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Les langues au théâtre, polémiques en série

 Le problème linguistique a toujours constitué l’un des points essentiels du débat sur la représentation théâtrale. Quel est l’auteur auteur algérien qui ne connu/connaît pas ce problème. Ni Bachetarzi, ni Ksentini, ni Alloula, ni Kateb Yacine, pour ne citer que ces auteurs, ne purent s’en sortir sérieusement de ces questionnements ininterrompus sur la langue à utiliser dans leurs textes. Quelle langue faut-il choisir ? L’arabe littéraire, l’arabe parlé, le tamazight ou le français. Le choix n’est décidément pas facile. Le débat reste toujours d’actualité. Les auteurs, les journalistes, les chercheurs et les comédiens continuent encore à évoquer cette question qui reste toujours posée dans tous les pays arabes et africains. Opter pour l’une ou l’autre langue, c’est s’exposer aux foudres de l’une ou de l’autre tendance.

La polémique est parfois sous-tendue par des relents idéologiques. Les tenants de l’arabisme ne pouvaient/peuvent admettre l’adoption d’une langue autre que la langue « littéraire ». Pour eux, les idiomes populaires sont incapables d’exprimer l’être, la nation. La langue arabe, sacralisée et figée, pouvait/peut, selon ces lettrés, traduire les pensées et les destinées des grands personnages tragiques. Le discours de ce courant se voit, de temps en temps, s’imposer sur la scène culturelle officielle, mais ne semble pas encore fort pour investir durablement la sphère théâtrale. Certes, ces dernières années, la plupart des pièces, d’ailleurs souvent médiocres, sont jouées en arabe littéraire comme si les auteurs et les troupes faisaient dans l’excès de zèle, obéissant à une parole non écrite. Opportunisme ? Le public est aux abonnés absent.

Les adeptes des idiomes populaires (surtout l’arabe « algérien ») pensent que l’arabe « classique » exclurait du théâtre le large public et altèrerait considérablement la communication. Faut-il faire du théâtre pour une élite dont une partie n’a que mépris pour les valeurs populaires véhiculées par l’art dramatique ? Le choix est tout à fait clair et simple : il ne s’agit nullement d’une entourloupette idéologique mais d’une décision née de la relation qu’entretiennent les hommes de théâtre avec leur public. Il n’est pas question d’évacuer du champ de la représentation théâtrale les couches populaires qui, dans leur grande majorité, ne maîtrisent pas la langue « classique ». Il ne faut pas perdre de vue que le théâtre en Algérie est le fait d’hommes issus du « peuple ». Rachid Ksentini, Allalou, Touri sont d’origine populaire. Comment pouvaient-ils se permettre d’exclure de leur espace de représentation les gens auxquels ils s’adressaient ? Entre le « peuple » et l’élite cultivée, ils avaient choisi le « peuple ».

C’est le récepteur qui détermine la langue à employer. Ce n’est ni un décret gouvernemental, ni d’obscurs principes qui imposeraient l’accessoire au détriment de l’essentiel, la communication avec les différents publics. Ces derniers temps, le kabyle commence à s’imposer en Kabylie où des pièces sont montées dans cette langue, notamment depuis 1980. Ainsi, des festivals de théâtre « amazigh » sont régulièrement organisés à Tizi Ouzou et Béjaia. Un auteur, aujourd’hui disparu, Mohand Ouyahia, Mohia, adaptateur et traducteur de textes de Molière, de Brecht, de Lou Sin, de Beckett disposant d’une sérieuse culture théâtrale et littéraire, a été, en quelque sorte l’artisan d’un nouveau théâtre en kabyle.

 

1-Quelle langue faut-il choisir ?

Le débat marque le territoire culturel. La question des langues traverse tout le champ théâtral. Depuis les premiers balbutiements du théâtre en Algérie, le choix linguistique pose problème. C’est avec Djeha de Allalou que l’option pour l’arabe « dialectal » fut affirmée avec force. Mais ce choix ne pouvait qu’être discuté et contesté par l’élite intellectuelle arabisante de l’époque qui décida ainsi de bouder définitivement le théâtre. Il existait encore dans les années dix-vingt quelques troupes qui jouaient leurs textes en arabe « littéraire ». Les associations culturelles et religieuses de Blida et de Médéa mirent en scène des textes en arabe « classique » : Feth el Andalous, Mac Beth de Shakespeare, Le meurtre de Hussein, fils de Ali, Salah Eddine el Ayyoubi, Jacob le juif, etc. Le public qui fréquentait ce théâtre était essentiellement constitué de lettrés. Les gens du peuple y étaient exclus. Cette exclusion d’ordre linguistique correspondait à une certaine stratification de la société.

       En 1926, Allalou monta Djeha, l’histoire d’un personnage populaire. Ce fut la première pièce en arabe « dialectal » et une grande révélation. Pour la première fois, le public retrouvait son vécu et s’identifiait à des personnages incarnés par des comédiens algériens qui lui parlaient de son quotidien. A partir de cette année, les auteurs se mirent à jouer leurs textes en arabe « populaire ». Abdelkader Djeghloul écrit ceci à propos de la langue utilisée par Allalou 1: « Avec Djeha, la culture cesse d’être un acte normatif pour devenir spectacle. Au sérieux d’une éloquence mal à l’aise dans son habit occidental ou machrékien, il substitue le rire. Jeu des acteurs mais aussi jeu de mots. Langue remise au travail, disant à nouveau le réel vécu à partir de la mise en œuvre de plusieurs niveaux de langue. Langue populaire, certes, mais non pas langue vulgaire, dans laquelle s’expriment les valets, mais aussi les rois. »

Les pièces de Allalou, écrites en arabe « dialectal, empruntaient au « peuple » sa langue, ses jeux de mots, ses tournures syntaxiques et sa poésie. Les algérois se retrouvaient enfin dans des œuvres dramatiques et s’identifiaient à des personnages puisés dans l’imaginaire populaire.  Les jeux de mots participaient de la parodie des situations et des récits mythiques : Haroun er Rachid devint Qaroun (le corrompu), son porte-glaive Masrour se fit appeler Masrou’ (l’abruti), un savetier prit le nom du héros légendaire, Antar, etc. Allalou subvertissait les mythes arabes, les détournait de leur sens initial pour leur substituer une signification particulière, remettant ainsi en question une certaine lecture du passé, rompant tout simplement avec un héroïsme guerrier qui marque le parcours officiel.

L’élite intellectuelle de l’époque, trop nourrie de mythes passéistes, s’attaquait violemment au théâtre de Allalou considéré comme vulgaire et indigne de la littérature. Abou Khalil el Qabbani connut les mêmes difficultés en Syrie. Après l’incendie qui avait détruit son théâtre provoqué par des pyromanes se recrutant dans les rangs conservateurs, il dut s’exiler en Egypte. Seule, selon les lettrés de l’époque, la langue « littéraire » était apte de véhiculer le discours des grands personnages tragiques. Ils oubliaient vite que les premières tentatives en arabe « classique » échouèrent lamentablement, faute de public. Ali Chérif Tahar écrivit trois pièces sur l’alcoolisme, Ach chifa ba’d et âna (La guérison après l’épreuve), Khadi’at el gharam (La duperie des passions) et Badi. El Mouslih (Le réformateur) et Fi Sabil el Watan (Au service de la patrie) furent jouées en 1921-1922. La langue utilisée dans ces textes était inaccessible au grand public qui bouda ces représentations qui, d’ailleurs, développaient des thèses sociales et philosophiques que les spectateurs avaient de la peine à comprendre, en l’absence d’une sérieuse connaissance de l’arabe « populaire ». Le public populaire entretenait donc une relation d’étrangeté avec les textes se réduisant à de simples lectures dramatiques.

Avec Allalou, Ksentini et Bachetarzi, le théâtre choisit la langue du quotidien. De temps à autre, une pièce en arabe « classique » était réalisée dans quelque ville d’Algérie. Mais le public avait tout simplement opté pour la langue « dialectale ». Ainsi s’exprimait Allalou dans ses mémoires 1: « Il est incontestable que l’arabe parlé dont nous usions a rendu le théâtre accessible au grand public. Cette langue appelée à tort « vulgaire » était à l’époque une langue usuelle purement arabe. Pour l’essentiel, elle n’était différente de la langue classique que par le non-respect de la syntaxe et de la morphologie. C’était une langue populaire par excellence et nos poètes s’en sont toujours servi pour toucher le peuple. On peut citer, pour preuve, les innombrables poèmes et les chansons élaborés depuis des siècles concurremment à la littérature en arabe classique. (…) C’est un fait indubitable, l’arabe usuel que nous avons utilisé dans nos pièces a contribué à intéresser le public algérien au théâtre. Le spectateur comprenait les dialogues, y trouvait du plaisir ainsi qu’un délassement contrairement à certaines pièces ardues, en arabe classique qu’on ne comprend qu’avec peine. »

Le théâtre rencontrait ainsi son public. Les gens comprenaient enfin ce qui se disait sur scène. C’étaient leurs mots, leurs proverbes et leur langue qu’ils retrouvaient dans la bouche des comédiens. Déjà en 1932, Mahieddine Bachetarzi disait ceci dans le journal, Oran Matin 2:« Voyez-vous, nous ne sommes pas arrivés à résoudre d’une façon définitive une question pourtant essentielle et qui continue à nous embarrasser considérablement. C’est la suivante : comment devons-nous écrire nos pièces ? En arabe littéraire ou en arabe parlé ? Quelques premiers essais en arabe littéraire n’ont été compris que par quelques lettrés en arabe. La grande foule s’en est éloignée. Nous avons tenté des essais en arabe parlé qui ont obtenu des succès d’affluence certains, mais ce sont là des succès un peu faciles qui ne nous ont nullement satisfait. Des applaudissements venant d’un public plus cultivé, plus compréhensif nous auraient flattés davantage et mieux encouragés à persévérer. Or l’élite arabe et arabisante nous a, au contraire, adressé des reproches : »Pourquoi, nous a t-on dit, descendez-vous au niveau de la foule ignorante, alors que vous devriez l’élever vers vous, affiner son goût, lui insuffler l’amour de l’arabe littéraire qui se meurt ? ». Aussi, avons-nous longtemps hésité puis finalement, nous nous sommes arrêtés au compromis suivant :  dans la même pièce, nous avons fait voisiner l’arabe littéraire et l’arabe parlé. Pour les scènes d’un comique facile, nous avons laissé la place à l’arabe vulgaire, mais pour les dialogues un peu plus relevés- dialogues d’amour, discours ou conversations de personnages occupant une certaine situation, etc…-nous nous sommes servis de l’arabe littéraire. »

Bachetarzi et Allalou ont une conception différente de la langue parlée. Le premier, de souche bourgeoise, très proche des thèses assimilationniste, la considère comme une « langue  vulgaire » tandis que le second parle de « langue du peuple » (il répond à Bachetarzi en employant le groupe de mots « à tort » placé devant « langue vulgaire »). Mahieddine Bachetarzi distingue donc deux langues : l’arabe « classique » et l’arabe « vulgaire ». L’ « arabe vulgaire » serait la langue parlée par le « peuple », apte uniquement à prendre des situations primaires et primitives, pauvres alors que l’arabe littéraire se verrait marquée positivement, « noble » et « supérieure ». Seules les pièces jouées en arabe « dialectal » réussissent à drainer le large public qui retrouve ainsi sa langue. C’est pour cette raison essentielle que les auteurs algériens choisirent d’écrire dans la langue « populaire ». L’exemple des pièces de Allalou, de Ksentini et de Touri confirme cette thèse. Alloula, Kaki, Kateb Yacine, Benguettaf et Bénaissa démontrent qu’on peut écrire de grandes œuvres artistiques en arabe « dialectal ». La question ne se pose pas en termes de langues(s) mais dans la maîtrise des techniques de la scène. Souvent, ce sont des gens qui n'exercent pas dans les métiers du théâtre qui sortent leur étendard de défenseurs de la "pureté" linguistique. Cette manière de réduire l'art théâtral à l'outil linguistique provoque de sérieux  malentendus. Le langage théâtral ne se limite pas uniquement à la langue mais embrasse toute une série de médiateurs sans lesquels il n y aurait pas de représentation.

Le débat sur la langue à utiliser durant la période coloniale était très animé, souvent houleux. Aujourd’hui, après l’indépendance, la question linguistique est toujours à 1’ordre du jour,,Dans tous les débats, les tables rondes et les festivals, la question linguistique est souvent le lieu et l’enjeu de discussions et de polémiques sans fin.

Le choix de l'arabe "dialectal" détermina pendant la colonisation l'adoption des genres comiques : le vaudeville, la farce et la comédie. Il était inconcevable de mettre en scène des personnages ou des pièces « classiques » ou tragiques. Les personnages tragiques s’expriment exclusivement dans la langue littéraire. L’expérience de Rachid Ksentini, El ahd el Oaufi ( Le serment fidèle),une tragédie en trois actes, fut un retentissant échec. Toutes les pièces tragiques furent jouées en arabe « classique". L’association des Oulama encouragea les auteurs qui mettaient en situations des personnages historiques et des événements du passé glorifiant l’Islam, les  combattants de la foi et de la "nation" arabe.  Le théâtre de langue classique entrait dans le cadre de leur programme de scolarisation et d'enseignement de la langue arabe. Des pièces comme Othello et Mac Beth de Shakespeare, Antigone de Sophocle furent interprétés par des élèves de Médersa (écoles) dirigées par les Oulama.

La méfiance des "élites arabisées" à l'égard de la langue"dialectale" ne disparut pas. Bien au contraire, elle s'exprimait bruyamment dès qu'une pièce historique était montée à Alger, Oran ou Constantine. Arlette Roth décrit ainsi les polémiques de 1947 à propos du choix linguistique 1 "La question du choix de la langue rebondît dès 1947 à 1’occasion de pièces historiques, et de drames traduits. Les polémiques s’enchaînaient dans la presse. Quelques troupes s'efforcèrent de créer un répertoire en langue classique. Il se jouait environ cinq ou six pièces annuellement à l'Opéra d'Alger.  Ces représentations ne connaissaient pas de succès d’affluence et le public dans sa plus grande partie ne suivait pas. Leurs partisans déclaraient que toute pièce mettant en scène des héros légendaires devait être écrite en arabe littéraire, seul susceptible par sa richesse, d’exprimer de nobles sentiments et de conserver aux personnages leur majesté et leur dignité.  Les partisans de la langue arabe classique n'optaient d’ailleurs pas pour l'arabe littéraire figé, mais pour l’arabe moderne et vivant tel qu’il a cours en Orient. »

Cette querelle d'ordre linguistique-également idéologique-rebondissait souvent dans les mêmes termes. La même polémique évoquait la question de l'esthétique au théâtre. Ni Rachid Ksentini, ni Allalou, encore moins Bachetarzi et Touri ne pouvaient apporter une dimension esthétique à cette langue populaire utilisée par des hommes considérés, à juste raison, comme les pionniers et les promoteurs de l’art scénique en Algérie. Leur champ lexical était souvent très limité. Les auteurs ayant une formation rudimentaire ne pouvaient se permettre d'entreprendre un quelconque travail sur la langue. Cette incapacité à rendre l'arabe populaire plus accessible aux différents publics éventuels de la représentation théâtrale constituait un écueil important altérant la communication.

Les premiers hommes de théâtre comme Allalou, Ksentini ou Bachetarzi ont ln mérite d’avoir introduit la langue arabe populaire dans le théâtre.

2-Le choix définitif de l'indépendance

Durant les premières années de l’indépendance, les responsables du  théâtre en Algérie voulaient faire "un théâtre populaire" ouvert  aux larges masses et à l'écoute des pulsations de la société. Pour ce faire, les auteurs écrivaient leurs pièces en arabe populaire. Quelques pièces seulement furent écrites en arabe « littéraire » et en francaîs. L’exception ne faisait nullement la règle. Mais cela ne veut nullement dire que le débat sur le choix linguistique était clos. De temps à autre, des universitaires « arabisants » s’attaquent à l'usage de l'arabe "dialectal" dans le théâtre et suggèrent l'emploi exclusif de la langue « littéraire ». Même un ministre de la culture en exercice à l'époque s’était insurgé contre l’emploi de la langue populaire sans s'interroger sur les véritables causes de son adoption par les hommes de théâtre arabes. Les dramaturges du Machrek, dans leur majorité, écrivent leurs pièces en arabe "populaire » local. Certains arrivent même à  rédiger deux textes, le premier pour la publication en arabe « littéraire » et le second dans la langue populaire pour la scène. Tewfik el Hakim cherchait une voie médiane ou tierce. Le phénomène ne se limite donc pas uniquement à l'Algérie mais s’étend à tous les pays arabes et africains.  Les réalités diglossiques caractérisent le terrain linguistique. Jusqu'à présent les théâtres montent très rarement des pièces écrites en arabe "classique ».

Les troupes algériennes n’utilisaient que dans de très rares occasions l’arabe « littéraire ». Ce qui semble différent aujourd’hui. Le français n'est plus actuellement à l'ordre jour. Certes, ces dernières années, vers la fin des années 80 et le début des années 90,des pièces furent traduites en français et jouées le plus souvent dans les centres culturels français(CCF). Ziani Chérif Ayad, Slimane Bénaissa et des comédiens du TRA (Annaba) montèrent des spectacles en français en Algérie et en France pour les deux premiers  notamment dans les rencontres francophones de Limoges. Le tamazight ou le berbère (sa variante kabyle) s’impose de plus en plus en Kabylie, surtout depuis les événements de 1980 (revendication de la langue et de la culture berbère).

De nombreux textes furent mis en scène par des amateurs et des professionnels (c’est le cas de Mohamed Fellag qui monta la première pièce en kabyle à Béjaia dans un théâtre d’Etat, le TRB). Des festivals et des séminaires du théâtre en berbère, essentiellement en kabyle,  sont organisés de temps à  autre en Kabylie.

Nous pouvons déceler plusieurs variétés dialectales. Nous avons affaire à un espace linguistique hétérogène. Chaque auteur, chaque théâtre régional présente un idiome particulier. Les auteurs recourent à plusieurs niveaux de langue. Dans les pièces du théâtre d’ amateurs, par exemple, chaque personnage emploie un langage particulier.  L'intellectuel,le syndicaliste et l’homme  politique "progressiste" utilisent une langue « intermédiaire » pour reprendre le linguiste  M.Belkaid. Le paysan dont l'espace de parole est réduit utilise souvent une langue "pauvre",trop marquée par l'accent et de nombreux bégaiements, onomatopées et hésitations. Les femmes emploient une langue où se trouvent mélangés le français et l'arabe « dialectal ».

Pour faire réaliste, plusieurs auteurs reprennent la langue « brute » de la rue sans la retravailler, l’investir d'oripeaux esthétiques ni la considérer comme un élément intégrant du travail théâtral. Cette confusion "langue de la rue"/langue du théâtre est à l'origine de la pauvreté de nombreuses oeuvres dramatiques. L’usage du cliché et du stéréotype est abondant dans la grande partie des pièces produites par les troupes d'amateurs et quelques textes du théâtre professionnel. Zobra Siagh, dans une remarquable thèse de troisième cycle, arrive à cette conclusion à propos du théâtre d’amateurs, remarques que nous pouvons étendre à certaines pièces des théâtres d'État 1:"C'est un théâtre certes en arabe parlé, mais le statut qu' il réserve le plus souvent au tamazight-être un « accent » ou un support à chansonnettes-rend compte de son statut politique-un dialecte appelé à être effacé ou à la rigueur à survivre comme élément folklorique-plutôt que de sa situation réelle comme instrument de communication pour au moins 20% de la population algérienne.

Dans les situations formelles, dans certaines relations de travail, les personnages de théâtre utilisent exclusivement l’arabe classique ou bien une langue moyenne (que nous avons appelé arabe classique moyen) entre le premier et l’arabe parlé, alors que les personnages sociaux réels utiliseraient au moins pour moitié le français, étant donné le nombre de lettrés dans cette langue l’utilisant exclusivement dans le travail. »

Si l'on excepte Alloula, Kaki, Kateb Yacine, Dehimi, Bénaissa et Fetmouche, nous pouvons dire que les auteurs algériens emploient une  langue manquant souvent de poésie et de force. Dans la plupart des cas, nous sommes en présence d’un mélange linguistique hétéroclite qui désarticule le jeu théâtral et piège la communication. Ce "brouillage », caractéristique essentielle de nombreuses productions, influe négativement sur le jeu et l'interprétation et fausse la relation entre scène et public(s).On a l'impression que certains auteurs procèdent en recourant à une sorte d'analogie peu opératoire entre le temps de la représentation et le temps réel ou de la "rue" et considèrent le théâtre comme une reproduction directe du vécu. D’où ce mélange quelque peu biaisé de l'arabe de la rue, c’est à dire non retravaillée, du français, de l’arabe « classique » et du berbère, dans certains cas. La compétence linguistique est souvent absente. L’unique souci de nombreux auteurs de pièces est de respecter la vraisemblance et de faire œuvre « réaliste ».

Le théâtre en Algérie est un théâtre bavard. La parole l'emporte sur le jeu. Nous sommes beaucoup plus en présence d'une mise en paroles que d'une mise en scène prenant en charge tous les attributs du spectacle. Les personnages, trop bavards, n'arrêtent pas de parler. Dans Lejouad et Legoual, deux expériences très originales, un ou deux personnages investissent la scène,  la parole fait fonctionner le récit, lui permet d’être incisif et de retrouver sa cohérence. Alloula innove, produit une autre langue ancrée dans le réel mais également obéissant à la lettre aux besoins et aux nécessités de la communication théâtrale et aux exigences des instances temporelles et spatiales. La parole n’est plus l’esclave et l’otage du temps direct du vécu mais elle se trouve synthétisée et analysée proposant un nouveau moule non dépourvu de poésie. Ici, le choix de la parole correspond à un désir conscient de l'auteur de réintroduire la voix(e) du gouwal(conteur)et de la halqa (cercle) et de remettre en selle une nouvelle relation avec le public. Il n'est pas inutile de rappeler que c'est le public, lors d'une représentation d'El Meida (La Table)devant des paysans qui po»sa Alloula à tenter ce type d’expériences. La réception est à l’honneur. Chez Kaki, la poésie suggère l’image et lui apporte une indéniable dimension dramatique. L’héritage poétique des aèdes populaires,Ben M’saîb, Ben Brahîm, Ben Khlouf ou Si Abderrahmane El Médjdoub détermine cette manière de faire de cet auteur qui, d’ailleurs, emploie souvent le mot Diwan(reoueil de poésies lyriques) dans ses titres : Diwan el Garagouz, Diwan Essalhine ou Diwan Lemlah. L’option poétique est claire mais cela n'exclut nullement la présence en force dans les mises en scènes d’autres attributs formels qui donnent à l'image poétique une force et une puissance extraordinaires. Certes, la parole ou le mot structure la pièce mais ne limite nullement la manifestation d'autres éléments langagiers. Diwan Essalhine est un texte construit à partir de quelques poèmes de Abderrabmane El Mejdoub, un grand poète populaire maghrébin. Le discours des personnages correspond à la structure poétique des textes d'El Mejdoub. L’impact du théâtre grec et plus particulièrement d' Eschyle dans l'architecture dramatique des pièces de Kaki est très perceptible. Kateb Yacine fait également appel à la parole qui structure le récit et à l’aide de contes de Djeha, fait du verbe une dimension langagière importante de son spectacle. Le verbe fait éclater la scène et lui permet de mieux gérer le discours théâtral fondé sur la parole deu conteur-comédien. Parole giratoire, lieux et enjeux de toutes les situations dramatiques, elle est faite de mélange de plusieurs niveaux de langues. Ce côtoiement linguistique apporte au texte une grande ouverture sur la société et une aptitude à jouer et à se jouer de nombreux registres.

Slimane Bénaissa crée une  sorte de dynamique entre le mot et l'expression du comédien, une métamorphose s'opère et permet au récepteur d'apprécier la profondeur et les non-dits du discours. Images fortes et poésie populaire, tels sont les éléments-clé de la langue de cet auteur comme d'ailleurs, un jeune auteur de théâtre de Constantine Mohamed Tayeb Déhimi qui, recourant à l’imagerie populaire et historique, inscrit sa langue dans une sorte de durée mythique. Omar Fetmouche de Bordj Ménaiel synthétise dans la bouche des personnages des situations linguistiques et thématiques. Rouiched emprunte jeux de mots, dictons populaires et tournures syntaxiques originales et expressions à la culture de l’ordinaire, au quotidien.

En Algérie, la parole est reine. Le gouwal(diseur) raconte des histoires et narre des événements vécus. Le meddah (un conteur qui vante les mérites de tel ou tel personnage de telle ou telle tribu) fait appel essentiellement à la parole. Il faut aussi comprendre que le théâtre dans les pays arabes fut emprunté essentiellement à la France, pays où émergea ce "théâtre e la parole", expression chère à Artaud. L’une des critiques les plus sévères faîtes aux pièces de Corneille, de Racine et bien d'autres auteurs dramatiques français par Antonin Artaud(Le théâtre et son double) est cette propension à accorder une place prépondérante à la parole et au verbe au détriment du jeu.

C’est ainsi que les dramaturges algériens,  marqués par le conte populaire,  divers jeux dramatiques populaires et le théâtre français, ont conçu leur manière de construire leurs textes, privilégiant la parole aux dépens du jeu physique et de l’image corporelle et gestuelle. Ecartelés entre la nécessaire parole du conteur « traditionnel » et les exigences du théâtre d’origine européenne, les auteurs dramatiques mettent en situations des personnages parfois bavards qui se jouent de leur propre verbe. Les jeux de mots, les proverbes et les dictons populaires peuplent l’univers dramatique algérien.

Un grand nombre d’auteurs recourraient à une langue « intermédiaire » selon le linguiste algérien, M.Belkaid qui la définit ainsi: « L’arabe intermédiaire, c’est-à-dire l’usage conjugué d’un arabe non dialectal et d’une certaine variété de dialectal, est une langue encore instable, trop différenciée selon les locuteurs, les niveaux culturels et la situation. Il est patent que tel sujet emploiera une forme dialectale où quelqu’un d’autre sera porté à produire une forme du « classique » sans que le critère de différenciation soit décisif. ». Mais parler de langue « intermédiaire ou « tierce » pose un sérieux problème au niveau théorique.

Encore une fois, nous insistons sur l’hétérogénéité des niveaux et des systèmes linguistiques. Les troupes n’utilisent pas essentiellement l’ « arabe intermédiaire », mais intègrent d’autres niveaux linguistiques et d’autres langues comme le français, le tamazight ou l’arabe « classique ». Slimane Bénaissa emploie pas moins de quatre idiomes dans sa pièce, Babor Eghraq (Le Bateau coule ou fait naufrage) : l’arabe « dialectal », l’arabe « littéraire », le français et le berbère. Def el Goul wel Bendir du théâtre régional de Constantine (TRC) fait parler les personnages en plusieurs langues. L’arabe « littéraire » se transforme en un espace de nostalgie et de pérégrinations oniriques. Le français intervient pour interrompre le récit et provoquer un processus de distanciation.

Ces dernières années, particulièrement la période des années soixante-dix, apparut une forme d’écriture « collective ». Quelques membres d’une troupe se constituent en noyau et se mettent à construire, après une enquête préliminaire, leur pièce. Mais souvent, cette écriture est effectivement prise en charge par le ou les animateurs de l’équipe. Il y a toujours une ou deux personnes qui dominent et orientent le groupe. L’empreinte de Abdelkader Alloula est très marquée dans des textes dits collectifs, El Mentouj (Le produit) et El Meida (La Table basse), deux pièces produites par le théâtre régional d’Oran. Ce style particulier d'écriture propre au théâtre d’amateurs (certaines expériences de ce type furent tentées par les troupes régionales de Constantine et d’Oran) produit généralement un texte "incohérent qui fait cohabiter de manière anachronique plusieurs niveaux de langue ». D’où d'ailleurs la présence manifeste et obsédante de discours stéréotypés et de clichés désuets. El Meida et El Mentouj sont truffés de mots et de phrases tirés directement de la presse. L'objectif de ces pièces était d'expliquer les chartes de la Révolution agraire et de la Gestion Socialiste des entreprises. Ce souci didactique favorise l’emploi d’une langue stéréotypée, marquée du sceau du discours politique dominant.

Dans plusieurs pièces algériennes, nous avons affaire à un discours monologique. Tous les personnages parlent d’une même voix et produisent des discours redondants et répétitifs. Il n’y a plus de dialogue possible. C’est une suite de longs monologues. Le théâtre en Algérie use énormément de phrases passe-partout et de jeux de mots sans grande force.

Ce qui est nouveau, c’est la réalisation de pièces jouées entièrement en kabyle. La décision de Brecht fut traduite en kabyle et  présentée au festival du théâtre d'amateurs de Mostaganem.   Mohamed, prends ta valise de Kateb Yacine, Les piliers par Issoulas, Adhlas Bougdhoudh..., furent directement montées en kabyle. Fin des années 80-90,,une série de pièces est mise en scène en tamazight. Le théâtre de Béjaia ne lésine pas sur les moyens pour marquer sa présence sur ce terrain. Aujourd’hui, le théâtre régional de Tizi Ouzou et d’autres coopératives réinvestissent ce territoire. L'une des premières expériences fut tentée par le comédien Mohamed Fellag qui adapta une pièce de Mrozek.

 

3-L’emploi des langues en présence dans la société algérienne

 

       Nous ne trouvons pas souvent dans la pratique théâtrale les langues utilisées dans l’espace social. Seul l’arabe « dialectal », idiome choisi pour faciliter la communication directe avec le public, est le plus souvent employé dans les pièces algériennes. Ni le français, ni l’arabe « littéraire », ni encore le tamazight (même si cette langue réussit ces dernières années une relative incursion dans le champ théâtral) n’arrivent pas à s’imposer dans le paysage dramatique algérien. Nous allons tenter d’exposer brièvement le fonctionnement des langues dans la pratique théâtrale algérienne.

 

a-L'arabe "dialectal":Cette langue est utilisée dans la grande partie des textes dramatiques depuis les années 20. Le répertoire du théâtre en Algérie se caractérise par l'emploi de plusieurs variétés régionales.  Cette hétérogénéité du système linguistique s'expliquerait par l'existence de nombreux parlers dans la société£ algérienne. Le discours du paysan, souvent truffé de dictons populaires, de périphrases et de proverbes est tout à fait différent du langage du technicien et du syndicaliste qui emploient une langue à cheval entre le « classique » et le « dialectal ». Dans certaines pièces, la quête de 1’homologie "langue de tous les jours/langue du théâtre" constitue un élément essentiel de la théâtralité. Généralement, les utilisateurs de la « langue dialectale dépouillée de certains termes français » occupent l'espace le plus important de la parole.

Cette langue spéciale,  un condensé de l'arabe « littéraire » et du « dialectal » conserve souvent les structures syntaxiques de la langue « classique ».Les textes de Alloula, Kaki, Benguettaf, Déhimi et bien d'autres intègrent parfois une langue poétique quelque peu travaillée et dépouillée et restent marqués par les traces -fort nombreuses- de l’arabe  littéraire. Cette variante linguistique se retrouve également dans de nombreux textes d'auteurs moyen-orientaux. Le travail sur la langue reste déterminé par les effet et les scories de la diglossie  et de l’expérience « réaliste ».

b-L'arabe « classique » : Très peu utilisé dans le théâtre en Algérie, sauf ces dernières années.  Les premières pièces furent écrites en arabe « classique ». le choix de l’arabe « dialectal » nempêcha nullement la réalisation ponctuelle de pièces en langue « littéraire ». D’ailleurs, des auteurs comme Bachetarzi, Allalou et Ksentini  faisaient parler les personnages marqués socialement  (élite arabisante ou hommes de religion) dans un arabe très proche du « classique ». Quelques pièces furent montées en arabe « littéraire ».Les Oulama, par exemple, encourageaient les auteurs à écrire leurs textes dans la langue « classique ». Mohamed Laid El KhelifA ou Tewfik el Madani, pour ne citer que ces deux auteurs, rédigèrent des textes, certes manquant souvent de force dramaturgique,  pour la scène. Rédha Houhou proposa également quelques pièces. La plupart des textes écrits en arabe « littéraire » n'ont pas été mis en scène. Le problème essentiel reste la pauvreté de la construction dramaturgique  de ces pièces beaucoup plus proches de la littérature que du théâtre. Abderrahmant Madoui, Aboul' Id Doudou et Abdellah Rékibi firent quelques tentatives plus ou moins heureuses. Trop peu de pièces furent montées après l'indépendance. Mustapha Kateb mit en scène Le cadavre encerclé et L'homme aux sandales de caoutchouc en arabe littéraire.

Aujourd'hui, l’arabe « classique » est souvent pris en charge par des personnages représentant le pouvoir politique ou religieux. Péjorée,  la langue littéraire devient le lieu privilégié de la caricature du  discours dominant. Ses apparitions sont très peu fréquentes et figent souvent la communication. Certains auteurs tentent d'utiliser l'arabe de la presse, c’est-à-dire une langue simple dépourvue des images et des formules alambiquées. Avec l’arrivée de Khalida Toumi au ministère de la culture, c’est le retour de la langue « classique » au théâtre, mais souvent sans public.

c-Le français: Quelques pièces furent jouées en français durant les premières années de l'indépendance. Actuellement, jouer un texte en français ne drainerait pas la grande foule. C’est vrai que vers la fin des années 80 et le début des années 90, des pièces, en dehors des théâtres d’Etat, furent jouées en français notamment dans les centres culturels français. Slimane Bénaissa et parfois Ziani Chérif Ayad donnent des représentations en France où ils sont établis en langue française. Certains autres auteurs comme Mohamed Kacimi, Arezki Metref, Fatima Gallaire, Mehdi Charef , Aziz Chouaki, etc. font jouer leurs textes en français, en France où ils sont installés. Slimane Benaissa joue dans les deux langues, mais il écrit essentiellement en français.

 Mais la langue française intervient dans 1a grande partie des pièces algériennes. Des mots, des phrases parsèment les représentations. Ce sont surtout les personnages féminins qui s’expriment le plus souvent en français. Elle est considérée comme un espace d’acculturation et d’aliénation. Le personnage s’exprimant en langue française est souvent marqué d’une charge négative. Ce phénomène s’expliquerait par des contingences sociologiques et historiques. La longue présence coloniale en Algérie imposa l’usage du français dans de nombreuses situations de parole, surtout en milieu urbain.

d-Le tamazight (plusieurs variantes) :Cette langue-ou plutôt, le kabyle, une de ses variantes- apparaît dans plusieurs pièces sous forme de chansons ou de phrases entrecoupant  des énoncés discursifs en arabe dialectal. Chez Kateb Yacine,  le procédé est courant. Cette manière de procéder correspond au discours idéologique de cet auteur. Des pièces sont jouées directement en kabyle depuis 1980. Il existe aussi des festivals de théâtre en langue amazigh. Chez Bachetarzi comme chez d’autres auteurs, c’est l’accent qui fait connaître le kabyle. Ainsi, le kabyle se transforme en un espace où se manifeste parfois la dimension comique. C’est l’univers rural. Péjoration?

Le théâtre en Algérie opta donc  définitivement pour la langue « dialectale » mais de nombreux auteurs continuent à chercher une troisième voie, entre l’arabe « littéraire » et le « dialectal » qui semble illusoire. Les expériences de Alloula, de Kaki et quelques autres entrent dans ce cadre. Ce choix est tout à fait normal et logique.   Les dramaturges insistent sur le fait qu'on ne peut dialoguer avec le large public  qu'en parlant sa langue. Kateb Yacine qui a abandonné le français pour le « dialectal » s’expliquait ainsi1: « Maintenant que J’ai franchi le barrage, je reviens à ce que J'ai toujours désiré faire, un théâtre politique dans la langue populaire. Si on me laisse faire, je m’engage à écrire dans une seule année autant de pièces en arabe populaire que faire ne peut. Grâce à la télévision, je pourrai m’adresser au public le plus large. »

Pour Kateb Yacine comme d'ailleurs pour Abdelkader Alloula, Ould Abderrahmane Kaki, Slimane Bénaissa, Tayeb Dehimi et Omar Fetmouche, le choix linguistique obéit naturellement au discours développé dans les pièces. Dans La Guerre de 2000 ans, Palestine trahie ou Le Roi de l’Ouest, l’arabe populaire prend une autre dimension. La structure syntaxique normative ou conventionnelle est souvent subvertie, violentée. Ce n’est nullement l’arabe de la rue qu’on retrouve dans les pièces de Kateb, mais une nouvelle langue obéissant à la structure du travail dramatique. Les jeux de mots, les métaphores, les oxymores et différentes images poétiques investissent la représentation. La langue devient le lieu d’articulation de tous les éléments du langage théâtral.

 Abdelkader Alloula (surtout dans ses dernières productions) entreprenait un extraordinaire travail sur la langue, sa rythmique, sa prosodie, ses images et sa syntaxe. Simple, sans fioritures, rappelant parfois la parole des poètes populaires, la langue de Alloula, condensée et synthétisée, donne à voir un univers extrêmement ouvert remplissant ainsi les « trous » de la représentation et évitant les redites, les clichés et les stéréotypes. Legoual (Les dires), Lejouad (Les Généreux) et Litham (Le voile) s’inscrivant dans la quête d’une nouvelle forme et d’une nouvelle démarche dramaturgique ouverte aux jeux dramatiques populaires et à la pratique théâtrale conventionnelle, se définissaient comme des espaces de rupture avec le moule d’agencement « aristotélicien ». Alloula parlait ainsi de son expérience 2: « Je fais un travail sur le langage. Dans le discours théâtral, plusieurs éléments entrent en jeu. Ceux-ci obéissent à un agencement réalisé  par un collectif. Mon travail sur la phrase est le résultat de l’écoute  attentive de la formulation linguistique d’une situation donnée. J’interviens dans la musicalité et le rythme du mot. Je fais un travail d’artisan. Néruda que j’admire beaucoup parle à ce propos, de mots qu’il cisaille, qu’il perce. Je ne suis pas du tout un spécialiste de la linguistique et je n’ai pas l’intention de le devenir. Je choisis des mots qui peuvent avoir un impact dans la mémoire et l’écoute du spectateur. Le verbe est considéré comme un élément-clé. Ce travail sur le mot ne s’arrête jamais. Nous tentons de nous rapprocher le plus possible des signes culturels du patrimoine. Lorsqu’on prête une oreille profonde aux parlers populaires, on se rend compte de l’existence de métaphores et d’images riches, extrêmement riches. »

Slimane Bénaissa articule son travail sur et autour de la parole, une parole souveraine rythmant et structurant le récit. C’est à travers le jeu linguistique que se construisent les espaces et que s’articulent les différentes péripéties temporelles. La poésie n’est nullement absence de l’univers dramatique, elle investit le texte. Chaque personnage met en oeuvre son propre langage, sa rythmique et sa prosodie. Slimane Bénaissa s’exprime ainsi sur son expérience 1:

« Il est complètement absurde d’isoler la langue parce qu’au théâtre, il y a d’abord le personnage impliqué dans une situation qui détermine obligatoirement une façon de parler précise. Le travail sur la langue est l’expression de l’harmonie entre le personnage et son discours. D’un autre côté, la langue dialectale que nous utilisons au théâtre est une langue essentiellement parlée. Quand j’écris une pièce, elle subit une entorse parce qu’on l’investit de formes grammaticales qui ne lui sont pas naturelles. Dans la phase de réalisation, il faut lui faire retrouver toute sa fraîcheur et sa spontanéité orale. C’est là le plus grand travail qu’exige la langue, ou tu la connais ou tu ne la connais pas. On ne fait pas de recherche sur la langue pour parler uniquement. Pour être inventif, il faut connaître la langue elle-même. On a pris l’habitude de considérer que tout ce qui appartient au peuple est facilement maîtrisable. Le peuple a ses ressources et sa manière de connaître. On se réfère au rythme. Ceci est très intéressant dans la mesure où il nous permet de donner à l’acteur une grande aisance à dire son texte. »

Chez Alloula et Bénaissa, la parole poétique traverse la représentation. Les assonances et les allitérations, les expressions imagées et une forme versifiée investissent le discours théâtral. Sélim dans Homk Sélim (une adaptation du Journal d’un fou de Gogol) ou Boualem dans Boualem Zid el Goudem (Boualem, avance !) utilisent une langue poétique très proche de celle des conteurs et des poètes populaires. Quatre langues (l’arabe populaire, l’arabe « littéraire », le français, le kabyle et parfois le chaoui) manifestent leur présence dans l’univers dramatique. Elles sont souvent en conflit. Les personnages parlant l’arabe « classique » et le français sont souvent marqués d’une charge négative. Leur langue se caractérise par une floraison de clichés et de stéréotypes qui altèrent toute communication et neutralisent le propos. Le tamazight (kabyle ou chaoui) est surtout pris en charge par le chant (surtout chez Kateb Yacine).

 A côté de ces pièces en kabyle, des textes, certes trop peu nombreux, sont joués en chaoui (les Aurès). Le kabyle et le chaoui commencent ces dernières années à investir sérieusement la production artistique. La fin des années 90 a vu la réalisation de trois longs métrages en kabyle : La Colline oubliée  de Abderrahmane Bouguermouh, une adaptation cinématographique d’un roman de l’écrivain Mouloud Mammeri, Machaho de Belkacem Hadjadj et La Montagne de Baya de Azzedine Meddour.

Les conflits linguistiques, apparents dans la société algérienne, s’affirment avec force dans la représentation théâtrale. Des auteurs comme Kateb Yacine, Slimane Bénaissa, Abdelkader Alloula, Ould Abderrahmane Kaki, Tayeb Déhimi, Omar Fetmouche, Ahmed Rezag, etc. arrivent à mettre en situation les langues en présence dans le pays et à leur donner un statut dramatique, c’est à dire dépendant des autres éléments du langage théâtral.

 

                                                              Ahmed CHENIKI

 

 

 

1 Abdelkader Djeghloul, in Eléments d’histoire culturelle algérienne, ENAL, 1984, p.124.

1 Allalou, L’Aurore du théâtre algérien (1926-1932), CRIDSSH, Oran, 1982, p.69.

2 Oran Matin, 28 mai 1932, Entretien avec Mahieddine Bachetarzi.

1 Arlette Roth, Le théâtre algérien, Maspéro, 1967, p.47.

1 Zohra-Bouchentouf-Siagh, Usages linguistiques dans le théâtre amateur algérien, thèse de troisième cycle, Université Paris 3, 1978.

1 Entretien avec Marie Elias, in Le Théâtre de Kateb Yacine, thèse de troisième cycle, Université Paris 3, 1978, Annexes.

2 Entretien avec Abdelkader Alloula (réalisé par l’auteur, A.C), Algérie-Actualité, 1982.

1 Entretien avec Slimane Bénaissa (par A.Cheniki), Révolution Africaine, 1985.

 
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