LMD-LICENCE-DEUXIEME ANNEE
Mouvement des idées
Mouvements littéraires
La vision du monde chez Lucien Goldmann
L’examen des rapports qu’entretiennent les représentations littéraires et artistiques ne datent pas d’aujourd’hui. Depuis le dix-neuvième siècle, avec Mme de Staël, de Taine et de Renan, la critique littéraire a commencé sérieusement à interroger le texte littéraire et artistique en le mettant en relation avec la dynamique sociale.
Ainsi, au vingtième siècle, un certain nombre de critiques s’intéressent à cette relation, ne daignant pas de rapprocher forme et contenu qui constituent les deux aspects d’une même réalité. On peut citer entre autres auteurs ou « écoles », l’école de Francfort insistant sur l’autonomie de l’écriture, avec comme élément central, Théodor Adorno et Lukacs. Le philosophe marxiste Georg Lukacs (1885-1971) tente de situer la production littéraire dans son contexte historique, social et politique, tout en proposant l’idée de réification qui s’oppose à la notion de reflet, considérant le roman comme le genre dominant, par excellence, de l’art bourgeois moderne et son développement serait lié à l’Histoire de cette société. « Ce qui est vraiment social dans la littérature, c’est la forme », écrit Lukacs qui estime que les structures mentales de la conscience collective entretiennent avec les structures esthétiques et artistiques un rapport étroit. Idée reprise d’ailleurs par d’ailleurs par Lucien Goldmann qui propose ce qu’on appelle communément le »structuralisme génétique » qu’il définit ainsi : « Le structuralisme génétique part de l'hypothèse que tout comportement humain est un essai de donner une réponse significative à une situation particulière et tend pour cela à créer un équilibre entre le sujet de l'action et l'objet sur lequel elle porte, le monde ambiant ».
La critique marxiste considère que les conditions de production économiques sont déterminantes par rapport aux structures politiques, culturelles et idéologiques. L’œuvre littéraire serait l’expression d’une classe sociale. C’est à partir de cette idée centrale que Lucien Goldmann (1913-1970) va développer son discours critique qu’il explicite notamment dans trois de ses livres, Le Dieu caché (1956) , Épistémologie et structuralisme génétique, Pour une sociologie du roman(1964), Structures mentales et création romanesque (1970). Ce philosophe qui a une profonde connaissance de la philosophie allemande et du parcours analytique de Lukacs cherche à interroger les rapports de l’œuvre littéraire avec les conditions de production ayant permis la mise en œuvre du texte. Il parle ainsi dans son ouvrage, Le Dieu caché : « Une idée, une œuvre ne reçoit sa véritable signification que lorsqu’elle est intégrée à l’ensemble d’une vie, d’un comportement. De plus, il arrive souvent que le comportement qui permet de comprendre l’œuvre n’est pas celui de l’auteur, mais celui d’un groupe social (auquel il peut ne pas appartenir) » . Selon Goldmann, le monde est travaillé par l’idée de conscience possible qui serait une conscience de classe correspondant au « maximum d'adéquation à la réalité que saurait atteindre (tout en étant entendu qu'elle ne l'atteindra peut-être jamais) la conscience d'un groupe, sans que pour cela celui-ci soit amené à abandonner sa structure ». Celle-ci serait à l’origine de la vision du monde qu’il considère comme « un point de vue cohérent et unitaire sur l'ensemble de la réalité et la pensée des individus, qui à quelques exceptions près, est rarement cohérente et unitaire ». Il explique ainsi la particularité des grands écrivains : «Les grands écrivains représentatifs sont ceux qui expriment, d'une manière plus ou moins cohérente, une vision du monde qui correspond au maximum de conscience possible d'une classe ; c'est le cas partout, pour les philosophes, les écrivains, les artistes. » (Sciences humaines et Philosophie.) ».
On ne peut comprendre un fait sociologique ou littéraire comme si on l’intègre dans le tout social. Le sociologue de la littérature, Pierre Zima considère que Goldmann «continue avec persévérance la tradition hégélienne en supposant que toute grande œuvre littéraire exprime une vision du monde et qu'elle peut être interprétée de manière univoque, autrement dit : qu'elle a un équivalent philosophique».
Lucien Goldmann propose deux étapes pour cerner l’œuvre littéraire : la compréhension et l’explication.
Première étape : La compréhension qui est la mise en relief de la « structure significative » de l’œuvre tributaire d’une lecture immanente.
Deuxième étape : l’explication qui consisterait en la confrontation de l’œuvre avec le monde extérieur.
Le critique devrait saisir la vision du monde (étape de la compréhension), puis il passera à l’étape de l’explication consistant à inscrire la structure dans une structure beaucoup plus étendue, celle d’un groupe social.
« Au niveau interprétatif et formel, il importe que le chercheur s’en tienne rigoureusement au texte écrit, qu’il ne lui ajoute rien, qu’il en tienne compte dans son intégralité ; qu’il en rende compte à un degré quantitatif tel qu’il ne puisse pas y avoir, au moment où s’effectue sa recherche, d’autre hypothèse le faisant au même degré, et surtout qu’il évite tout emploi de procédés qui, d’une manière ou d’une autre, aboutissent à substituer au texte effectif un autre texte élaboré ou imaginé par le critique, le concept le plus utilisé pour obtenir de pareilles distorsions-et par cela le plus contestable pour l’étude scientifique d’un texte littéraire-me paraissant être celui de symbole ».
L’œuvre qui n’est nullement le miroir de la conscience collective, mais l’expression d’une conscience possible d’une classe sociale particulière met en relation « l’homologie structurale » entre l’œuvre littéraire et la conscience collective d’un groupe social, allant dans le sens d’une totalité et d’une lecture totalisante. Goldmann qui a essentiellement travaillé sur les œuvres de Pascal et de Racine part de l’idée maîtresse du structuralisme génétique considérant les sujets et les groupes sociaux comme le moteur de l’histoire et de la création culturelle. « C’est le rôle de l’écrivain de porter cette vision du monde à un maximum de conscience et une représentation structurée ».
Le travail du critique serait de mettre en relation la vision du monde comme moment vécu et recréé par l’œuvre littéraire et cet univers et les outils et les structures littéraires. Il est clair qu’on ne peut également comprendre la démarche de Goldmann sans cerner les contours de la réification et l’interrogation de l’œuvre d’Alain Riobbe-Grillet, notamment son roman, La jalousie. Reprenant l’idée de héros problématique, chère à Lukacs, Goldmann explique que lors de l’expérience capitaliste, le héros disparait pour se transformer en produit et en marchandise.
LA PSYCHANALYSE EXISTENTIELLE
Pendant longtemps, la critique sociologique et marxiste domine la scène littéraire et artistique et marque de son empreinte le discours littéraire. C’est vrai que durant cette période, le marxisme tenait une place dans les débats intellectuels en Europe. La psychanalyse commençait également à s’imposer et à séduire de grands pans de l’intelligentsia. Ainsi, l’individu se trouve au cœur de ce nouveau type d’introspection qui convoque l’inconscient et la libido comme éléments essentiels de toute analyse.
La lecture sociologique et marxiste et la critique psychanalytique ont un point commun : chercher la ou les significations d’une œuvre littéraire en dehors de l’interrogation des structures littéraires, c’est-à-dire dans les espaces sociaux ou dans les rets de l’inconscient ou dans le jeu des relations sociales et des rapports de production contribuant à la mise en œuvre du texte littéraire. Jean-Paul Sartre va proposer, à partir des années 40, une lecture pouvant faire cohabiter les approches sociologiques et psychanalytiques. Cette position singulière mise en œuvre dans un contexte particulier mettant en opposition marxisme et psychanalyse permet de combiner les deux critiques, en leur empruntant un certain nombre d’éléments. C’est à partir de son ouvrage, L’être et le néant (1943) que Sartre propose cette nouvelle lecture appelée, psychanalyse existentielle, pouvant inscrire la quête individuelle dans un projet collectif, mettant en exergue la place de l’individu dans le mouvement de l’Histoire tout en insistant sur la relation dialectique entre style et vision du monde qu’il explique dans ses travaux sur Faulkner et Baudelaire. Il s’exprime ainsi à propos de Faulkner et de son style : « Une technique romanesque renvoie toujours à la métaphysique du romancier. La tâche du critique est de dégager celle-ci avant d’apprécier celle-là » (Situations I, 1947).
Pour Sartre qui tente à trouver tout ce qui, dans le texte littéraire peut être révélateur de l’expérience singulière d’un homme qui a choisi d’être écrivain pour exprimer ses angoisses, l’œuvre littéraire est extrêmement complexe et fondamentalement ambigüe. Ainsi, insiste t-il sur l’importance des rapports philosophie/littérature et de l’interrogation du « je »pour cerner l’itinéraire de l’œuvre et voir dans quelles conditions certaines personnes réussissent à écrire leurs œuvres. Ce qui pousse à chercher à avoir une profonde et synthétique connaissance de l’auteur. Sartre explique ainsi sa méthode, évoquant Flaubert : « Etre, pour Flaubert comme pour tout sujet de « biographie », c’est s’unifier dans le monde. L’unification irréductible que nous devons rencontrer, qui est Flaubert, et que nous demandons aux biographes de nous révéler, c’est donc l’unification d’un projet originel, unification qui doit se révéler à nous comme un absolu non substantiel » (L’être et le néant)
Si la psychanalyse empirique « cherche à déterminer le complexe, elle veut découvrir, aux sources de la personne, un déterminisme psychobiologique », Sartre qui insiste sur l’idée de responsabilité et de choix évacue deux éléments essentiels de la psychanalyse : la libido et l’inconscient et mettant en lumière le choix personnel et subjectif par lequel chaque homme se fait homme.
« Les conduites étudiées par cette psychanalyse ne seront pas seulement les rêves, les actes manqués, les obsessions et les névroses, mais aussi et surtout les pensées de la veille, les actes réussis et adaptés, le style, etc. »
Jean-Paul Sartre qui tente de mettre en application sa méthode avec un essai sur Baudelaire, paru en 1947, considère que l’homme est libre de ses choix et maître de son destin. Il prend comme exemple le poète, Charles Baudelaire, dont certains disent qu’il ne méritait pas la vie qu’il avait menée, qui serait la conséquence du remariage de son père. Pour Sartre, ce n’est pas cela qui serait derrière ce qu’il avait vécu, mais c’était un choix assumé par le poète. Il écrit ceci : « Le choix libre que l’homme fait de soi-même s’identifie absolument avec ce qu’on appellera destinée ».
L’œuvre poétique renvoie au même choix fondamental, c’est-à-dire au fait que Baudelaire ait opté librement pour la forme poétique pour exprimer ses angoisses et ses choix originels. Sartre a poursuivi ce travail d’interrogation en montrant l’importance du jugement social dans son texte, Saint-Genet, comédien et martyr (1952). L’apprentissage social et la mise en œuvre de la conscience sociale se font à un âge précoce, dès l’enfance. Roger Fayolle le souligne dans son ouvrage, La critique, Armand Colin, 1978 : « Il (Sartre) déclare que l’existentialisme est seul en mesure d’intégrer la singularité dans le « mouvement général de l’histoire » par une méthode « progressive-régressive » qui unit dialectiquement l’enquête de type historique et l’analyse de l’œuvre même, et qui établit un va et vient entre l’objet (qui contient toute l’époque comme significations hiérarchisées) et l’époque (qui contient l’objet dans sa totalisation). »
Sartre explique sa démarche dans son texte, Questions de méthode, mettant en relation et combinant deux approches « théoriques », la psychanalyse et le marxisme, intégrées au sein d’ « une anthropologie qui parvient à rendre compte de l’homme -d’un homme-dans sa totalité ». Il pousse l’analyse jusqu’à l’éventuelle mise en œuvre d’un discours pouvant concilier « création » romanesque et critique objective.