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Le livre des illusions égarées

 

La lecture est devenue une virtualité, une éventualité aléatoire. Depuis les années 80, juste après le PAP, les dirigeants du pays avaient tout simplement décidé d’arrêter l’importation d’ouvrages. Déjà, avant cette année fatidique de 1986, il n’était pas possible de se procurer des ouvrages récents. Il eut fallu l’ouverture à Alger de la « librairie du parti » et l’ENAP pour que les algériens trouvent une sorte d’espace de sécurité où il était au moins possible d’acheter et de commander des ouvrages intéressants, certes chers, mais disponibles. C’étaient vers les années quatre-vingt qui a connu l’organisation de quelques sessions de la foire internationale d’Alger qui faisait à l’époque l’événement.

       Après une longue rupture ponctuée de petites expositions itinérantes qui mettaient en vente des ouvrages souvent peu voués au pilon ou peu récents, ce retour pourrait, malgré la pauvreté littéraire et éditoriale ambiante, constituer un premier pas vers une revalorisation de ce produit culturel qui, depuis de longues années, vit une clandestinité tragique. Ainsi, peut-être aura t-on la possibilité de discuter sur le livre, sa dimension sociologique, ses circuits marchand, distributionnel et institutionnel ? Le livre est un produit complexe qui reste dépendant d’un certain nombre de médiations et de paramètres allant de l’auteur au lecteur en passant par le l’éditeur, le libraire et le critique. Chez nous, cette chaîne ne semble pas tenir le coup, même si dans l’enthousiasme des premières années de l’indépendance, il était fortement question d’encourager la production éditoriale. C’est d’ailleurs pour cette raison que les Editions Nationales ont été créées en 1964 avant de changer de nom deux années après pour s’appeler SNED (Société Nationale d’Edition et de diffusion). Certes, la production restait quelque peu insuffisante et souvent sans qualité, mais les auteurs pouvaient, à l’extrême limite, publier leurs œuvres. Les débats avaient pignon sur librairies et centres culturels. L’Union des Ecrivains Algériens qui a vu le jour le 28 octobre 1963 grâce à Mouloud Mammeri, Malek Haddad, Jean Sénac et Himoud Brahimi n’arrêtait pas d’activer et d’organiser des séminaires. L’écriture était considérée comme un espace relativement privilégié. Mohamed Boudia animait sa revue « Novembre » qui permit à de nombreux écrivains d’intervenir et de s’exprimer. Mais 1965 arrête ce type d’expérience. Ce qui n’empêche nullement la reconstitution de quelques cercles comme celui animé par Jean Sénac qui était entouré d’une équipe de poètes déçus, en colère comme Youcef Sebti, Hamid Tibouchi, Abdelhamid Laghouati, Ahmed Hamdi…Tout ce beau monde faisait ses premiers pas. L’expression française côtoyait l’écriture arabe. Ainsi, les librairies jouaient leurs rôles d’espaces culturels. Boumediene qui, certes freinait toute expression libre, voulait exploiter tous les lieux du savoir. C’est grâce à lui (et à M.S.Benyahia) que l’idée des 1000 bibliothèques, opération très intéressante, mais bloquée par les successeurs de Boumédiène qui voulait effacer toutes ses « réalisations » et sa trace. De nombreux responsables, aujourd’hui, convertis à la démocratie, participaient à cet autodafé quelque peu spécial.

       Certes, les grands auteurs continuèrent à publier à l’étranger comme Dib, Kateb Yacine, Assia Djebar, Mourad Bourboune et Boudjedra. Certains d’entre eux furent obligés de quitter le pays pour fuir la censure. Ainsi, Boudjedra prit la direction de Paris après l’édition de son premier recueil de poésie, « Pour ne plus rêver » avant d’attérir chez Denoël où il fit sortir une bombe, « La Répudiation ». Bourboune, proche à l’époque de Ben Bella et président de la commission culturelle du FLN, dut s’exiler en France et éditer en 1968 son roman, « Le Muezzin ». Les choses étaient peu claires. Lacheraf, en désaccord avec Ben Bella, s’installa en France où il édita son ouvrage, « Algérie, Nation et Société » avant de rentrer au pays après le coup d’Etat de 1965 où il fut adopté par Boumédiène qui aimait recevoir certains écrivains. Mammeri et Djebar firent publier leurs pièces (Le Foehn et Rouge l’aube) par la SNED. De nombreux écrivains ont commencé leurs premiers pas à Alger, édités par la défunte SNED : Tahar Djaout, Rachid Mimouni, Abdelali Rézagui, Tahar Ouettar, Abdelhamid Benhadouga, Djillali Khellas, Abdelkader Djemai, etc., avant de se tourner vers des maisons d’édition françaises ou du Machreq, plus compétitives et plus sérieuses. A Alger, même au niveau des droits d’auteurs, les écrivains étaient gâtés : on leur accordait 25% sur le tirage. Ainsi, il y eut des situations tragi-comiques qui ont vu des livres trop médiocres être tirés à des dizaines de milliers d’exemplaires. D’ailleurs, des ouvrages, souvent mal écrits et invendables croupissaient dans les stocks de la SNED. Cette structure, souvent non dirigée par des professionnels, allait parfois permettre à des gens soutenus et recommandés par ailleurs de se frayer un chemin dans cette institution tout en glanant les 25% d’un trop fort tirage. Les amitiés, la complaisance et les complicités faisaient le reste. Alger aidait un éditeur parisien, Pierre Bernard, un ami de l’Algérie à écouler sa marchandise dans notre pays. Les Editions Sindbad faisaient un travail de qualité. Au même moment, les ouvrages des algériens édités en France étaient interdits d’entrée en Algérie. C’était une véritable catastrophe. Dib, Boudjedra, Kateb Yacine, Mammeri, Djebar…étaient traités comme des traîtres dans leur propre pays. Editer à l’étranger était considéré comme une « trahison » alors que nos structures d’édition médiocres monologuaient avec la censure et l’absence de liberté d’expression. Il eut fallu l’arrivée de Rédha Malek et la nomination de Rachid Boudjedra à la sous-direction du livre pour voir les romans de certains écrivains dans les librairies.

       Avant les années quatre-vingt, période qui a provoqué un déclin certain de la chose culturelle, il était possible d’organiser des rencontres culturelles et littéraires, le livre était subventionné parce que considéré comme primordial par le président Boumediene. Avec l’arrivée de Chadli au pouvoir, les choses commencèrent à changer. On mit un terme à l’expérience des 1000 bibliothèques, on arrêta la subvention du livre, on freina l’importation des ouvrages à tel point que les bibliothèques universitaires et nationale vivaient de…charité. Le livre n’était donc pas nécessaire. Le bazar et le bizness ne pouvaient qu’engendrer la médiocrité culturelle. Mais, les premières années de 1980, connurent, malgré tout, quelques manifestations grandioses qui permirent à de nombreux lecteurs potentiels d’acheter des ouvrages, même si la veille de l’ouverture de la foire, les dignitaires du pouvoir raflaient de nombreux titres. On ne sait pas si les organisateurs actuels risquent de récidiver en faisant de la journée du 18septembre, une sorte de festin réservé à une « élite » et s’ils auront l’idée de faire inaugurer la manifestation par des hommes de savoir, sans tomber dans le jeu des rubans. Mais les habitudes ont la peau trop dure.

       Aujourd’hui, l’environnement ne semble pas du tout propice à la création littéraire et scientifique. Après la dissolution irresponsable de l’ENAL, certes trop médiocre, mais ne justifiant pas son « assassinat », le territoire éditorial s’est encore appauvri. Il y eut, au début, des expériences quelque peu intéressantes dans le secteur privé, avec les belles et éphémères aventures de Laphomic (Bounab) et Bouchène, vers le début des années 80, mais par la suite, l’édition privée a connu une sorte de déferlante qui a poussé beaucoup de monde à se convertir en éditeurs. Ainsi, aujourd’hui, les éditeurs, nouveau type, qui excellent dans la réédition et les créneaux dits porteurs comme la cuisine, une certaine manière de « vendre » la politique, la religion et l’Histoire, ne prennent aucun risque, même s’ils n’arrêtent pas souvent de quémander l’aide de l’Etat. Cette manière de faire risque de condamner des disciplines et des écrivains au silence, surtout ceux qui ne sont pas édités à l’étranger. Le roman, la poésie, le théâtre, les essais sérieux ne trouvent pas encore éditeur. Ces dernières années, la situation politique de l’Algérie a incité certaines maisons d’édition françaises, belges et moyen-orientales à publier des romans, des poésies et des essais. Ainsi, le territoire éditorial actuel, encore travaillé par de vieux réflexes et le gain immédiat, pourrait dramatiquement orienter la production vers des voies extrêmement étroites, celles de la rentabilité rapide et de la facilité. Aujourd’hui, des tentatives intéressantes sont menées par quelques individualités comme la revue, « Algérie, littérature, Action » qui fait un travail extraordinaire, malgré ses limites et les moyens du bord, les associations « El Ikhtilef » et « El Djahidiya » et les maisons d’édition Barzakh et Lazhari Labter. L’écriture littéraire algérienne vit grâce à l’étranger. Ainsi, Sansal, par exemple, n’aurait jamais été édité en Algérie et on aurait ignoré cet écrivain. Le paysage éditorial est beaucoup plus pauvre aujourd’hui que du temps du parti unique où la littérature, malgré le niveau de la production de l’époque, avait droit de cité. La SNED a eu le privilège d’éditer de nombreux romanciers et poètes, aujourd’hui sérieusement reconnus. Que nous apportent les éditeurs privés d’aujourd’hui ? Trop peu de textes de qualité et un autre type de censure qui ne dit pas son mot. N’est-il pas intéressant de s’inspirer de l’expérience de quelques éditeurs tunisiens comme CERES productions dirigé par Nourredine Benkhader ou d’autres expériences de ce type ?

       La production est l’otage d’une édition encore mal au point d’autant plus que des espaces d’édition comme l’ENAG, après la disparition de Mohamed Benmansour, et l’Office des Publications Universitaires, marqué du sceau tragique du silence, semblent aphones. Certes, le livre est un produit marchand, mais il ne doit pas être réduit exclusivement à cette dimension trop restrictive. La production éditoriale est partout prisonnière des contingences commerciales et économiques, mais il est, comme dans de nombreux pays, possible de ne pas réduire le champ à quelques « créneaux » dits porteurs en tentant parfois quelques aventures. L’intérêt soudain en France et ailleurs ces dernières années pour tout ce qui touche l’Algérie, montre comment se font les choix éditoriaux et comment l’édition arrive à orienter la production à tel point que de nombreux universitaires, journalistes et romanciers se sont convertis, de manière extraordinaire, en « spécialistes » de l’Algérie. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de maisons d’édition courageuses en France. On ne peut que donner l’exemple de « Maspero », de « Minuit » qui a édité de nombreux textes d’Algériens et sur la torture au moment de la lutte de libération et d’autres petites maisons. Sans les Editions de Minuit, La Jalousie d’Alain Robbe Grillet n’aurait jamais été édité et on n’aurait vraisemblablement jamais parlé du « nouveau roman » qui a valu le prix Nobel à Claude Simon, Gallimard l’avait auparavant refusé. L’édition peut influer sur l’orientation idéologique, les genres, les « créneaux » et l’écriture littéraire. On ne peut que se souvenir de la relation de nombreux écrivains algériens avec leurs éditeurs parisiens. Kateb Yacine s’est fait transformé l’ordre du texte (« Nedjma ») par le Seuil (avec la complicité de Jean Cayrol, Jean Daniel et Chodkiewicz) avant d’être publié. D’ailleurs, certains passages, disparus de « Nedjma »(1956), se sont retrouvés dans « Le Polygone étoilé » (1966). Mouloud Feraoun s’était vu supprimer deux chapitres considérés par l’éditeur comme superflus avant de les retrouver dans un autre ouvrage de l’auteur. Des auteurs algériens et africains nous ont montré les annotations des éditeurs qui insistaient sur le sexe et la violence. On demandait aux auteurs de réécrire leurs textes en fonction de ces nouveaux paramètres et de ces suggestions imposées. Le champ littéraire est lui aussi prisonnier des contraintes économiques et idéologiques. Comme d’ailleurs aujourd’hui où on « souffle » des idées à des écrivains et à des universitaires algériens. Des écrivains ne se laissent pas faire. C’est le cas de Mohamed Dib, très digne et l’un des grands écrivains mondiaux, qui ne pouvait supporter certaines attitudes de la maison de la rue Jacob. Il finit par claquer la porte après un compagnonnage de plus de 35 ans et par ouvrir celle d’une petite maison d’Edition, Sindbad. Azzedine Bounmeur dut quitter Gallimard après un certain nombre de déboires.

       La réalité du livre reste encore marquée d’une sorte d’omerta des pouvoirs publics qui ne se décident pas encore à s’impliquer dans une entreprise d’intérêt général permettant la revalorisation de la lecture dans un pays où les librairies se sont transformées en pizzerias ou en papeteries. Contrairement à une idée préconçue, les algériens lisent énormément. Cette foire, malgré la cherté des ouvrages, permettra à beaucoup d’algériens de retrouver une part de rêve. Et peut-être poussera les médias à s’intéresser au livre. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. C’est vrai qu’avec une production squelettique, il n’est pas aisé de consacrer une chronique quotidienne, ou même hebdomadaire. Ainsi, les articles et les comptes-rendus de livres sont trop peu nombreux et restent souvent superficiels, n’apportant pas les informations essentielles de l’ouvrage en question ou parfois ressemblant à des exposés universitaires alors que les deux critiques n’ont pas les mêmes fonctions. La critique universitaire en Algérie est encore piégée par les « grilles » et des méthodes critiques non actualisées à tel point qu’on se pose la question si les « approches » et les « noms » cités sont maîtrisés. Ce qui provoque de très nombreux malentendus. Le texte est embastillé, délesté de sa liberté, de son autonomie et de la relation qu’il entretient avec l’environnement.

                                                            

                                                                            Ahmed CHENIKI

                                                    


 
 



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