L’écriture du désenchantement
Par Ahmed CHENIKI
Mille hourras pour une gueuse est une pièce tirée du roman, La danse du roi, texte publié aux Editions du Seuil en 1968. La pièce a été créée au festival d’Avignon en 1977 dans une mise en scène de Rafael Rodriguez avant d’être éditée en 1980. Elle a été également montée par la troupe algérienne el Qalaa (Citadelle) dans une mise en scène de Ziani Chérif Ayad et a été jouée en France en 1993-94. L’auteur ne garde du roman que le personnage central Arfia et les personnages qui tournent autour d’elle. Il supprime le personnage de Rodwan dont la quête est d’ordre psychologique et se passe de l’univers onirique de cet homme qui se pose exclusivement des questions individuelles. Rodwan, c’est l’anti-héros par excellence, celui qui, par sa construction même, échappe à une éventuelle théâtralisation ou à une simple dramatisation et qui se caractérise par une extrême solitude qui le confine dans un monologisme absolu marqué par la présence d’une voix qui ne porte pas loin et qui exclut toute possible espérance, c’est à dire espace d’une parole aphone ou vierge pour reprendre l’auteur.
Dib choisit de prendre comme noyau central de son texte une femme vivant une désillusion, un cauchemar. Arfia, ancienne maquisarde, se retrouve, l’indépendance acquise, marginalisée, mise au ban de la société, condamnée à raconter son passé et à se retrouver au centre d’une parole bavarde paradoxalement marquée par les scories d’un réel quelque peu sclérosé et sa vaine volonté de changer les choses. Passé et présent semblent se répondre, s’interpeller, s’interpénétrer. L’auteur présente ainsi la pièce : Schérazade des bas-fonds, selon l’heureuse expression d’un critique, Arfia donne la comédie à de pauvres diables en recréant des épisodes de vie au maquis (algérien). Quelle est la part de l’invention et du réellement vécu dans ses évocations burlesques et terribles ? Difficile à savoir. Le problème n’est pas là.
A ce passé répond le présent. Arfia partage la méchante existence des miséreux qui se rassasient chaque soir de son spectacle. Mais un soir, tout se confond tragiquement, passé et présent, affabulation et réalité. Qu’est-il arrivé ? Difficile à savoir. Le problème est là.
Arfia, tel un conteur populaire interpelle l’Hitoire, éclaire le présent. Désabusée, elle raconte ses souvenirs au maquis, elle fait parler Slim, Némiche et Bassel, trois maquisards morts durant la guerre de libération. Se sont-ils sacrifiés pour rien ? Telle est la terrible question qui articule le récit. Arfia Y répond ainsi :
Arfia : Tant mieux. Parce que non, la révolution n’est pas finie. Et vous voulez savoir une chose. La guerre non plus. Non, la guerre non plus, elle n’est pas finie. (P.38)
Arfia est l’espace privilégié de la réalisation narrative et l’univers-alibi de la performation du discours. Elle donne à voir l’univers dramatique en usant d’une parole-dire empruntée à l’auteur qui délègue ainsi savoir et pouvoir à cette narratrice qui, forte d’un contrat d’énonciation, pour reprendre Philippe Hamon, accélère et décélère le récit, convoque le passé et le futur, à partir d’un présent pris en charge par une parole paradoxale servant d’espace de légitimation et d’authentification du discours de l’auteur. Témoin actif, acteur plutôt que personnage, Arfia objective une histoire passée et la confronte au présent qui fait d’elle un être total, c’est à dire où se confondent être et paraître. Elle joue en quelque sorte un rôle de médiatrice qui met en scène la juxtaposition de deux temps et de deux espaces apparemment antithétiques, mais qui, paradoxalement, tendent vers une certaine unité. C’est une sorte d’Histoire exogène qui va déterminer les lieux privilégiés et marqués de l’articulation et de la performation narrative. Arfia fonctionne ainsi comme un élément embrayeur de l’Histoire subjectivée par les différentes médiations marquant le processus d’énonciation et les différentes combinaisons narratives. Elle est également le personnage-clé qui favorise la lisibilité et la prévisibilité des différents univers narratifs.
1-Autour du thème de la désillusion
Après l’indépendance, plusieurs romans et pièces de théâtre présentant de manière critique le passage du passé (la lutte pour l’indépendance) au présent ont été publiés. Nous pouvons citer notamment Le Muezzin de Mourad Bourboune, Les martyrs reviennent cette semaine de Tahar Ouettar, La danse du roi de Mohamed Dib, Le fleuve détourné de Rachid Mimouni, La traversée de Mouloud Mammeri, Les chercheurs d’os et L’invention du désert de Tahar Djaout…Tous ces récits mettent en scène des personnages vivant un présent difficile, tragique. Ils font souvent appel à la guerre de libération comme une sorte d’espace sacrificiel. Nous retrouvons d’ailleurs ce thème dans les littératures arabes et africaines. Dans Les malheurs de Tchako, Charles Nokan présente un héros de la lutte de libération trahi par ses camarades de combat juste après l’indépendance. Des textes comme Le soleil de l’aurore de Alexandre Kum’a N’dumbé et Les soleils des indépendances de Ahmadou Kourouma abordent ce sujet. Passé et présent dessinent leurs propres limites. Ils fonctionnent souvent comme deux univers antithétiques, antagoniques. Deux temps, deux espaces structurent le récit.
En Afrique Noire, comme dans les pays arabes, les écrivains se mettent à contester les pouvoirs en place en prenant comme espace-témoin, l’Histoire. Dib, Idriss, El Ghittani, Wannous, Sony Labou Tansi, Soyinka, Kourouma, Mimouni…mettent en scène, chacun selon ses orientations esthétiques et idéologiques, la tragédie des sociétés africaines et arabes après les indépendances et la défaite de juin 1967. Passé et présent s’interpellent, s’entrecroisent et s’interpellent tout en ne se confondant pas. Ils fonctionnent comme deux univers antithétiques et antagoniques. Deux temps, deux espaces structurent le récit.
Les années 1980 et 1990 virent la mise en scène de nombreuses pièces traitant du thème du désenchantement et de la désillusion.
1- La parole de Arfia ou les lieux de l’H(h)istoire
Arfia est un personnage qui parle. Sa parle structure le récit et construit-déconstruit l’H(h)istoire. Elle est le lieu de rencontre de deux temporalités et de deux spatialités : le passé(la guerre de libération) et le présent(l’après-indépendance).
La parole de Arfia porte et produit une Histoire subjectivée, c’est à dire qui fait sa mue en donnant à voir à travers d’innombrables jeux narratifs marqués par des aller-retours et des flash-back successifs qui objectivent paradoxalement le récit, des événements déjà dits (lutte de libération). Le flash-back est une technique qui met en branle la lisibilité et la prévisibilité du texte et rend transparent le processus narratif. Arfia raconte, communique donc un savoir et un savoir-dire délégués par l’auteur à travers un contrat d ‘énonciation. Sa parole est pleine, productive, parfois redondante. Actrice et témoin à la fois, Arfia dont le discours se caractérise par ce que Philippe Hamon appelle une hypertrophie du translatif, apporte un savoir, elle est donc détentrice d’un pouvoir, celui d’informer. La parole volubile fait de Arfia une sorte d’ »embrayeur d’isotopies » qui transforme parfois le texte en un simple monologue. C’est elle qui hiérarchise, qui organise et structure le récit , qui permet aux autres personnages(Slim , Bassel, Némiche, Babanag, Wassem…) d’entrer en scène et qui, cela va de soi, désambiguise en convoquant implicitement l’extratextuel , le récit.
a)Arfia, la nouvelle figure du conteur populaire
Arfia détient un pouvoir important . Elle raconte des faits qu’elle a vécus pendant la guerre pour l’indépendance. A l’image du conteur populaire, elle narre des événements auxquels elle a participé. Elle est à la fois narratrice et actrice. La première et la troisième personne se confondent parfois. Elle est en dehors et dans l’action. Elle joue le singulier rôle de conteur-acteur. Cette confusion de deux instances thématiques et esthétiques permet la mise en branle de situations et d’informations, d’apparence objective, qui suggèrent la présence deux pôles discursifs et diégétiques et qui perturbent parfois l’énonciation. La parole se voit ainsi traversée par le « je » de l’acteur et le « il »du narrateur. C’est Arfia qui fait fonctionner le récit. Tous les autres personnages articulent leur existence autour d’elle. Elle leur donne une certaine existence. Elle en fait parfois de simples marionnettes. Elle détient la ou les clés de l’histoire.
La première indication scénique nous transporte sur les lieux du conte.
Lumière, l’éclairage se concentre peu à peu sur Arfia. Tout redevient noir autour d’elle. On ne voit plus qu’elle. Arfia respire profondément, commence à parler en aparté puis progressivement s’adresse au public. (p.11)
Arfia, seule, au milieu de la scène, racontel’Histoire de son pays. Elle s’adresse au public sans qui il n’y- aurait jamais eu de conteur ni de spectacle. Elle est mise en valeur. La mise en scène de Rafaël Rodriguez à Avignon en 1977 (théâtre ouvert) installait Arfia au milieu d’un cercle et la fait parfois déplacer au devant de la scène qui, d’ailleurs, était circulaire. Arfia (interprétée par Pia Colombo) passait ainsi de son statut d’acteur à celui de conteur. Chaque rôle était tributaire de fonctions spécifiques. Le lieu ouvert où se jouait la pièce donnait une certaine puissance au discours de Arfia et lui permettait d’opérer sa propre métamorphose. Elle est le lieu d’articulation et de rencontre de tous les éléments du récit.
Arfia : Après tout, pourquoi pas ? Pourquoi que je reprendrais pas toutes les choses que j’ai déjà racontées ? Parce que, à force de les raconter maintenant je sais comment elles se sont passées. Même à force de les raconter , que je n’ai plus besoin de me les rappeler. Elles sont toutes ici(elle pose ses deux mains sur sa poitrine) et comme à la minute où elles se sont passées. C’était un temps où les hommes tombaient comme des mûres au mois d’aout. On aurait dit que la terre voulait reprendre son bien. Et ça nous paraissait juste. Parce que la liberté, c’était alors notre fête. On marchait, et la nuit, on ne marchait que la nuit, forcément, la nuit était fermée devant nous, derrière, de tous les côtés . (…)On marchait, cette nuit encore, et voilà qu’il se met à beugler ! Une fois de plus, lui, Slim, qui recommence. (P.11-12)
Arfia ne fait que raconter des moments précis de l’Histoire. Elle emploie dans ce court passage qui ouvre la pièce trois fois le verbe raconter et passe du présent au passé (passé composé et imparfait) et articule un jeu de temps qui rappelle les techniques du conteur des places publiques. Le choix de ces temps préfigure déjà l’à-venir et inaugure le protocole de lecture. Le monologue du début prend une forme dialogique et présuppose la présence de personnages et d’espaces suggérés. Arfia interpelle un « tu » absent mais suggéré. D’ailleurs, elle se présente comme éveilleuse des consciences. Elle s’adresse à un public. Le passage du je au nous collectif marque l’inscription de la dimension épique. Elle narre des choses qu’elle a déjà racontées à plusieurs reprises. C’est d’ailleurs, la particularité du gouwal (conteur) qui reprend souvent les mêmes histoires. Elle fournit des informations sur le temps et l’espace et met en branle la configuration diégétique. Le jeu tourne surtout autour de ces deux attitudes qui confortent le personnage doté de deux rôles : actrice et conteuse. D’ailleurs, le passage du « je » au « nou » pourrait aussi s’expliquer par l’ambivalence de Arfia et l’articulation de deux fonctions qui produisent deux systèmes de signes complémentaires.
Arfia : On marchait, cette nuit encore, et voilà qu’il se met à beugler ! une fois de plus, lui, Slim, qui recommence.
Elle joue en quelque sorte le rôle de metteur en scène. Elle introduit et fait sortir les personnages. Elle délimite les contours de la scène. Elle suggère, à l’aide de nombreux indices, la disposition scénique. Elle distribue la parole. Personnage multiple, il brise la synchronie du récit pour porter un regard diachronique sur les choses tout en installant des instances paradigmatiques contribuant à la construction du récit. Le signe n’est plus figé, il est en mouvement. Arfia se charge de faire mouvoir tous les éléments du récit. Elle passe du présent au passé sans transition. L’imparfait qui nous mène vers le maquis cède parfois sa place au présent de narration. Arfia est ainsi maîtresse du temps. Elle place sur scène tous les ingrédients du spectacle. Le metteur en scène péruvien, Rafaël Rodriguez, a bien compris la nécessité de batir sa mise en scène autour de la parole de Arfia et des indices matériels suggérés par son discours. Rodriguez promène Arfia dans un cercle qui la fait aisément voyager dans deux temps complémentaires mais marqués par un certain nombre de barrières.
Arfia est témoin de réalités et d’un passé qui a vu disparaître ses compagnons. Elle est régie par deux logiques discursives et spatiales qui correspondent au mouvement narratif marqué par un fonctionnement bicéphale. C’est une sorte de conteuse des bas-fonds qui raconte des choses qu’elle a vécues au risque de sa vie à l’image de Shéhrazade dans Les Mille et Une Nuits. Arfia raconte ses histoires pour entretenir la mémoire.
La désillusion marque son propos. Elle se souvient. La parole est peut-être un lieu de libération, une thérapie. C’est un peu le nommo (libération par la parole) négro-africain. Grâce à sa parole, elle réussit à reconstruire deux mondes, deux univers qui obéissent à des logiques différentes. Elle tente de prendre une certaine distance avec les événements pour assumer sa fonction de conteuse épique, mais vite elle s ‘implique de manière extraordinaire dans le récit. Nous avons affaire à un narrateur-témoin qui met en scène avec une admirable précision ses moindres gestes, ses mouvements et ses actes. Elle observe les personnages se mouvoir sur scène et les dirige, par endroits, dans des lieux déterminés. Peut-on parler de la présence d’un récit unique ou d’une succession d’histoires qui s’entrelacent et se complètent tout en se reniant. La dénégation est l’espace absolu de la théâtralité.
Le jeu avec la parole produit sur scène un double (n’est-ce pas Artaud ?) qui ne s’accommode nullement avec les venelles rigides des conventions. La parole du conteur dessine les lieux et les marques d’une scénographie dynamique et d’une théâtralité qui ne se satisfait pas uniquement du personnage comme élément catalyseur de la représentation mais le transforme en acteur-metteur en scène et produit une sorte d’esquisse géométrique du plan architectural scénique. Ainsi, le conteur prend, chez Dib, de nouvelles dimensions : il est à la fois témoin, acteur, organisateur du récit et de la scène.
C’est Arfia qui, en dehors des couches didascaliques, organise l’espace scénique et convoque les comédiens. C’est une sorte de super-marionnette, de centre autour duquel tout va s’articuler. Sa parole construit et déconstruit l’espace, le surdétermine et lui octroie une sorte de légitimité dramatique. Elle raconte des événements qu’elle a vécus. Elle a d’ailleurs les traits et les accessoires du conteur : le bâton qui sert souvent à délimiter l’espace. Mais chez Dib, elle prend une dimension épique et parfois tragique. Ainsi, le conte se drape de nouveaux oripeaux.
b)Le cadre spatio-temporel
Nous sommes en présence d’un texte qui suggère l’existence deux temporalités et de deux spatialités. Arfia passe du passé au présent. Les deux espaces et les deux temps se rencontrent dans la dernière séquence culminant en une sorte d’unité spatio-temporelle. A la période fraternelle et douloureuse de la guerre de libération répond un présent difficile et angoissant. C’est Arfia qui prend en charge les déplacements spatio-temporels.
Pièce en cinq séquences, Mille hourras pour une gueuse est le récit d’une désillusion. Dès le début, le protocole de lecture est précisé. Le passage du passé au présent permet la superposition de deux temps et de deux espaces, une technique qu’on retrouve dans le cinéma : le montage parallèle de Dziga Vertov. Ce procédé donne une force extraordinaire au discours du personnage féminin qui nous transporte tantôt dans le maquis durant la guerre de libération, tantôt dans la ville de l’Algérie indépendante, tantôt dans l’univers du cercle narratif du conte.
Deux temps, deux espaces. Arfia est désabusée, désenchantée. Elle fait appel au passé pour défendre la mémoire des compagnons morts dans le maquis et renforcer son accusation contre les vivants. Elle est très proche de ces gens qui souffraient dans la montagne. Elle regrette sa cruauté durant la guerre. Le souvenir de Slim souffrant taraude tragiquement son esprit. Durant la guerre, Arfia dirigeait un groupe e maquisards. Elle avait un objectif à atteindre : l’indépendance. La mort et la peur traversait l’univers du passé. La dureté de la guerre et sa foi en la révolution l’avaient rendue impitoyable.
L’indépendance acquise, les choses changent. Arfia est marginalisée. Le régime en place ne correspond plus aux idées pour lesquelles les maquisards s’étaient battus. C’est un énorme détournement de sens et de valeurs. Le présent est amer. C’est une tragédie. Arfia semble parfois regretter le temps où elle demandait à ses compagnons de se sacrifier, de donner leur vie pour une aube nouvelle.
Arfia : Misère de misère ! Et moi qui disais à mes hommes la-bas : « Que ceux qui peuvent sauvent leur peau, qu’ils se gardent vivants. Mais c’est pas tout ce qui compte ! Ce qui compte, c’est de donner sa vie ! De se battre, de défendre la révolution ! Si personne n’accepte de se sacrifier, on y passera tous, et la révolution aussi !…
Oui je leur disais ça. Et je savais déjà qui resterait sur le carreau. Eux, ils faisaient mine de ne pas y penser. Même qu’ils rigolaient les uns avec les autres ! Regarde-moi un peu, Babanag, regarde la tête qu’on a lorsqu’on a demandé à ses compagnons de payer de leur mort.( p. 45)
Les deux temps se confondent à la fin de la pièce et installent une sorte d’instance temporelle synthétique marquée par le présent, lieu de fusion et élément nodal de la parole. Les compagnons morts au combat réapparaissent . Elle leur doit des comptes. Elle poursuit le combat qu’elle avait entamé avant l’indépendance. Les événements de la guerre se déroulaient au maquis tandis que les séquences du présent se passent dans la rue. Le présent est le temps essentiel autour duquel s’articule le passé et le futur. Arfia porte et transporte les espaces qui déterminent l’énonciation caractérisée par deux instances discursives essentielles: celle des discours individuels des personnages et celle du discours- source de Dib. Cette démultiplication dissimule mal les lieux déterminants de la parole caractérisée par l’énonciation centralisatrice de l’auteur qui met en forme son projet en insistant sur une série d’oppositions marquant l’univers du récit. Les événements de la guerre se déroulaient au maquis tandis que les séquences du présent se passent dans la rue.
Le maquis met en relief la dureté de la montagne beaucoup plus vaste par rapport à ces maquisards qui, paradoxalement, étouffent dans cet espace immense qui réussit à leur faire comprendre l’inutilité de leur action et leur petitesse. Cette ambivalence est surtout marquée par la répétition obsédante de termes et de léxèmes qui renvoient au champ de la claustrophobie. La montagne broyait les hommes. Vaste, la montagne ne mène nulle part. Les personnages n’arrêtent pas de maudire ce lieu envahissant. Cette humanisation d’un espace immobile s’accompagne paradoxalement d’une certaine réification qui transforme Slim, Bassel, Némiche et Arfia en véritables objets, incapables de réagir et de rompre avec une solitude qui les prive de leur arme favorite : une parole porteuse. Les dialogues se font improductifs, répétitifs, traversés par une sorte de malaise névrotique. Tout devient hostile.
Slim : Haa … Les rochers se mettent aussi à se balader ! Les rochers nous attaquent ! Ils nous dégringolent sur le coin de la figure !(P.60)
Slim : C’est elle qui nous fait le coup ! C’est elle qui veut nous garder prisonniers !Tu vois pas ? Elle nous bousillera ! (p.63)
La montagne est agressive ; Elle provoque la peur et la mort. Slim ne cesse d’évoquer cette angoisse devant un espace naturel qui n’arrête pas de marcher et de ronger les cerveaux de ces quatre personnages fuyant une mort paradoxalement très choyée. Ce vaste espace se transforme en ennemi potentiel qui désagrège le temps et marque l’inanité d’une parole désormais prisonnière de ses limites et de son étouffant écho. La montagne est investie d’une charge négative. : « cette satanée montagne », « tu peux pas te lever et lui cracher dessus » (p.64), « ce serait, elle, cette salope » (p.65), « cette montagne, elle nous poursuit sans merci », « faut pas que cette montagne me bouffe » (p.70).
La dureté de la montagne est un thème qui obsède Slim. Rien ne lui fait autant peur. Les autres personnages sont également conscients de cette perversion des éléments naturels qui se liguent contre eux pour annihiler toute forme de résistance. La montagne est un véritable monstre, très envahissant et agressif qui ne laisse pas le temps aux quatre protagonistes qui deviennent à des moments précis de simples objets ou d’immobiles rochers, de réfléchir et de trouver une solution à leur énigme. La réification des personnages rend compte en quelque sorte de l’impuissance de leur parole et de leurs cris et de l’inefficacité de leur marche. L’absurde investit ainsi la scène et transforme les différents éléments naturels en autant de freins à toute action, la rendant ainsi vaine et inutile. Ce jeu avec l’absurde expliquerait les divers questionnements des personnages sur l’avenir et l’après-guerre.
La montagne désagrège le temps, rend tout acte et tout mouvement vains. Elle restreint la parole, elle la marque d’une sorte d’aphonie qui correspond à la solitude et à l’angoisse de ces personnages qui marchent sans savoir s’ils marchent réellement, sinon dans quelle direction. L’absurde traverse toute la représentation. Cette vaste étendue, par son assourdissant silence rend toute marche presque impossible. Les personnages tournent en rond comme si l’espace devenait un lieu d’emprisonnement et d’embastillement chaotique qui donne au récit une circularité biaisée marquée par les multiples « trous » caractérisant toute représentation. La marche est vaine(Slim : marcher pour rien). Cette difficulté d’avancer s’accompagne d’ une inutile attente qui accentue encore plus l’angoisse et le désarroi des personnages désarmés devant l’hostilité grandissante d’un certain nombre d’éléments naturels. L’insaisissable montagne transforme Arfia et ses compagnons en mécaniques. Slim comme Némiche et Bassel ont l’impression de tourner en rond et de se faire en quelque sorte hara-kiri. C’est dans ces moments qu’intervient Arfia qui tente de les libérer, de leur apporter un semblant de réconfort et de les pousser à mieux assurer leur être. Aussi, se mettent-ils à espérer et à regarder vers un ailleurs plus confortable et plus rassurant. Seule la parole de Arfia arrive à résister aux bruits et aux rumeurs d’une montagne qui broie êtres et objets. Cette implacable lutte du personnage féminin contre la montagne et la nuit témoigne de sa force de conviction et de caractère. La nuit accompagne souvent la montagne. La mort rode autour de ses compagnons qui, sans la protection de Arfia, mère, chef et catalyseur du récit, ils auraient perdu depuis longtemps la partie face à une montagne qui a pour alliés et compagnes incontournables la mort et la nuit. Nemiche, Slim et Bassel le savent très bien. C’est Arfia qui les incite à tenir bon, à résister et à ne pas se laisser gagner par le désespoir. Elle sait qu’elle a énormément e choses à faire pour permettre à ses compagnons de sauver leur vie.
Arfia ne lésine sur aucun moyen pour réaliser sa volonté de mettre à exécution ses désirs. Elle recourt même à des mesures cruelles. Elle ordonne, à un moment du récit, à Némiche et à Bassel d’exécuter leur camarade de combat, Slim, mais au même moment, les deux comparses sont tués. Ainsi, Arfia va se retrouver seule avec Slim, affrontant une montagne qui devient de plus en plus agressive. L’image de la montagne renvoie en quelque sorte à la difficulté de la lutte et à l’angoisse vécue dans le maquis.
L’espace de la guerre e libération se caractérise surtout par l’apparition d’objets naturels marquant le récit et permettant de mieux mettre en valeur la cruauté de la guerre, voire son absurdité. Tout relâchement est durement sanctionné. Le maquis est extrêmement angoissant. La cruauté supposait également le courage et le don de soi à une cause qu’on considérait comme éminemment juste et porteuse de changements positifs. Arfia est dans ce lieu paradoxalement cruelle et profondément humaine. Son ambivalence reflète en quelque sorte ses propres interrogations et la dualité entretenue par un maquis protecteur et envahissant à la fois.
La montagne préétablit une sorte d’incommunicabilité évidente qu’accentuent l’omniprésence de la nuit, du froid, du silence et de la mort. Les personnages sont hantés par la dureté de la nuit, le froid et le silence. Arfia, Slim, Némiche et Bassel n’arrêtent pas d’évoquer les éléments naturels et leur hostilité. Le champ lexical de la nuit investit le texte. La nuit et le froid sont considérés comme des ennemis potentiels. La nuit est paradoxalement le seul moment où se déroulent les actions et où les personnages sentent une certaine sécurité par rapport au lever du jour qui suggère l’insécurité.
Les personnages sont hantés par la dureté de la nuit, l’insoutenable froid et l’insupportable silence. Arfia, Slim, Bassel et Nemiche n’arrêtent pas d’évoquer ces éléments naturels et leur hostilité.
Arfia : « On se sent plus, il a raison. La nuit, elle nous rentre dans la peau, y a que la nuit en nous. Que du froid. Un froid qui nous déchire le gosier, et il faut parler avec cette plaie dans la voix. » (p.21)
Tout parle, mais une parole fortuite traverse l’univers diégétique trop marqué par les innombrables scories de l’adversité et de l’impuissance. Les mots sont d’une incroyable impuissance qui rend toute voix douteuse et improductive. Les mêmes mots sont répétées par les personnages. Parler n’est pas forcément dire. Ici, d’ailleurs, Bassel, Slim, Némiche ou Babanag parlent tout simplement pour s’écouter comme si leur voix devenait un ornement nécessaire au fonctionnement dramatique. Au théâtre, parler c’est faire, ici, c’est le degré zéro de l’incommunicabilité. Les personnages semblent prisonniers, malgré les courtes répliques qui caractérisent le texte, prisonniers d’un discours monologique. Le froid et le silence, termes-leitmotive, agressent les maquisards qui ne supportent plus cette longue marche qui ne mène nulle part. La peur du froid, l’angoisse du silence et les incertitudes de la marche donnent à cette pièce un ton d’une grande violence et une agressivité paroxystique.
Arfia : Rien n’existait, rien d’autre que ce froid, ce silence, ils se posaient comme des mains de pierre sur nos épaules. Tellement comme des mains de pierre que j’ai commencé à me marrer toute seule. (P.55)
La mort obsède tous les personnages. Elle fonctionne comme élément métaphorique. Slim ne parle que de sa mort prochaine. Bassel et Némiche sont tués. Babanag et Wassem sont tués dans des conditions mystérieuses. Arfia n’est qu’une ressuscitée. Elle s’adresse ainsi à Babanag : « Tu me vois là, devant toi, et je ne suis qu’une ressuscitée »(p.46). Tout incite à la mort : la guerre, le froid, la faim, le silence et la marche incertaine. Les réactions des personnages –et surtout de Slim- sont celles de personnes qui pressentent leur mort. Leur mort définitive est consommée au lendemain de l’indépendance.
Babanag : Les morts, Arfia, comment veux-tu qu’ils apprennent, les pauvres, quelque chose aux vivants. (p. 45)
Arfia, la ressuscitée, devient, en quelque sorte celle qui fait revivre les morts en poursuivant le combat. Sa quête, certes, n’aboutit pas, mais elle n’abandonne pas. La mort devient en quelque sorte ouverture à une autre vie. Ce n’est pas pour rien qu’elle se met à raconter l’histoire de tous ses compagnons. Elle se transforme en conteuse populaire pour ne pas oublier ses anciens camarades.
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Guerre de libération |
Indépendance |
Espace |
La montagne, la nuit |
La rue |
Personnages |
Arfia, Bassel , Nemiche |
Arfia Babanag, Wassem, comparses, le commissaire, deux miliciens |
Séquence 1 |
Arfia ouvre la pièce, elle raconte le maquis. Slim, Nemiche et Bassel au maquis. Slim « attend » la mort. |
Arfia raconte l’histoire des maquisards (première réplique) |
Séquence 2 |
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Arfia, tel un conteur des places publiques parle de la « trahison » de ceux qui conduisent les affaires du pays. Babanag veut l’en empêcher. |
Séquence 3 |
Du présent (Arfia : Slim aussi. Il adit dit aussi : Me laisse pas, Arfia ». Comme Babanag. Et maintenant il est là-bàs. Il est resté là-bàs. ») au passé. Au moment où elle ordonne à Bassel et Nemiche de liquider Slim, ses deux compagnons sont tués. |
Arfia introduit les personnages du maquis. |
Séquence 4 |
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Arfia vole les escarpins de l’érudit Wassem qui attend qu’on daigne lui ouvrir la porte de M.Chadly. Babanag et Arfia jouent la comédie. Wassem attend toujours. |
Séquence 5 |
Rencontre du Wassem est complètement dévêtu. Il se dirige vers le portail de M.Chadly. Ce n’est pas un palais mais une décharge d’ordures. Il
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passé et du présent ressort couronné d’une boîte de conserves. Réapparaîssent Slim, Nemiche et Bassel. Ils sortent de la décharge d’ordures. Arfia est arrêtée. |
3- Le théâtre dans le théâtre
Arfia raconte et joue en même temps son propre rôle. Elle met en scène son double. Les indications scéniques, très fréquentes, mettent en valeur Arfia et lui accordent la fonction de narratrice. Elle raconte des événements passés dans lesquels elle est impliquée. Elle porte ainsi le masque de maquisarde. Actrice et narratrice à la fois, Arfia se dédouble. L’éclairage renforce ce dédoublement. Elle est en quelque sorte comme le prolongement du personnage principal de la pièce de Bertolt Brecht, La Bonne âme de Sé Tchouan qui incarne une double personnalité : Choui-ta et Chen-té. Arfia connaît également une certaine métamorphose. Le personnage du maquis est tout à fait différent de celui de l’indépendance. Elle était parfois cruelle avec ses compagnons de combat. C’était une militante cruelle, ferme et souvent peu sensible aux atermoiements de ses camarades. Elle s’exprime au passé. L’indépendance acquise, elle est marginalisée, elle perd ainsi tous les attributs du chef, même si un personnage comme Babanag n’arrête pas de s’accrocher à ses frasques comme s’il voulait en faire une mère qu’il trahirait, mouchard qu’il est, rapidement.
Nous avons affaire à deux espaces et à deux temps. Tout s’articule autour de cette dualité. Arfia est en même temps masculin-féminin. Elle est doublement rejetée par les nouveaux dirigeants, en tant que femme et en tant que combattante. Il y a une sorte de relation analogique entre les personnages de la guerre de libération et de l’indépendance. Le texte suggère une mise en scène à deux niveaux qui installerait deux réalités, deux temporalités et deux regards scéniques l’un en face de l’autre. Les instances temporelles et spatiales s’interpellent, s’entrecroisent et se répondent dans un simulacre de dialogue, biaisé au départ. Ainsi, deux scènes représentant, de manière alternative, les deux espaces pourraient mieux mettre en évidence l’idée de désillusion marquant le discours théâtral. C’est cette dualité des formes et des univers qui devraient nourrir l’architecture scéniques et les contingences scénographiques.
Dans la scène du vol de Wassem, Arfia et Babanag jouent de drôles de scénettes. Ils mettent en forme théâtrale des histoires qu’ils racontent à Wassem. Ce théâtre dans le théâtre est un procédé qu’on retrouve chez le conteur des places publiques et dans le théâtre épique. C’est Arfia qui, à l’aide d’un bâton(accessoire fort utilisé par les conteurs traditionnels au Maghreb) donne le coup d’envoi. C’est ce que nous montre la couche didascalique précédant la scène du jeu : « de son bâton, elle(Arfia) frappe le sol »(P.88). Le merveilleux côtoie le réel. C’est dans une atmosphère peu vraisemblable que se produisent ces jeux. Arfia est, d’un côté comme sorti tout droit des Mille et Une Nuits et de l’autre, inscrite dans le parcours historique algérien. Arfia reconstitue des drames qu’elle a vécus ; ainsi, elle installe sur scène des doubles qui jouent les rôles de personnages réels. Une des fonctions essentielles du conteur est de proposer aux spectateurs des doubles dotés d’une certaine faculté d’interprétation du réel et d’une capacité à rendre « vraies » les situations décrites.
Arfia prend en charge la théâtralité et met en branle les grandes articulations dramatiques. Elle occupe le devant de la scène et éclaire les signes suggérés de la représentation. Elle est avant tout une actrice marquée par sa dimension épique. On retrouve d’ailleurs dans le texte de nombreuses caractéristiques du théâtre épique brechtien(dédoublement du personnage, fragmentation du récit, division en séquences, relations avec le public, discontinuité…). Elle porte , certes, certaines qualifications du héros tragique qui l’individualisent. Le conflit qui l’oppose souvent à des espaces étendus participe de cette dimension tragique. C’est en quelque sorte une Antigone des temps modernes.
L’architecture du texte est construite autour d’une série de doubles : épique/tragique, passé/présent…L’effet de distanciation, cher à Brecht, marque le fonctionnement du récit et se trouve favorisé par le recours au parallélisme des formes qui contribue à la mise en branle des éléments liés au phénomène d’étonnement et d’éloignement. L’apparente discontinuité caractérisant le récit et le fonctionnement relativement autonome des séquences participent de l’éclatement du signe théâtral et lui donnent une dimension pléonastique et autoréférentielle qui, paradoxalement, le met en mouvement. Le signe au théâtre, comme au cinéma, pour reprendre Christian Metz, est mouvant.
Mille hourras pour une gueuse est une pièce de théâtre. Elle fonctionne selon les canons de la construction dramatique. Le texte apparemment figé suggère le mouvement la représentation. La fréquence des couches didascaliques prenant en charge les multiples béances du texte donnent à voir les possibles constructions matérielles de la pièce.
Comme dans tout texte dramatique, l’incipit est extrêmement important. Il contribue à définir les contours de la représentation, le fonctionnement des personnages et du récit et les instances spatio-temporelles. Ici, on sait dès le départ que nous avons affaire à un récit dramatique dont l’univers focal est occupé par Arfia qui va confonter passé et présent. D’où l’usage des temps syntaxiques du présent de narration, portant et produisant l’entité épique et le passé(essentiiellement l’imparfait).
4-Le parcours des personnages
Dans ce texte, nous avons affaire à plusieurs personnages que dirige Arfia, la narratrice qui intervient à tous les niveaux du récit. Némiche, Bassel et Slim apparaissent dans les séquences relatives à la guerre de libération et les miliciens dans la partie consacrée à la période post-indépendante.
Slim, Bassel et Némiche sont des maquisards. Slim se distingue des deux autres par ses fréquentes interventions.La mort le hante. Il parle beaucoup. C’est une sorte de délire infini de type improductif. Le champ lexico-sémantique de la mort marque son discours.
Babanag, le commissaire Arsad, des miliciens, des témoins, des comparses peuplent l’espace de la phase de l’indépendance. Les personnages sont nommés. On ne sait si les noms dont Dib les a affublés sont des noms de famille ou des prénoms. Cette ambiguité des noms s’expliquerait par le fait que l’auteur cherche à élargir son propos à un contexte plus vaste.
La quête de Arfia, ce personnage qui prend en charge toutes les instances narratives et discursives se caractérise par une ambivalence marquée qui suggère une sémantisation double de l’espace dramatique. Autoritaire, elle se conduit souvent de manière autoritaire avec les hommes qu’elle dirige. Son discours regorge d’impératifs et de verbes d’actions.
Marginalisée, mise au ban de la société, Arfia compte sur la parole pour ébranler les nouveaux mythes produits après l’indépendance. La parole de Arfia est porteuse de vérité et d’Histoire, à la limite de l’historicité. Elle déambule dans les rues, le seul espace représenté dans les tableaux évoquant le présent. Bouffonne, tragique, elle essaie de se réconcilier avec ses anciens compagnons. Elle est gagnée par la désillusion et le désenchantement.
Arfia : Parce que la liberté, c’était alors notre fête. (P.11)
L’emploi de l’imparfait (c’était) et de « alors » exclut les personnages du présent. C’est Arfia qui mène la danse. Son acolyte, Babanag, un pauvre idiot, une sorte de mouchard, sale et méchant, ne peut pas se passer d’elle. Il fonctionne parfois comme le double de Slim dans la mesure où il reproduit, par moments, les paroles de Slim.
Wassem se caractérise par un dédoublement qui lui donne une formidable épaisseur. Ecrivain public, personnage, au départ, sans dignité, attend devant une porte d’un dignitaire du pouvoir nommé Chadly. Il ne découvre qu’une décharge d’ordures, il se couronne roi. Ainsi, il devient acteur en assumant une sorte de métamorphose pour reprendre Niezsche dans Origines de la tragédie. Le roi, chez Dib, se caractérise par une grande autonomie et par un esprit de solidarité et de communauté sans faille.
Arfia est le lieu autour duquel s’articulent les procès narratifs et discursifs. C’est l’embrayeur par excellences de différentes isotopies qui marquent le texte. Ce qui caractérise le récit et le personnage de Arfia, c’est la marque du double. D’ailleurs, le héros est un, le sujet donc est Arfia, l’objet est double(indépendance et lutte pour la justice), le destinateur et le destinataires sont doubles, de même que l’opposant.
a)Les personnages de la guerre de libération : Slim, Bassel et Nemiche sont des maquisards. Slim se distingue des deux autres par ses fréquentes interventions. Il se sent menacé, un peu paranoäque sur les bords. Il pressent sa mort. Il a certes peur de la mort mais n’abandonne pas le combat et sait très bien au fond de lui que son sacrifice ne serait pas vain :
Slim : « Il comprend, ton camarade, qu’en te sauvant, toi, en te gardant en vie, tu sauveras la révolution. » (p.117)
La mort l’obsède à tel point qu’il ne cesse pas d’en parler. Le champ lexico-sémantique de la mort marque son discours. La notion de sacrifice traverse toute la représentation. Le sacrifice présuppose un à-venir, l’émergence de virtualités temporelles et spatiales. Tout en devinant sa prochaine fin, il sait par contre que sa vie serait nécessairement octroyée comme une sorte d’offrande à la cause qu’il défend.
Les personnages sont nommés. On ne sait pas néanmoins si nous avons affaire à des noms patronymiques ou à des prénoms. Cette ambiguité des noms s’expliquerait par la propension à l’amplification et à l’élargissement du propos. Slim, Bassel, Nemiche et Arfia représentent le camp des maquisards. Nemiche, Bassel et Slim meurent au combat. Arfia, leur chef était impitoyable et intraitable. Son rêve immédiat était l’indépendance du pays. A un moment où Slim, sceptique et quelque peu au bord du désespoir, s’interrogeait sur le devenir de la nation, elle lui fit une réponse très optimiste :
Slim : Si elle (la victoire) était pour nous, nous en ferions quelque chose d’utile ? Chacun retournera pas à sa place ? A sa place d’avant, je veux dire ? Le patron à la tête de sa fabrique et moi à coltiner les sacs et les caisses de marchandises qu’il recevra ? Comme avant quoi !(…)
Arfia : Tout change, Slim ! Tout ce qui veut vivre ! Tout ce qui mérite qu’on se batte pour ! Rien ne peut rester comme avant. (p.70)
Aux interrogations et aux incertitudes de ses compagnons de combat, Arfia réplique en insistant sur les lendemains qui chantent. Elle croit dur comme fer que les choses risqueraient de changer positivement. Sa quête était claire : l’indépendance. Elle n’avait pas du tout prévu que les choses allaient dévier négativement, une fois l’objectif assigné au début du récit atteint. Autoritaire, elle conduisait ses hommes en usant d’attitudes et de comportement qui frisaient l’inhumanité. Son discours regorge d’impératifs et de verbes d’actions. Actrice, elle force le destin du récit et articule le discours théâtral marqué par la mobilité et la puissance d’une parole qui fait « tournoyer » les signes matériels de la représentation. Elle ne doute pas, elle sait. Omnisciente, omnipotente, elle tente de libérer les ressorts de l’action. Elle transforme les autres personnages en marionnettes obéissant scrupuleusement à ses objugations. Elle agit en chef de troupe convaincue de la justesse de sa lutte. Nemiche, Bassel et Slim constituent un seul acteur, c’est à dire fonctionnant de la même manière.
La quête de Arfia aboutit : le pays a acquis sopn indépendance. Mais pour y arriver, Arfia àa obligé ses camarades à donner leur vie pour atteindre cet objectif. Les choses n’étaient pas faciles. L’hostilité de la montagne, la peur et les colonisateurs étaient autant d’obstacles contre lesquels il fallait se battre. Slim consituait également un véritable sujet d’inquiétude. Ses délires continuels et sa paranoïa exacerbée perturbaient toute communication possible entre les protagonistes. Arfia fut ainsi coincée entre tous ces éléments qui rendaient la réalisation de sa quête et de la révolution extrêmement ardue. C’est pour cette raison qu ‘elle opte pour la fermeté et une certaine cruauté.
Arfia devait, pour s’en sortir, être forte, autoritaire et sans faille, à la limite de l’humain. Elle fait des personnages masculins de simples marionnettes qui la craignent tendrement. Elle réalise son désir initial, mais à quel prix ? La mort de ses trois camarades tombés au combat. Elle ne sait pas ce qui l’attend. Les trois personnages, Nemiche, Bassel et Slim forment un seul acteur ;ils réalisent les mêmes actions.
Arfia : (à part) Qui c’est qui dit une chose, et qui sait qui dit l’autre ? Je ne sais pas si c’est l’un ou si c’est l’autre. Je m’y reconnais plus entre l’un et l’autre, et le troisième. Si c ‘est celui-ci qui dit ça ou celui-ci qui dit ci. (p.114)
b-Les personnages de l’après-indépendance : Babanag, le commissaire Arsad, des miliciens, des témoins et des comparses peuplent l’espace de la phase de l’indépendance. Le personnage central, Arfia, est seule au milieu de gens, hostiles qui ne veulent nullement de sa présence. Elle est indésirable. Elle a l’intention affirmée de de défendre la mémoire de ceux qu’elle a encouragés à se sacrifier pour la révolution. Mais elle se heurte à une « muraille de pierre et de glace » : les nouveaux dirigeants du pays. Les choses sont beaucoup plus difficiles que durant la lutte de libération. Babanag, craintif,clownesque, un fou qui s’accroche indéfiniment à ses frasques, le lui rappelle :
« C’est y que la révolution était plus facile à faire, et vivre aujourd’hui plus difficile. » (p.47)
Elle sait bien que la révolution se retrouve en quelque sorte dénaturée, marquée du sceau de l’indéfinissable cruauté des hommes. Mais elle y croit toujours, elle ne veut nullement abandonner son combat. Elle est en quelque sorte travaillée par un présent à changer et un futur virtuel qui risquerait d’être le lieu de réalisation de sa quête.
« Tant mieux. Parce que non, la révolution n’est pas finie. Et vous voulez savoir une chose ? (elle les dévisage l’un après l’autre). La
guerre non plus. Non, la guerre non plus. Non, la guerre non plus, elle
n’est pas finie ! (p.38)
La parole de Arfia, spontanée et forte, est porteuse de vérité et d’Histoire. Elle exprime une vérité qui dérange. Arfia joue et se joue la comédie tout en mettant à nu les injustices flagrantes et la corruption qui traversent la cité. Exclue parce que ne voulant pas s’impliquer dans des affaires douteuses, elle se met à vivre de petits larcins. Elle mange très rarement à sa faim. Bouffonne, tragique, elle essaie de se réconcilier post-mortem avec ses compagnons d’armes. La mémoire se substitue au réel et trace les contours du récit. La parole devient un lieu de libération, un moment de vérité. C’est par la parole qu’elle remet en scène les séquences du maquis. Ainsi, nous avons affaire à une sorte de mise en abyme. Par endroits, les mots portent une profondent douleur et provoquent chez Arfia, une amère déception et un fort sentiment de culpabilité. Désormais, elle se bat pour affirmer sa parole, la libérer des simulacres et des voiles du présent. Le silence est, dans ce cas, suicidaire. Le verbe « parler » revient à plusieurs reprises. Arfia qui sait ce que parler veut dire prend des risques. Elle est arrêtée.
Arfia : Avec tout ce qui arrive …Toi d’abord, faudra voir à me laisser parler au peuple ! Autrement, ça te coûtera cher. Personne n’a réussi à me fermer la bouche une fois que j’ai décidé de parler. Non, il n’est pas encore né, celui-là. » (p.47)
Arfia fournit une certaine force au récit. Babanag, ce pauvre idiot existe grâce à elle, à sa parole. Wassem qui attend toujours des miettes d’un pouvoir impitoyable, ne croit en rien. Pour lui, la révolution est finie, les morts doivent être oubliés. Il reproduit les ingrédients du discours officiel. Son discours est empreint de religiosité.
Wassem : Je n’ai pas à te répondre. A l’époque du prophète, la lune s’ouvrit par le milieiu. Le très saint prophète dit : « Soyez-en témoins. » (p.38)
Wassem rêve d’être partie prenante du pouvoir. D’ailleurs, il ne fait que reproduire les clichés et les stéréotypes souvent ânonnés par les autorités. Il tente dans cette société anonique d’entrer dans le cercle des « grands ». Opportuniste, méprisant et méprisable, Wassem est d’une grande faiblesse, il accepte toutes les humiliations. Wassem ne rêve que d’une chose : assister à la soirée organisée par Chadly. Ici, le merveilleux côtoie le dérisoire. Wassem est un roi en papier, fantasque qui reproduit ses propres fantasmes. Il s’auto-investit « grand » parmi les « grands ». Il accepte sans rechigner les pires humiliations. C’est l’espace parodique par excellence d’un certain type d’ « intellectuel », reproducteur attitré du discours officiel. Le passage de Wassem nous rappelle le récit de Abou Hassan el moughafel (Abou Hassan l’endormi) des Mille et Une Nuits qui rêvait d’être roi durant vingt-quatre heures et qui finit par perdre la raison. La porte du dignitaire du régime est hermétique ; elle ne s’ouvre qu’aux invités habituels, c’est à dire les détenteurs du pouvoir. Wassem, malgré toutes ses sollicitations, fait partie du non pouvoir au même titre que Babanag dont l’unique objectif est de survivre. Les deux personnages ne contestent bullement le pouvoir établi qu’ils sacralisent d’ailleurs. Babanag et Wassem participent d’une même démarchequi fait rencontrer un « intellectuel » déchu et un « mouchard » naïf dans une entreprise de mystification et de mythification du pouvoir. Ce sont en quelque sorte les revers d’une même médaille.
Les miliciens représentant l’appareil répressif interviennent pour arrêter Arfia. Les témoins la rejettent. Ils peuvent incarner le peuple, « juste bon pour mourir dans les montagne ». Mais tous ces personnages ne sont en fin de compte que des faire-valoir du du discours développé par Arfia qui les fait mouvoir dans la périphérie alors qu ‘elle occupe le centre du récit. Tout se passe comme dans un cercle. Cette structure circulaire est celle du conte. Ce n’est pas pour rien que les répétitions, les parallélismes et les mises en abymes marquent profondément le récit qui fonctionne comme porté par une double instance narrative : le discours du narrateur et le discours des personnages. Deux moments d’une même réalité qui, souvent « convoquent » deux temporalités et deux espaces qui travaillent tout le texte.
Arfia n’atteint pas ses objectifs. Elle tropuve en face d’elle un mur d’incompréhension et un très fort appareil répressif. Elle ne réussit pas à convaincre les gens qui oublient vite les sacrifices des héros. Elle va se retrouver seule. L’isolement et la solitude marquent son parcours. Arfia est seule avec Babanag et les laissés pour compte.
Arfia : Tu me vois là, devant toi, et je ne suis qu’une ressuscitée moi aussi. Pas tout à fait une vivante mais une âme remontée de la maison des morts. Le jour où je suis revenue du combat et je suis retournée auvillage, tu sais ce qui est arrivé ? Il ne s’est trouvé personne pour me reconnaître. Comme si j’étais plus personne. (…)J’étais ressuscitée,mais toute seule. » (p.46)
Arfia est exclue du cercle « social », elle n’est même pas reconnue comme « personne ». Son combat semble vain. Sa parole devient n’est pas du tout inaudible. Mais elle est portée en quelque sorte par les rumeurs futures de savoix qui porte loin. Elle y croit. Parce que sa parole est malgré tout forte, elle fait peur. Ce n’est pas pour rien qu’elle est arrêtée. Elle est optimiste :
Arfia : Vous faites pas de bile, vous autres. Que personne ne se dérange, je serai bientôt de retour. C’est tout juste une petite affaire à régler. »
(p.120)
Tous les personnages vivent en dehors du jeu « social ». Babanag et Wassem, rongés par leur conformisme et leur lacheté, sont statiques, aphones, presque sans vie. Les miliciens et Arsad ne sont que des marionnettes incarnant l’appareil répressif et défendant les intérêts d’une caste représentée par Chadly qui n’a aucune présence dans le récit. Les témoins, représentant le peuple, deviennent des instruments actifs de l’idéologie dominante. Arfia est le seul personnage actif qui refuse de se soumettre. Sa parole est dangereuse, elle trouve sa légitimité dans sa participation dans la lutte de libération. Elle est jetée en prison parce que sa voix est porteuse d’espoir.
A.C