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BOUGUERMOUH-MEDJOUBI ou le théâtre en bandoulière

 Cela fait plus de vingt ans que disparaissait Bouguermouh alors que Medjoubi était assassiné, il y a une une quinzaine d’années, en février 1995.

 Evoquer le parcours de Malek Bouguermouh et de Azzedine Medjoubi, c’est découvrir l’histoire du théâtre et de la mise en scène d’au moins deux décennies (années 70 et 80-début 90) en Algérie. Nous tenterons de retracer leurs itinéraires quelque peu différents, mais obéissant à la même logique. On ne peut parler de mise en scène sans évoquer la singulière expérience de Abdelmalek Bouguermouh, disparu précocement alors qu’il pouvait transformer radicalement la vision de la mise en scène en Algérie. De formation classique, Bouguermouh qui a fait ses études à l’Institut du théâtre de Moscou, est rentré au pays avec l’idée de donner à l’écriture scénique rigueur et profondeur et de mettre un terme au bricolage qui caractérisait ce métier. Sa première expérience au centre culturel de la Wilaya d’Alger où il monta une pièce, Il était une fois et La décision de Bertolt Brecht apportait déjà une certaine fraîcheur et inaugurait, en quelque sorte, le protocole d’écriture scénique. Slimane Bénaissa, auteur très connu, aujourd’hui installé en France, lui a fait appel pour mettre en scène au théâtre régional de Annaba qu’l dirigeait à l’époque une adaptation de « l’Apôtre houspillé » du Russe Makaionok que Bouguermouh avait déjà montée en 1973 dans le cadre de sa pièce- diplôme.

       La scène ne se limitait pas à une passive illustration d’un texte, mais le lieu d’articulation d’éléments formels qui permettaient aux comédiens de participer à la mise en relief de la configuration spatiale et de mieux gérer leurs gestes, leurs actes et leurs mouvements. Dans El Mahgour (Le méprisé) qui raconte l’histoire d’une famille condamnée à gérer démocratiquement son présent, le metteur en scène recourut à u dispositif scénique à géométrie variable obéissant à un schéma qui privilégiait la mise en branle de signes, en mouvement, renvoyant à un ailleurs, parfois étrange. Bouguermouh s’exprimait ainsi à propos de la mise en scène de ce texte 1:« Dans mon travail sur cette pièce, j’ai eu la découverte d’une approche du théâtre différente de celle qu’impose la routine. J’ai réalisé qu’il était possible de faire du théâtre politique en dehors des sentiers traditionnels. Monter une pièce qui semble obéir à la règle des trois unités exigeait une forme opposée et contradictoire pour défier, fuir, ou tout simplement s’opposer au classicisme dont on risquait de nous accuser, bien que la pièce demeure pour moi un nouveau genre d’écriture du théâtre politique. Cette condition a motivé toutes nos recherches dans la lecture scénique de la pièce. »

Le dispositif scénique s’articulait autour de deux importants éléments qui allaient donner à la pièce une certaine dimension poétique et ludique et qui construisaient la structure sur une sorte d’opposition de deux univers, charriant chacune ses propres signes et ses traits particuliers. C’est une écriture pyramidale qui, d’ailleurs, utilise des décors surélevés et suggérant une hiérarchisation sociale qui marque le discours et l’inscrit dans l’instance du présent et de l’actualité. Trois livres ouverts et une télévision géante sont les éléments qui prennent en charge l’architecture du spectacle et orientent le discours des personnages. L’écran constitue le lieu d’articulation, par excellence, du jeu des comédiens et l’espace qui convoque l’extérieur, notamment le discours officiel, marqué du sceau du ridicule et de la dérision. Le speaker, envahissant et trop solennel, se permet même le luxe d’intervenir dans les conflits de cette famille(le père, la mère, deux frères et leur sœur) composé de cinq personnes défendant des intérêts divergents et portant sur la société et la famille des regards parfois radicalement opposés.

       Les livres, placés sur scène, signifiaient la présence de trois espaces sociaux et idéologiques dans l’univers scénique. Il renvoie à une signification précise tout en « racontant » et en mettant en relief les formes du discours. L’autre élément du dispositif scénique, la télévision, consacre à la fois la rupture et la continuité, la mise en évidence d’un discours éculé et la révélation d’une possible ouverture. Ce fonctionnement paradoxal et ambivalent est renforcé par le jeu de pénombres illustré par un éclairage alternant obscurité et lumière.

       El Mahgour a fait connaître Abdelmalek Bouguermouh qui allait par la suite diriger le théâtre régional de Béjaia et mettre en scène deux autres pièces, H’zam el Ghoula (La ceinture de l’Ogresse) et R’jel ya h’lelef (Nous sommes des hommes, espèce de porcs !). Ces deux pièces abordent les mêmes questions. H’zam el Ghoula, adaptée par l’auteur dramatique, Omar Fetmouche, d’un texte russe, La quadrature de cercle de Valentin Petrovitch raconte l’histoire de jeunes amis, étudiants de leur état, partageant une chambre obscure, située au bout d’un couloir puant la mal- vie et l’ennui. Comment aborder ce type de sujet sans tomber dans les clichés et les stéréotypes ambiants caractérisant le traitement traditionnel de ce thème obsédant du théâtre en Algérie ? Fallait-il faire œuvre grossièrement réaliste  ou créer de nouveaux espaces suggestifs et symboliques ? C’est essentiellement autour de ces interrogations que tournait le débat autour de la mise en scène. Bouguermouh a trouvé une très bonne astuce technique : faire éclater la cave où cohabitent les deux couples d’étudiants en intégrant dans l’écriture scénique une multitude de tuyaux symbolisant le pétrole et en incluant dans le discours des personnages des formules et des expressions puisées dans le fonds culturel populaire. Cette juxtaposition de deux univers, apparemment antagoniques et antithétiques, met en scène deux espaces lugubres opérant paradoxalement dans un monde pourtant riche (tuyaux signifiant pétrole). Une cave sombre, niveaux superposés, se trouve en plein univers de richesse.

       Nous ne sommes pas uniquement en présence d’un banal problème de logement, mais d’une situation traversée par l’injustice et la corruption de dirigeants prenant en otage les richesses pétrolières. Les deux couples partageant l’espace scénique, marginalisés et condamnés à n’être que des infra- citoyens, représentent, grâce à un matériel scénique approprié, un simple microcosme de l’Algérie. Les éléments du décor participent de la mise en évidence d’un espace suggestif et de situations burlesques et cocasses contribuant à aérer l’univers scénique. La lumière participe au processus de mise en évidence de deux univers bien délimités résultant du jeu de signes installant sur scène un incessant aller-retour du réel et de l’irréel, du fantastique et du merveilleux. Les éléments symboliques comme les tuyaux ou l’écran  de télévision par exemple s’associant à l’univers banalement réel de la cave où vivent les deux couples apportent un surplus de crédit et de « réalisme » au discours théâtral. Bouguermouh s’expliquait ainsi :« Mettre en scène pour moi, part d’une intuition d’images qui s’imposent et qu’on impose et qui, en fin de compte, proposent une forme de lecture de la pièce. L’enjeu véritable est dans la distribution, dans sa justesse. Ensuite, c’est une question d’équilibre. Savoir organiser l’apport de chaque comédien, savoir intégrer tout élément de vie et harmoniser le tout en un univers théâtral précis. Là est la « mise en scène » et elle n’est possible que grâce aux multiples apports des uns et des autres. ».

 

 

                                          Medjoubi ou les jeux de l’humilité

 

Azzedine Medjoubi, contrairement à Abdelmalek Bouguermouh, est beaucoup plus  connu dans les milieux artistiques algériens comme comédien que comme metteur en scène. Ce sont ses performances de brillant acteur qui l’avaient propulsé au devant de la scène. D’une extraordinaire sensibilité, il était un infatigable travailleur qui cherchait souvent à mettre en pratique ses idées et à tenter de nouvelles aventures. Medjoubi qui connaissait très bien les métiers du théâtre ne fit l’expérience de l’écriture scénique que par nécessité. Souvent obligé d’interpréter le même rôle comme s’il ne pouvait que jouer les « bons » samaritains, il a dû, malgré lui, excédé par la médiocrité de nombreuses réalisations, prendre en charge la barre technique.

       Medjoubi n’était pas un autodidacte ; il  a terminé des études d’art dramatique au conservatoire d’Alger avant d’intégrer la fameuse troupe, Théâtre et Culture. Il a interprété de très nombreux rôles au cinéma et au théâtre. Au Théâtre National Algérien (TNA), il a notamment brillé dans des pièces comme Anbaça de Rédha Houhou, Bab el Foutouh, La bonne âme de Sé-Tchouan, Sekket Salama, Bounouar and co, Laalegue(Les sangsues), Stop, Hafila Tassir (d’après Le voleur d’autobus de l’écrivain égyptien Abdelqoudous), Les Bas fonds de Gorki… Ce très grand comédien qui, souvent, interprétait les mêmes personnages était mal exploité par les metteurs en scène qui l’embastillaient, en quelque sorte, dans une voie étroite. Il s’insurgeait contre cet état de fait 1:« Les réalisateurs n’ont dans le passé jamais pris de risques avec moi. Que ce soit au théâtre ou à la télévision, on me fait appel pour camper les mêmes personnages typés qui sont censés correspondre à mon caractère et à mon tempérament, ceux d’un homme sage, tranquille, banal à la limite. »

Dans Hafila Tassir, mise en scène par Ziani Chérif Ayad, , il fit littéralement exploser les planches. Son corps et sa voix (il travailla en 1963 à la radio) dessinaient les contours scénographiques et multipliaient les espaces et les catégories temporelles. Après avoir assisté Ziani Chérif Ayad dans Galou Laarab Galou(Les arabes ont dit) et Aqd el Djawher et Kasdarli dans Fersousa oual malik(Fersousa et le roi), il se lança en 1986 dans l’aventure de la mise en scène avec un texte adapté de Mrozek, Les émigrés par Boubekeur Makhoukh, décédé en 1998, Ghabou Lefkar (Pas d’idées). C’est l’histoire de deux émigrés (Rih et Mokhtar), un intellectuel et un ouvrier, qui cohabitent dans une cave, lieu sombre et cynique qui organise le récit autour de ces deux personnages, aux antipodes l’un de l’autre. Situations tragi-comiques, quiproquos, jeux de mots et dictons populaires ponctuent la représentation et contribuent à la mise en branle des mécanismes favorisant l ‘organisation de l’espace scénique et renforcent les éléments du conflit suggérant une hiérarchisation sociale très poussée. Deux mondes vivent et coexistent dans une même cave qui constitue le noyau de la représentation. C’est le lieu de cristallisation et de mise en évidence de tous les conflits. C’est à partir de cet espace lugubre que se structure le récit et s’articulent les grandes instances de la pièce. De formation différente et alimentant souvent la contradiction, les deux personnages sont confinés dans leurs espaces respectifs.

       Le dispositif scénique est simple. Il contribue à la mobilité des comédiens et des objets sur scène. L’illusion réaliste est évidente, elle est renforcée par les objets employés sur le plateau : deux canapés, des couvertures, une bouteille de vin…Tous ces éléments révèlent le vécu ordinaire de deux personnages ayant comme trait commun, l’exil. La décoratrice, Liliane El Hachemi, décédée il y a quelque temps, parle du décor en ces termes1 : « Après lecture de la pièce, nous avons dégagé les conflits principaux et secondaires et ensuite, nous avons procédé à l’analyse des personnages, pour en connaître autant les costumes que le décor dans lequel ils évoluent. Cet endroit est une cave, non habitable, pleine d’objets de récupération, avec lesquels ils essaient de former leur environnemen d’origine. La cave est l’espace d’une bagarre permanente avec l’environnement. C’est un univers petit, ce contraste montre leur caractère de parias, d’exclus. »

Rih et Mokhtar occupent deux espaces différents, mais complémentaires. Les oppositions ne sont pas très marquées. Ces deux personnages ne se détestent pas, ils se supportent tout en vivant leurs propres fantasmes. Ils habitent la même cave, partagent la bouteille de vin, se sentent rejetés, marginalisés et vivent une réalité fondamentale, l’exil. Dans cet univers apparemment clos, mais paradoxalement ouvert, malgré le stress et l’angoisse enveloppant leur vécu, la parole est souveraine, elle trace les contours du récit et libère leurs sens. Nous avons affaire à une parole en transes, comme chez Antonin Artaud. L’être et le paraître se confondent, s’entremêlent contribuant à la fusion des instances temporelles et spatiales.

       L’éclairage, de faible intensité, exprime une sensation de frustration et un sentiment d’extrême solitude des deux personnages. Ils vivent cloîtrés dans un espace étroit qui finit par les broyer et les dénuder complètement à tel point qu’ils se racontent, sans voile ni censure. Les objets scéniques et l’éclairage, quelque peu contrasté, accentuent l’isolement de Rih et de Mokhtar qui, malgré leur désespoir, se réfugient dans le rire et l’humour qui, ici, paradoxalement rendent l’atmosphère encore plus lourde. Le rire ne les libère pas, il les isole davantage. Azzedine Medjoubi s’en explique 1:« L’option est axée sur la forme tragi-comique, que nous situons aux antipodes du seul divertissement, et qui nous semble la meilleure voie pour la mise en évidence des sentiments profonds des personnages. On vise par là à extirper cette réalité enfouie, que les personnages tentent de dissimuler, en mettant à nu l’angoisse, voire le désarroi permanent de l’exilé. »

La situation des deux personnages , prisonniers d’un endroit aussi étroit que la cave, ne peut qu’engendrer des conflits, des confessions, des marques de sympathies, des coups de cœur ou de colère, le tout enveloppé dans un rire auto-destructeur. La mise en scène de Azzedine Medjoubi réussit à donner à voir un microcosme de la société algérienne et à dessiner les contours de deux espaces en permanente opposition, mais complémentaires, qui se donnent la réplique dans une sorte de chuchotements qui les rapprochent, dans certains moments,  l’un de l’autre. Deux espaces bien délimités occupés par deux partenaires(un ouvrier et un intellectuel) qui se parlent, parfois pour ne rien dire, marquent la représentation. Les costumes(bleu de travail, pyjamas…) indiquent tout simplement l ‘appartenance sociale et inscrivent les deux protagonistes dans des catégories idéologiques précises.

Après Ghabou Lefkar, Medjoubi avait monté une pièce au théâtre régional de Batna, Alem el Baouche (Le monde des insectes) qui employait un dispositif scénique lourd faisant appel à un décor surélevé et à un matériel scénique qui, parfois, gênait considérablement les déplacements des comédiens. Certains « vides » au niveau du plateau provoquaient l’émiettement de l’espace scénique marqué par une occupation disproportionnée et déséquilibrée de l’aire de jeu. L’écriture scénique, était surtout illustrée par l’usage de nombreux styles et des techniques différentes. L’objectif de Medjoubi était de « marier » de nombreux procédés techniques qui correspondraient à la pratique du théâtre « total ».

                                                                         AHMED CHENIKI



1 Note du metteur en scène, Brochure consacrée à la pièce, El Mahgour.

1 Essitar, 1985, Alger.

1Brochure de la pièce, Ghabou Lefkar.

1 Essitar, 1985, Alger.


 
 



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