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La transcription de l’intime à travers l’écriture rétrospective dans les romans algériens d’après l’indépendance.

Par Amel MAAFA

L’écriture est toujours considérée comme le lieu même du dévoilement du subjectif, le miroir de l’âme de l’écrivain, pour reprendre les propos de Jacques Lacan. A travers cette écriture dotée d’une sorte de révélation d’un moi qui se cache derrière des mots transcrits sur un/des bout(s) de papier, l’écrivain use d’un discours introspectif et le  greffe sur des personnages qui portent sa parole et son idéologie, voire son inconscient.

   Dans la littérature algérienne d’après l’indépendance, les romanciers se sont appropriés une écriture qualifiée de dénonciatrice, teintée de violence et d’insoumission. Le roman, comme genre, correspondait aux aspirations de ces « artisans de rêves » afin d’exprimer le désenchantement qui s’est répandu dans la société. Les  personnages souffrent ainsi de troubles psychiques, comme chez Boudjedra, ou de crises identitaires, comme dans l’œuvre romanesque de Rachid Mimouni.

 Par ses qualités de réceptacle de thèmes relatifs aux préoccupations d'auteurs en quête d'affirmation de leur existence ainsi que de leur volonté de dénoncer un présent douloureux, le roman reste, en fait, le genre le mieux adapté à ces situations.

    Des personnages souvent atteints d’une crise psychologique ou d’une désillusion révélatrice d’un malaise vécu, voient le jour et traduisent une révolte du moi créateur.

   L'objet de notre communication nous permettra justement de faire l’analyse d’une technique qui est loin d’être nouvelle, celle de l’écriture introspective dans le monde romanesque où l’intime est mis en valeur.

     Il est toutefois nécessaire de définir ce qu’est l’écriture introspective. Ceci nous mènera indéniablement à la psychanalyse, qui considère l’introspection comme une découverte de soi.

 Dans la théorie freudienne du surmoi, le sujet qui entre en analyse attend une parole libératoire, recherche la confirmation ou le réconfort, veut savoir quel est son désir le plus intime. Les écrivains, non sans connaissance de l’importance de cette approche, l’ont bien manié en mettant en scène des personnages en quête de leur moi profond.

    Chez Mimouni, le personnage-narrateur du Fleuve détourné perd la mémoire puis la récupère. Il s’agit dans ce roman d’une mise au point d’un discours tourné sur soi. A travers l’écriture d’une lettre, il arrive à reconstituer avec peine des souvenirs enfouis dans la profondeur de sa mémoire perturbée par l’amnésie. Dans ce texte romanesque, la lettre joue le rôle d’un réceptacle de ces souvenirs, d’un espace de purgation dans un camp d’emprisonnement. Il se confesse et attend qu’on le libère :

«  Ma présence en ce lieu n’est que le résultat d’un regrettable malentendu. J’ai écrit une lettre pour demander audience à l’Administrateur. Je suis certain qu’il comprendra tout lorsqu’il aura entendu mon histoire et qu’il me laissera partir immédiatement »[1]

 

Le sujet se sait épié par une instance impersonnelle dans ce qu’il fait, pense ou désire. L’Administrateur, seul représentant de l’Institution, de la société, est le seul détenteur du pouvoir dans un espace où sont emprisonnés ceux qu’on a rejeté.

    Le personnage-narrateur se voit dans l’obligation, pour sortir de ce cercle de marginalisés, d’être clair et précis dans sa narration :

« Je dois préparer minutieusement l’entrevue que je vais avoir avec l’Administrateur en Chef. Il faudra lui faire comprendre que ma présence ici n’est que le résultat d’un stupide malentendu. Parce que tout le monde me croyait mort. Mon exposé des faits sera clair et précis. Mais nécessairement long. C’est la raison pour laquelle j’aurai à trouver le moyen d’entretenir l’intérêt de mon interlocuteur. Sinon, il ne m’écoutera pas jusqu’au bout et ne pourra pas prendre la décision conséquente. Je commencerai par le début. Il faut préférer la longueur au risque d’inintelligibilité. »[2]

 

     Cette obsession de clarté et de précision rend ce personnage confus, ne sachant que dire. Son discours traduit une mélancolie où le moi doit purger lourdement des fautes qu’il n’a jamais commises. Tout le récit est ainsi centré sur une lettre qui va lui permettre d’entrevoir le responsable du camp. Cette lettre est la base même de la narration et le moteur originel de son discours introspectif. Le moi profond est révélé. Il marque la réaction thérapeutique négative ou le « refus » de se soumettre à la loi qui l’obligerait à rester emprisonné puisqu’il se croit innocent.

    Toutefois, ce même sujet souffre de son incapacité de changer une loi qui pèse sur son existence et l’oblige à se résigner :

« Je n’attends plus la réponse de l’Administrateur. Je sais désormais qu’elle ne viendra jamais. Qu’il se soucie de mon cas comme maintenant de son ancienne villa aux murs lézardés. Que mes lettres n’ont jamais été transmises à l’Administrateur en Chef, qu’elles ont dû finir dans la poubelle du bureau de la secrétaire dont Rachid était amoureux.

Je sais désormais qu’à mon tour il me faut choisir. »[3]

 

A travers Le fleuve détourné, Rachid Mimouni met en avant un personnage qui entre en analyse de son moi et de ce qui l’entoure, en essayant de comprendre ce qui a bien pu arriver pendant qu’il était amnésique. Retrouver la mémoire ne lui servirait à rien à part accentuer encore plus son aliénation et son désenchantement.

    Tout le long du récit, il attend une parole libératrice, celle qui le déculpabilise. Il recherche la confirmation pour chasser ses doutes et avoir le réconfort de la certitude. Ce protagoniste tente de savoir quel est son désir le plus intime. Ce même intime qu’il essaie sans relâche de retrouver pour trouver une certaine logique à « son exposé » le jour où il va retrouver l’Administrateur en Chef. Veut-il vraiment savoir ce qui a bien pu se passer dans sa vie antérieure au camp ou préfèrerait-il ne rien connaître et garder la bénédiction de l’ignorance. Tout dépendra de la décision de l’Administrateur. Comprendra-t-il ses propos ? Arrivera-il à déchiffrer ses angoisses et ses aspirations de quitter l’endroit où il est emprisonné injustement ?

   En se posant ces questions, le protagoniste-narrateur accorde implicitement à l’Autre-l’Administrateur- le pouvoir et la capacité de déterminer une fois pour toutes le sens caché de ses paroles. Il est investi d’une autorité dont il ne peut- ou il ne veut- cependant pas se servir.

 

    Rachid Boudjedra, Quant à lui, a pris une parole bien violente à l'égard d'une société qui n'a fait qu'enrichir les tabous. Ses personnages sont atteints de troubles psychiques. A travers son texte, il a touché ce qui est bien caché et enfoui dans les plis des traditions, "il a frappé là où se nouent toutes les contradictions du système: sur le plan des inhibitions sexuelles, exhibées soudain avec une démesure qui ne put que choquer, mais fit office d'un colossal défoulement." [4]

  C’est pour cette raison qu’il a fait le choix, dans L’escargot entêté, d’un personnage d’une apparence tout à fait ordinaire, un simple fonctionnaire dans la cinquantaine, sans particularité aucune mais doté d’une obsession maladive portée sur l’extermination des « cinq millions de rats ». A  cette tâche envoûtante s’ajoute la manie de noter des écrits intimes, secrets, sur des bouts de papier. Mais un escargot imaginaire et encore plus obsédant va faire irruption dans sa vie pour le détourner de ses deux passions : la dératisation et l’écriture. Avec un humour noir, le personnage se déploie et se révèle, mais contrairement au personnage principal du Fleuve détourné, il ne s’adresse pas à un destinataire précis. Ses bouts de papier, il les cache loin des regards, dans des poches qu’il fabrique lui-même.

    A travers les aventures d’un personnage conflictuel, Rachid Boudjedra n'omet pas de souligner une quête des traces identitaires qui peuvent affirmer son être. Ils dénoncent ainsi un sentiment d'aliénation, de désenchantement ou de solitude qui pourrait être destructrice de son être. Dans le journal Le Matin Algérie, l’auteur souligne cette idée de traces qui sont, d’après lui, dissimulées à l'intérieur du texte, comme des clins d'œil, non pas vraiment pour le lecteur, mais pour l'écrivain lui-même.[5] Une extériorisation du dedans à travers un discours introspectif est ainsi mise en avant par Boudjedra.

  Particulièrement fasciné par la forme, il avance un personnage qui ne raconte pas une histoire mais révèle des vérités et des faits avec des statistiques d’une précision étonnante. Contrairement au personnage de Mimouni englouti dans l’incertitude, celui de Boudjedra s’efforce de maintenir l’ordre dans sa vie et dans sa narration. L’incipit souligne cette précision. Le personnage-narrateur note tout ce qui lui arrive, même son retard au travail:

« Aujourd’hui, je suis arrivé en retard à mon bureau. »[6]

Puis il reprend plus loin :

« Je suis donc venu en retard. 9h07. Je l’ai noté sur un bout de papier. Je travaillerai sept minutes de plus aujourd’hui. Je n’oublierai pas. Les employés ont regardé l’horloge quand je suis entré. La secrétaire a même souri. Je l’ai écrit sur un autre bout de papier que j’ai mis dans la poche gauche de mon veston. Celui sur lequel j’ai marqué mon retard, dans la poche droite. Comme je consigne tout, je n’oublie rien. »[7]   

 

L’oubli fait peur au personnage-narrateur de L’escargot entêté. Il ne veut omettre aucun détail qu’il juge important. Il note tout. Ses bouts de papier sont sa mémoire qui ne pourra jamais fléchir puisqu’il prend soin de les garder à l’abri.   

  Le roman devient alors le lieu possible de dire le malaise, de transgresser les tabous et d'échapper à la léthargie d'un destin engoncé dans la frustration et le désenchantement. Le personnage se fait un objet de manipulation et de difformité. Tantôt, il est victime d'un système social répressif, il opte alors pour une attitude d'indifférence et d'insouciance, le cas du Fleuve détourné de Rachid Mimouni. Tantôt, il est malade et souffre de troubles psychiques -folie, frustrations sexuels- on peut lire celà à travers l'œuvre de Rachid Boudjera qui, dans L'escargot entêté, corsait son propre pèlerinage païen et athée par une accumulation de notes qui traduisent la pensée même de l’auteur. L’écrit, dans les deux romans, est source de connaissance. C’est le lieu de vérité qui révèle deux personnages aliénés, mis à l’écart d’une société injuste.

 

   Dans un langage qui frôle la confession, la narration, dans les deux romans, part à la quête d’un soi marginalisé. Mais la vérité sur soi est-elle à ce point inaccessible au langage? Pour répondre à cette question, Freud étudie le texte littéraire comme s’il s’agissait de paroles d’un patient mis sur un divan. Mais en même temps, il prévalue le rôle qu’a la mémoire dans cette quête de son être caché. Le langage est considéré ainsi comme une aventure vers la profondeur de l’inconscient. La mémoire, sélective ou défaillante, forme un point d’appui dans ce genre de récit. L’écriture s’en sert pour appuyer encore plus le besoin de se démarquer des Autres, ou mieux encore, comme un moyen pour dénoncer une marginalisation qui pèse sur les personnages tout comme sur leur créateur. Mimouni dit en parlant de l’écrivain dans Le fleuve détourné :

« Faire comme l’écrivain, qui n’a pas fini de se colleter avec lui-même dans une impérative quête intérieure, et qui a été amené à franchir toutes les limites, (…), l’Ecrivain qui depuis longtemps poursuivait sa mutilation volontaire (…) »[8] 

 

  Ainsi, dans cet espace de fiction, l’auteur se libère et s’exprime sans contraintes aucune. Dans ce sens, Jean NOIRAY souligne, dans son ouvrage  Littératures francophones:

    "Dans ces textes fortement marqués par la subjectivité, le moi créateur revendique sa liberté et s'empare de tous les modes d'expressions."[9]

 Il ajoute :

      "Il s'agit, plus largement, de la conquête d'une personnalité collective, encore obscure et incertaine, mais revendiquée avec fierté, et dans laquelle le moi individuel de l'écrivain cherche à trouver sa propre place. "[10]

 

Pour conclure enfin,  nous dirons que si Michel Butor a écrit que « dans le roman, ce que l’on nous raconte, c’est toujours aussi quelqu’un qui se raconte et nous raconte.», c’est qu’au-delà du récit, en profondeur, le roman serait, pour le romancier, un moyen de se dire par le biais de protagonistes qui traduisent le malaise vécu dans un discours de confidences et de confessions, et, pour le lecteur, un moyen de se reconnaître : « Madame Bovary, c’est moi » disait Flaubert, c’est nous, dira le lecteur.



[1] Rachid Mimouni, Le fleuve détourné, Editions Robert Laffont, Paris, 1982.

[2] Ibid, p.13.

[3] Ibid, p. 215-216.

[4] Bonn Charles, Khadda Nadget, La littérature maghrébine de langue française, Introduction écrite en 1992, Edicef-Aupelf, Paris, 1996, in:  http://www.limag.refer.org/Textes/Manuref/lmlf.htm

 

[5] Rachid Boudjedra, La fascination de la forme, in Le Matin Algérie,

[6] Rachid Boudjedra, L’escargot entêté, Editions ANEP, 2002, p.09.

[7] Ibid, p.12.

[8] R. Mimouni, Le fleuve détourné, op.cit., p.216.

[9] Noiry Jean, Littérature francophones I. Le Maghreb, Paris, Bellin SUP, 1996, p. 07.

[10] Ibid, p.10.


 
 



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