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Dé-sacraliser le féminin

–Le cas de La répudiation de Rachid Boudjerdra

et de Bleu Blanc Vert de Maissa Bey-

 

 

              L’espace intime féminin a toujours eu un effet envoûtant, voire troublant et fascinant. Ce monde caché du regard masculin et dont on lui a longtemps défendu l’accès était constamment considéré comme le lieu du sacré, du tabou. En effet, la femme, de par l’entremise de son corps, le désir qu’elle suscite chez le sexe opposé est vu comme le symbole même de l’honneur « tribal » -ou ce qu’on a l’habitude d’appeler dans le langage familier algérien el horma. Pénétrer son espace est une violation d’un espace saint, réservé au promis, à l’époux.

   Longtemps voilée, cet être soumis à une obsession de domination masculine reste un objet de convoitise. Chantée dans les contes des Mille et une nuits, représentée comme une créature qui enchante les esprits dans les poèmes de grands poètes arabes tels que Imre’el quais, Qais ibn el Moulaouah ou encore Jamil ibn Yamer. La femme alors correspondait à l’image de l’interdite, de l’impossible mais du désirée.   Mais loin d’une vénération idyllique de ces poètes envers une femme aimée, une femme mystérieuse, la réalité vécue reste autre. Cette réalité est mise en avant à travers une littérature plus ou moins réaliste qui peint un tableau souvent sombre de la vie que mènent les femmes dans une société déchirée entre tradition et modernité.

Ainsi, notre but est de se focaliser sur la femme maghrébine en général et celle algérienne en particulier, à travers sa représentation, son image dans le roman algérien des deux dernières décennies. Au sein du harem, comment la femme est-elle peinte ? Quelles sont les institutions qui font d’elle, pour reprendre Tahar ben Jelloun, une « femme ombre », une « femme absente », une « femme cultivée », « célébrée (s) par le chant, méprisée (s) par le temps et l’oubli » ?[1]  Cette image, est-elle subvertie ? Comment cette subversion est-elle véhiculée à travers les romans algériens[2] contemporains ? Comment l’auteur algérien arrive-t-il à déstructurer un ordre établi par les ancêtres il y a des siècles, celui de la supériorité du Masculin ? Réduire la femme en un être sacré, interdit, n’est-il pas une chosification de sa personne ?

Pour répondre à toutes ces questions, nous tenterons une analyse de deux œuvres majeures écrites dans deux périodes différentes de l’histoire algérienne : La Répudiation de Rachid Boudjedra et Bleu Blanc Vert de Maissa Bey. Ces œuvres font partie de la mouvance qui s’est développée à partir de l’indépendance, voire avant, donnant naissance à une littérature algérienne francophone qui a essayé de dé-voiler une femme voilée, de dé-sacraliser un corps longtemps vénéré. Ce corps qu’on a tâché de cloitrer et de protéger contre tout, même contre sa propre sexualité. Ainsi, elle ne peut qu’être l’ « être interdit ». Naoual el Saadaoui précise dans son ouvrage, La face cachée d’Eve :

« Depuis son plus bas âge on inculque à la femme que son corps est quelque chose d’obscène qu’il convient de dissimuler… Cette éducation stricte et orthodoxe vise à faire de la jeune fille un être asexué… »[3] 

    Ainsi, l’ennemi premier de la femme algérienne (entant que femme arabe et musulmane) est la tradition qui puise ses lois d’une lecture discriminatrice de la religion. Le patriarcat favorise l’homme par rapport à la femme, qui n’a de rôle que celui de génitrice. La relégation de la femme au rang d’objet sexuel, au rang d’esclave, qui n’a d’autres maitres que l’homme, devient un sujet favoris d’un nombre assez important d’écrivains algériens tel que Rachid Boudjedra. Cet auteur, en usant d’une langue subvertie pour faire éclater l’ordre établi et en faire éclater avec lui les tabous imposés au corps de la femme, remonte ainsi le voile sur un univers longtemps condamné au silence. Dans son roman La Répudiation, il donne voix à cet être muet et c’est en perçant ce silence accompagné de sentiments souvent associés au féminin : la peur, la pudeur, le secret, la voix voilée, que nous prenons conscience du fait que le voilement de la femme n’est que l’aboutissement d’un long processus de nivellement, d’effacement de tout ce qui fait l’originalité de la personne. [4]    

 Boudjedra insiste dans son roman sur cette place de privilégié qu’a l’homme dans la société algérienne attachée encore à la tradition. Au sein de la famille, la mère du narrateur, Ma[5], subit la domination masculine de plein fouet : Si Zoubir, décide de prendre une deuxième femme, plus jeune qu’elle et plus attirante.

  Annoncé dès le titre, le drame est l’élément déclencheur de la narration. Cette mère est vue à travers le regard de son fils. Elle prend vie sous nos yeux uniquement parce qu’elle a été répudiée par le père. Selon Rym Kheriji[6],  cette répudiation est double : elle est d’une part concrétisée par l’acte paternel et, d’autre part, virtualisée par la tentative du fils dont le délire semble justement provoqué par l’ambigüité des sentiments qu’il éprouve envers sa génitrice. Kheriji s’interroge sur la nature de ces sentiments éprouvés : est-ce un désir de réhabiliter l’honneur perdu de la mère répudiée, ou désir secret de se débarrasser de la présence  envahissante d’une mère dévoreuse.

  Dans La Répudiation, Rachid, en faisant allusion à la répudiation de sa mère pourtant annoncée dès le titre du roman, nous brosse un portrait très sommaire de la première réaction de cette dernière face au drame inéluctable qui l’attend :

« Ma mère est au courant. Aucune révolte ! Aucune soumission ! Elle se tait et n’ose dire qu’elle est d’accord. Aucun droit ! Elle est très lasse. Son cœur enfle. Impression d’une fongosité bulbeuse. Tatouage qui sépare hargneusement le front en deux. Il faut se taire : mon père ne permettrait aucune manifestation. »[7]  

  Par la répétition du mot « aucune », les points d’exclamation et l’absence d’articles devant « impression » et « tatouage », ces quelques phrases mettent en relief le sentiment d’impuissance de la mère auquel fait écho celui du fils/narrateur. Cette impuissance soulignée par une désobéissance à la loi d’un Dieu sourd à ses souffrances :

« Lamentable, ma mère qui ne s’était doutée de rien ! (…) La peur lui barre la tête et rien n’arrive à s’exprimer en dehors d’un vague brouhaha. Elle est au courant. Une angoisse bègue. Elle se déleste des mots comme elle peut et cherche une fuite dans le vertige ; mais rien n’arrive. (…) Elle ne sait pas cerner le réel. (…) Lâcheté surtout.                                                                  Elle est debout et lutte contre l’envie de s’évanouir. L’indifférence rutile dans la pièce fraiche. Le père continue à manger, très lentement comme à son habitude. Pour lui, tout continue à couler dans l’ordre prévisible des choses. (…) Ma hésite. Une gêne … La banalité des mots qu’elle va prononcer. Elle ne sait pas se décider. Et les fantasmes ! Surtout pas d’insolence pour ne pas rebuter les ancêtres. Se taire … (…)                 (Dans la ville, les hommes déambulent. Ils crachent dans le vagin des putins, pour les rafraichir. Chaleur…                             Les hommes ont tous les droits, entre autre celui de répudier leurs femmes. (…) Ma mère ne sait ni lire ni écrire. (…) Elle reste seule face à la conspiration du mâle allié aux mouches et à Dieu.) »[8]   

     Cette femme ne sait que faire devant une loi qui la condamne au silence. Rachid, ce fils/témoin de son malheur, souligne un semblant de résistance lorsqu’il dit : « Je voyais Ma se mordre les lèvres et se tordre le corps. » (p.39). Son corps se révolte alors qu’« elle se taisait » (p.39). Mais elle ne fait rien. Le narrateur n’a qu’une explication à l’attitude décevante de sa mère : « Lâcheté surtout » (p.33)

   Maissa Bey, quant à elle, sort de la figure de la femme effacée qui subit son destin et met en avant dans son roman Bleu Blanc Vert un personnage féminin, Lilas, que Bekkat Amina appellerait personnage positif. Elle prend en charge le procédé de la narration, et par sa prise de parole elle fait découvrir aux lecteurs ses aspirations et ses tourments autant que femme tout en dévoilant un espace féminin longtemps tu. Un espace que des auteurs masculins ont d’or et déjà essayé de peindre mais sans déceler ses mystères. Bey, en dédoublant le narrateur en Lui et Elle, confronte deux univers distincts, celui de l’homme et celui de la femme. Chacun est porteur d’une vérité propre à lui. Une vérité qui reste toutefois incomplète en l’absence de celle du sexe opposé. Lilas, le Elle de l’histoire, ne ressemble pas à Ma de Boudjedra, elle représente une catégorie qui s’est donnée le droit de choisir sa vie, comme le lui rappelait Ali, son mari :

« Ne compare pas ta vie à celle des Françaises ou des Américaines ! Pense à ce qu’a été ta grand-mère, ou même celle de ta mère. Cette supériorité que tu as aujourd’hui sur elles. Et ton aisance dans ton rapport au monde du dehors. Fais le bilan de vos conquêtes, et tu verras. Tu n’as jamais porté le voile. Il n’en a jamais été question. Personne ne t’a jamais empêché de faire des études. Au contraire. Tu travailles. Tu sors sans demander d’autorisation à quiconque. Bientôt tu conduiras notre voiture, quand nous en aurons une et tu as choisi toi-même ton mari. Et quel mari ! C’est ça la vraie révolution. Et il éclate de rire. »[9]        

Même si Lilas est  porteuse de voix chez Maissa Bey, elle reste néanmoins victime de son sexe qui la soumet à toutes les injures que peut subir une femme vivant dans une société aux prises aux dogmes d’une tradition ancrée dans les esprits et les cœurs. Elle est toujours « Agressée par les regards des hommes dans la rue. Par les remarques entendues ça et là. Par la souffrance des autres femmes. Et surtout par leur impuissance face à cette souffrance. »[10]  

   Le fait de sortir dévoilée, Lilas devient sujette du regard de l’autre ; un regard souvent accusateur. En effet, le voile a toujours servi comme élément protecteur de la femme. Pour l’autre, il est la « limitation de sa perception », pour emprunter une expression de Fanon.[11] Il délimite aussi l’espace intime de la femme (le corps, le visage) de celui social, la rendant un objet sacralisé, à protéger et à cacher. Si la femme sort de son harem et pénètre l’espace  masculin, elle commet une subversion, une fitna. Dans ce cas, son pouvoir est non seulement sexuel mais le dépasse à celui de subvertir l’ordre établi :

« Des fois, j’ai l’impression que notre immeuble, c’est comme un grand meuble, une commode, avec plein de tiroirs. Et dans chaque tiroir, il y a plein de bruit et beaucoup d’histoires. Des histoires qui concernent les femmes surtout. Le jour, on dirait un monde où il n’y a que des femmes. Parce que les hommes ne sont jamais à la maison. Sauf ceux qui ne travaillent pas. Mais même s’ils ne travaillent pas, les hommes ne restent pas à la maison toute la journée. Ils se retrouvent dans les cafés. Quand les hommes ne sont pas là, elles se retrouvent. »[12]    

En dépit du poids d’une tradition qui fait de la femme un sous-être, non seulement mineur mais inexistant, reste que les deux auteurs ont su semer la révolte dans leurs romans. Dans la personne de Saida, Boudjedra a dessiné les traits d’une fille rebelle qui « traversait les jours, prestigieuse » qui « marchait, souveraine, les pieds nus se posant tranquillement, l’un après l’autre, sur les dalles fraiches des pièces intérieures », qui « se mettait au-dessus des querelles des autres femmes de la maison (…) », qui « brillait. ». Ses frères garçons en restaient « ébaubis. Zahir, lui, conscient du danger qui le menaçait, à cause de l’attrait indiscutable de la sœur sur (ses frères), ses meilleurs adeptes, essayait de détourner (leur) surprise par quelque juron obscène : « Va-t-en ! Sinon je pisse sur le Dieu de ta sale mère. » « Rien ! Nul ! disait-elle, tu ferais mieux de me regarder. Moi, j’ai des mamelles ! » L’argument était de force. »[13]      

  Ce personnage fait face à celui de sa génitrice. Elle assumait sa féminité, ce qui troublait ses frères garçons. Aller au devant en faisant fi aux normes sociales était aussi présent dans le roman de Bey en la personne de cette femme rencontrée dans un salon de coiffure. Cette jeune fille fêtait en se teignant les cheveux en « blond, avec des mèches platine (…) le départ de son frère en Afghanistan. (…) Avant de sortir, coiffée et maquillée comme pour célébrer un grand jour, elle nous avait gratifiées d’un vibrant « Vive la liberté ! » que nous avions salué avec des applaudissements. »[14]

     Pour conclure enfin, et à travers la lecture de Bleu Blanc Vert de Maissa Bey et de La Répudiation de Rachid Boudjedra, nous avons tenté de voir comment chacun de ces deux écrivains dit cette intimité, ou devrions-nous dire cette non intimité. Entre dit et non-dit, explicite et implicite, parole et silence, nous avons interrogé les différentes techniques employées afin de représenter non seulement la violation produite par une écriture dénonciatrice mais aussi la dichotomie du sacré/profane dans la littérature algérienne qui a voulu être libre et libératrice ; libre par son rejet des tabous qui entourent le féminin, et libératrice parce qu’elle a donné voix à un être longtemps privé de parole et ainsi a mis  à nu tout cet espace de l’intimité, du sacré et de l’interdit et l’a réduit en un être profane qui n’a nullement besoin de la protection de l’homme.



[1] Tahar ben Jelloun, Moha le fou, Moha le sage, Paris, Seuil, 1978, p.46.

[2] Naoual el Saadaoui, La face cachée d’Eve, Paris, Editions des Femmes, 1982, p.113.

[3] Ibid, p. 113.

[4]  Revault d’Allonnes, Claude, Préface, Voilées, Dévoilées. Etre femme dans le monde arabe, Noria Allami, Paris, L’Harmattan, 1989, p.10. 

[5] L’équivalent de maman dans le langage populaire algérien.

[6] Kheriji, Rym, Boudjedra et Kundera : Lectures à corps ouvert. Doctorat Nouveau régime, Université Lyon 2, 15 décembre 2000, Directeur de recherches : Charles Bonn

 

[7] Boudjedra, Rachid, La Répudiation, Editions Denoël, 1969, p. 33-4.

[8] Ibid, p.34.

[9] Bey, Maissa, Bleu Blanc Vert, Editions Barzakh, 2006, p.167.

[10] Ibid, p.167.

[11] Fanon, Franz, Sociologie d’une révolution, Paris, Maspero, 1978, p.26.

[12] M. Bey, Bleu Blanc Vert, Op.cit., p. 41.

[13] R. Boudjedra, La Répudiation, Op.cit., p.26.

[14]  M. Bey, Bleu Blanc Vert, Op.cit., p. 259-260


 
 



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