Le « quatrième pouvoir », l’illusion et le journaliste
Aujourd’hui, avec l’ouverture médiatique, les mythes d’une presse libre commencent à s’étioler, laissant place à une meilleure lecture du fonctionnement de la presse trop travaillée par la subjectivité. Les événements en Irak, au Liban et en Ukraine ont montré, de manière extraordinaire, le degré d’assujettissement de la grande partie des médias occidentaux aux intérêts nationaux et au pouvoir politique en place. Ainsi, vole en éclats l’illusion longtemps entretenue de l’existence d’un quatrième pouvoir représenté par la presse aujourd’hui complètement otage des puissances d’argent. Comme d’ailleurs cette utopie trop reproduite dans les discours ambiants de la séparation des pouvoirs. L’Europe et l’Amérique, fonctionnant le plus souvent comme donneuses de leçons, restent loin du modèle démocratique athénien longtemps considéré comme le lieu originel de la démocratie « occidentale » marquée par la mise en œuvre d’expériences duales et d’un discours sur la démocratie perpétuellement nié et renié par une pratique différente.
La colonisation, soutenue par la grande partie des médias de l’époque, comme le coup d’Etat avorté contre le président vénézuélien, Hugo Chavez, l’embastillement de Yasser Arafat et l’occupation de l’Irak, défendus, malgré d’infimes nuances par la grande partie de la presse américaine, posent encore une fois sérieusement le problème de la presse occupant aujourd’hui les lieux peu enviables de la propagande et du discours publicitaire. Certes, il existe encore des îlots de résistance dans les milieux médiatiques occidentaux. Le cas du Monde Diplomatique et peut-être du Canard enchaîné en France et de The Nation aux Etats Unis est symptomatique de cette volonté de développer un discours différent dans un monde trop sevré d’évidences et de manipulations de tous genres caractérisant un univers vivant le marché et le néo-libéralisme comme une nouvelle religion.
Une lecture du vocabulaire et des images utilisées et l’interrogation du fonctionnement lexical du discours médiatique donneraient à voir une posture dénuée d’arguments et d‘espaces fortement « sourcés » et d’une information équilibrée. La représentation démoniaque du candidat « pro-russe » en Ukraine ou du Hizbollah pendant les derniers événements du Liban participe d’une stratégie de dévalorisation de l’image d’un candidat ou d’une entité. La presse fonctionne comme une instance reproductrice du discours officiel, donnant à voir et à entendre une seule image et une seule voix.
Les images ukrainiennes ont révélé le degré de fragilité et d’insouciance des médias américains et européens, prisonniers de leurs bailleurs de fonds et de leur précipitation. Cette course à une nouveauté biaisée et à une image unique mais paradoxalement démultipliée donnant l’illusion d’une pluralité informationnelle, dictée par les nouvelles conditions politiques et techniques, n’est pas sans danger pour le crédit des médias qui continuent à perdre ces dernières années énormément de lecteurs. Aujourd’hui, même aux Etats Unis où on a toujours tenté de favoriser l’information au détriment du commentaire à tel point que l’obsédante présence des fameuses questions (qui ?,quoi ?, à qui ?, Quand ?, Où ?, Comment ? et Pourquoi ?) marquaient le territoire de l’écriture journalistique, les a-priori et la facilité regagnent du terrain. La couverture de la situation irakienne, afghane, libanais, mexicaine et palestinienne a montré les limites de cette presse transformée en espaces privilégiés de propagande. D’ailleurs, l’information, doublement médiatisée, devient l’otage des décideurs politiques. Une seule source suffit pour envelopper l’information construite à l’aide de préjugés, de jugements et de positions politiques et idéologiques tout en ajoutant la dimension spectaculaire désormais obsédante. La classique séparation entre rédacteurs et reporters reçoit un sérieux coup. Le reportage se transforme paradoxalement en un espace de justification et d’illustration d’un discours préalablement établi. Propos redondants, clichés et stéréotypes traversent le discours journalistique truffé de multiples descriptions et de très nombreux adjectifs qualificatifs. L’évidence, terrain théoriquement trop suspect et peu désirable, courtise désormais les grands média. Le langage journalistique se rapproche dangereusement des territoires d’une certaine littérature de consommation. Les images de Saddam Hussein et de ses deux fils, de Arafat ou l’assassinat en direct des Ceausescu, montrés comme allant de soi, décrédibilisent un métier aujourd’hui en quête d’une impossible réhabilitation. Les images trop manipulées de la situation ukrainienne, plus complexe que la présentation trop linéaire et trop simpliste des médias français et « occidentaux » renforcent cette idée.
Il est extrêmement peu sérieux de parler aujourd’hui de presse crédible dans un univers marqué par les relents de l’information- spectacle et du cynisme ambiant conduisant inévitablement à de graves dérives de l’éthique professionnelle, aujourd’hui malmenée par l’extraordinaire multiplication des chaînes de télévision et de l’excessive centralisation des médias et de leur contrôle par le complexe militaro-industriel. La triple révolution technologique, économique et déontologique, paradoxalement lieu de la pensée unique, provoque de nouveaux réflexes et engendre l’émergence de nouvelles structures de production et de diffusion. L’illusoire distinction entre rédacteurs et reporters prend un sérieux coup. Mais les jeux malsains entre le politique et le médiatique ne sont pas du tout absents.
L’enquête sur l’affaire Watergate qui a été une sorte d’illusion masquant une situation trop paradoxale, menée par deux jeunes reporters à l’époque, Woodward et Bernstein, n’a été possible qu’après de très longues hésitations de l’équipe directionnelle et du puissant rédacteur en chef, Bradlee, de peur de subir les représailles de
L’illusion d’une presse occidentale libre et sans censure n’est finalement qu’une vue de l’esprit. La soumission aux grands trusts industriels est une réalité qui restreint considérablement le champ de liberté de la presse. De grandes personnalités siégeant dans les conseils d’administration des médias se retrouvent également dans les directions de grandes sociétés multinationales. Un ancien secrétaire d’Etat siège en même temps dans l’entreprise militaire, General Dynamics et au conseil d’administration du New York Times, l’ancien secrétaire d’Etat à la défense est membre de la direction de la chaîne de télévision nationale, CBS, alors que Robert Mc Namara, lui aussi secrétaire à la défense, est membre dirigeant du Washington Post.
Ces situations rendent toute critique contre le complexe militaro-industriel impossible. D’ailleurs, la censure est implacable. On comprend que parfois, les journalistes se comportent tout simplement en attachés de presse ou, pire, comme des soldats. C’est le cas lors de la « guerre du Golfe » ou l’invasion de Grenade et de Panama par exemple. La manipulation avait atteint les sommets. Ce n’était pas uniquement CNN, mais tous les médias de la presse audio-visuelle et écrite qui s’étaient mis de la partie pour diaboliser Saddam Hussein assimilé à Hitler. D’ailleurs, la presse européenne, mobilisée pour la circonstance, n’a fait que reproduire les clichés et les stéréotypes de la presse américaine qui avait commencé la première à convoquer des « consultants » militaires pour légitimer l’agression occidentale et à mettre en œuvre une sorte de spectacle et de fiction. Le journaliste se transformait en soldat et en juge et confondait outrageusement commentaire, jugement et analyse. C’est toute l’armature du journalisme américain tel qu’il avait été enseigné dans les écoles de presse qui allait ainsi se voir mis en pièces.
Ces dernières années, les grands quotidiens « classiques » ont connu de très graves crises, mais paradoxalement de nouveaux titres arrivent à dominer le marché. C’est le cas d’ « El Pais » et « El Mundo » en Espagne, de «
Cette concentration des titres limite considérablement la liberté de la presse et provoque de très sérieux dérapages déontologiques. C’est désormais le marketing qui prend le pouvoir au détriment des journalistes. D’ailleurs, l’enrichissement rapide et excessif de certains d’entre eux les a éloignés de la masse de leurs lecteurs qui, selon les sondages, se méfient de plus en plus des journalistes et leur accordent que trop peu de crédit. Cette collusion des médias avec le pouvoir donne un sérieux coup à l’éthique qui quitte subrepticement les rédactions. Les grands journaux italiens parlent de moins en moins de la mafia et de la corruption pour des raisons évidentes. Cette collusion des médias avec le pouvoir donne un sérieux coup à l’éthique qui quitte subrepticement les rédactions. Les grands journaux italiens parlent de moins en moins de la mafia et de la corruption pour des raisons évidentes. Aujourd’hui, la presse, frappée de plein fouet par la crise provoquée par une sérieuse érosion de son crédit, surtout après Timisoara, la « guerre du Golfe » et l’occupation de l’Irak, se met à chercher à se fabriquer une nouvelle image, après l’inflation d’écrits de propagande à tel point que le lecteur n’arrive pas à reconnaître la frontière séparant le vrai et le faux. Internet prend de plus en plus de l’ampleur et réussit à contrecarrer quelque peu ce discours uniciste.
Cette distorsion de l’information détruit toute communication devenant vaine et peu sûre et alimente un contre-discours produit spontanément par le lecteur-spectateur qui inverse l’image et réécrit le texte à sa manière. Les silences ou les discours logorrhéiques de la presse sur l’Irak et
AHMED CHENIKI