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LITTERATURES FRANCOPHONES
 
PREMIERES EXPERIENCES LITTERAIRES : Ecrits d’autochtones et d’auteurs coloniaux

Parler de la littérature maghrébine, c’est aussi évoquer l’existence de textes écrits dans d’autres langues à des moments historiques précises. Il faudrait rappeler que l’Algérie et le Maghreb ont longtemps été une terre de conquêtes et d’invasions. Comme notre cours ne s’intéresse qu’à la littérature de langue française, nous ne ferons que survoler ces autres textes, espaces témoins d’une histoire trop ancienne marquée par les soubresauts de successives colonisations et d’une indéniable marginalisation des élites locales.
        Il serait peu opératoire de faire l’économie de cette plongée diachronique dans les espaces sinueux d’une histoire littéraire, encore trop peu étudiée. Il existe aujourd’hui des textes écrits en grec (Cornutus ou Apulée au 2ème siècle), en tifinagh (famille chamitique), en langue punique (récits d’Hannon et d’Himilcon (du 4ème au 6ème siècle). La population de l’époque employait plusieurs dialectes d’origine « berbère », à côté de la langue punique qui s’étendra par la suite pour devenir la langue commune des Carthaginois et de tous les habitants d’Afrique du Nord. Le grec était aussi une langue trop utilisée par les élites. C’est au 2ème siècle qu’Apulée va écrire son texte-phare, L’Âne d’or ou les métamorphoses qui est considéré comme l’ancêtre du roman. Au cinquième siècle, Saint Augustin livre ses réflexions.
A côté de ces textes, vont apparaitre au VIIIème siècle des ouvrages de philologie et d’Histoire, des récits de voyage écrits en arabe, le Maghreb devenant une province arabe. La poésie allait devenir l’art le plus apprécié par les élites. Ainsi, Sahnoun (776-855), Ibrahim Al Husri (mort en 1022), Ibn Battouta) publient des textes théoriques, des poèmes et des récits de voyage.Ibn Tofayl (mort en 1185) est l’auteur du célèbre roman philosophique, Hayy Ibn Yaqdhan. Ibn Rochd(mort en 1198) et Ibn Khaldoun ont marqué leur époque.
La littérature populaire est le lieu de prédilection de l’expression des poètes et des conteurs, trop nombreux : chants d’amour, comptines, berceuses, longues poésies, On peut citer les noms de Ben Sahla, Ben Triki, Abderrahmane El Mejdoub et bien d’autres aèdes qui exprimaient ainsi l’âme et les préoccupations du peuple. Ainsi, le rapport entretenu avec les éléments de la culture populaire reste encore marquée par de graves malentendus. Nous n’avons pas pour objectif de chercher les origines de la littérature mais de montrer que chaque peuple possède ses propres manifestations littéraires et artistiques propres. Chaque société engendre sa culture, ses représentations artistiques particulières.
L’adoption des formes européennes, suite à la colonisation, va engendrer une profonde césure et la marginalisation des formes culturelles locales, provoquant de graves ruptures.
1-L’ère des écrivains voyageurs : Pour bien connaitre la littérature algérienne, il est important de voir à quelles œuvres elle fait suite. De très nombreux écrivains français ont entrepris une sorte de pèlerinage païen en Algérie, découvrant ainsi les délices d’une nature particulière et les lieux singuliers d’un décor majestueux, à l’origine d’un regard exotique et de l’occultation presque totale de la dimension coloniale. L’autochtone devient une sorte de silhouette, une ombre, un simple objet de décor dans plusieurs romans. Certains auteurs proposaient des textes cautionnant la colonisation. L’exotisme, les stéréotypes et la fascination des mœurs « barbares » caractérisaient leur écriture. Ces écrivains touristes, séduits par la singularité des lieux, allaient surtout, gagnés par l’exotisme ambiant, proposer de longues descriptions des paysages et donner à voir une Algérie sans conflits, ni misère. Eugène Delacroix (1798-1863) découvre l’orientalisme lors d’un de ses séjours en Algérie, peignant de très belles toiles en pleine nature dont « Femmes d’Alger dans leur appartement » (1834). Gabriel Audisio parle ainsi de cette mode qui caractérisait le paysage littéraire de l’époque :
« On n’en finirait pas s’il fallait énumérer tous ceux qui sont venus voir cette terre, y trouver des motifs de description, des sujets de récits, des thèmes d’inspiration. Les bibliographies qu’on a tentées à cet égard comportent des centaines de pages. La liste va de Chateaubriand à Jean Cocteau, de Théophile Gauthier à André Gide, de Maupassant à Montherlant, en passant par Flaubert, Alphonse Daudet, Loti, Jammes, Louys et cent autres » (Gabriel Audisio, Les écrivains algériens, in Visages de l’Algérie, Paris, Horizons de France, 1953).
Et Gabriel Audisio d’enchainer: « Tout ce que  l’Algérie a inspiré aux voyageurs pendant ces cinquante premières années, est de second ordre à côté de Fromentin, même si les signatures sont du premier. Il ne suffisait pas d’aller chercher des ferments exotiques, un pittoresque nouveau, des sujets inédits pour rapporter de très bons livres ; les écrivains qui sont partis pour cette quête en sont revenus avec plus ou moins de bonheur. Sans doute est-il flatteur pour l’Algérie d’avoir inspiré non seulement des livres à Ernest Feydeau (Alger, Le Secret du bonheur, Souma) ou des pages à Théophile Gautier (Loin de Paris), mais encore les vertes  Notes de voyage de Flaubert, les Pages retrouvées des Goncourt, plusieurs nouvelles et Au Soleil de Maupassant et même les Trois Dames de la Kasbah de loti. Mais il n’y a rien là d’essentiel ni qui ajoute à la gloire des auteurs.
      « Après les années 1880, cette tradition des écrivains en quête de sujets et de pittoresque ne s’est pas éteinte, mais elle a généralement donné des œuvres d’une qualité plus sûre. C’est qu’entre temps il s’était produit un phénomène d’importance : le Tartarin de Tarascon de Daudet (1872), « cette Belle Hélène de l’Algérie Romantique » comme l’appelle M. Pierre Martino, était venu jeter le ridicule sur l’orientalisme de bazar. Désormais, ce que les écrivains de passage rapporteront d’Algérie sera plus exact, mieux vu et tendra au réalisme. On aura plus d’exigences, on s’efforcera de faire vrai dans le détail extérieur, même s’il s’agit de l’aventure la plus romanesque, comme dans L’Atlantide de Pierre Benoît. »
Eugène Fromentin (1820-1876) décrit, en usant de très nombreuses descriptions,  des lieux et des paysages ensoleillés, mettant en scène des personnages peu marqués par la situation sociale de l’époque (Un été au Sahara, 1857 ; Une année dans le Sahel, 1858). André Gide (1869-1951) évacue totalement les dimensions sociales et politiques pour privilégier l’aspect esthétique et la sensualité des lieux et des personnages. Blida et Biskra sont les lieux-cadre de ses deux romans, Les nourritures terrestres (1897) et L’immoraliste (1902). Dans ce dernier roman, nous découvrons un certain nombre de traces de la vie de Gide exposant les odeurs et les couleurs de Biskra, sur fond d’une rencontre entre Michel, « l’immoraliste » et Marcelline à Biskra. Michel, malade, ne se sent concerné que par le monde sensuel qui l’entoure, refusant de voir l’univers social et ses misères.
Seul, peut-être, Montherlant a peut-être donné à voir une image quelque peu différente des autres romans prenant comme décor l’Algérie. Dans son roman, « La rose de sable », il met en scène un officier français de droite qui tombe amoureux d’une prostituée qui le refuse préférant vendre son corps que se dépouiller de son âme.
Jacqueline Arnaud : « Tout livre d’un écrivain français sur l’Afrique du Nord est donc, volontairement ou non, un document, non seulement par ce qu’il dit, mais de Kateb Yacine)
2-Le courant algérianiste : Quand on évoque le courant algérianiste, on pense directement à ses deux représentants attitrés, Louis Bertrand et Robert Randau qui ont exprimé la nécessité de l’existence d’une littérature en Algérie plus ou moins autonome par rapport à l’espace littéraire français. Isabelle Ibarhardh, auteure paradoxal, est souvent classée à part. C’est une littérature coloniale en rapports étroits avec la politique de conquête, justifiant souvent l’entreprise coloniale et occultant totalement le sort des colonisés. Ce courant a été fondé par Jean Pomier et Louis Lecoq reprenant le terme « Algérianiste » à un titre d’un roman de Robert Randau.
L’Algérianisme, apparait aux environs de 1900 avec, essentiellement, les textes de Robert Randau,  Les colons ; Les Algérianistes (Paris, Sansot, 1911) et provoque la résurgence du mythe de l’ « Afrique latine ». C’est une littérature qui célèbre et cautionne l’entreprise « civilisatrice » de la colonisation. L’autochtone est déprécié, méprisé.
Un critique présentait ainsi ce courant : « L’heure des écrivains Algériens avait sonné. Ils ont compris que leur terre est une patrie ; ils veulent la voir du dedans, en gens qui en sont ; ils veulent être les porte-parole d’une race nouvelle en train de se faire, la race ‘‘franco-berbère’’ ; Ils prétendent  exprimer « l’âme barbaresque » éternelle qu’ils retrouvent chez Apulée, Saint Augustin, Ibn Khaldoun, dont ils revendiquent un peu pêle-mêle l’héritage, dans leur appétit de nationalisme littéraire. Enfin ils se proclament  ‘‘Algérianistes’’, à la suite de Robert Randau, qui a écrit en 1920, dans leur manifeste, cette phrase typique : « Nous désirons dégager notre autonomie esthétique.»
Les écrivains algérianistes, fascinés par le naturalisme et Emile Zola reproduisaient les poncifs et les stéréotypes du discours colonial, tout en mettant en scène des personnages tirés de la tradition picaresque espagnole. Ce n’est pas pour rien que Musette avait proposé « Cagayous », texte aux relents antisémites, présentant des personnages forts imposant leur puissance aux faibles condamnés à la soumission.
Les écrivains, cherchant à se singulariser, emploient une langue hybride mélangeant des traces de plusieurs idiomes : français, espagnol, italien, portugais, et parfois arabe… Arthur Pellrgrin présentait ainsi cette langue: « Les écrivains nord-africains ayant trouvé en la langue française, un excellent instrument de travail, il leur appartient de rendre cet outil plus maniable encore, mieux adapté aux nécessités locales »(Arthur Pellegrin, La littérature nord-africaine, Tunis, Bibliothèque nord-africaine, ed. P. Campo, 1920, p.56)
Les personnages des colons, même corrompus, sont présentés sous un beau jour alors que les autochtones sont marqués négativement. Les auteurs emploient de nombreuses métaphores zoologiques et un langage scatologique. Les jurons et les mots vulgaires, censés refléter la réalité, peuplent les différents récits.
LOUIS BERTRAND (1866-1941) : Sur les routes du Sud, Paris, Fayard, 1936, Mes années d’apprentissage, Paris, Fayard, 1938, Alger, Paris, Sorlot, 1938 ; Le sang des races ; Pépète le Bien aimé, Paris, Ollendorf, 1904,sotie ; Les bains de Phalère.
 Ce professeur de lycée à Alger a toujours voulu imposer le culte de la civilisation latine, niant l’existence de la dimension arabe de l’Algérie. Il le souligne bien dans un de ses essais (Les villes d’or,1920, Paris, Fayard)  : « D’abord, je crois avoir introduit dans la littérature romanesque l’idée d’une Afrique toute contemporaine, que personne, auparavant, ne daignait voir »
« Trilogie romanesque à l’action colonisatrice du peuple neuf : Le sang des races, Paris, Ollendorf, 1899, montre l’extension de la colonisation par le transport des marchandises par voitures hippomobiles (roulage), La Cina,  décrit une campagne électorale à Tipaza et La Concession de Madame Petitgrand, Fayard, 1912, l’exploitation problématique d’un domaine agricole. »
L’auteur amasse, avant la rédaction de ses ouvrages, une documentation conséquente, accordant un extraordinaire intérêt aux petits détails.
EXTRAITS (Louis Bertrand, Le sang des races)
« L’année d’avant, chassés par la famine, ils avaient quitté leur village de San-Vicente, auprès d’Alicante, avec des bandes entières de paysans de leur province. Malgré les malédictions des aïeules, ils étaient venus chercher le pain blanc et la joie sur cette terre d’Afrique où la vieille haine de leur race appréhendait toujours les maléfices sacrilèges et les traitrises du Maure. Ils s’y étaient établis comme chez eux ; ils y avaient retrouvé leur pays, ceux qui étaient nés sous les palmiers d’Elche, ou près des falaises de Carthagène, comme les laboureurs de la « Huerta » de Valence et ceux qui élevaient les orangers dans le grand jardin humide de Murcie » (Le sang des races, pp.2-3)
« Il y avait là des hommes de toutes les nations(…), des terrassiers piémontais, les plus bruyants de tous, avec leurs faces roses de Gaulois aux longues moustaches blondes et leurs yeux bleus. Ils étalaient de grandes bottes et des pantalons de velours aussi larges que des jupes, à côté des cottes de toile bleue des charpentiers marseillais. Par ci par là, éclataient les tailloles multicolores des petits charretiers de la Camargue et de la vallée du Rhône, qui gesticulaient entre les larges épaules des Piémontais. Une blouse de Montélimar, déteinte par les lessives et dont les broderies noires s’effaçaient sous la poussière, se démenait avec des gestes amplifiés par les plis. Tous les patois sonores de la Provence et du Piémont, depuis Turin jusqu’à Martigues, se confondaient, parfois sur les mêmes lèvres. Tous se comprenaient, s’excitaient, s’enivraient de leurs propos, que les Piémontais martelaient de rudes accents toniques. Le vin coulait dans les verres, incendiait les visages et dilatait les yeux.
Plus pacifiques, les hommes du Nord se tenaient à l’écart : c’étaient presque tous des Alsaciens immigrants, des Badois de la Forêt –Noire. Quelques-uns, anciens zouaves ou chasseurs d’Afrique, se reconnaissaient à l’impériale de leur barbiche. Des maçons auvergnats se mêlaient à eux, avec leurs favoris noirs et leurs casquettes en peau de lapin, qu’ils conservaient malgré le soleil, par économie. Pour se distinguer, tous affectaient à l’auberge de ne parler que le français, ce qui faisait rire ceux de Marseille. » (Le sang des races, pp. 7-8)
-Préface (extrait) de Louis Bertrand à l’Anthologie, Notre Afrique (1925) :
« Pour une fois, une race neuve prend conscience d’elle-même. C’est tout un cœur de jeunes volontés qui s’accordent dans un même rythme, qui sont groupées avec intention et qui savent ce qu’elles veulent. Tout ce que je souhaite depuis vingt-cinq ans est en train de se réaliser-à savoir la renaissance de la Latinité africaine. Le Latin d’Afrique est sorti des nécropoles de l’histoire et de l’archéologie pour rentrer dans la vie. »
 
 
ROBERT RANDAU (1873-1946) : Les colons ; Les Algérianistes ; Cassard le Berbère
Fonctionnaire, il était très engagé sur le plan politique. Il a toujours cherché à favoriser la mise en œuvre d’une sorte d’Algérie latine, dirigée par les Européens. Ce n’est pas pour rien qu’il a rédigé un « précis de politique musulmane » (Alger, Jourdan, 1906) dans lequel il a exposé ses vues politiques et idéologiques.
Un critique de l’époque écrivait ceci à propos de Randau : « Le style de Randau est à l’image de cet homme qui se veut à la fois barbare, instinctif, sensuel et amoureux de subtilités et de raffinements. Sa langue, nourrie de tous les dialectes, sabirs et jargons, mélange hétéroclite de préciosités, d’archaïsmes, de cliquant, et de vulgarités décidées, de truculences joviales, de pansexualisme délirant, s’autorise, non sans abus, de Rabelais, car  il reste de ce goût pour le grandiose et le forcené une impression de boursouflure, de naïve volonté d’affirmation. Il a en Randau un bon  compagnon fidèle aux siens, un peu au large dans une mentalité de sultan. Cassard le Berbère avoue, dans le livre du même nom que «ce n’est guère qu’en doctrine qu’il néglige les contingences morales pour exalter la force au-dessus  du droit
Il parlait ainsi de son écriture : « Mes héros sont, en général, des Algériens, par conséquent des Espagnols francisés, ou tendant à se franciser. Il est trop naturel que ceux de la métropole refusent de se reconnaitre dans ces compatriotes, à leur avis dégénérés. Ajoutons que nombre d’entre eux partagent les préjugés et les ignorances françaises à l’égard de types originaux, dont la parfaite santé morale, la valeur inestimable comme éléments ethniques leur échappent totalement. Inutile de raisonner avec ces gens là :le bourgeois amolli, l’abrité dans les grandes villes, le paperassier qui n’est jamais sorti, le snob qui n’a rien vu, ne peuvent même pas entrevoir les fécondités futures du jeune barbare. Ils confondent Pépète avec l’apache parisien, ou le « golfo » madrilène. Or pépète est un connaisseur, un écumeur de rivages et un défricheur de brousse, un fondateur de villes et un pétrisseur de races : il peut à l’occasion être un héros. »
EXTRAITS :
« Des éraillures s’étaient produites à la bordure de toile cirée, à un angle rentrant de  l’appareil ; en d’autres endroits la chaleur amollissait l’enduit et les pattes pour venir se cramponner ; de divers cotés, la colonne d’assaut franchissait les barrières, se ruait sur les ceps. Des coulées jaunes serpentaient en minces raies à l’intérieur des barrages, couraient  aux verdures ; les criquets se chevauchaient, emmêlaient leurs pattes, croisaient leurs élytres, s’écrasaient, soucieux de leur nombre, crissaient, leur clameur de guerre était pareille au bruissement des feuilles mortes soulevées par une brise. Elle parut, les passages forcés, triomphale.
« Jos pensa que s’il ne fermait point les brèches, il n’y aurait pas de vendanges. Il ne se désespéra pas, il ne leva pas le poing au ciel en revivant les années passées, il ne songea ni à sa femme ni à ses enfants ; il se contenta de jurer un coup, puis du geste résolu de l’homme de force, il enleva son cheval, suivit la ligne des toiles, ordonna aux points d’éraillure la pose de sentinelles, d’enfants armés de visionner branchages qui détournent le flot des criquets, fit avec des lignes humides frotter les enduits cirés. Bientôt les envahisseurs eurent perdu tout contact avec le gros de leur armée ; les dégâts qu’ils occasionnèrent furent insignifiants.» (Les colons)
-Jean Pomier (Le mouvement littéraire français d’Algérie, ce qu’il est, ce qu’il doit être, 1922)
« De nombreux écrivains de la métropole sont venus ici, entre deux bateaux, et friand d’un exotisme très conventionnel (dont bien souvent ils portaient en eux-mêmes la vision et le mirage) sont repartis, lestés de roman à prétention algérienne. (…) Ils relèvent d’une méthode de standardisation littéraire et de l’exploitation d’une firme commerciale, chargée d’approvisionner les petites dames, les concierges et les « cousines » en frissons d’Orient » ; mais l’Orient n’a rien à voir avec les lettres algériennes. (…)
Je ne voudrais pas cependant paraître négliger ici des Fromentin, des Maupassant, des Daudet, qui eurent dès longtemps une vision de l’Algérie pleine de mérite documentaire ou pittoresque. Mais leur intérêt est restreint du point de vue qui est le nôtre : ils connurent l’Algérie, expression géographique, mais non l’Algérie, valeur esthétique néo-française et aussi El-Djazair, mais non Alger la « Méditerranéenne ». »
 
3-Le courant assimilationniste : Dans les années 20, à côté du discours nationaliste défendu par d’anciens militants de la CGT et de la SFIO existaient des voix défendant l’assimilation se recrutant essentiellement dans le milieu des instituteurs sortis de l’école normale. Des journaux comme « La voix des humbles » s’inscrivaient dans cette logique assimilationniste. Dans ce contexte politique marqué par la forte présence de ce courant dans les milieux de l’élite, les premiers écrivains algériens, reproduisant le discours scolaire, militaient pour la francisation de l’Algérie, donnant à voir les « bons côtés » de la civilisation et les « défauts » de leurs compatriotes. Ils reproduisaient le discours des algérianistes considérant, comme eux, les autochtones comme des « barbares » et des « sauvages » et défendaient fortement l’idée d’une acculturation indispensable au développement mental et social des Algériens. Certains insistaient sur une sorte de fraternisation, une cohabitation silencieuse. Ce n’est pas sans raison que le thème du mariage mixte investit l’espace romanesque. Certes, cette rencontre tant souhaitée n’aboutit pas. L’empreinte de l’école est importante. D’ailleurs, le personnage de l’instituteur traverse tous les textes. L’école française, positive et bienfaitrice est opposée aux établissements coraniques et aux madrasas. Dans Aziza de Djamila Debbèche et Bou El Nouar, le jeune algérien, l’école française est célébrée tandis que les établissements coraniques sont vigoureusement dénoncés. La polygamie est aussi un thème qui se retrouve dans de nombreux romans de cette tendance. Le fait que les autochtones n’aient pas fréquenté l’école française est perçue négativement dans l’espace romanesque assimilationniste. Aziza, employée dans une agence de presse, n’arrête pas de vitupérer ses compatriotes qui refusent de fréquenter l’école française. Aucune trace d’une dénonciation de la colonisation n’est présente alors que Aziza et Bou El Nouar caricaturent et péjorent les idées nationalistes. Nous avons affaire à des romans de propagande politique faisant la publicité au discours assimilationniste. Le personnage principal de ces textes est un « évolué » qui épouse le discours colonial et rejette sa propre culture considérée comme rétrograde. Comme les Algérianistes, les assimilationnistes apportent une certaine légitimation à la colonisation.
Les auteurs les plus connus de ce courant célèbrent la culture française : Ahmed Bouri (Musulmans et Chrétiennes, 1912)), Abdelkader Hadj Hamou (Zohra, la fille du mineur, 1925) Chukri Khodja (Mamoun, l’ébauche d’un idéal, 1928 ; El Euldj, captif des Barbaresques, 1929), René Pottier et Saad Ben Ali (Aïchouche, la djellabya, princesse saharienne et La tente noire, 1933), Mohamed Ould Cheikh (Myriam dans les palmes, 1936), Aïssa Zehar (Hind à l’âme pure ou l’histoire d’une mère, 1942), Rabah Zenati (Bou El Nouar, le jeune Algérien, 1945), Marie-Louise Amrouche (Jacinte noire, 1947), Djamila Debbeche (Leila, femme d’Algérie et Aziza), Caid Bencherif (Ahmed Ben Mostefa, goumier), Omar Samar (Ali, ô mon frère, 1891 et Divagations d’âmes, 1895).
Les premiers textes de fiction écrits remontent à la fin du 19ème siècle : M’hamed Ben Rahal et Mustapha Allaoua publient deux nouvelles, La vengeance du Cheikh en 1891 pour le premier et Le faux talisman, pour le second en 1893 alors que Omar Samar né en 1870 publie deux romans-feuilletons dans le journal, El Hacq, publié à Bône (aujourd’hui Annaba), Ali, ô mon frère (1891) et Divagations d’âmes, roman de mœurs mondaines et exotiques (1895).
Ces deux romans d’Omar Samar célèbrent « le rapprochement des races », ne remettant pas en question la présence coloniale. Ali, ô mon frère est l’histoire d’un Tunisien, amoureux fortement déçu après sa rupture avec son amante, quitte Tunis pour Bône. Il raconte ses déconvenues au narrateur. Divagation d’âmes est le récit de Mansour El Aziz, secrétaire d’un antiquaire, parfait noctambule, amant d’une certaine Hélène, mais vite, il tombe amoureux d’une voisine handicapée, Angélique. Ainsi, il va se retrouver écartelé entre deux mondes, deux univers.
C’est un style à l’eau de rose qui avait beaucoup de succès à l’époque. Le dénouement est toujours heureux. La langue est très scolaire.
Rabah Zenati est un ancien instituteur (1877-1952), très engagé sur les questions politiques, insistait surtout sur l’importance de l’appareil scolaire dans l’éducation de ses compatriotes tout en insistant sur l’assimilation. Il est l’auteur d’un roman, au style scolaire, reproduisant tout simplement le style des manuels scolaires de l’époque , Bou El Nouar, le jeune algérien (1943-1945), Grand prix littéraire de l’Algérie. Fondateur de journaux : (La voix indigène, 1929. La voix libre, 1949). Bou El Nouar, un personnage représentant, en quelque sorte, le courant assimilationniste de l’époque, portant un costume français et appelant à la « fusion des races », mettant en relief ce qu’il appelait les « bienfaits de la civilisation » et militait pour une radicale transformation de l’être indigène. C’est un roman autobiographique donnant à voir un personnage heureux dans l’école française qu’il oppose à l’établissement coranique présenté négativement. C’est aussi une critique des traditions et des formes culturelles locales considérées comme « archaïques » et peu convenable. Le remariage du père l’indispose, comme d’ailleurs son premier mariage forcé, mais il ne peut protester contre cette situation. Il finit par trouver son bonheur en épousant une Française qui serait le modèle idéal à suivre.
Djamila Debbeche (1910-      ), une femme qui réussit la gageure de s’imposer en écrivant un roman, Aziza, et en fondant un journal, L’Action en  1947, quelque peu féministe, appelant au rapprochement franco-musulman, ne dénonçant nullement la colonisation. Elle pointe du doigt ce conflit, chez les lettrés, entre deux cultures, deux univers, deux mondes, la culture autochtone et la culture européenne. Elle publie son premier roman, Leila, femme d’Algérie en 1947 tout en s’engageant dans le débat politique, défendant constamment ses idées féministes. Elle écrira un second roman, Aziza et publie deux opuscules sur la situation des femmes : Les musulmans algériens et la scolarisation (1950) et L’enseignement de la   langue arabe et le droit aux femmes algériennes (1951) et un article, Les grandes étapes de l’évolution féminine en terre d’Islam (1959)
Son roman, Aziza, est l’histoire d’un personnage féminin, Aziza, employée dans une agence de presse, qui rencontre un ami d’enfance, Ali, durant une réception organisée par des « Européens ». Une relation amoureuse se tisse entre les deux personnages. Ils finiront par se marier, mais des désaccords surgissent jusqu’au moment où Ali, reconnait qu’il est vain de s’attacher à des traditions rétrogrades. Le modèle demeure le mode de vie européen. Debbeche est le portrait-type de l’écrivain assimilé qui s’attaque à sa culture d’origine la considérant comme « inférieure » reproduisant ainsi le discours des Algérianistes. Dans ce roman, Aziza ne s’empêche pas de s’attaquer aux militants nationalistes qui seraient des « individus fanatiques ». L’Européen, à travers le personnage du reporter, Patrice Vare, est présenté comme le modèle idéal.
Le courant assimilationniste est l’expression des premiers lettrés en français, profondément marqués par l’empreinte de l’école coloniale. Les personnages fonctionnent comme des espaces d’articulation du discours idéologique colonial, occultant ou péjorant les éléments de la culture autochtone. Les écrivains de cette tendance prônaient l’assimilation et tentaient de cautionner la colonisation. Les militants nationalistes sont caricaturés, présentés sous des aspects négatifs comme dans  Aziza  de Djamila Debbeche. Séduits par Zola et le naturalisme, ils ne se privent pas de notations sociologiques et historiques.
EXTRAITS :
1)    Omar Samar, Ali, ô mon frère, roman-feuilleton
Ali, ô mon frère. Il est sauvé par le narrateur du pont qui surplombe frère, se passe à Bône et à Tunis C’est l’histoire de Ali Ben Lazreg, un jeune Tunisien qui vient à Bône pour mettre un terme à sa vie en se jetant par un pont, il est sauvé par le narrateur et un « vieil arabe ». Le narrateur écoute le Tunisien lui raconter son histoire qui l’a poussé à vouloir se suicider. Il rencontre Marguerite à Tunis et tombe follement amoureux. C’est le coup de foudre. Le narrateur écrit à Ali une lettre :
« Cher Ali, ta vie, ton histoire que tu m’as si péniblement, sont encore gravées dans ma mémoire avec le déluge navrant de leurs plus infimes détails.
Tes aventures d’amour et surtout la dernière, celle qui t’affecta le plus et brisa à jamais ton existence m’ont profondément ému et aujourd’hui quand je me rappelle ta folle passion pour Marguerite, malgré moi des larmes inondent mes paupières, au souvenir de tes souffrances et un besoin de parler, de vider mon cœur trop plein de douloureux secrets, m’envahit tout entier.
Voilà pourquoi, mon pauvre ami, je t’ai demandé la permission d’écrire ton histoire, qui est un véritable roman vécu, palpitant d’émotion, de chagrin et d’espérances.
Ah ! si Marguerite pouvait lire ce récit, elle verrait combien elle fut ingrate, combien sa brusque aversion fut pénible pour toi, après avoir fortement aimé et alors peut-être, elle te presserait sur ses seins d’albâtre, où tu pourras sécher à loisir tes yeux mélancoliques, sans cesse humides de larmes.
Malheureusement, tout est bien fini et même une espérance serait fugitive. Aujourd’hui, Margot est grande dame, les nobles descendants des Croisés se traînent à ses genoux et le nom de son illustre époux retentit avec éclat dans les plus magnifiques salons de la Ville-Lumière. (Omar Samar, Ali, ô mon frère, 1891)
2)Mohamed Bencherif, Ahmed Ben Mostepha, goumier, Editions Payot, 1920
Dans la vie heureuse et calme de chaque jour, son atavisme de conquérant pèse-lourde chape de gloire-sur ses épaules de nomade oisif. Il veut vivre les récits des faits d’armes que le temps amplifie chaque jour, il veut faire parler la poudre, il lui faut la bataille où les boucliers s’entrechoquent. (…)
Ahmed va caresser son coursier qui hennit, pénètre sous la tente et dit à sa femme :
-L’oiseau de deuil a chanté. La mort rôde. Je ne veux pas qu’elle effleure vos têtes aimées ; j’irai au devant d’elle. Puis il ajoute :                                         
6La poudre parle au Maroc. Je partirai dès l’aube. Sois courageuse ; élève tes enfants et, si la chaîne de mes jours est longue, tu me reverras. »
2)    Editorial du premier numéro de son bulletin, La voix des humbles, de l’Association des instituteurs algériens d’origine indigène (Mai 1922)
« Notre revue sera absolument indépendante, car elle ne vivra que de la contribution de ses abonnés et elle ne sera au service d’aucun parti ni d’aucune doctrine. Les partis et les dogmes engendrent des passions et des luttes. Or, pour juger sainement et équitablement, il est, pensons-nous, indispensable de garder intact son sang-froid et sa liberté d’esprit.
La tolérance et la fraternité sont plus que jamais nécessaires en Algérie, pour apaiser les haines de races et prévenir de redoutables conflits. On ne saurait donc trop blâmer ceux qui manifestent le mépris de l’Arabe et du Juif et qui provoquent de regrettables actes de vengeance.
Le problème de la politique indigène retiendra notre attention en raison de son extrême importance. Nous l’examinons avec le souci de concilier les intérêts légitimes des indigènes avec l’intérêt général et les nécessités de la souveraineté française. Nous ne cesserons de dénoncer les méfaits de la politique d’assujettissement et de préconiser la politique d’association et de collaboration. Européens et Indigènes sont appelés à vivre côte à côte, à entretenir des relations suivies ; pour sauvegarder leurs intérêts et leur sécurité, ils se doivent réciproquement de l’estime et de la confiance.
Le rapprochement et la fusion des races sont, à notre avis, les facteurs essentiels de la paix et de la prospérité du pays. C’est à une œuvre de paix sociale et d’éducation civique que nous convions nos concitoyens de bonne volonté. »
3)    A.Satour, directeur de « La voix des humbles » (1930)
« Nous sommes des humbles ou, si vous voulez des humiliés, parce que, préparés par notre culture à jouir du droit commun, nous sommes jugés et condamnés en bloc : quelles que soient les valeurs individuelles qui se manifestent chez nous, quand on ne peut pas les discréditer pour les étouffer.
Nous sommes des humbles, ou si vous voulez des diminués, parce que les droits auxquels nous aspirons nous échappent. Blessés moralement, lésés matériellement, deux barrières se dressent devant nous : obstacle des préjugés, obstacle économique. Il est cruel de faire certaines leçon d’instruction civique où nous mentons à nos élèves. Longtemps, nous nous sommes leurrés à nous entendre parler. Nous ne voulons plus mentir. Nous ne voulons plus nous bercer de mots. »
4)    Extrait d’un article (in La voix des humbles, 15 janvier 1931)
« Habillez un singe d’une toque pourpre chamarrée d’or, coiffez-le d’un chapeau d’académicien, appelez-le Monsieur, il ne sera pas pour cela un érudit, un savant ni un homme distingué. Le costume ne changera en rien sa vie matérielle ou sa vie morale, ni son savoir de singe.
Nombreux sont les musulmans d’Algérie qui ont accepté le costume européen Qu’ont-ils fait d’admirable ? »
 
4-L’école d’Alger :  L’exotisme et la célébration des noces solaires, thèmes récurrents chez les romanciers algérianistes et assimilationnistes, vont encore nourrir les écrivains de l’Ecole d’Alger.
Il n’est nullement possible d’évoquer l’Ecole d’Alger sans la situer dans le contexte du Front Populaire et des premiers germes de la montée du fascisme. C’est à partir de 1935 que va apparaitre ce courant littéraire que Gabriel Audisio a baptisé du nom de l’Ecole d’Alger. Albert Camus, l’un des écrivains les plus représentatifs de sa génération, préférait employer le nom d’Ecole Nord-Africaine des Lettres. C’est grâce surtout à un éditeur du nom d’Edmond Charlot que vont être édités ces écrivains, tous natifs d’Algérie : Albert Camus, Emmanuel Roblès, Jules Roy, Jean Pellegri, René-Jean Clôt, Marcel Moussy. Mais ces auteurs apparus à un moment de l’Histoire de l’Algérie, déchirés, écartelés entre deux univers, déclarent ouvertement qu’ils se sentent plutôt de vocation universelle, quittant Alger pour aller s’installer à Paris. Ils veulent décrire une certaine Algérie méditerranéenne tournée vers la mer, trop marquée par un soleil éclatant qui donne souvent le tournis aux personnages de romans moins portés sur les questions politiques et sociales, évacuant toute référence à la colonisation. C’est vrai qu’à l’époque, la censure veillait au grain. Cette littérature est dominée par l’attachement au paysage natal et à une sorte d’amour excessif de cette terre paradoxalement traversée par de multiples malentendus. Noces de Camus est symptomatique de cette manière d’écrire qui donne à voir des paysages fabuleux et des espaces ensoleillés comme si les personnages, parfois étourdis, étaient conviés à des noces solaires. L’amour de la terre, l’irruption de la mer et l’obsession du soleil caractérisent cette littérature qui s’est surtout intéressée aux problèmes des colons. L’œuvre évite de mettre en scène les préoccupations des sociétés nord-africaines vivant sous le joug de la colonisation.  Les autochtones étaient présentés en silhouettes, comme des ombres chinoises : l’Arabe sur lequel tire Meursault dans L’étranger.
Les romans de l’école d’Alger s’intéressent essentiellement à la description des milieux européens d’Algérie, gros colons ou couches populaires, mais leurs personnages centraux sont souvent recrutés dans les milieux petit-bourgeois : Noces (1938) ; L’été (1954) ; L’exil et le royaume (1957) ; L’étranger (1942). Marcel Moussy s’attaque violemment à la petite bourgeoisie coloniale, trop confortablement installée et met en scène des personnages se caractérisant par un extraordinaire cynisme, notamment dans ses romans, Le sang chaud (Gallimard, 1952) ; Arcole ou la terre promise (1953) ; Les mauvais sentiments (1955).
René-Jean Clot (Fantômes au soleil, 1949 ; Empreintes dans le ciel, 1950) et Roger Curiel (Les naufragés du Roussillon, 1958 ; La gloire des Muller (1960) dénoncent les comportements de certaines familles de colons qui exploitent sans répit leurs employés, fragiles et sans défense, révélant l’injustice coloniale.
Emmanuel Roblès (1914-1995) est peut-être celui qui a été quelque peu proche des autochtones, leur donnant la possibilité d’exister, d’avoir une âme. Ce n’est pas sans raison qu’une de ses pièces, jouée à l’Opéra d’Alger, puis interdite, Montserrat (1948), a été reprise par la troupe du FLN en 1958 en pleine guerre. Ce même texte a été interprété à Paris au théâtre-Montparnasse et connait un retentissement considérable. Ses romans s’inscrivent dans une perspective militante et de solidarité installant côte à côte Espagnols, Français et Arabes face aux patrons tout en apportant une certaine dignité à l’ Algérien : L’action (1938) ; Les hauteurs de la ville (1948) ; Cela s’appelle l’aurore (1952)… Montserrat est l’histoire d’un proche de Bolivar, qui résiste à la torture et refuse de dénoncer ses compagnons de combat, préférant se sacrifier pour la libération de son peuple. Cet écrivain prolifique, auteur de plus de trente ouvrages, ancien membre de l’Académie Goncourt a dirigé plusieurs revues dont Forge (1951) où collaborent Mohammed Dib, Kateb Yacine, Jean Sénac, Ahmed Séfrioui, Malek Ouary.  Il fonde en 1951 la collection « Méditerranée » aux Editions du Seuil qui révèle des écrivains comme Mouloud Feraoun, Mohammed Dib et Kateb Yacine.
Dans Les oliviers de la justice (1959) et Le maboul (1963), les personnages de Jean Pellegri sont déchirés, divisés, écartelés entre deux univers, donnant un monde inauthentique, perdu dans les rêveries non opératoires, parcourus par une certaine indifférence, une grave angoisse. La peur est présente, obsessionnellement présente. C’est l’incompréhension.
Un des points communs de ces écrivains, c’est leur désir de vouloir servir de pont entre les parties en conflit. Leur impuissance allait permettre la mise en scène de personnages parfois indifférents comme dans certains romans de Camus (L’étranger ; La peste) ou certains de ses essais (Le mythe de Sisyphe). L’équipe de l’Ecole d’Alger qui se voulait libérale vivait une certaine ambivalence, une « aventure ambiguë » et n’avait pas réussi à comprendre le bouillonnement et les graves drames qui caractérisaient l’Algérie.
Un certain nombre de revues fondées et dirigées par les écrivains de l’école d’Alger ont permis à de nombreux auteurs algériens (Kateb Yacine, Mohammed Dib, Mouloud Feraoun, Ahmed Sefrioui, Mostefa Lacheraf…) de publier leurs premiers textes : Rivages (1938) ; Fontaine (1939) ; Forges (1946) ; Soleil (1949) ; Simoun (1951) ; Terrasses (1953).
Jean Senac (Le soleil sous les armes ; Matinale de mon peuple ;      Eléments d’une poésie de la résistance algérienne)  et Henri Kréa (Théâtre algérien) optent définitivement pour l’indépendance de l’Algérie.
 
EXTRAITS
Mais qui oserait me condamner dans ce monde sans juge où personne n'est innocent !"
Albert Camus, in Caligula
Albert Camus

Caligula
Théâtre - 1944
 
 

 
 
Voici ce qu'en écrit Camus dans l'édition américaine du Théâtre (1957) :
"La première, Caligula, a été composée en 1938, après une lecture des Douze Césars, de Suétone. Je destinais cette pièce au petit théâtre que j'avais créé à Alger et mon intention, en toute simplicité, était de créer le rôle de Caligula. Les acteurs débutants ont de ces ingénuités. Et puis j'avais 25 ans, âge où l'on doute de tout, sauf de soi. La guerre m'a forcé à la modestie et Caligula a été créé en 1946, au Théâtre Hébertot, à Paris.
Caligula est donc une pièce d'acteur et de metteur en scène. Mais, bien entendu, elle s'inspire des préoccupations qui étaient les miennes à cette époque. La critique française, qui a très bien accueilli la pièce, a souvent parlé, à mon grand étonnement, de pièce philosophique. Qu'en est-il exactement ? Caligula, prince relativement aimable jusque là, s'aperçoit à la mort de Drusilla, sa sœur et sa maîtresse, que le monde tel qu'il va n'est pas satisfaisant. Dès lors, obsédé d'impossible, empoisonné de mépris et d'horreur, il tente d'exercer, par le meurtre et la perversion systématique de toutes les valeurs, une liberté dont il découvrira pour finir qu'elle n'est pas la bonne. Il récuse l'amitié et l'amour, la simple solidarité humaine, le bien et le mal. Il prend au mot ceux qui l'entourent, il les force à la logique, il nivelle tout autour de lui par la force de son refus et par la rage de destruction où l'entraine sa passion de vivre.
Mais, si sa vérité est de se révolter contre le destin, son erreur est de nier les hommes. On ne peut tout détruire sans se détruire soi-même. C'est pourquoi Caligula dépeuple le monde autour de lui et, fidèle à sa logique, fait ce qu'il faut pour armer contre lui ceux qui finiront par le tuer. Caligula est l'histoire d'un suicide supérieur. C'est l'histoire de la plus humaine et de la plus tragique des erreurs. Infidèle à l'homme, par fidélité à lui-même, Caligula consent à mourir pour avoir compris qu'aucun être ne peut se sauver tout seul et qu'on ne peut être libre contre les autres hommes.
Il s'agit donc d'une tragédie de l'intelligence. D'où l'on a conclu tout naturellement que ce drame était intellectuel. Personnellement, je crois bien connaître les défauts de cette œuvre. Mais je cherche en vain la philosophie dans ces quatre actes. Ou, si elle existe, elle se trouve au niveau de cette affirmation du héros : Les hommes meurent et ils ne sont pas heureux. Bien modeste idéologie, on le voit, et que j'ai l'impression de partager avec M. de La Palice et l'humanité entière. Non, mon ambition était autre. La passion de l'impossible est, pour le dramaturge, un objet d'études aussi valable que la cupidité ou l'adultère. La montrer dans sa fureur, en illustrer les ravages, en faire éclater l'échec, voilà quel était mon projet. Et c'est sur lui qu'il faut juger cette œuvre.
Un mot encore. Certains ont trouvé ma pièce provocante qui trouvent pourtant naturel qu'Oedipe tue son père et épouse sa mère et qui admettent le ménage à trois, dans les limites, il est vrai, des beaux quartiers. J'ai peu d'estime, cependant, pour un certain art qui choisit de choquer, faute de savoir convaincre. Et si je me trouvais être, par malheur, scandaleux, ce serait seulement à cause de ce goût démesuré de la vérité qu'un artiste ne saurait répudier sans renoncer à son art lui-même. "
 
 
2-L’étranger (Albert Camus, Gallimard, 1942)
Le soir, Marie est venue me chercher et m'a demandé si je voulais me marier avec elle. J'ai dit que cela m'était égal et que nous pourrions le faire si elle le voulait. Elle voulait savoir alors si je l'aimais. J'ai répondu comme je l'avais déjà fait une fois, que cela ne signifiait rien mais que sans doute je ne l'aimais pas. «Pourquoi m'épouser alors ?» a-t-elle dit. Je lui ai expliqué que cela n'avait aucune importance et que si elle le désirait, nous pouvions nous marier. D'ailleurs, c'était elle qui le demandait et moi je me contentais de dire oui. Elle a observé alors que le mariage était une chose grave. J'ai répondu : «Non.» Elle s'est tue un moment et elle m'a regardé en silence. Puis elle a parlé. Elle voulait simplement savoir si j'aurais accepté la même proposition venant d'une autre femme, à qui je serais attaché de la même façon. J'ai dit : «Naturellement.» Elle s'est demandé alors si elle m'aimait et moi, je ne pouvais rien savoir sur ce point. Après un autre moment de silence, elle a murmuré que j'étais bizarre, qu'elle m'aimait sans doute à cause de cela mais que peut-être un jour je la dégouterais pour les mêmes raisons. Comme je me taisais, n'auant rien à ajouter, elle m'a pris le bras en souriant et elle a déclaré qu'elle voulait se marier. 
...La brûlure du soleil gagnait mes joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'ammasser dans mes sourcils. C'était le même soleil que le jour où j'avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. A cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que c'était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame étincelante qui m'atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C'est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.
2- Albert Camus dans une interview à propos de son roman, L’étranger                                                                 
«...J'ai résumé L'Étranger, il y a longtemps, par une phrase dont je reconnais qu'elle est très paradoxale : 'Dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l'enterrement de sa mère risque d'être condamné à mort.' Je voulais dire seulement que le héros du livre est condamné parce qu'il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c'est pourquoi des lecteurs ont été tentés de le considérer comme une épave. Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est  simple : il refuse de mentir.
[...]
...On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant dans L'Étranger l'histoire d'un homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. Meursault pour moi n'est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amoureux du soleil qui ne laisse pas d'ombres. Loin qu'il soit privé de toute sensibilité, une passion profonde, parce que tenace l'anime, la passion de l'absolu et de la vérité. Il m'est arrivé de dire aussi, et toujours paradoxalement, que j'avais essayé de figurer dans mon personnage le seul christ que nous méritions. On comprendra, après mes explications, que je l'aie dit sans aucune intention de blasphème et seulement avec l'affection un peu ironique qu'un artiste a le droit d'éprouver a l'égard des personnages de sa création.»  
A.   Camus. 1955. Éd. de la Pléiade
-Camus, à propos d’Emmanuel Roblès
Notre ami Roblès
L'Afrique commence aux Pyrénées. Voilà pourquoi Roblès est deux fois algérien, unissant en lui, comme beaucoup d'entre nous, le sang espagnol et l'énergie berbère. On sait assez que cela donne une race d'hommes qui se sent mal à l'aise en métropole, mais devant qui, aussi bien, les métropolitains se sentent dans l'inconfort. De même manière, cela donne des œuvres particulières qui s'inscrivent, bien sûr, dans la tradition française (Roblès, de ce point de vue, devrait reconnaître pour pères Maupassant et Flaubert) mais qui se distinguent aussi par un air de barbarie, parfois subtile, parfois sans apprêts. Il y a ainsi dans les œuvres de Roblès, une brutalité, une virilité ostensible, et surtout une générosité qui explique leur succès direct et devant lesquelles ne pèsent pas lourd les centaines de romans qui se publient chaque année à Paris. Qui ne préfèrerait au robinet d'eau tiède d'une certaine littérature l'oued, tantôt sec et pierreux, tantôt déchaîné ? Roblès, du moins, sait ce qu'il a à dire. Il le sait et il le sent aveuglément, dans l'obscurité du sang. L'homme aux prises avec la femme, l'honneur des humbles, la tragédie du devoir, la passion jusqu'au sang, et tout cela plongé dans une grande et bonne chaleur populaire, ce sont les thèmes d'une œuvre que j'ai vu naître et qui a grandi comme une plante vigoureuse sous les pluies et le soleil africains. Cette œuvre aujourd'hui, s'est imposée à la France où elle nous représente, algériens de toutes races (car la fameuse communauté algérienne, il y a vingt ans que nous autres écrivains algériens, arabes et français, l'avons créée, jour après jour, entre nous) avec la fidélité que nous aimons. Et au delà des frontières aussi elle témoigne pour nous tous, qui nous réunissons aujourd'hui autour d'elle, comme des frères de soleil.
Albert CAMUS.
 
-Un texte de Jules Roy (La vallée heureuse, Editions Albin Michel, 1989)
A la côte anglaise que les nuages recouvraient de leur édredon, les feux de position furent allumés et la route grouilla soudain d'étoiles rouges et vertes. Elles étaient bonnes à voir. Les équipages les reprenaient où ils les avaient laissées à leur passage, comme une lampe posée près d'une clé en quittant une maison. Ils rentraient. Ils étaient chez eux. Ils piquèrent doucement vers la couche de duvet qu'il fallait percer pour atteindre la base, puis la terre apparut avec les rosaces des aérodromes et les phares de rappel assemblés en faisceaux, trois par trois, comme des épées plantées dans le ciel.
Chevrier vint s'asseoir à côté du pilote. Les avions volaient bas, en évitant les terrains où les premiers arrivés tournaient déjà avant de se poser. Le pilote les évitait aux avertissements des mitailleurs.
-Avion à neuf heures… Allo, pilote, avion à une heure.
La base fut reconnue aux lettres lumineuses de son indicatif, le pilote glissa vers le cercle des balises et se prépara à appeler la vigie pour s'annoncer. A environ trois cents mètres à droite du B (*), il y avait un feu rouge. Le pilote s'en éloigna, entama son virage à gauche, et Chevrier quitta le feu rouge des yeux.
Chevrier éprouvait quelque chose qui ressemblait à une déception. "C'est une longue vallée à remonter, se dit-il, mais ce n'est pas si terrible. Nous avons à peine cahoté au-dessus du brasier, comme autrefois quand l'avion roulait dans les remous d'une montagne…" Morin exagérait. Morin aussi serait déçu.
Quand Chevrier chercha de nouveau le feu rouge du regard, c'était trop tard. Le feu rouge dérivait vers eux. Il dérivait à toute vitesse, grandissait, brillait comme les marqueurs incandescents que les bombardiers avaient visés pour larguer leur charge sur l'usine. Chevrier n'avait plus le temps de désigner le feu rouge par le système du cadran horaire. Le ventre creusé, la bouche ouverte pour un cri que la terreur enfonçait dans sa gorge, il brancha instinctivement son microphone et empoigna le pilote par l'épaule.
-Attention, bon Dieu !
Une masse noire s'était attachée au feu rouge, se précipitait vers eux, engloutissait le ciel dans son énormité. Chevrier crut sentir que le B s'élevait comme s'il voulait sauter par-dessus, puis il y eut deux chocs effroyables. Le ciel craqua et tout d'un coup, il sembla que le B s'était arrêté dans sa course et flottait. Puis le B se mit à vibrer, comme s'il battait des ailes avant de tomber.


La Vallée heureuse. Editions Albin Michel, 1989
 
 
 
Théâtre et colonisation, deux lectures singulières : Aimé Césaire et Kateb Yacine
La découverte d’un nouveau type d’altérité a permis l’émergence de nouveaux discours et la mise en œuvre d’une sorte de rupture épistémologique engendrant de profondes césures. Notre exposé tentera de mettre en relief la présence du mythe et des formes rituels et l’inscription de l’histoire et du processus de décolonisation dans le théâtre de deux grands auteurs qui ont comme point commun une relation singulière avec le théâtre, art d’emprunt , et la question de la décolonisation.  Les deux auteurs inscrivent leur théâtre dans une perspective militante et politique. Dans les pièces de Kateb Yacine (Le cercle des représailles, L’homme aux sandales de caoutchouc et les textes en arabe populaire  d’après 1990) et d’Aimé Césaire (Une saison au Congo, Et les chiens se taisaient, La tragédie du roi Christophe, Une tempête), il est question de décolonisation et d’un discours internationaliste où le tragique côtoie l’épique. Le mythe des origines retrouve un autre contenu. Jean-Marie Serreau est indispensable pour comprendre le fonctionnement des pièces de Césaire et de Kateb d’autant qu’il leur a permis de se familiariser avec Eschyle, Shakespeare et Brecht. C’est pour cette raison que nous accorderons une attention particulière à la rencontre de Jean-Marie Serreau avec les deux auteurs. Kateb et Césaire se rencontrent en 1967, à l’initiative de Serreau.
Edouard Glissant dans sa préface à la tétralogie Le Cercle des représailles de Kateb Yacine, intitulée Le chant profond : « Pour ce qui concerne la dramaturgie, je suis personnellement frappé des rencontres entre Kateb Yacine et Aimé Césaire.(…) nous retrouvons des moments en quelque sorte élus, des manières de lieux communs entre écrivains acharnés au même ouvrage. Ce n’est pas l’occasion, dans une représentation si rapide, d’aller au fond d’une telle rencontre. Mais n’est-ce pas une preuve de l’universalité de la tragédie, de sa vérité, que cet accord de deux poètes, à première vue si éloignés … »
Césaire (né en 1913, en Martinique), Kateb (né en 1929), deux hommes à la recherche d’une patrie, La tragédie du roi Christophe s’inscrit parfaitement dans le mouvement de la Négritude et La Kahina ou Dihya figure dans le mouvement de la berbérité de l’Algérie et de l’Afrique du nord, deux mouvements qui ont, à la base, un rapport avec une insulte : La Négritude née suite à une insulte à l’égard de Césaire, ‘’Nègre’’ et Berbérité qui vient de ‘’Berbère’’, en romain veut dire ‘’Barbare ‘’ Kateb disait « Nous nous insultons nous-mêmes ». Les deux auteurs de notre corpus ont fini par être reconnus par l’espace officiel du théâtre français, La Comédie française qui a programmé en 2003 un texte de Kateb Yacine et inscrit au Panthéon Aimé Césaire en 2011.
Césaire et Kateb Yacine opèrent un déplacement du mythe en historicisant, mettant face à face le colonisé et le colonisateur, Caliban et Prospero, personnages nodaux d’Une tempête de Césaire, adaptée d’une pièce de Shakespeare. Dans ce théâtre, il n’y a pas de clôture possible. D’ailleurs, dans la suite tétralogique de Kateb Yacine, les trois pièces se terminent par le chant ou le poème dramatique d’Ali qui appelle à un combat infini. La mort n’est plus synonyme de fin, mais d’ouverture. Le clos est paradoxalement ouvert. C’est ce que soutient d’ailleurs également Aimé Césaire. Le roi Christophe n’est plus le lieu de la chute fatale, mais un espace d’une sorte de réincarnation, une résurrection possible.
L’objectif n’est pas de reconnaître la véracité du mythe mais d’en faire usage, de l‘investir d’un nouveau contenu. Le discours historique est ainsi pris en charge par le jeu de la représentation qui apporte un autre statut brise l’illusion du réel, met en pièce les jeux de la dénégation.  Le mythe se meut dans la logique sinueuse de la théâtralité. Ainsi, le fonctionnement en tableaux, emprunté à Brecht, brise la structure linéaire du récit et permet un rapport singulier avec l’Histoire. Nous sommes en présence d’une théâtralité en ruptures, donnant à voir des univers discontinus, à travers l’usage de sauts elliptiques. Le théâtre est donc avant tout une représentation, le mythe est, certes, un fait fondateur, mais finit par être broyé par le discours théâtral, la théâtralité.
Empruntant à Eschyle, à Brecht et aux mythes originels autochtones leur texture, les pièces investissent le terrain politique et idéologique, cherchant à donner à voir le combat anti colonial et à proposer une nouvelle vision de l’altérité, se fondant sur une tentative d’affirmation, déjà patente dans le mouvement de la négritude.
Ce va-et-vient en entre le passé et le présent utilisé par Césaire et Kateb vise à prendre des élans qui démarrent des obscurités vécues pour parvenir en dernière instance, au fur et à mesure du processus de libération,  à la concrétisation d’un projet censé être collectif, car l’avenir d’une nation serait, selon lui, l’affaire de tout un chacun. Kateb Yacine disait dans un entretien à ce propos : « Nous devons, nous tous les écrivains, essayer d’intéresser le peuple à son passé par l’art théâtral, comme reflet vivant (…) les humains qui ne savent pas qui ils sont, ni d’où ils viennent, ne peuvent pas vivre. Ils sont paralysés. Ma connaissance de l’histoire est absolument nécessaire » . Les personnages de ses textes s’investissent dans ce vaste projet par lequel ils tentent d’échapper à l’archaïsme et la médiocrité en exposant des réalités vécues, similaires à celles vécues à l’heure actuelle.
On ne peut parler de Kateb Yacine et d’Aimé Césaire sans évoquer le mouvement de décolonisation. Les deux auteurs étaient parties prenantes du combat anticolonial. Césaire est un de ceux qui, à partir de son expérience poétique et de ses deux essais-phares, Discours sur le colonialisme et Cahier d’un retour au pays natal et ses contributions dans les revues Tropiques, Légitime défense et L’Etudiant noir, avec Senghor et Damas, vont lancer le mouvement de la négritude qui pose crument la question de la colonisation et de l’altérité. Kateb Yacine, jeune, connut les affres de la prison après les événements de mai 1945, l’incitant à s’engager ouvertement dans le combat politique. Sa conférence, L’Emir Abdelkader et l’indépendance de l’Algérie, et les premiers textes dramatiques contenus dans sa suite tétralogique, Le cercle des représailles, vont orienter son expérience théâtrale. Ainsi, le mythe des Keblout traverse toute sa production. Des héroïnes-femmes (Kahéna, Khenchela, N’soumer, Dihya…) vont marquer ses textes, leur apportant ce souffle féminin qui traverse toute la production littéraire et théâtrale de Kateb Yacine. Le cadavre encerclé aborde la guerre contre le colonialisme.  L'action se situe essentiellement durant les événements de mai 1945.  Le récit est pris en charge par le personnage problématique de Lakhdar qui poursuit deux objectifs complémentaires : le désir d’une femme et la nécessité d'une révolution.  Combat individuel et lutte collective structurent et organisent le récit. Dans La reine Dihya, nous retrouvons des traces explicites de ce texte. Kateb s’auto-cite mettant en œuvre une intertextualité explicite. Césaire, de son côté, dans sa production dramatique, s’intéresse ouvertement aux questions politiques. Une saison au Congo aborde le combat et l’assassinat de Patrice Lumumba, Et les chiens se taisaient est une parabole de la domination coloniale, La tragédie du roi Christophe est une plongée dans une histoire permettant d’éclairer le présent et de comprendre les problèmes de l’Afrique.
Chez Kateb et Césaire, l’épique dialogue avec le tragique contribuant à la mise en œuvre de textes syncrétiques convoquant des éléments de la tradition orale, de l’Histoire, de Brecht, de Sophocle et d’Eschyle. Dihya a des traits d’Antigone : elle sait qu’elle est vouée à une fin tragique, funeste. Christophe, doté d’une grandeur et d’un extraordinaire sens du pouvoir et du sacrifice préfèrent se donner la mort que de mourir entre les mains des ennemis.
       Certes, Aimé Césaire a ouvert la voie en évoquant l’idée de la nécessité d’un « théâtre politique » en Afrique. Tout le travail de Césaire est marqué par l’expérience du théâtre élisabéthain, et notamment l’itinéraire des personnages shakespeariens. Il écrit ceci : « Mon théâtre est surtout politique parce que les problèmes majeurs en Afrique sont des problèmes politiques ». Ainsi, Césaire associe « théâtre politique » à l’idée d’aborder des sujets qui traiteraient des institutions et des structures politiques. La question du pouvoir personnel, autoritaire et dictatorial a marqué le paysage dramatique. C’est vrai que Césaire a ouvert la voie en fustigeant les dirigeants africains d’après les indépendances dans ses pièces : La tragédie du roi Christophe (1963), Les Chiens se taisaient, Une saison au Congo (1964) et Une tempête (1969). Il s’inspire de l’Histoire pour donner une lecture actuelle à son texte.
Kateb Yacine convoque également l’Histoire et tente de redéfinir la tragédie. Il parle ainsi de sa conception de la tragédie : « Pour moi, la tragédie est animée d'un mouvement circulaire et ne s'ouvre et ne s’étend qu’à un point imprévisible de la spirale comme un ressort.  Ce n'est pas pour rien qu'on dit, dans le  métier: les « ressorts de l'action ».  Mais cette circularité apparemment fer née, qui ne commence et ne finit nulle part, c'est l'image même de tout univers poétique et réel. »
Aimé Césaire déclare : « Je fais du théâtre pour pays sous-développés, parce que je suis originaire de l’un d’eux (…) Il me semble que le salut des pays sous-développés ne sera assuré que lorsque ses habitants auront dépassé leur stade actuel de manque de conscience (…) mon théâtre a une fonction critique, il doit inciter le public à juger », Kateb déclare à son tour : « Nous vivons dans une société qui se crée, où la communication est fondamentale, où les gens pour être motivés et conscients, ont besoin de toutes les sources d’informations et de toutes les formes d’art (…) Le rôle pédagogique du théâtre est très grand, justement parce qu’il est avant tout un moyen de lutte. La lutte sert à poser les vrais problèmes ». Par le théâtre, il essaie de faire entendre leur histoire aux Algériens, c’est lutter contre l’amnésie et le mensonge d’une histoire enseignée, occultée par le pouvoir politique.
Chez Kateb et Césaire, la catharsis devient un lieu de libération et de prise de conscience. C’est une ouverture au monde. Les personnages, Dihia et Christophe ne sont pas réellement voués à la mort, mais fonctionnent comme des éléments médiateurs de la quête politique. Kateb Yacine parle ainsi de sa conception de la tragédie: « Pour moi, la tragédie est animée d'un mouvement circulaire et ne s'ouvre et ne s’étend qu’à un point imprévisible de la spirale comme un ressort.  Ce n'est pas pour rien qu'on dit, dans le  métier: les « ressorts de l'action ».  Mais cette circularité apparemment fer née, qui ne commence et ne finit nulle part, c'est l'image même de tout univers poétique et réel. » (Brecht-Kateb, à propos de la tragédie)
Dans les cas de la tragédie césairienne pour Christophe et Katebienne pour Dihya, la volonté d’assouvir une soif est fortement exprimée à travers des personnages, qui, eux mêmes, éprouvaient et suscitaient cette crainte et cette pitié. Ce qui les a conduit justement à commettre l’irréparable, le même effet est transposé par les auteurs chez le lecteur ou le spectateur, mais cette fois-ci dans le but avoué de profiter de leurs erreurs qui ont jadis provoqué la chute, mais cette fois-ci engendrant une situation inverse, celle de reconstruire leurs objectifs sur de bonnes bases.
Par cette pratique et cette réinterprétation de la catharsis, Césaire et Kateb redonnent au théâtre sa vraie vertu politique avec une dimension littéraire au sens aristotélicien du terme. Ce qui apporte encore plus de plaisir, c’est la convocation de la forme épique qui rencontre, ici, la structure tragique, donnant à voir un univers syncrétique, une texture hybride.  Ainsi, l’épique côtoie le tragique. La quête individuelle s’inscrit dans la perspective d’un combat collectif. Lutte individuelle et lutte collective structurent et articulent le mouvement narratif.  Chez Kateb Yacine et Aimé Césaire, la présence d'Eschyle et de Shakespeare (dans le rapport qu'entretient l'histoire avec le mode tragique) est patente. L'Histoire subvertit la représentation tragique et renouvelle la tragédie qui, paradoxalement, reste ouverte. Le conflit et les désirs individuels du héros s’éclipsent pour s'inscrire dans l’épopée collective du peuple connaissant maintes situations dramatiques. Ici, il est question de « liberté tragique ».  La transcendance du mythe et ses articulations  participe de l’entreprise de réinterprétation de l'Histoire et de la transmutation des signes. Ce sont des tragédies paradoxalement optimistes installant côte à côte la dimension épique au niveau de l’agencement narratif et de l’instance discursive. Tragique et épique se côtoient, se donnent en quelque sorte l’accolade. Le « je » singulier s’égare dans le « nous » collectif (inscription du personnage dans le combat collectif). L’évacuation du personnage individuel contribue à l’émergence d’un personnage collectif : le peuple, la patrie. L’histoire, espace réel, s’associe à la légende, lieu du mythe. Histoire et histoire s’entrechoquent et s’entremêlent. Le mythe tribal n’est nullement un retour aux sources mais une manière de se définir par rapport à un passé engendrant un présent ambigu et abâtardi. Dihia et Christophe ont, certes, une vie individuelle, mais restent voués au jeu et aux intérêts de la collectivité. Les petites lubies des deux personnages, ne pèsent pas lourds devant la quête collective et le destin commun. Même si, parfois, dans leurs pratiques individuelles, les deux personnages de Césaire et de Kateb Yacine arrivent à mettre à mal, par endroits, la quête collective.
Le mythe se métamorphose pour permettre l’émergence d’un nouveau discours contaminé par les postures politiques et idéologiques des deux auteurs qui n’hésitent pas de déclarer ouvertement leurs positions. Le lexique est truffé de vocables puisés dans le champ de la politique et de la vulgate marxiste et militante. Les choix politiques et idéologiques de Kateb Yacine et d’Aimé Césaire les incitaient à opter pour une perspective ouverte, susceptible de contribuer à la mise en circulation de leur discours idéologique. Les auteurs qui, s’inspirant du conte et du mythe populaire, organisent leurs textes comme une suite de sauts elliptiques favorisant une « écriture en fragments » plaçant côte à côte contes, aphorismes familiers, complaintes et vieilles chansons satiriques, situations tragiques. Kateb Yacine fait appel au rire pour décontenancer les puissants. Il déclare ceci : « Les intellectuels ne savent plus rire. Pour le peuple, rire est important. C’est déjà détruire. Le rire est préfiguration de ce qu’il fera en actes. ». Le rire contribue ainsi à désarticuler les ennemis et à donner au mythe une paradoxale dimension historique. Cette réappropriation permet la mise en branle d’un discours politique et d’une instance esthétique correspondant au discours idéologique et à la mise en œuvre d’un théâtre de la décolonisation mettant en pièces le regard et le discours coloniaux.
Le rôle de Jean-Marie Serreau dans l’émergence du théâtre francophone est capital. Mais pourquoi s’intéresse-t-il au théâtre de langue française des autres cultures tel que le théâtre d’Aimé Césaire et de Kateb Yacine ? Dans une interview en 1970 Serreau explique : « Il est certain que si on voit comment le monde se développe actuellement, on ne peut pas ne pas s’apercevoir que le phénomène fondamentale de notre époque, c’est la sortie de ghetto de l’histoire d’une série de civilisations, qu’on appelle grossièrement ‘’ le tiers-monde’’, cette expression est très désagréable parce qu’elle laisserait supposer qu’il y a deux grands et un troisième petit. Il est inévitable, dans la mesure où je cherchais un théâtre en rapport avec la vie profonde de la société, que je sois amené à rencontrer des gens comme Kateb ou Césaire qui vivent profondément une mutation et une situation que j’appellerai grossièrement ‘’politico-poétique’’ rigoureuse, forte et absolue… ». La question de l’altérité traverse toutes leurs représentations. Ainsi, dans leurs textes, le mythe semble dialoguer avec l’Histoire. Nous assistons à une profonde transmutation du mythe et à un dédoublement du signe appelé à donner à voir deux mondes, deux univers en dialogue. C’est cette double équation dramaturgique qui a sérieusement séduit Serreau qui, il faut le souligner, a introduit en France Bertolt Brecht dont la présence est patente dans la structure des textes des deux auteurs, même s’ils ont toujours persisté à nier le compagnonnage. Serreau, par ses représentations des pièces de Césaire et de Kateb réussit un vrai coup de maître en laissant apercevoir à travers le drame du « nègre » et de la colonisation le fond africain et la force de sa résistance, donnant à voir, de manière extraordinaire, la question de l’altérité, épousant ainsi les contours du discours fanonien. Kateb Yacine et Aimé Césaire, bien qu’ils revisitent les sources originelles de leur Histoire, ne rompent nullement avec les valeurs « positives » de l’Europe en empruntant à la tragédie grecque et surtout Eschyle, sa texture tragique et à Brecht son architecture et son discours sur l’Histoire, considérant le monde comme une entreprise historique dynamique et dialectique. Ce n’est pas sans raison que Césaire réinterprète La tempête de Shakespeare pour en faire une Tempête, vêtue des oripeaux de l’opposition colonisé-colonisateur,  suggérant des moments forts d’émancipation. Serreau avait conscience que jouer dans le pays du colonisateur les pièces de Césaire et de Kateb était avant toute autre chose un acte politique. Leur théâtre, selon J-M Serreau, reste poétique tout en ayant des fins politiques. L’initiative de Serreau à faire connaître ces deux auteurs, à la fois de langue française et appartenant à d’anciennes colonies, vise à témoigner d’un modèle exemplaire d’un métissage culturel profondément fécond tout en insistant sur les pièces qui mettent en scène le prix qui a été payé tel que La tragédie du roi Christophe et Une Tempête pour Aimé Césaire, Le Cadavre encerclé et La Femme sauvage pour Kateb Yacine. Serreau a découvert dans ses pièces un indéniable souffle poétique servi par une extraordinaire verve politique. Le passé vient éclairer un présent trop marqué par les pesanteurs du discours colonial. C’est à un retournement de la parole de l’Autre qu’il est foncièrement question dans ces textes où l’Histoire donne au mythe une dimension nouvelle, des espaces herméneutiques singuliers. Les personnages, comme dans la tragédie grecque, tantôt plongés dans un passé lointain, tantôt dans un présent immédiat, se meuvent dans une structure architecturale ambivalente, duale. D’ailleurs, cette ambivalence caractérise également les instances spatiotemporelles. Ce sont toutes ces considérations d’ordres esthétiques, thématiques et idéologiques qui ont convaincu Serreau qui disait ceci à propos de Kateb : «  J’ai lu un jour, en 1954, la première partie du Cadavre Encerclé (…) j’ai été tout à fait bouleversé par ce texte. Mon horizon était à ce moment-là limité par Brecht, Beckett et Ionesco et, d’un coup, Kateb m’a ouvert les portes d’un autre monde : les porte des l’Afrique… (…) La force des auteurs comme Kateb, c’est brusquement, nous ouvrir d’autres visions de l’histoire (…) On voit qu’il faut arracher le théâtre à la Culture, avec un grand C. Qui est mieux placé pour cela que des écrivains de notre langue, en dehors de l’Hexagone ? Kateb me paraît exemplaire… ». Alors que Kateb était interdit de séjour en France, en plein éclatement de la guerre d’Algérie, en 1959, Serreau réussit à le faire monter sur scène clandestinement, avec la contribution des éditions du Seuil, devant un public qui comptait des intellectuels engagés, non des moindres, tels que Camus, Simone de Beauvoir, Sartre, Claude Roy … avec lesquels Kateb Yacine s’est lié d’amitié, en plus d’un public de plus de trois cents personnes dans une salle pouvant contenir à peine deux cents personnes. Les représentations se multiplient à Paris, Bruxelles, Venise, Tunisie, … il en est ainsi des pièces de Césaire, Serreau disait  à son propos : « Césaire ne brouille pas les cartes » ? ses pièces sont à ciel ouvert. Chez l’un et l’autre, le mythe se déploie dans le texte pour épouser les contours d’une Histoire retravaillée, réécrite en fonction d’un discours théâtral singulier convoquant ici et là les lieux de la contestation et de la remise en question. Même la tragédie va subir de profonds glissements, rompant avec la structure close pour se retrouver forte de grandes ouvert. (Brecht-Kateb). Serreau y est pour beaucoup dans la rencontre de Césaire et Kateb en les faisant participer à plusieurs festivals dont le festival de Venise : en 1967 Une saison au Congo et en 1969 Une tempête pour Aimé Césaire.  En 1968 Les ancêtres redoublent de férocité pour Kateb Yacine. Ils se sont même rencontrés : « Césaire et Kateb se sont rencontrés assez tard (en 1967 si je me souviens bien), par l’intermédiaire de Serreau et très épisodiquement à l’occasion des représentations de Une Saison au Congo . Mais aussi grâce à toutes ces représentions, et au génie Césairien et Katebien, leur théâtre fait partie du répertoire de La Comédie Française ; 1998 pour Césaire et 2003 pour Kateb. Serreau a permis aux deux expériences dramatiques de se rencontrer et au monde du théâtre de découvrir deux expressions originales.
 
 
 



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