement exagérés qu’on pourrait penser que Ksentini était l’équivalent d’une organisation politique. Rachid Ksentini marqua fortement pendant un temps l’art scénique en Algérie, mais son impact se réduit comme une peau de chagrin.

 

                                                              AHMED CHENIKI

 

 

 

 

 



1 Cité par M.Bachetarzi, Mémoires, SNED, Alger, 1968, p.195.

1 Kateb Yacine reprit nombre de ses personnages dans ses pièces satiriques (La Poudre d’Intelligence et les pièces en arabe dialectal). D’ailleurs, Kateb revendique et assume ouvertement l’héritage de Ksentini. Rouiched et Touri ont également repris les mêmes personnages alors que Alloula, Kaki et Bénaissa reproduisent certains schémas dramatiques de l’auteur en les transformant et en les investissant de nouveaux sens et de nouvelles techniques.

1 Saadeddine Bencheneb, Le théâtre arabe d’Alger, communication au 8ème congrès de l’Institut des Hautes Etudes Marocaines, 1935.

1 Bachir Hadj Ali, Culture nationale et Révolution, La nouvelle critique, N°147, Juin 1963.


Afficher la suite de cette page
 
 



Créer un site
Créer un site