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L’Orient au théâtre

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L’acteur oriental

par Georges Banu

Par-delà sa diversité, le théâtre oriental révèle un « modèle » d’acteur encore lié au sacré, porteur de signes et héritier d’une tradition, qui fascine souvent l’Occident.

Les formes empruntées par les spectacles en Orient sont multiples et variées : kathakali en Inde, opéra chinois, nô ou kabuki au Japon, théâtre balinais, etc. Pourtant, si l’on accepte provisoirement de sacrifier les spécificités et les différences, il est possible de dégager des constantes par lesquelles l’acteur oriental s’oppose à son double occidental : tous deux semblent formés pour des pratiques opposées et, en règle générale, leur art s’exerce dans des directions divergentes.

L’inscription dans une tradition

Les « théâtres de l’Orient » ont presque tous été rattachés, à l’origine, à des rituels et maintiennent cette dimension sacrée : théâtres qui s’adressent à des dieux et exigent une parfaite maîtrise du langage physique afin que la communication s’accomplisse dans les meilleures conditions. Celle-ci, en effet, ne saurait être soumise aux aléas du hasard ni parasitée par la subjectivité ; elle demande que le dialogue s’exerce sans accident ni brouillage. L’acteur se donne ici avant tout comme un intermédiaire approprié et l’exercice de son art se soumet à cette vocation, qui rehausse son statut et en même temps le charge d’une très haute responsabilité, celle d’être à la fois un messager et un légataire, investi d’une charge artistique aussi bien que sacrée, qui le dépasse, sa vocation visant à la sauvegarder et à l’accomplir fidèlement. Il est donc un acteur « traditionnel » au sens où sa mission consiste à procurer du plaisir aux spectateurs grâce à la préservation d’un héritage et à la perfection d’un art. Et ce que le public salue, c’est justement cette tension entre les deux termes : le même explicite et le différent discret.

Ainsi se présente-til, le plus souvent, en possession d’un vocabulaire de signes qui constituent presque un langage, où la communication et le plaisir se relient et lui sont consubstantiels. Ces signes aussi bien que leur enchaînement sont le fruit d’une longue élaboration qui, à partir d’un certain moment, a cessé de se développer pour constituer une tradition passant d’un acteur à l’autre, chacun étant appelé à apprendre, à maîtriser et à transmettre ce legs dont il est le dépositaire. Il s’agit de s’inscrire dans une chaîne de générations, de la poursuivre autant que de la préserver. L’acteur n’est donc pas seul, il n’invente pas à proprement parler, il s’érige en bon conducteur de ce qui vient du passé vers le présent tout en s’efforçant d’éviter toute déviation, d’échapper à toute dégradation. Son art se place sous le signe de la conservation correcte. C’est pourquoi, en Orient, l’art de 1’acteur s’appuie sur la mémoire qui remonte aux temps anciens. A partir de cette base « première » peut éclore, comme dirait Zeami, le grand maître du nô, « la fleur » actuelle.

Un « hiéroglyphe vivant »

Dans ce contexte, l’acteur oriental se trouve au centre de la création théâtrale, et s’épanouit sur un plateau entièrement polarisé autour de son art. Il n’est pas un élément parmi d’autres, mais la poutre maîtresse de ces spectacles complexes. En même temps, sa force provient du fait qu’il se présente comme maître de plusieurs arts afin de procéder à leur permanente alternance, dans un syncrétisme de moyens qui s’épanouissent tout au long du spectacle, sur fond d’espace vide, dépouillé : plateau de jeu entièrement soumis à la gloire de l’acteur paré de costumes hautement décorés, acteur maquillé ou masqué, corps théâtralement exalté. Cette tension entre l’espace nu et le corps surexposé focalise le regard sur l’acteur et ses performances.

Par là, l’acteur oriental se distingue de l’acteur occidental, a priori associé à la transmission d’un texte. Le premier est moins l’interprète d’un personnage que le porteur des signes anciens qu’il s’emploie à manier avec un maximum d’art. Son jeu a à voir avec la danse, et nettement moins avec le texte et les mots ; et c’est pourquoi le théâtre occidental qui souhaitait s’affranchir de la domination du texte (de Meyerhold à Mnouchkine) l’a érigé en référence privilégiée. Pour lui, ce qui compte, c’est surtout la perfection du rendu scénique des signes sans cesse repris de génération en génération. C’est seulement dans le contexte de cette préalable ascèse de soi qu’ensuite le grand acteur peut faire apparaître son génie propre. Il ne s’exprime que par-delà la technique et le contrôle extrême du corps. Son pouvoir de fascination tient aussi à son aptitude à alterner les arts scéniques, à assurer la transition du chant et de la récitation à la danse, et ceci de manière constante, des heures durant. Une telle attitude entraîne naturellement un déficit d’identification au personnage, lequel, ici, se trouve sans cesse « présenté », « montré » à un public qui lit les signes et se réjouit de l’enchaînement savant des registres.

L’acteur oriental est « physique et plastique », pour paraphraser une formule célèbre d’Antonin Artaud. Mais, en même temps, il apparaît comme un « hiéroglyphe vivant » : la suite des signes et les combinaisons proposées forment une écriture plus ou moins abstraite où persistent certains résidus du concret - les signes ne sont pas entièrement arbitraires ! - et où la calligraphie des corps fluides procure au spectateur la satisfaction d’un sens qu’il déchiffre tout autant que celle des sens qui l’enivrent de splendeurs dévoilées. Ici tout vise l’art auquel les corps parviennent grâce à l’extraordinaire complexité des parures déployées et des langages mobilisés. Sur la scène orientale, rien n’est organique, tout est soumis au régime de l’art avec ce que cela implique comme artifice et comme contrôle.

Quand le corps se fait art

Tout, en effet, sur une scène orientale, se soumet aux exigences de la beauté. Certes le réel, réduit au minimum, persiste et se laisse détecter par des spectateurs experts, mais ce qui domine c’est la splendeur des tissus, le faste des couleurs, l’insolite des maquillages. Cette beauté n’a rien de trompeur, elle se présente comme un fait théâtral, comme un artifice appelé à séduire les humains autant que les dieux. Ici, la scène se montre réfractaire à toute immixtion réaliste, à tout élément directement emprunté à la vie, à toute gestualité courante.

Le plus souvent (sauf dans les formes profanes, comme le kabuki), l’acteur s’accomplit d’ailleurs sur la surface neutre d’un plateau. Son entraînement a été élaboré en fonction de cette « liberté » de l’espace au sein duquel il doit se mouvoir et s’orienter comme un écrivain sur une page blanche. L’occupation de l’espace, les lois qui régissent les déplacements, la géométrie des trajets..., tout cela tient de l’invisible mais en même temps participe à la logique scripturale qui commande les rapports de l’acteur à l’étendue du plateau, où le nombre des pas est compté et la longueur des traversées prescrite. Il est appelé à intégrer ces exigences incontournables afin de bouger selon la loi ancienne sans jamais sacrifier le dynamisme présent des énergies, de ces forces plus qu’humaines qu’il se doit de capter, de restituer dans toute leur tension sans pour autant en paraître prisonnier.

L’acteur oriental, on le voit, se place au centre de l’espace qu’il anime grâce à son corps entraîné, à des accessoires précieux, à des masques étonnants. Il est porteur de tout un apparat théâtral qui, grâce à lui, s’accomplit. Pour cela, il soumet son corps à des exercices rigoureux car son expression sur le plateau ne se contentera jamais d’être simplement « naturelle ». Tout concourt à le présenter comme un « corps d’art » jamais soumis aux règles de conduite quotidienne. Eugenio Barba le définit comme celui qui élabore un« corps extra-quotidien » où l’équilibre semble à chaque fois menacé et les mouvements régis par des tensions inconnues au comédien occidental.

Cet acteur qui emploie des moyens à première vue suspects de produire de l’incohérence finit toujours par fournir une image soutenue grâce à l’énergie dégagée par son jeu et sa présence. Chez lui, captive toujours l’équilibre instable entre mobilité et immobilité, dans la mesure où il apparaît souvent comme une statue qui s’anime. D’où l’organisation de ses performances visant à l’arrimer au sol et une incroyable variété de gestes et de déplacements. Ainsi s’applique-t-il à respecter ces fondamentaux innés du théâtre qu’Ariane Mnouchkine appelle les « règles » du théâtre, que l’Orient, plus que tout autre champ théâtral, a découverts et exploités.

Ce déséquilibre toujours surmonté mobilise l’attention d’un public qu’il n’ignore nullement, bien au contraire (il s’adresse même directement à lui à l’occasion). Car contrairement à l’acteur occidental, l’acteur oriental assume toujours la présence des spectateurs. Il joue pour eux, adopte l’adresse directe ou s’expose tel un objet d’art que les yeux experts admirent, pour des raisons plastiques le plus souvent. Placé frontalement à la salle, il érige celle-ci en partenaire assumé. Mais s’il se donne à voir, dans la plupart des cas c’est bien encore une fois en tant qu’intermédiaire entre le profane et le sacré que la salle le perçoit et le respecte. Aussi le public le salue-t-il par des applaudissements épars et qui ne le font nullement revenir sur scène pour saluer une deuxième puis une énième fois, comme dans les théâtres d’Occident.

L’apprentissage d’une seconde langue

Loin de ne se fier qu’à son seul talent, l’acteur oriental est le résultat d’un processus d’éducation engagé dès le plus jeune âge, d’une maturation progressive. Dans le théâtre traditionnel, la formation débute très tôt au point que bon nombre d’acteurs ne se souviennent pas de leur première apparition sur un plateau. Ils appartiennent souvent à des familles d’acteurs, et leur apprentissage démarre presque en même temps que celui de la langue : l’acteur oriental finit donc par manier le langage théâtral avec une aisance égale au maniement de sa propre langue maternelle. Les mécanismes linguistiques et les techniques du jeu acquièrent donc chez lui un même statut, et, habité par cette science infuse, il joue comme il parle. Mais, sauf exception, il ne sera jamais polyglotte. C’est le propre des acteurs traditionnels de « parler une seule langue ». Ils sont gardiens et prisonniers d’un rôle et de ses signes.

Encore faut-il préciser que la pédagogie des maîtres ne s’exerce pas de manière indistincte dans les écoles ou centres d’enseignement. Elle est associée à un lieu sacré et à la tradition qui s’y exerce ou à une famille dont l’héritage se transmet de père en fils. L’éducation s’appuie sur ces bases : en dehors d’elles, personne ne peut accéder au statut d’acteur admis à exercer pleinement. Ce cloisonnement garantit le sérieux de la formation qui, ici, le plus souvent, rime avec initiation.

Mais en même temps, un véritable culte de la hiérarchie permet aux comédiens de monter vers le sommet d’une pyramide dont l’autorité ne sera jamais ébranlée. À cette évolution s’en ajoute une autre, et certains textes indiquent à l’acteur la manière d’intégrer le passage du temps et d’assurer la transition entre les âges.

Il reste que dans la mesure où il veille à ce que le langage appris et les signes transmis ne se détériorent pas, sa vocation, à l’opposé de celle de l’acteur occidental, consiste à intégrer et à cultiver le langage spécifique de son art avant de chercher à s’exprimer directement lui-même. Sa présence personnelle ne peut s’immiscer dans le langage ancien soigneusement repris que de manière dissimulée, discrète, imperceptible. Elle apparaît comme une « prime » propre à l’acteur d’exception. Cela exige, implicitement, la constitution d’une assemblée de spectateurs experts capables d’identifier la perfection anonyme de l’ancien et la subtile présence du nouveau, de l’individuel. L’acteur oriental ne s’exprime qu’à travers des signes anciens qui, selon Brecht, fonctionnent comme de « larges vêtements » laissant tout de même une marge de liberté.

La tentation de l’Occident

L’élégance, beaucoup l’ont dit (Meyerhold, Artaud, Brecht, Mnouchkine), définit le jeu de l’acteur oriental, dénué de toute vulgarité (même lorsqu’il aborde des sujets quotidiens, comme dans ces farces avec ivrognes du kyôgen japonais), de toute laideur parasite, de tout désordre ou expression personnelle intempestive. Seul l’art règne ici, et tout se jauge à partir de ses critères, de son accomplissement qui, toujours, est lié à la maîtrise de l’interprète ainsi qu’à son avancée dans l’âge. Car si l’élégance est d’abord une exigence technique, elle devient ensuite un horizon de perfection qui ne s’atteint qu’une fois l’orgueil éteint, lorsque les gestes se ralentissent, lorsque les signes se raréfient, lorsque le corps s’assagit. L’acteur oriental s’améliore au fur et à mesure que son élégance initiale s’accompagne d’une dépossession de soi. Devenu pure présence, il atteint alors à la beauté suprême des vases que l’on admire pour leur ancienneté aussi bien que pour leur fragilité.

Mais la fascination que l’acteur oriental exerce sur l’Occident tient surtout à ce que, au croisement des arts, entre théâtre, danse, chant et peinture, il affirme l’impureté des commencements où les arts ne se sont pas encore dissociés et en même temps s’affiche comme un artiste en pleine possession de son langage ; il n’est pas, on l’a dit, voué à lui seul, mais s’inscrit dans un cycle ; il ne se contente pas de son corps, il le forme et le transforme ; il ne se montre pas démuni, mais, tout au contraire, apparaît comme exalté grâce à l’accumulation des costumes, décors, gestes qui, ensemble, font de l’artifice le propre de son « jeu » dégagé de toute emprise mimétique.

Tout au long du XXème siècle, nombreux furent les grands réformateurs de la scène occidentale qui ont approché l’acteur oriental avec passion, voyant en lui l’incarnation de leur vœu de renouveau du jeu développé en Europe, jeu principalement fondé sur le rapport au texte et le recours privilégié au visage et à la psychologie. De Sadda Yacco à Mei Lan Fang, du théâtre balinais au kathakali, de l’Opéra de Pékin au nô ou au kabuki, il a fini par se constituer en une sorte de modèle mental, véritable horizon d’attente pour tous les insatisfaits du théâtre occidental, de Meyerhold à Brecht ou Artaud et de Grotowski à Mnouchkine ou Barba, qui ont pu s’appuyer sur la matérialité de son art pour conforter leurs projets et envisager leurs réformes.

Ainsi l’acteur oriental a-t-il été convoqué comme argument polémique dans le grand procès intenté au théâtre occidental, dans le cadre d’une stratégie du « détour » qui permettait ensuite de mieux revenir à l’acteur occidental : celui-ci en est sorti amélioré, renforcé, transformé.

Georges BANU

"L’acteur oriental", in Textes et Documents pour la Classe "L’art du comédien", n°897, 1er juin 2005, scérén-cndp, pp. 18-21

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Le théâtre japonais sous le regard de l’Occident

par Béatrice Picon-Vallin

 

Creuser l’enfer, c’est y engouffrer le ciel.
Pierre Emmanuel [1]

Tat vam Asi (« Tu es le Soi »).
Chandogya-Upanishad [2]

Toute culture « voyage » en empruntant des chemins multiples, directs ou de traverse, elle transforme le regard de ceux qui se posent sur elle et se transforme à son tour dans le creuset des lieux qui la reçoivent. Le théâtre voyage, et de manière évidente tout un pan de l’histoire du théâtre devrait être construit sur les bouleversements, les remises en cause ou en place, les ouvertures créées par les périples des comédiens, des troupes. L’impact des tournées internationales [3], une des traces au XXe siècle de la vocation du théâtre à l’itinérance, est double puisqu’à travers une rencontre artistique ponctuelle se produit celle de deux cultures nationales, étrangères l’une à l’autre, l’une source, l’autre cible, comme les désignent les traducteurs. Déplacée, la culture théâtrale « d’origine » provoque des phénomènes de contestation ou d’impact, renforce son identité spécifique, se dégrade ou s’enrichit dans le contact de l’autre qui l’interprète en la commentant, en commettant des contresens féconds ou stériles, en se l’appropriant en partie. Les modalités de ces « transferts culturels », où l’on peut décliner avec précision ce que recouvrent les concepts d’échange ou d’influence, sont nombreuses - adaptation, déformation, altération, imitation, transmission, assimilation, emprunt, citation, collage, greffe, imprégnation, transposition, hybridation, interaction [4]. Ils transforment l’idée que les deux cultures partenaires se faisaient l’une de l’autre et peuvent inciter à des collaborations plus étroites.


(...)
Au début du XXe siècle - mais cela a commencé avant -, ces mouvements culturels, véritables Révélations de l’Autre, se font intensément sentir. On pourrait proposer un raccourci saisissant pour contracter en deux dates liminaires cette saga d’une surprenante richesse où les formes ne restent jamais stables mais se métamorphosent en voyageant. 1900 : dans le cadre de l’Exposition universelle, la première apparition de SADAYakko [5], jeune transfuge du kabuki, méconnue au Japon, devenue monstre sacré en Europe, qui expose cet art adapté, modifié pour le goût occidental, et bouleverse Gide, Picasso, Duncan, Rodin, Klee, Mauclair, Appia, Craig, Meyerhold et bien d’autres. 1999 : Tambours sur la digue, la dernière création en date de la troupe du Théâtre du Soleil où Ariane Mnouchkine transforme à son usage les formes du bunraku et du nô pour distiller sa propre vision du théâtre oriental dans un spectacle profondément original qui tisse subtilement ensemble, en les accompagnant des sonorités d’un orchestre constamment présent, le pas glissé du nô, les mouvements saccadés des marionnettes, la lévitation de la poupée de bunraku, et les portés du ballet classique.

Orient/Occident, c’est sans doute sur cette ligne-là qu’ont lieu les plus nombreux « transferts » de l’histoire du théâtre européen au XXe siècle. « L’Orient pour le théâtre est une constante », reconnaît A. Mnouchkine [6] qui s’en est déjà inspirée pour ses grandes mises en scène de Shakespeare et des tragiques grecs. Mais elle ne doit pas occulter les autres, notamment celle qui se développe et perdure à partir de « l’efflorescence prodigieuse des Ballets russes » - le mot est de Marcel Proust. Durant les années dix, Serge Diaghilev invente, après avoir dans un premier temps fait venir la troupe du Théâtre Mariinski de Saint-Pétersbourg dans la capitale parisienne, un mode de création effervescent en faisant collaborer à l’étranger artistes russes déplacés et créateurs français. On ne doit pas oublier non plus comment Bertolt Brecht a, selon l’expression d’Antoine Vitez, « pris feu » en France après la tournée du Berliner Ensemble de 1954. Dans ces deux phénomènes d’ailleurs, l’Orient est présent sous des avatars opposés, celui de la couleur et de la luxuriance des costumes et des décors, et celui du jeu « distancié » que Brecht a observé chez les comédiens chinois. Il faut remarquer d’emblée que ces mouvements culturels se produisent souvent dans les deux sens, voire en même temps, et que la rencontre avec l’Autre peut paradoxalement amener à revenir à ses propres traditions oubliées. Ainsi, ITÔ Michio, venu à Londres pour étudier la danse, informe, à leur demande, Ezra Pound et William Butler Yeats sur le nô et ce sont ceux-ci qui en retour lui insufflent de l’intérêt pour ce nô qu’il dédaignait jusqu’alors... Ainsi, SANO Seki, jeune metteur en scène japonais au Toranku Gekijô, troupe militante prolétarienne, retrouve à Moscou, grâce à son maître russe Vsevolod Meyerhold, les secrets du théâtre kabuki [7]... Ainsi, et dans une configuration à relais, l’intérêt de l’Italie pour la commedia dell’arte est-il réanimé par la traduction du livre du Russe Konstantin Miklachevski, paru en France...
Ces opérations ont eu pour véhicules les livres (études, traductions), les images (œuvres plastiques, reproductions, photos), les témoignages oraux des passeurs-voyageurs et les tournées des théâtres dans les capitales. Le phénomène de l’exil, lié aux événements politiques (révolution, fascisme, stalinisme), développe une diaspora artistique russe et allemande, en Europe et en Amérique, qui sera le lieu de phénomènes complexes d’attraction et de rejets réciproques pour les deux parties en présence : aux difficultés rencontrées à Hollywood par Brecht qui ouvre cependant son écriture à la culture américaine [8], s’oppose le succès de la danse expressionniste allemande et la riche moisson des graines semées aux USA par les périples de Mary Wigman. La mobilité grandissante des hommes et des idées va intensifier et compliquer ces « transactions » artistiques. Avec ce qu’on appelle la « mondialisation », les tournées et les festivals ne représenteront que les moments les plus repérables, les plus visibles. Les contacts deviennent innombrables - voyages de travail incessants pour la plupart des artistes, colloques, ateliers, institutions de stages internationaux et autres « Écoles des Maîtres », diffusion par les médias, films, cassettes vidéo, CD-ROM et sites Internet.

Multiples, ces rencontres peuvent demeurer superficielles, mais elles atteignent parfois une intensité remarquable. Ainsi, ouvrant la porte d’un siècle nouveau, l’expérience-limite de Tambours sur la digue déjà évoquée, mais cette fois-ci vue de Tôkyô, lors de la tournée de septembre 2001 : la création du Théâtre du Soleil (Taijô Gekidam) est perçue sur l’île nipponne comme un spectacle japonais, non pas à la japonaise. De jeunes metteurs en scène - comme jadis SANO Seki à Moscou au GosTIM - sont émus de s’apercevoir que, par la grâce et le travail de la troupe étrangère et lumineuse, ils « possèdent un trésor chez eux ». Mais davantage encore : un maître de bunraku qui réfléchit depuis trente-cinq ans sur son art, ancien de trois siècles, écrit aux acteurs de la troupe française qu’il a, par leur spectacle et son niveau artistique, découvert « une nouvelle partie de [lui-même], ébranlée au plus profond ». Il a senti « combien il [lui] reste à apprendre pour [sa] propre formation et pour l’expression de [son] art ». C’est à l’intérieur du processus de recherche qui l’anime dans le but de rapprocher le bunraku d’un public contemporain qu’il a été touché par la valeur que le Théâtre du Soleil a conférée à cet art : il avoue vouloir « en apprendre davantage auprès d’eux, sur leurs techniques dramatiques, leur expression corporelle et sur cette forme dramatique » [9]. L’opération de transfert culturel est ici particulièrement réussie et généreuse. Après un long et douloureux travail sans concession ni répit, la troupe occidentale réinjecte à un Japonais désirs et espoirs à l’égard d’une des formes les plus traditionnelles qui soit. Une tradition ne vit que si elle se transforme. C’était autrefois la leçon de l’Orient. Serait-ce aujourd’hui celle du Théâtre du Soleil, qui, après s’être approprié (pour la faire sienne) l’essence des traditions conservées, sur son plateau-carrefour du monde, est capable de les restituer au pays-source, pour en partager toute la profondeur avec lui ?

LE THÉÂTRE JAPONAIS
SOUS LE REGARD DE L’OCCIDENT

Le Japon repose comme un groupe de nuages solidifiés au sein d’un océan sans borne.
Paul Claudel [10]

Ceux qui ont vu Sada Yakko souffrir et mourir, avec ses longs yeux, sa bouche peinte, son génie des expressions, ne l’oublieront pas plus que ceux qui ont vu Sarah Bernhardt.
Le Soir, 4 mai 1930 [11]

Mais revenons au début du XXe siècle. Débarquant d’Amérique, la troupe de KAWAKAMI Otojirô est une entreprise à destination de l’étranger. SADA Yakko y a remplacé au pied levé un onnagata [12] malade, et les morceaux sont choisis, aménagés [13]. L’opération de séduction réussit au-delà de toute espérance. Malgré ou peut-être en raison de la « supercherie », l’expérience est fondatrice, et elle marque les esprits durablement : « extraordinaire », « ravissement suprême », « merveilleux », les superlatifs ne manquent pas pour décrire le jeu de la petite SADAYakko, la « Réjane du Japon ». Avec le spectacle-culte de l’année 1900 dont la pièce maîtresse a pour titre La Geisha et le samouraï, l’Orient semble traverser de sa lumière de Soleil-Levant une Europe déjà préparée par la découverte des estampes de HOKUSAI et d’UTAMARO, leur mise en scène du vide et de la dissymétrie, ou leurs visages d’acteurs ; il apporte son théâtre radicalement autre, avec ses ralentis, ses rituels, sa sphère sonore. Le kabuki est à la fois récit, danse et musique ; mais, dans la mesure où le spectateur occidental ne comprend pas ce qui est dit et qu’il existe peu de traductions de pièces japonaises, il est perçu comme un art de la forme plutôt que du texte - on compare SADA Yakko à une « estampe animée ». « Là où la parole perd sa force expressive commence le langage de la danse. Dans l’ancien théâtre japonais, sur la scène du nô, où l’on joue des pièces semblables à nos opéras, l’acteur doit obligatoirement être aussi un danseur », écrit Meyerhold en 1909, et il évoque également SADA Yakko qui « envoûte » le public lorsqu’elle commence à se mouvoir selon la musique [14].
De 1907 à 1916, débarquant de New York, HANAKO (ÔTA Hisa) prend la relève et parcourt l’Europe de Paris à Moscou. Elle arrive en second, mais le bouleversement semble presque aussi fort, et Auguste Rodin la sculpte sous tous les angles pour comprendre les secrets de ce corps singulier, mince et robuste, habile, comme celui de SADA Yakko, à évoquer la mort. Une des cinquante œuvres de Rodin pour lesquelles pose HANAKO se nomme Tête d’angoisse de la mort [15]. En 1908, HANAKO joue en Allemagne où viendront par la suite nombre d’artistes japonais curieux des avant-gardes - expressionnisme, constructivisme...
Ce n’est pas à Paris mais à Moscou et à Leningrad que se produit triomphalement, en 1928, une authentique troupe de kabuki, celle d’ICHIKAWA Sadanji dont les acteurs fraternisent avec leurs frères en art de la troupe de Meyerhold, alors absent. Mais le Théâtre Pigalle accueille en 1930 une autre compagnie, constituée par ITÔ Michio autour de TSUTSUI Tokujirô [16], qui, comme celle de KAWAKAMI, débarque en Europe (France, Angleterre, Belgique) en provenance d’Amérique [17]. Et c’est encore ce théâtre-là, adapté pour l’œil occidental, donc frelaté, qui représente un jalon pour Meyerhold en mai 1930, alors qu’il se trouve à Paris pour préparer sa tournée de juin.
L’étude des textes ou la connaissance directe ? L’accoutumance progressive par le falsifié ou la rencontre avec l’authentique ? La rêverie sur les images ou l’entraînement à partir des techniques, aujourd’hui permis par la circulation facilitée des personnes ?

Tout va jouer dans cette connaissance lente et progressive de l’Autre, qui remet en question les idées reçues, et conduit du choc de la découverte à la compréhension en passant par un processus d’appropriation où les poètes, comme Paul Claudel, et les historiens tiennent un rôle important. Meyerhold, quant à lui, « apprend » le théâtre japonais dans les ouvrages historiques et sur les images, ou en traduisant de l’allemand « Terakoya », un épisode de Sugawara denju tenarai kagami  [18], pièce de TAKEDA Izumo II. Cette démarche de recherche semble aussi importante que l’impact du spectacle. Bien qu’il avoue en 1931 : « Je connaissais le théâtre kabuki de façon théorique [...], mais quand j’ai enfin assisté à un des spectacles, il m’a semblé que je n’avais rien lu, que je ne connaissais rien de lui [19] », la connaissance livresque, qu’a précédée la révélation donnée par SADA Yakko, a été productive. Le rôle du kabuki dans la conception de sa théorie du grotesque puis du réalisme musical est essentiel. Et dans le spectacle-laboratoire Le Professeur Boubous en 1925, il applique les principes que l’étude lui a permis de saisir en profondeur. On ne comprend que ce qu’on cherche, ou ce qu’on est sur le chemin de trouver.
En France, de par son étrangeté et son grand éloignement d’une scène qui se fonde sur des traditions textuelles, le théâtre japonais fascine. Le kabuki, qu’on nomme d’abord de manière imprécise mais familière « pantomime japonaise » - avant de le désigner par son nom pour enfin l’identifier clairement -, frappe par son réalisme et sa convention mêlés, par la combinaison du décoratif et de l’observation précise de la réalité, par sa violence, voire sa « férocité ». Et les Français tentent de s’y mesurer. En 1911, Lugné-Poe monte au Théâtre de l’Œuvre L’Amour de Kesa (adaptation de Robert d’Humières) pour lequel il rassemble une troupe disparate, sans connaissance technique spécifique, chacun ayant « son » Japon en tête, et le spectacle est construit sur une reconstitution exotique, une imitation non créative. La critique le souligne, elle vit encore dans le souvenir de la même pièce présentée par les KAWAKAMI en 1900. Firmin Gémier joue en 1927 Le Masque, adapté par Albert Maybon [20], dans des décors de Foujita ; il a confié la mise en scène à un Japonais, ÔMORI Keisuke. L’approche de Jacques Copeau qui, en 1924, répéta sans la représenter [21] une pièce de nô adaptée par Suzanne Bing, Kantan, est encore d’un autre ordre. Il s’agit d’un processus clairement pédagogique, les rigueurs de la forme impliquant selon lui un apprentissage exceptionnel. C’est Jean Dasté qui reprendra le flambeau à la Comédie de Saint-Étienne, et en 1948 Sumidagawa, écrit par MOTOMASA, le fils de ZEAMI, et adapté par S. Bing, fera rêver Jacques Lemarchand à « une forme nouvelle de l’art dramatique [22] ». Quant à Charles Dullin, il reconnaît avoir « toujours été attiré par les principes du vieux théâtre japonais » : « c’est en étudiant ses origines et son histoire que j’ai affermi mes idées sur une rénovation du spectacle théâtral » [23]). Avoir vu Kanjinchô au Théâtre Pigalle en mai 1930 lui a sans doute permis de mieux comprendre les spectacles du GosTIM qui suivent en juin à Paris. Fort de l’étude attentive des mises en scène, du jeu de l’acteur et des estampes, Dullin tente dans ses écrits une démarche comparative et propose une voie nécessaire qui sera suivie par maints créateurs :
Vouloir imposer à notre théâtre occidental les règles d’un théâtre fait d’une longue tradition, qui a un langage symbolique bien à lui, serait une erreur grossière, mais ne pas tirer parti des exemples admirables de transposition à la fois réaliste et poétique, des effets qu’il tire de la plastique et du rythme, serait absurde [24].
Le théâtre japonais est donc très tôt présent dans l’histoire de la scène européenne du XXe siècle, mais d’autres Orients interviendront : en particulier le théâtre balinais pour Antonin Artaud à l’Exposition coloniale de 1931 et l’opéra chinois, avec la tournée de MEI Lanfang en 1935 à Moscou où sont rassemblés Eisenstein, Brecht, Meyerhold, Craig, Stanislavski. Chacun sera profondément impressionné, différemment selon le stade de son évolution artistique, par l’art de MEI Lanfang, tout comme Dullin qui l’a plusieurs fois rencontré. Dans la seconde partie du siècle, l’histoire est mieux connue. On sait comment, chez Charles Dullin à l’Atelier, Jean- Louis Barrault apprend à s’intéresser au théâtre oriental et en particulier au nô, avant d’être fasciné par des représentations à l’occasion d’une tournée au Japon ; comment Jerzy Grotowski revient totalement transformé de son premier voyage en Inde ; comment Ariane Mnouchkine construit un art festif, plastique et musical à partir deplusieurs sources - du Japon à l’Inde en passant par la Corée - qu’elle combine dans l’élan syncrétique puissant d’une recherche théâtrale visant un public élargi ; comment Eugenio Barba mène des investigations de type anthropologique et met au jour dans les traditions qu’il approche des principes communs. Et tant d’autres sont concernés, en danse, au théâtre, à l’opéra : Marcel Marceau, Maurice Béjart, Peter Brook, Robert Wilson, Peter Sellars, Anatoli Vassiliev...
Ce qu’on sait moins en revanche, ce sont les nombreux « trajets » effectués en sens inverse, ce sont aussi les étranges boucles complètes qui réunissent parfois culturesource et culture-cible en brouillant les qualificatifs au cours du processus. Ainsi Yeats écrit des pièces poétiques dans l’esprit du nô et At the Hawk’s Well (Au puits de l’épervier), une de ses Four Plays for Dancers, doit son écriture à la double influence d’ITÔ Michio, informateur et danseur. Celui-ci la traduira et la fera jouer au Japon, puis elle sera transposée en nô par YOKOMICHI Mario et représentée à plusieurs reprises de 1949 à 1952 [25]. Ainsi OIDA Yoshi, acteur japonais qui travaille avec Peter Brook, monte en 1998 à Aix-en-Provence, puis au Théâtre des Bouffes du Nord, Curlew River, opéra que Benjamin Britten a composé à partir de Sumidagawa, et utilise pour cela son savoir sur le nô et le kabuki.
Les hommes de théâtre japonais, mus par le désir de faire évoluer leurs traditions, prennent le chemin de l’Europe. C’est KAWAKAMI qui, après son premier voyage en France, commence dès 1891 à Tôkyô à adapter des textes occidentaux. Quand, en 1903, après sa tournée mémorable, il regagne le Japon, il monte Othello de Shakespeare traduit en japonais et SADA Yakko joue Desdémone. Suivront Le Marchand de Venise et Hamlet ; mais plus de la moitié des œuvres mises en scène par lui jusqu’à sa mort, en 1911, seront françaises. OSANAI Kaoru crée, en hommage à Antoine (1909), un Théâtre-Libre - qu’il inaugure avec une pièce d’Ibsen. Le jeu psychologique en provenance du Théâtre d’Art de Moscou s’impose. Le shinpa, puis le shingeki (littéralement nouveau théâtre) sont des genres issus de la pénétration de la dramaturgie et des codes européens [26]. ICHIKAWA effectue en 1906 un premier voyage d’études en Europe, s’initiant même à Londres aux principes de Delsarte, et en 1928 il prolonge la tournée en URSS par un long périple où il fréquente les théâtres, cirques, opéras des capitales européennes.
Dans un numéro de 1912 de sa revue The Mask qui témoigne du grand intérêt qu’il porte aux théâtres asiatiques et au rôle qu’ils ont à jouer dans la construction du « théâtre de l’Avenir », Craig donne la parole à TSUBO.UCHI Shikô pour exposer la tension régnant au Japon entre un théâtre traditionnel qui ne satisfait plus la jeunesse et l’imitation du théâtre occidental qui, trop loin des traditions, ne le contente pas davantage. TSUBO.UCHI suggère un « double travail d’assimilation » :
Ne vaut-il pas mieux que le passé meure sans nous influencer, plutôt que d’étouffer notre jeune esprit ? Si le passé doit nous influencer, il faut qu’il soit influencé lui-même par l’esprit de l’âge nouveau. C’est pourquoi nous étudions et imitons vos arts [...]. Certes, nous ne voulons pas abandonner nos arts traditionnels, nous voulons les assimiler à l’esprit nouveau. Vous voyez que notre problème est double : il nous faut d’abord assimiler vos arts à notre goût national, puis retourner à nos arts traditionnels avec un esprit et d’un point de vue neufs, pour qu’ils nous influencent à leur tour. C’est seulement ainsi que pourra naître un nouvel art national [27].
De la même façon que Craig, Dullin, Meyerhold regardent vers l’Asie, ce que TSUBO.UCHI aimerait voir chercher en Occident, ce ne sont point des formes à imiter directement, mais des principes et des techniques dont s’inspirer pour revitaliser un art en crise. Les influences occidentales passent par la dramaturgie, les codes de jeu réalistes et psychologiques, mais aussi par la danse, le cinéma. Ainsi, Jûjiro de KINUGASA Teinosuke porte la marque de Caligari, il sera le premier film japonais distribué en Allemagne en 1930. Le kabuki résistera mal aux tentatives de le moderniser aux sources européennes. En 1964, MISHIMA Yukio dénoncera ce traitement : « Tout le travail accompli pour mettre en place un kabuki réformé, transparent, purifié, réaliste,rationnel, devrait être rejeté. [...] À force de se raffiner, de devenir toujours plus convenable, ce sont ses mauvais côtés qui sont devenus manifestes [28]. » Commence alors une autre phase, celle de réappropriation de l’héritage. Parallèlement, dans le creuset de la contestation des années soixante, de nouvelles formes se développent en réaction contre le shingeki occidentalisé. SUZUKI Tadashi prône un retour à la priorité donnée à l’acteur, non au texte, et s’appuie sur les différentes techniques de jeu, pratiquant un collage des traditions nationales, pour créer dans un premier temps un théâtre pauvre basé sur un usage total du corps [29]. Et HIJIKATA Tatsumi fait émerger ce qu’on nommera en Occident la « danse des ténèbres ».

LE BUTÔ : LA CRÉATION
D’UNE ÉTRANGE DANSE NOUVELLE


Gandhi a inventé sa doctrine de la non-violence politique à partir de la lecture de Lev Tolstoï, lui-même influencé par l’hindouisme, et en méditant le Sermon sur la montagne, beaucoup plus qu’en s’inspirant directement de la Bhagavad-Gîtâ. Doctrine récente, elle est néanmoins en continuité avec la spiritualité traditionnelle de l’hindouisme. De même, le butô s’est d’abord constitué dans une ouverture, un rapport étroit à ce qui se faisait à l’extérieur de l’archipel, HIJIKATA rejetant les traditions séculaires conservées et tout particulièrement celles du kabuki - il les juge sclérosées ou perverties -, pour retrouver des racines profondément japonaises.
Surgi dans les années soixante, le butô qui se cherche se veut une danse différente - et, pour la nommer, HIJIKATA utilise le terme qui, au XIXe siècle, désignait les danses étrangères importées, telles la valse ou le tango. En résonance avec l’état d’esprit qui règne dans le Japon des années soixante, le sentiment d’impuissance ressassé depuis la défaite et les traumatismes profonds laissés par les cataclysmes naturels et militaires [30], le butô se construit dans les corps blessés d’artistes atteints physiquement dans leur vie personnelle, à partir d’expériences artistiques en provenance de la lointaine Europe. L’Extrême-Orient ici s’intéresse à l’extrême de la culture occidentale. Car il ne s’agit pas de se laisser aller aux séductions d’un Occident impérialiste et consumériste : pour remettre en cause un patrimoine qui semble incapable d’exprimer les problèmes nouveaux, c’est aux foyers de contestation radicale des avant-gardes européennes de diverses périodes - voire de divers siècles (Bataille et Sade) - et aux contre-cultures qu’il sera fait appel.
L’avant-garde japonaise où naît le butô est un underground pluridisciplinaire. Les artistes circulent d’un genre à l’autre, et des apports étrangers interagissent comme de façon chimique : les images de l’expressionnisme, les musiques des Noirs américains, les sucs tirés des lectures des surréalistes et de l’« Enfer » de la littérature française... Les artistes s’interrogent sur leur propre identité en questionnant celle des autres. D’autres qui ont d’ailleurs pu être troublés, voire déterminés dans leur formation artistique par la découverte de l’Orient. Le butô représente peut-être une exploration de soi à travers l’autre.
Nous n’avons pas le droit de tricher avec l’aspiration qui nous porte vers la culture d’Occident. Il faut mener cette exploration jusqu’au bout. Ce qui compte c’est la profondeur de notre expérience. Quitte à commencer par un « je fais les mêmes rêves que Dali », peu importe. Jusqu’à ce que l’on soit capable d’un regard assez profond pour se saisir soi-même et percevoir la silhouette de Dali « dans sa réalité », il suffira de veiller obstinément à ne pas s’écarter de son propre chemin [31].
Les danseurs de butô iront loin dans cette démarche indiquée par le peintre HASEGAWA Saburô en 1937. Le butô a souvent été jugé grimaçant, exhibitionniste, ou comparé à un théâtre de la répulsion et de la convulsion. Certes, il a connu sur quatre décennies différentes étapes et de nombreux registres. Mais pour ceux qui savent changer leur regard et leur perspective, il touche à des zones peu connues, infraphysiques ou métaphysiques. Il est une méditation en actions, souvent minimes,extrêmement ralenties, qui pénètre au plus profond d’un « corps obscur [32] ». D’ÔNO Kazuo, avec qui elle a travaillé, Roberta Carreri, actrice de l’Odin Teatret, a appris que la danse n’est pas seulement ce qui se voit, mais qu’elle vit d’abord à l’intérieur du danseur [33]. Ce n’est pas la forme qui compte, mais le mouvement invisible, intérieur. Cette danse qui semble donc s’exhiber, s’exposer de façon obscène, implique chez ceux qui la pratiquent une intériorisation qui n’est pas repli sur soi-même, mais plutôt retrait du moi dans la toute-présence d’un corps qui communique avec le cosmos. Ce que retrouvent ces danseurs japonais, après leur voyage au bout de la nuit de l’enfer de l’ego, dans ces extrémités où les entraîne leur rébellion, c’est l’effacement bouddhiste du je, la fusion dans l’Un, le Tout, le Soi. La structuration non dualiste de leurs dispositions psychomentales, de leur mode d’appréhension du monde où le corps et l’esprit, la chair et le divin ne sont jamais opposés, mais liés, vient à bout de l’idolâtrie de l’ego propre à la culture occidentale, et conduit au silence de l’individu - non à son exaltation, pas plus d’ailleurs qu’à sa suppression. La descente profonde dans le corps qu’on explore, comme le recommande HIJIKATA, dans ses replis cachés, dans sa mémoire, et qui porte les cicatrices de tous les corps, est une danse du renoncement à l’ego. Elle affirme de manière paradoxale la transcendance radicale de l’Absolu transpersonnel et simultanément son immanence intégrale au monde manifesté, à l’être individué, mais non crispé sur la réalité du sujet psychologique [34]. Cette affirmation intégrative réinsère dans l’Absolu la nature, le négatif, le mal, la destruction - la laideur, la grimace, le scandale, l’animalité -, car rien ne saurait exister séparément.

UN MYTHE POUR LE BUTÔ : NIJINSKI

Après Nijinski, il est devenu impossible pour
un danseur de considérer son corps comme un
simple moyen d’expression.
KASAI Akira [35]

Des noms jalonnent l’histoire du butô : Genet, Artaud, Grotowski et d’abord Nijinski, dans l’aura matricielle des Ballets russes. Vaslav Nijinski qui, pour la chorégraphie de L’Après-midi d’un faune créée sur la musique composée par Claude Debussy à partir de l’églogue de Stéphane Mallarmé - « exigeant le théâtre », selon les mots du poète [36] -, s’est libéré tant de la convention du ballet classique que des réformes introduites par le néoclassicisme de son maître Mikhaïl Fokine. Il effectue un retour à des « sources » qui lui font remonter le temps et qu’il croise dans sa danse. Danse dont les mouvements ont un rapport nouveau, contrasté, non synchrone, avec la musique : ils en sont presque indépendants.
En mai 1912, la première au Châtelet est un scandale au parfum de triomphe - qui suivra. Le public est troublé par le chorégraphe-danseur devenu créature hybride, par sa gestuelle saccadée et par l’évocation non pas sensuelle, mais sexuelle du finale. Sous l’impulsion de HIJIKATA, les danseurs de butô feront référence à Nijinski et s’exerceront à reproduire une posture caractéristique de L’Après-midi d’un faune, dans une réminiscence d’un geste chorégraphique intense et inventif du chorégraphe russe. Le livre de Romola Nijinski [37] est traduit en japonais en 1962. La première traduction du Journal du danseur [38] par le célèbre critique de danse ICHIKAWA Miyabi, maître de KUNIYOSHI Kazuko, date de 1971. Dans un entretien de 1969 [39] HIJIKATA parle de son intérêt et de son admiration très vive pour le Russe. Il y insiste sur le fait que Nijinski était un enfant de moujik, d’origine paysanne - comme lui -, il insiste aussi sur ses caractéristiques physiques qui sont celles que lui-même valorise : jambes courtes, torse long. Nijinski avait plus d’un atout pour devenir un pôle d’attraction pour le fondateur du butô. Découvreur expérimentateur, danseur saint sacrifié à l’autel de la danse, de la souffrance et de la folie, marqué par une homosexualité qu’il vit mal, il est au cœur d’un mouvement pluridisciplinaire (peinture, littérature, musique) dont les Ballets russes intensifient la synergie ; et surtout, il introduit un modèle qui remet en question l’idée du corps dansant occidental - celui qu’a promu le ballet classique, où la colonne vertébrale est le centre du mouvement, comme celui que proposent Duncan et Fokine, plus libre et naturel, mais tendant aussi vers une image lyrique et idéalisée. La danse de Nijinski est anguleuse - épaules rentrées, genoux en dedans, profil mis en valeur. Elle s’appuie sur le bassin qui contrôle le centre de gravité du corps et instaure un nouveau rapport au sol auquel le danseur semble intimement lié, tout comme, selon Rodin, le corps de HANAKO était « enraciné dans la terre tel un arbre [40] ». Parenté où se retrouve le danseur de butô, aux jambes rarement dépliées en hauteur, qui font percevoir la proximité du sol.
Quand, en 1902, Adolphe Appia a vu SADA Yakko, il a mis un bémol à l’enthousiasme général, soulignant combien cette « plastique peinte dans le mouvement, donc dans le temps », cette « belle violence », cet « exotisme » étaient liés à une « hypertrophie de l’expression des événements purement extérieurs », alors que le théâtre européen souffrait du mal inverse, « une hypertrophie de l’expression des événements intérieurs ». Corollaire de cette constatation : le « manque d’intériorité » [41] du Japonais. Cette affirmation convenait peut-être aux stratégies de séduction entreprises par KAWAKAMI, mais elle révèle surtout une compréhension spécifique de l’intériorité, assimilée à l’intime, aux sentiments, à la psychologie.
Car l’intériorité ici est d’un autre ordre, elle relie le Moi au Soi, le corps à l’esprit, l’acteur à une tradition ancienne, ancestrale, et l’homme à la réalité de l’infini et du cosmos. C’est avec ces théâtres venus de l’Asie que les transferts culturels se jouent sur le mode particulier de l’anamnèse. En 1930, un critique soulignait que l’inspiration de la troupe abritée au Théâtre Pigalle « remonte aux sources mêmes de l’art dramatique », « nous ramène à ses origines ». Et lorsqu’Artaud, l’année suivante, assiste aux représentations du théâtre dansé balinais, « il éprouve, écrit G. Banu, la sensation d’une forte réminiscence », comme s’il ne découvrait pas, mais était traversé par une expérience vécue, déjà passée à travers lui [42]Comment ont avancé les danseurs japonais, en révolte, dans une quête des origines, non du théâtre ou de la danse, mais du corps obscur, menée à côté de leurs formes traditionnelles et en réactivité à des propositions lancées par les avant-gardes occidentales ? Et qu’apportent les voyageurs des scènes butô aux Occidentaux qui s’y intéressent davantage que leurs compatriotes ? Une forme, une technique, ou une vision du monde et de soi dans le monde ? Telles sont les questions qu’on aborde dans cet ouvrage, parmi les autres thèmes exposés dans l’introduction qui suit.

Béatrice PICON-VALLIN

Texte d’introduction du livre Butô (s), sous la direction d’Odette ASLAN et Béatrice PICON-VALLIN, CNRS Editions, collection Arts du spectacle/Spectacle, histoire, société, Paris, 2002

[1] « Baudelaire et nous », cité in Alain BOSQUET, Pierre Emmanuel, Paris, Seghers, coll. Poètes d’aujourd’hui, 1959, p. 209

[2] Cité par Georges VALLIN, « Pourquoi le non-dualisme asiatique ? (Éléments pour une théorie de la philosophie comparée) », in Revue philosophique, n° 2, Paris, avril-mai 1978, p. 160. Pour le texte original, cf.Chandogya-Upanishad, trad. et notes Émile Sénart, Paris, Les Belles Lettres, 1930, Sixième lecture, 8e section 6-7, p. 85

[3] Cf. notamment Georges BANU, « Les tournées ou ces objets venus d’ailleurs », in Le Théâtre ou l’Instant habité, Paris, L’Herne, 1993, pp. 126-127 ; B. PICONVALLIN, « Un siècle de théâtre : les tournées russes en France. De Diaghilev à Vassiliev », in Le Coq et l’ours, textes réunis par Francine-Dominique LIECHTENHAN, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1999, pp. 173-192 ; Leonard C. PRONKO, Theater East and West. Perspectives toward a Total Theater, Berkeley, University of California Press, 2e éd., 1974, pp. 115-169

[4] Cf. Patrice PAVIS, « Vers une théorie de l’interculturalité au théâtre ? », in Confluences, essais réunis sous la direction de P. PAVIS, Saint-Cyr-l’École, Prépublications du petit bricoleur de Bois-Robert, s. d., pp. 248-265, pour la bibliographie donnée à ce sujet

[5] SADA Yakko est la vedette de la troupe de KAWAKAMI Otojirô, engagée alors par Loïe Fuller

[6] « Le théâtre est oriental... », in Confluences, op. cit., p. 191

[7] Moscou, Archives RGALI, 963, 1, 1081. Lettre de SANO Seki à L.Vendrovskaïa, 7 juillet 1960

[8] Cf. la thèse d’Irène BONNAUD, Brecht, période américaine, dir. Jean-Pierre Morel, Paris, Université de Paris IIISorbonne Nouvelle, janvier 2000

[9] Lettre de YOSHIDA Kanroku, du Théâtre national de bunraku d’Ôsaka, Archives du Théâtre du Soleil. La tournée a eu 16 représentations au Nouveau Théâtre national de Tôkyô

[10] « Un regard sur l’âme japonaise », in Œuvres en prose, textes établis et annotés par Jacques PETIT et Charles GALPÉRINE, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, p. 1124

[11] . Article dité par SHIONOYA Kei, Cyrano et les samuraï. Le théâtre japonais en Francedans la première moitié du XXe siècle et l’effet de retour, Paris, POF, 1986, p. 71

[12] Acteur de kabuki spécialisé dans les rôles féminins. Avec SADA Yakko, le rôle de la femme était donc inhabituellement interprété par une femme.

[13] KAWAKAMI explique ces modifications stratégiques : « C’est le goût des étrangers. Ils ne viendraient pas voir le spectacle japonais si nous négligions leur goût. » Cité par SHIONOYA K., op. cit., p. 39. Ainsi rajoutera-t-il du sang et du pathos dans les scènes de mort violente, que le public français applaudira davantage que le public américain ou anglais.

[14] Cf. V. MEYERHOLD, Écrits sur le théâtre, traduction, préface et notes de B. Picon-Vallin, Lausanne, L’Âge d’Homme, coll. th XX, t. I, éd. rev. et aug., 2001, p. 123, et t. II, 1975, p. 48

[15] Un numéro spécial de la revue Shirakaba consacré à Rodin est sorti à Tôkyô en 1910. Une exposition itinérante, Rodin et le Japon, vient d’être présentée en 2001 à Shizuoka et à Aishi ; commissaire : Claudie Judrin. La Tête d’angoisse de la mort (classée type D au musée Rodin) y figure.

[16] Cf. B. PICON-VALLIN, Meyerhold, Paris, CNRS Éditions, coll. Arts du spectacle/Les Voies de la création théâtrale, vol. 17, réimp. 2000, p. 426

[17] Les acteurs sont pour la plupart inconnus au Japon, il n’y a pas d’onnagata, mais des actrices, et les décors sont naturalistes. Deux programmes sont présentésavecplusieurs fragments de pièces dont Kanjinchô (Le Passage de la frontière), épisodeguerrier.

[18] « Terakoya » avait étémisen scène au Kammerspiele de Berlin en 1908. La traductiondeMeyerholdsera jouée en 1910 au Théâtre Liteïni à Petersbourg. À l’originepièce de bunraku (1746), cf. infra, p. 279, Sugawara denju... avait été repris l’année suivante par des acteurs de kabuki. Pour le texte de la pièce, cf. Sugawara and the Secrets of Calligraphy, ed. and tranlated by Stanleigh H.Jones Jr, New York, Columbia University Press, 1985

[19] V. Meyerhold, Écrits sur le théâtre, op. cit., 1980, t. III, p. 99

[20] Il s’agit d’une pièce de nouveau kabuki, qui se développe sous l’influence de la dramaturgie occidentale. Le rôle que tient Firmin Gémier a été interprété au Japon par ICHIKAWA Sadanji

[21] À cause d’un accident arrivé à un acteur lors de la dernière répétition.

[22] Cité par SHIONOYA K., op. cit., pp. 85-86

[23] Charles DULLIN, in Correspondance, n° 16, mai 1930. Repris in Souvenirs et notes de travail d’un acteur, Paris, Odette Lieutier, 1946, p. 59

[24] Cité par SHIONOYA K., op. cit., p. 94

[25] Cf. Jean JACQUOT, « Craig, Yeats et le théâtre d’Orient », in Les Théâtres d’Asie, dir. J. JACQUOT, Paris, Éditions du CNRS, 1978, p. 276 et pp. 278-279. La pièce est toujours au répertoire de la famille KANZE

[26] Pour tout cela, cf. l’étude de Jean- Jacques TSCHUDIN, Le Kabuki devant la modernité, Lausanne, L’Âge d’Homme, coll. Th 20, 1995. Pour une période plus récente et sur le théâtre chinois, cf. NING Zhang, L’Appropriation par la Chine du théâtre occidental. Un autre sens de l’Occident, Paris, L’Harmattan, 1998.

[27] « The Drama in Japan », in The Mask, vol. IV, n° 4, avril 1912, pp. 309- 320, cité par Jean JACQUOT, loc. cit., p. 271

[28] MISHIMA à FUKUDA Tsuneari, « De la disparition du kabuki », in Chûôkôron, juillet 1964, cité in J.-J. TSCHUDIN, op. cit., p. 265

[29] SUZUKI adaptera par la suite des pièces de Shakespeare et des tragiques grecs, et tout récemment de Hofmannsthal, aux techniques qu’il a systématisées en méthode. À Toga, où se trouve son Centre, il a fait construire dans la campagne un théâtre en plein air qui unit l’architecture de l’amphithéâtre grec et l’esthétique japonaise

[30] Cf. à ce propos l’analyse de P. CLAUDEL, « Adieu, Japon ! », in Œuvres en prose, op. cit., p. 1150 sqq

[31] HASEGAWA Saburô, « Pour situer la peinture d’avant-garde », in Atelier, vol. 14, n° 6, Tôkyô, juin 1937, pp. 5-7. C’est nous qui soulignons.

[32] Cf. Odette ASLAN, infra, p. 18

[33] Conférence-démonstration « Le théâtre-danse », Centre Meyerhold, Moscou, 19 mai 2001

[34] Cf. G. VALLIN, La Perspective métaphysique, Paris, Dervy-Livres, 2e éd., 1977

[35] In Butô - Butoh Dance, Nikutaemo, n° 2, Tôkyô, été 1996, p. 19 (cf. infra, p. 94)

[36] Cf. Stéphane MALLARMÉ, in Correspondance 1862-1871, recueillie, classée et annotée par Henri MONDOR et Lloyd James AUSTIN, Paris, Gallimard, 1959, t. 1, p. 166

[37] Nijinski, London, V. Gollancz, 1933. NAKANISHI Natsuyuki, un des collaborateurs de HIJIKATA, illustra la couverture de la publication du Journal en japonais (Nijinsuki no shuki : nikutai to tami, Tôkyô, Gendai Shichô sha, 1971)

[38] En français : V. NIJINSKI, Journal, traduction, préface et notes de Georges S. Solpray, Paris, Gallimard, 1953

[39] HIJIKATA Tatsumi, in Koritsushatachi no taiwa (Conversation entre des gens solitaires), Kôfu, Yamanashi Silk Center, 1969 ; repris in Hijikata Tatsumi zenshû (Œuvres complètes), MOTOFUJI Akiko, TANEMURA Toshihiro, TSURUOKA Yoshihisa, eds, Tôkyô, Kawade shobôshinsha, 1998, t. II, p. 47

[40] Cité par Donald KEENE, Application of Japanese Culture, Tôkyô, Kôdanshabr> International, 1971, p. 258

[41] Adolphe APPIA, « Encore un mot sur la représentation japonaise », in Œuvres complètes, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1986, t. II (1895-1905), pp. 333-334

[42] Georges BANU, Mémoires du théâtre, Arles, Actes Sud, coll. Le temps du théâtre, 1987, p. 65. Cf. aussi G. VALLIN, La Perspective métaphysique, op. cit., p. 247

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Extraits de textes de Meyerhold sur la question de l’Orient au théâtre

Sur les théâtres chinois et japonais (1936)

par Vsevolod Meyerhold

Le théâtre chinois est un de ceux qui accordent une grande importance au mouvement, je travaille moi aussi sur le mouvement depuis longtemps. Mais j’ai d’abord construit de manière théorique mon étude du théâtre kabuki et ce n’est que plus tard que j’ai vu le théâtre lui-même. Cependant, quand je l’ai vu à Paris, il m’est clairement apparu que toutes mes lectures m’en avaient donné une juste représentation. Les théâtres chinois et japonais sont très proches. Tous deux accordent une grande importance au mouvement. Mais quand on parle de mouvement, on pense aussitôt par analogie au mouvement de ballet. Et si on cherche un théâtre qui se soit développé à partir des mouvements du ballet, on a le Théâtre Kamernyi. Mais les théâtres chinois et japonais sont très différents de lui : dans leurs mouvements, il y a davantage d’assise réaliste. Leurs mouvements viennent tous de la danse folklorique, la danse où l’homme qui danse, qui marche avec sa palanche dans la rue, ou qui vide un fourgon de sa cargaison en la livrant dans un magasin, considère ces mouvements comme des mouvements de danse, au sens d’une subtile base rythmique. Dans ces mouvements, il y a autant de danse que dans la danse il y a de rythme. Et c’est bien sûr de là que naît dans le mouvement la caractéristique réaliste. La représentation d’un homme debout à la poupe d’un bateau et qui abaisse sa rame dans l’eau est un élément de mouvement de danse dans la mesure où il est rythmique, et où il peut, rythmiquement en quelque sorte, se couler dans le récipient métrique. C’est comme les cinq interlignes du papier à musique sur lesquels pourraient aisément se placer les notes, et apparaîtraient forcément les barres verticales qui divisent l’ensemble en mesures séparées.

L’acteur chinois a une pensée graphique. Pour lui, tout prend la forme de petits cubes, bâtons, cônes, sphères bien précis, et quand il joue, il a tout cela en mémoire. Nous sommes très proches d’un tel résultat, et dans 25-50 ans, la renommée de notre théâtre futur sera fondée sur cela. Il se produira une alliance des techniques du théâtre européen et du théâtre chinois. De même que le problème de la révolution sociale s’est résolu dans notre pays avec la révolution d’octobre, de même je pense que dans ce pays apparaîtra une superstructure, sous forme d’un art expressif qui sera profondément réaliste ; ce ne sera pas simplement du réalisme, mais du réalisme socialiste, et il se basera sur tous les acquis techniques de toutes ces époques.

Vsevolod MEYERHOLD

Extrait d’un entretien réalisé avec les étudiants du GITIS (Institut d’Etat d’art théâtral, fondé à Moscou en 1922), le 15 février 1936.

" Sur les théâtres chinois et japonais ", in Ecrits sur le théâtre, vol. 4, L’Age d’Homme, Lausanne, 1992, pp. 28-29

 

 

Le professeur Boubous et les problèmes posés par un spectacle sur une musique (1925)

par Vsevolod Meyerhold

Tout cela confronte l’acteur à la nécessité de revoir ses techniques de jeu. Quand il n’y a pas de musique, le jeu de l’acteur devient plus simple. Pourquoi ? Parce qu’alors, justement, ce moment n’existe pas. Donc, je m’occupe seulement du costume, du raccourci, d’un truc à déclamer. Mais quand vient la musique, ouvrez les portes, cassez les vitres, faites tout pour que cette musique se déverse sur scène et proclame qu’elle y a droit de cité en tant que nouvel élément. Qui donc doit lui faire une place ? L’acteur. Qui peut nous enseigner la manière de le faire ? II n’y aurait, évidemment, qu’un seul moyen possible : vous offrir à tous des billets pour Tokyo ou Shangaï, car ce sont des villes où l’ancien théâtre japonais et l’ancien théâtre chinois subsistent ça et là. II est dommage que Sadda Yacco soit morte. Elle était extraordinaire. Hanako, autre représentante de cette école, n’est pas aussi bonne /lacune du sténogramme/. Par exemple, Sadda Yacco prononce un monologue dans lequel elle doit exprimer l’extase. L’actrice doit faire sentir l’approche de certains événements, et elle commence à parler avec une fièvre et un élan extraordinaires. Mais comme elle ne déclame pas, ça ne semble pas suffisant, alors elle y ajoute une gestuelle ; mais c’est encore trop peu, alors, voici ce qu’elle fait elle fait monter son extase jusqu’à un certain degré, et elle commence à se mouvoir selon la musique. Alors, le public s’exclame : " Ah, voilà jusqu’où elle va, elle se met même à danser, quel art ! " Par ce moyen elle a envoûté le public. Non pas par ses mots, ni par sa mimique, ni par ses raccourcis, mais bien quand elle a joué sur fond d’orchestre.

Vsevolod MEYERHOLD

Extrait de " Le professeur Boubous et les problèmes posés par un spectacle sur une musique ", in Ecrits sur le théâtre, vol. 2, L’Age d’Homme, Lausanne, 1975, p. 148

 

Sur Mei-Lan-Fang (1935)

par Vsevolod Meyerhold

La venue chez nous du théâtre de Mei-Lan-Fang a beaucoup plus d’importance que nous ne pouvions le supposer. Nous ne pouvons maintenant que nous étonner ou nous enthousiasmer. Nous qui construisons le nouveau théâtre, nous sommes émus parce que nous sommes sûrs que quand Mei-Lan-Fang aura quitté notre pays, nous sentirons tous son extraordinaire influence sur nous.

Je devais justement ces jours-ci reprendre une de mes anciennes mises en scène - Malheur à l’esprit de Griboïedov. Je suis arrivé pour travailler à une répétition après avoir vu deux ou trois spectacles chez Mei-Lan-Fang et j’ai senti que je devais tout changer dans ce que j’avais fait auparavant.

Il y a parmi nous, metteurs en scène soviétiques, beaucoup d’analphabètes. Il faut reconnaître cela avec une totale sincérité. Beaucoup sentent le désir, ou plutôt veulent imiter maladroitement ce théâtre, lui prendre des éléments : le fait d’emjamber un seuil invisible, jouer sur le même tapis l’intérieur et l’extérieur. Ce sont là des vétilles, mais je pense que ceux qui sentent en eux la force de dire quelque chose, ceux qui sont devenus des maîtres en pleine maturité, se pénètrent inévitablement de ce sans quoi il n’y a pas de vie au théâtre.

Des phrases me reviennent sans cesse à la mémoire : elles concernent la réforme des systèmes théâtral et dramatique et ont été écrites par Pouchkine avec beaucoup de passion et beaucoup de conscience. Je ne le cite pas littéralement : " Quels gens bizarres ! Ils cherchent la vraisemblance au théâtre. Pourquoi ! Quand l’art dramatique, dans son fondement même, est le domaine de l’invraisemblance ".

Cette formule, vers laquelle Pouchkine nous a entraînés, je l’ai vue réalisée et même idéalement réalisée dans ce théâtre. Quand nous faisons une analyse historique du théâtre russe de l’époque de Pouchkine à nos jours, nous voyons aussitôt une lutte entre deux courants : l’un, qui nous a menés à une impasse, celui du théâtre naturaliste, l’autre qui n’a reçu qu’ultérieurement un large développement. Ce n’est pas sans raisons que les meilleures oeuvres de Pouchkine n’ont pas été jouées jusqu’à aujourd’hui, et, même si on a commencé à les jouer, elles ne l’ont pas été dans le système qui nous a été ici donné, proposé par le théâtre chinois. Imaginez-vous le Boris Godounov de Pouchkine joué dans les techniques de Mei-Lan-Fang. Vous feuilletterez alors les pages de ces tableaux sans qu’il y ait la moindre tentative pour basculer dans le marais naturaliste qui rend les choses hideuses.

Si nous passons maintenant à ce qu’il y a de réjouissant dans le théâtre de Mei-Lan-Fang (impossible de tout énumérer), je voudrais me borner à mentionner ce qui est essentiel, ce sur quoi nous devons attirer l’attention.

Nous avons beaucoup parlé de la culture des yeux sur scène, de la culture du jeu mimique du visage, de la culture de la bouche. Nous avons beaucoup parlé ces derniers temps de la culture du mouvement, de la coordination du mot et du mouvement, mais nous avons oublié l’essentiel, que nous a rappelé Mei-Lan-Fang : les mains.

Camarades, on peut le dire sans ambages, faites le tour de tous les théâtres après avoir vu ses spectacles, et vous direz : et si on leur coupait les mains à tous, puisqu’elles leur sont absolument inutiles ? Coupons donc les mains, si nous les voyons dépasser simplement des poignets, sans rien exprimer, sans rien dire, ou en disant tout autre chose, quelque chose qu’il ne faudrait pas dire.

Nous avons beaucoup d’actrices, mais je n’en ai pas vu sur nos scènes une seule qui sache transmettre la féminité comme le fait Mei-Lan-Fang (…).

Ensuite, nous parlons beaucoup de la construction rythmique du spectacle. Mais ceux qui ont vu le travail de Mei-Lan-Fang diront que nous ne sentons pas ce rythme que donne ce maitre génial de la scène. Tous nos spectacles, les spectacles musicaux comme les drames, sont ainsi construits qu’on ne fait comprendre à aucun de nos acteurs la nécessité de respecter le temps sur scène. Nous n’avons pas le sens du temps. Nous ne savons pas au fond ce que veut dire économiser le temps. Mei-Lan-Fang compte en quarts de seconde et nous, nous comptons en minutes, sans même compter les secondes. Nous devons supprimer de nos montres la trotteuse, elle est parfaitement inutile. Nous avons besoin de l’aiguille des minutes, ou même de celle qui indique les quarts d’heure - les intervalles inférieurs étant pour nous trop petits.

Combien de péchés nous trouverions-nous après avoir vu le travail de ces remarquables maîtres ! Bien sûr, je donnerai en son temps une analyse plus développée de cette question parce que je ne suis pas seulement un metteur en scène, mais un pédagogue, et que je dois en rendre compte devant la jeunesse que forment nos écoles.

Mais dès maintenant, nous voyons clairement que la venue du théâtre de Mei-Lan-Fang aura énormément d’importance pour les destinées futures du théâtre soviétique, et nous devrons encore et toujours nous souvenir des préceptes de Pouchkine, car ils sont très étroitement liés à ce que réalise le travail de Mei-LanFang.

Vsevolod MEYERHOLD

 

La mise en scène de Don Juan de Molière (1910)

par Vsevolod Meyerhold

Le premier parmi les maîtres de la scène du Roi Soleil, Molière s’efforce de porter l’action, du fond et du milieu de la scène, à l’extrême bord du proscenium.

Ni la scène antique, ni la scène populaire de l’époque shakespearienne n’avaient besoin de décors semblables aux nôtres, visant à créer l’illusion. Et ni dans la Grèce antique, ni dans la vieille Angleterre l’acteur n’était un élément de l’illusion. Avec son geste, sa mimique, ses mouvements plastiques, l’acteur était le seul qui savait et devait exprimer toutes les idées de l’auteur dramatique.

Il en allait de même dans le Japon médiéval. Dans les spectacles de Nô, avec leurs cérémonies raffinées où les mouvements, les dialogues, le chant étaient rigoureusement stylisés, où le choeur jouait un rôle semblable à celui du choeur grec, où la musique, par ses sonorités sauvages, avait pour but de transporter le spectateur dans un monde d’hallucinations, les metteurs en scène disposaient les acteurs sur des tréteaux très proches du public afin que leurs danses, leurs mouve-ments, leur gestuelle, leurs grimaces et leurs poses fussent bien visibles.

Et quand je parle de la mise en scène de Don Juan de Molière, ce n’est pas sans raisons que me reviennent en mémoire les techniques chères aux anciennes scènes japonaises.

Grâce aux descriptions des représentations théâtrales japonaises données à peu près à l’époque où régnait en France le théâtre de Molière, nous savons que des personnages particuliers, les serviteurs de la scène - appelés kurombo - vêtus d’un costume noir spécial pareil à une soutane, soufflaient aux acteurs au vu de tous. Lorsque le costume d’un acteur qui joue un rôle féminin se froisse dans un moment d’élan pathétique, le kurombo se hâte d’étaler sa traîne en jolis plis et d’arranger sa coiffure. Il entre dans ses fonctions de débarrasser la scène des objets jetés ou oubliés par les acteurs. Après une bataille, il débarrasse le plateau des coiffures, des armes, des manteaux perdus. Lorsque le héros meurt en scène, le kurombo se hâte de jeter sur le " cadavre" un drap noir, sous la protection duquel l’acteur " tué " quitte la scène en courant. Lorsque la scène s’assombrit pour les exigences de l’action, le kurombo, accroupi aux pieds du héros, éclaire le visage de l’acteur à l’aide d’une bougie fixée à l’extrémité d’un long bâton.

Aujourd’hui encore, les Japonais conservent les techniques de jeu qui apparte-naient aux acteurs contemporains des créateurs du drame japonais : Ono no O. Tsû, Satsuma Jôun et Chikamatsu Monzaemon, le Shakespeare japonais.

De la même façon la Comédie-Française ne s’efforce-t-elle pas maintenant de ressusciter les traditions des comédiens de Molière ?

À l’extrême-occident (France, Italie, Espagne, Angleterre) et en Extrême—Orient, dans les limites d’une même époque (la seconde moitié du XVIe et tout le XVIIe siècle), on entend au théâtre sonner les grelots de la pure théâtralité.

Ne voit-on donc pas clairement que chaque truc, qu’il appartienne à n’importe quelle scène de cette brillante époque théâtrale, avait précisément sa place sur cette merveilleuse plate-forme appelée proscenium ?

Mais qu’est-ce au juste que le proscenium ?

Pareil à une arène de cirque cernée de tous côtés par l’anneau des spectateurs, le proscenium s’avance dans le public afin que pas un seul geste, pas un seul mou-vement, pas une seule mimique de l’acteur n’aille se perdre dans la poussière des coulisses. Et voyez avec quel tact sont étudiés tous les gestes, les mouvements, les poses et les mimiques de l’acteur du proscenium. Heureusement d’ailleurs ! Car pourrait-on supporter qu’un acteur ait des affectations emphatiques ou des mou-vements corporels qui manquent de souplesse quand il se trouve à proximité immédiate des spectateurs, là où le place le proscenium des anciens théâtres anglais, espagnol, italien ou japonais ?

Le proscenium, que Molière lui-même a utilisé avec tant d’art, était la meilleure arme contre la sécheresse méthodique des procédés cornéliens, fruit des caprices de la cour de Louis XIV.

Vsevolod MEYERHOLD

Extrait de "La mise en scène de Don Juan de Molière (1910)", in Ecrits sur le théâtre, vol. 1 (nouvelle édition), L’Age d’Homme, Lausanne, 2001, pp. 162-163

 

La mise en scène de Tristan et Isolde au Théâtre Mariinski (1909)

par Vsevolod Meyerhold

 

On peut surcharger une grande scène de tous les détails imaginables sans pourtant parvenir à vous faire croire que vous avez un bateau sous les yeux. Problème bien difficile que la représentation sur scène du pont d’un bateau qui vogue. En fait il suffit d’une simple voile occupant toute la scène pour construire ce navire dans la seule imagination du spectateur. " Dire beaucoup avec peu de moyens, voilà le fond de l’affaire. La plus sage économie liée à la plus grande richesse, c’est tout l’art du décorateur, Les Japonais, en dessinant une seule branche en fleurs, évoquent tout le printemps. Chez nous, on dessine tout le printemps, et ce n’est même pas une branche en fleurs ! " (Peter Altenberg) (1)

P. Altenberg est le pseudonyme d’un écrivain autrichien, R. Englender (1859-1910). Meyerhold et Gnessine ont fait travailler les élèves du Studio de la rue Joukovski (1908-1909) sur ses récits.


Vsevolold MEYERHOLD

Extrait de "La mise en scène de Tristan et Isolde au Théâtre Mariinski (30 octobre 1909)", in Ecrits sur le théâtre, vol. 1 (nouvelle édition), L’Age d’Homme, Lausanne, 2001, p. 134

 

 

 


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