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      Le thème de la guerre dans le théâtre algérien

 

       La guerre d’Algérie a été le sujet de quelques pièces algériennes. Nous essaierons de voir comment le théâtre algérien a pris en charge cette guerre tout en insistant sur les textes-clé abordant cette question. Nous évoquerons  surtout les pièces tragiques de Kateb Yacine, éditées en 1959, regroupées dans Le Cercle des Représailles.

       Les dramaturges et metteurs en scène algériens semblent avoir assimilé les leçons des échecs successifs des pièces historiques. De 1963 à 2000, trop peu de pièces traitant de la guerre furent mises en scène dans les établissements étatiques. Certes, les années 90 ont vu un certain nombre de poètes se transformer en dramaturges et quelques théâtres et metteurs en scène, pour des raisons financières, réaliser ce qu’ils appellent pompeusement des « épopées », souvent trop mal ficelées techniquement et ne visant trop souvent que les bénéfices financiers soutirés des entreprises publiques productrices comme le Ministère des Moudjahidine (Anciens combattants) et l’organisation des moudjahidine. Ce type d’ « épopées », juteuses pour leurs initiateurs ne dépasse pas l’unique représentation. Ainsi, les héros de la guerre de libération sont  malmenés par des entreprises et des « metteurs en scène » qui considèrent l’Histoire et l’art théâtral comme accessoires. La guerre devient un espace rentier. Les troupes d'amateurs abordèrent également des sujets historiques, avec peu de succès. L'histoire n'était, pour les amateurs, qu'un espace d'illustration et de légitimation du présent et des décisions politiques du pouvoir en place.

Malgré les appels incessants pour 1a réalisation de pièces traitant de la guerre de libération nationale, le nombre de textes mis en scène par 1es hommes de théâtre algériens est extrêmement réduit. Sur une dizaine de pièces traitant de cette question, quatre sont des reprises : Les enfants de la Casbah, le Serment et les Eternels de Abdelhalim Rais et Le Cadavre encerclé de Kateb Yacine, monté à deux reprises par le théâtre national algérien (TNA en 1968 et en 2000. Ces quatre pièces, nées d’une forte conviction et participant d’un projet idéologique et esthétique clair et cohérent, arrivent à donner une image crédible de la lutte de libération nationale algérienne, souvent schématisée par des « épopées », certes encouragées par les pouvoirs publics, qui dénaturent la portée de la lutte révolutionnaire nationale pour l’indépendance.

       D'autres textes furent montés à des fins de célébration d’anniversaires : 5 juillet, 1er Novembre. Ce fut le cas notamment de Soumoud (Résistance), montage poétique joué et Errafd (Le Refus). Contrairement au cinéma et à la littérature par exemple, le théâtre n’aborda pas sérieusement, et en nombre suffisant, cette question.

       Toutes ces pièces, exceptée Hassan Terro, succès populaire du grand auteur comique algérien, insistaient en quelque sorte sur l'historicité des faits.  Les Enfants de la Casbah, El khalidoun (Les Eternels) et Le Serment de Abdelhalim Rais, déjà jouées entre 1958 et 1962, ont pour cadre de représentation la Ville.  Rais, l'auteur de ces trois pièces, inscrit son travail dans le cadre de la guerre de libération nationale.

       Le regard est manichéen.  Nous avons affaire à deux espaces antithétiques : les bons et les méchants.  Cette dichotomie spatiale correspond, cela va de soi, au discours politique et idéologique de l'auteur.  Si Abdelhalim Rais propose un univers manichéen,  Mammeri, Assia Djebar et Walid Carn montrent surtout le caractère meurtrier et injuste de la guerre.  Le ton n'est pas le même.  Mammeri dénonce surtout le caractère absurde de cette guerre . La présentation de ses personnages suggère la présence d'un faisceau d'humanité dans les deux camps.  Assia Djebar et Walid Carn présentent la violence coloniale tout en montrant également les absurdités des atrocités militaires françaises. La pièce Rouge l'Aube se termine ainsi :« Comme toi, je ne peux rien voir, ni le bourreau, ni le martyr. Seulement le ciel et la pourpre de l’aube. Une aube rouge au dessus du sang de mon frère. »

       Ould Abderrahmane Kaki propose un montage d'événements qui caractérisèrent la présence coloniale en Algérie. C'est ce qu'on appelle le théâtre -document. La pièce la plus populaire demeure sans conteste Hassan Terro de Rouiched qui, comme Les enfants de la Casbah, traite du thème de la résistance dans la capitale, Alger. Hassan, un personnage, mi-naïf mi-sérieux, peu engagé au départ, se retrouve pris dans l’engrenage de la lutte de libération, bien malgré lui.  Il finira par la force des choses Hassan Terro (le terroriste).  C'est un peu l’itinéraire de la mère dans Les fusils, de la mère Carrar de Berlolt Brecht.

       Ce qui retient l'attention, c'est le caractère comique de la représentation et la personnalité problématique du personnage . C’est le rire qui structure le récit. Paradoxalement, la peur, vraie ou simulée, articule le discours du personnage central, trop prisonnier de concours de circonstances, de quiproquos et de jeux de mots. Le comique des situations et du verbe donne à cette pièce une tonalité exceptionnelle : Hassan Terro est l’unique pièce qui traite de l’Histoire en faisant appel au genre comique.

       Déjà, dans le passé, les pièces qui respectaient trop la chronologie des faits tout en respectant la « vérité » historique avaient subi de sérieux échecs.  Seul Allalou, en recourant à la parodie et à la satire, pouvait séduire le grand public. Hassan Terro qui reprend les techniques du conte (circularité du récit, répétitions, personnage de Hassan-ersatz du conteur, etc. ) est très proche sur le plan du traitement de l'histoire des pièces populaires des années vingt-trente  de Allalou ou de Ksentini.

       Le héros est un homme du peuple, sans grandes qualités physiques ou intellectuelles. I1 est simple, parfois naïf, comme d'ailleurs les personnages de Ksentini, de Allalou ou de Bachetarzi. Rouiched assumait totalement cet héritage. Cette pièce, contrairement aux autres textes traitant de la même question, connut une réussite populaire extraordinaire : en I2 représentations, plus de 6037 personnes, soit une moyenne de 503 spectateurs par spectacle.

       Les autres pièces, empruntant une structure classique ou trop marquée par leur caractère 'propagandiste", n'attirèrent pas grand monde. Ce qui fut d’ailleurs le cas des représentations à thèmes historiques produites vers les années vingt.

On pourrait prendre la liberté d'extrapoler en soutenant que la tradition du conteur investit de manière brutale l'imaginaire du spectateur.  Ce qui le rend réfractaire à toute représentation linéaire, marquée par la tyrannie de l'expression didactique.  Une pièce comme Les Enfants de la Casbah fut "visitée" par 1352 spectateurs en 8 représentations (une moyenne de 169 personnes par spectacle).  Le Foehn de Mouloud Mammeri ne put rassembler plus de 2718 spectateurs en 8 reprises (une moyenne de 194 par représentation).  Rouge l'aube,  pièce jouée en français, présentée durant sept fois, réalisa un score très moyen : une moyenne de 279 spectateurs par spectacle.

Certains textes comme Soumoud (Résistance) ou Errafd (Le refus), montées respectivement en 1979 et en 1982, ne dépassèrent pas la centaine de spectateurs.  Le thème de la guerre de libération ne suscita pas, outre-mesure, l'enthousiasme des hommes de théâtre, malgré la présence au sein du T.N.A des animateurs de la troupe du FLN. Cette situation paradoxale s'expliquerait également par un phénomène essentiel : la censure.  Se transformant en un lieu de légitimation du pouvoir, l'Histoire, otage du régime, fut tout simplement abandonnée par des dramaturges qui avaient une autre lecture du mouvement historique national. La guerre des wilaya (grandes régions mises en place par l’ALN ou l’Armée de Libération Nationale pour les besoins de l’organisation de la lutte nationale), les dissensions internes et les désaccords entre les acteurs du mouvement national ne facilitèrent pas les choses. Le traitement de l'Histoire posait également problème.  Fallait-il mettre en scène ce qu'on appelle communément « l'épopée du peuple » en recourant à une multitude de personnages ou opter pour des destinées individuelles?  Rouiched choisit la deuxième voie en proposant l'itinéraire d'un résistant malgré lui, naïf mais foncièrement engagé, Hassan Terro.  C'est à partir de ce personnage, sorte de sergent Shweik que tout s’articule et que le lecteur-spectateur découvre l'atrocité des faits.  Rouge l'aube de Assia Djebar et de Walid Carn, insistait sur le caractère collectif de la lutte.

     Après l'indépendance, les choses ne changèrent pas sérieusement.  Les personnages tragiques n'attirent pas la grande foule.  C'est d'ailleurs pour cette raison que trop peu de pièces tragiques furent montées à Alger ou dans les théâtres régionaux.  Des textes comme Rouge l'Aube de Assia Djebar et Wahid Carn et Le cadavre encerclé de Kateb Yacine, jouées en français et en arabe « littéraire », en 1968-1969, n'attirèrent qu’un nombre extrêmement restreint de spectateurs: 1953 personnes pour Rouge I’Aube (7 représentations) et 508 spectateurs pour Le cadavre encerclé ( 8 représentations).

       Les deux textes montés par le TNA interpellent l’Histoire, traitent de situations historiques précises. L’Histoire est au cœur  de la tragédie.  Epopée et tragédie marquent les deux récits.  Proches de l'expérience shakespearienne, Rouge l'Aube et Le Cadavre encerclé tendent beaucoup plus vers le drame historique que vers 1a tragédie.  Les héros sont marqués historiquement.  Le personnage du guide dans la pièce de Assia Djebar et Walid Carn, combattant de la lutte de libération, poursuit un seul objectif: l'indépendance de son pays.  La jeune fille, élément important du récit, arrive à concilier difficilement solidarité collective et quête individuelle.  Elle refuse dans un premier temps de laisser le commandant de l'armée de libération mourir seul malgré les graves risques que cette entreprise pouvait provoquer.  Partagée entre 1e désir collectif de libérer la patrie et de sauver son amant, elle hésite longuement avant d'obéir au commandant qui lui ordonne de partir1: « Le blessé (commandant): Peut-être est-ce mieux ainsi dis-moi cela...Peut-être la guerre finie.. Au cours de nos marches, je te regardais devant moi, cabrée sous la fatigue et pourtant toujours droite... Je semblais te protéger... Je semblais d'acier alors que je tremblais d'avoir besoin plus tard d'un autre feu pour  toi... Ton image détruisait toute certitude pour l'avenir... Comment vivre dans la guerre, alors  que je me tendais pour une seconde guerre que tu m'annonçais sans y prendre garde toi-même. »

       Ainsi, l’épique rencontre le tragique. La quête individuelle se confond avec le combat collectif. Le récit se déroule dans plusieurs lieux différents: place d'un marché, petit village de montagnes, une prison... L’action n'est pas, comme dans Le cadavre encerclé, centrée sur un seul personnage, Lakhdar mais multiplie les lieux de focalisation.  Le guide, la fille et le poète constituent les personnages essentiels de 1a fable.  L'accent est mis sur le désir collectif de libérer le pays.  Nous avons affaire à des personnages épiques possédant certains traits tragiques.  Comme si l'épopée collective convoquait la tragédie.  Le tragique relève surtout de l'histoire.  Les héros se sacrifient pour des intérêts supérieurs dictés par l'Histoire, non par 1a fatalité.  Le commandant meurt pour affirmer sa liberté.  Le poète, détenteur de la parole collective, est tué pour avoir refusé de renier sa poésie.  La jeune fille et 1e guide finissent en prison.

       C'est l'histoire qui détermine le fonctionnement des personnages et l'action.  Ici, tout s'articule autour de la guerre de libération.  Même le passé lointain et les mythes sont redynamisés, réutilisés en fonction de l'action épique.  Le poète, une sorte de conteur populaire, qu’on rencontre dans les marchés ou les places publiques, est, en quelque sorte, le porteur et le détenteur de la mémoire historique.  Le guide, une fois le poète assassiné par les soldats, désire prendre sa place et témoigner de l'histoire de son peuple.

        L'acte d’énonciation est déterminé par la place qu'occupent les personnages dans l'Histoire collective du peuple. Personnages épiques par excellence, le guide et la jeune fille, combattants de la lutte de libération, ne sont pas physiquement et psychologiquement décrits: ni âge, ni filiation, ni problèmes personnels importants. Leur fonctionnement est surtout marqué par une quête collective: la libération du pays.  C'est en quelque sorte l'Histoire qui est le lieu et l'espace de la tragédie.  Situations tragiques que des personnages épiques tentent de prendre en charge.

       Rouge l'Aube raconte la tragédie d'un peuple qui lutte pour retrouver son indépendance. Ainsi, on peut dire que l'Histoire investit la tragédie et lui ajoute une dimension épique.

       Les textes de Kateb Yacine sont écrits en français. Ainsi, la langue française devient un outil de guerre pour les Algériens. L’écrivain Malek Haddad parlait ainsi de l’usage de la langue française par les Algériens :« Les quelques algériens qui ont acquis la connaissance de la langue  française n’oublient pas facilement qu’ils ont arraché cette connaissance de haute lutte, en dépit des barrières sociales,

 religieuses que le système colonial a dressées entre nos deux peuples. C’est à ce titre que la langue française nous appartient et que nous entendons la préserver aussi jalousement que nos langues  traditionnelles. (…)On ne se sert pas en vain d’une langue et d’une culture universelle pour humilier un peuple dans son âme. Tôt ou tard, le peuple s’empare de cette langue, de cette culture, et il en fait les  armes à longue portée de sa libération. »

       Le théâtre de langue française se trouvait exilé par la force des choses. Monter en Algérie des pièces de Kateb, de Boudia ou de Kréa était une entreprise impossible dans le contexte colonial de l’époque. Déjà, toute allusion à la politique était condamnée au silence. L’administration veillait au grain. Toute parole libre était muselée, marquée du sceau de l’ « illégalité ». La censure et la répression marquaient le quotidien. Il eut fallu le courage de Jean Marie Serreau pour mettre en scène Le Cadavre Encerclé de Kateb Yacine.

       Les pièces de Kateb Yacine furent montées grâce à Jean Marie Serreau alors que celles de Boudia (Naissances et L’Olivier), de Bouzaher (Des voix dans la Casbah) et de Kréa (Le séïsme et Au bord de la rivière) ne connurent jamais la scène. Toutes ces pièces décrivaient la tragédie de l’Algérie durant la colonisation. Le Cercle des Représailles, publié en 1959, qui est une sorte de suite tétralogique, se compose de trois pièces et un poème dramatique. La première, intitulée Le Cadavre encerclé, une tragédie en trois actes, raconte le drame des événements de mai 1945. Dans la rue des Vandales (titre initial du texte), cadavres et blessés sont par terre ; Lakhdar et Mustapha, éternels amants d’une insaisissable Nedjma, se trouvent parmi les révoltés. Blessé, Lakhdar est sauvé par la fille du commandant, Marguerite qui n’arrive pas à se faire admettre par le groupe d’amis. Mais quelque temps après, Tahar le poignarde et laisse son cadavre au milieu d’un polygone tragique, l’Algérie, une nation qui « n’a pas fini de venir au monde ». Le cadavre encerclé de Kateb Yacine

       Jouée à Alger en 1968 au TNA en arabe « littéraire », cette pièce fut très mal accueillie par le public: 508 spectateurs pour 8 représentations, ce qui constitue un échec. Ce manque de réussite s'expliquerait, selon nous, par deux raisons: l'usage de l'arabe « littéraire » et le peu d'engouement du public pour la tragédie.

       Le cadavre encerclé traite également de la guerre contre le colonialisme.  L'action se situe essentiellement durant les événements de mai 1945.  Le récit s'articule autour du personnage problématique de Lakhdar qui semble poursuivre deux quêtes paradoxalement complémentaires: le désir d’une femme et la nécessité d'une révolution.  Lutte individuelle et lutte collective déterminent le fonctionnement du récit.  Chez Kateb Yacine, la présence d'Eschyle (notamment au niveau du fonctionnement du chœur) et de Shakespeare (dans le rapport qu'entretient l'histoire avec le mode tragique) est évidente.

       Les conflits et les personnages sont historiquement marqués. Lakhdar suggère la présence de deux types de conflits: l'un d'ordre interne (la mise en accusation des « pères ») et l'autre, d'ordre externe (l'oppression coloniale). On a en quelque sorte affaire à une mise en abyme quI structure le récit.  L'Histoire investit la représentation tragique et subvertit le fonctionnement de la tragédie qui, paradoxalement, reste ouverte.  Kateb Yacine parle ainsi de sa conception de la tragédie1: « Pour moi, la tragédie est animée d'un mouvement circulaire et ne s'ouvre et ne s’étend qu’à un point imprévisible de la spirale comme un ressort.  Ce n'est pas pour rien qu'on dit, dans le  métier: les « ressorts de l'action ».  Mais cette circularité apparemment fer née, qui ne commence et ne finit nulle part, c'est l'image même de tout univers poétique et réel. »

       Le héros tragique Lakhdar, meurtri et blessé à mort, évolue dans un univers épique.  L'épique et le tragique se donnent en quelque sorte la main.  Le conflit et les désirs individuels du héros s'effacent pour s'intégrer dans l’épopée collective du peuple traversé par de multiples malheurs et de perpétuels drames. Ce n'est pas pour rien que Lakhdar, poignardé par un traître, se sacrifie, pas pour des intérêts égoïstes, mais pour obéir au procès collectif de l'Histoire.  Sa mort n'est pas présentée comme une fatalité, mais comme une nécessité historique.  Ainsi, on peut parler de « liberté tragique ».  La transcendance s'identifie ici à l'Histoire.

       Comme chez Eschyle, le chœur prend une importante place dans le mouvement dramatique.  Il explique les situations tout en prenant position avec les patriotes.  Il incarne en quelque sorte le peuple.  Sa parole prend parfois des accents épiques et s'insurge contre l'inauthenticité d'un monde oppressif, négateur de toute possible libération.  Toute réconciliation est impossible.  Seule 1a victoire des patriotes peut permettre l'émergence d'un monde authentique.  Contrairement à de nombreuses pièces tragiques, Le cadavre encerclé propose une issue, une ouverture.  La quête de Lakhdar, même mort, reste ouverte : la libération de la patrie.  Nous avons ici affaire paradoxalement à une tragédie optimiste.  Le premier metteur en scène de la pièce, Jean Marie Serreau, parlait ainsi du personnage de Lakhdar1: «  Lakhdar, presque immobile, au centre d'un univers qui tourne autour de lui [... ]. Personnage fixe au centre d'un monde qui n'en finit pas de se désorganiser et de se recomposer.  C'est ainsi qu'il est au sens le plus large, encerclé [... ], ce cadavre sans cesse renaissant et sans cesse assassiné échappe au réalisme conventionnel d'une histoire qui suivait un déroulement unilatéral du temps. La tragédie de Lakhdar est celle de l'homme algérien dont les blessures sont immémoriales et confondues dans le temps, et qui n’en finit pas de se chercher à travers un monde en révolution. »

       Notre objectif n’est nullement de proposer une analyse exhaustive de ce texte-de nombreux travaux lui ont été consacrés-, mais de fournir les traits généraux de cette tragédie qu’on retrouve dans la mise en scène de Mustapha Kateb. Les ancêtres redoublent de férocité, de veine tragique, met en situation deux personnages, Hassan et Mustapha à la quête du chemin du Ravin de la Femme Sauvage, lieu mythique où se trouve Nedjma, hantée par le vautour incarnant Lakhdar. Mustapha et Hassan réussissent à délivrer la Femme Sauvage, enlevée par un ancien soldat de l’Armée Royale marocaine. Hassan meurt, Mustapha est arrêté par l’armée ennemie.

       Le troisième volet de cette tétralogie est constitué par une pièce satirique, La Poudre d’Intelligence, qui tourne en dérision les arrivistes, les faux-dévots et les opportunistes. Nuage de fumée, rencontre dans ses nombreuses balades mufti, cadi et marchands qu’il ridiculise et qu’il tourne en bourrique.

       Cet ensemble dramatique puisé dans l’Histoire de l’époque avec ses contradictions et ses ambiguïtés, caractérisé par la présence de traits lyriques et l’utilisation d’une langue simple, ne s’arrête pas uniquement à la dimension politique et la guerre, mais la dépasse et interroge l’être algérien déchiré, mutilé. Le réseau des oppositions est large et traversé par un discours ambivalent. Nous n’avons pas affaire, comme dans les pièces de Kréa, de Boudia ou de Bouzaher, à un antagonisme de type unique, colonisé-colonisateur mais à une série de contradictions illustrées par les rapports conflictuels entretenus par les personnages. Le parâtre Tahar poignarde Lakhdar, Mustapha tue Hassan, mais il est lui aussi arrêté par l’armée française. Ce réseau de systèmes conflictuels correspond à la situation politique et idéologique de l’époque. Kateb Yacine donnait à voir une tragédie : l’état de l’Algérie.

       Jamais la réalité algérienne n’avait été aussi bien décrite que dans cet ensemble tétralogique. La tragédie est, chez Kateb Yacine, paradoxalement vouée à l’optimisme ; la mort donne naissance à la vie. Ainsi, quand Lakhdar meurt, c’est Ali qui poursuit le combat. Nous avons affaire à une tragédie optimiste qui associe la dimension épique au niveau de l’agencement narratif et de l’instance discursive. Tragique et épique se côtoient, se donnent en quelque sorte la réplique. Le « je » singulier (relation amoureuse de Lakhdar et de Nedjma par exemple) alterne avec le « nous » collectif (inscription du personnage dans le combat collectif). La disparition d’un personnage individuel (Lakhdar ou Mustapha) laisse place à l’émergence d’un personnage collectif : le peuple, la patrie. La fin est ouverte, jamais totalement négative. La mort n’est pas marquée du sceau de la négativité, elle arrive à créer les conditions d’un sursaut et d’un combat à poursuivre. Lakhdar est le lieu d’articulation de plusieurs temps (passé, présent et futur virtuel), il prophétise l’à-venir. Ses paroles prémonitoires sont le produit de son combat. Le chœur prend en charge le discours du peuple et s’insurge contre les sournoises rumeurs de la mort. Il est vérité éternelle : « Non, ne mourrons pas encore, pas cette fois ». L’histoire s’inscrit comme élément de lecture d’une réalité précise, d’un vécu algérien ambigu, piégé par ses propres contradictions.  Ce n’est ni le passé, ni le présent qui sont surtout valorisés mais le futur, lieu de la quête existentielle et politique de l’Algérie incarnée par Nedjma ou la Femme Sauvage, ce personnage écartelé entre deux voies différentes, sinon opposées et porteur d’une mort productrice d’une vie nouvelle. Le paradigme féminin, noyau central des deux tragédies, fonctionne comme un espace ambigu, mythique. Nedjma, étoile insaisissable autour de laquelle tourne tous les protagonistes masculins, incarnerait l’Algérie meurtrie, terre à récupérer. Elle est également le symbole des femmes combattantes.

       Ce personnage impossible traverse toute l’œuvre de Kateb et fait fonctionner le récit des pièces tragiques. Nedjma, corps et lieu mythique, vit entre l’absence et la présence. Dans Le Cadavre encerclé et Les Ancêtres redoublent de férocité, les mêmes personnages reviennent et peuplent l’univers diégétique. L’histoire, espace réel côtoie la légende, lieu du mythe. Histoire et histoire s’entrechoquent et s’entremêlent. Histoire et légende semblent se répondre comme dans une sorte d’affabulation sublimée, paradoxalement vraisemblable. Le discours sur la nation suppose une diversité et une multiplicité des réseaux spatio-temporels. Le temps historique, paysage des référents existentiels (mai 1945, guerre de libération…), localisé dans des lieux clos (prison…) ou dans la ville laisse place au temps mythique, instance occupée sur le plan géographique par la campagne, le désert ou le ravin de la Femme Sauvage. Le déplacement de l’histoire à la légende se fait surtout par le retour à la tribu, source du vécu populaire et territoire-refuge de tous les personnages qui reviennent à cet espace afin de retrouver leur force.

       Le mythe tribal ne constitue pas nullement un retour aux sources mais une manière de se définir par rapport à un passé accoucheur d’un présent ambigu et abâtardi. Le jeu avec le temps et l’espace, un des éléments essentiels de la dramaturgie en tableaux, est lié à la quête de la nation encore perturbée et insaisissable. La légende, lieu d’affirmation- interrogation de l’histoire, investit l’univers dramatique de Kateb Yacine.

       Durant la période 1954-1962, d’autres acteurs avaient senti la nécessité d’écrire des pièces de théâtre en français et de dire l’Algérie en guerre. Il nous semble que les textes en question ne possèdent pas la force dramaturgique du Cercle des représailles. Leur théâtre procède souvent d’une attitude manichéenne, d’un côté les méchants et de l’autre, les bons. Seul Mouloud Mammeri réussit à présenter un univers éclaté où les personnages fonctionnent comme des unités autonomes.. Dans Le Foehn, pièce marquée historiquement, il est question de la guerre, une guerre imposée. Boudia, Kréa et Bouzaher affirment dès les premières répliques leur projet politiques et leurs intentions idéologiques. Leur théâtre s’inscrit dans le cadre d’une littérature et d’un art de combat. Ecrire voulait dire témoigner, dire leur peuple. Dans tout témoignage, il y a toujours prise de parti. Naissances de Mohamed Boudia raconte l’histoire d’une famille marquée par la guerre. Des voix dans la Casbah de Hocine Bouzaher évoque la situation politique et sociale d’un quartier algérois ravagé par les bruits et les rumeurs militaires. Le Séisme de Henri Kréa met en scène l’Histoire de l’Algérie, avant et pendant la colonisation. C ‘est une tentative d’affirmation de l’être national algérien.

       Tous ces textes, parfois pauvres sur le plan dramaturgique, se distinguent par la violence du ton et la présentation de deux espaces antagoniques : celui des colonisateurs et celui des colonisés. La conception manichéenne, par endroits simpliste, de l’histoire obéit au discours politique dominant et correspond à des nécessités historiques immédiates. L’essentiel pour les auteurs était de mettre en forme les idées du Front de Libération Nationale (FLN). C’était donc un théâtre d’information lié aux nécessités de la période de guerre. Déjà, Henri Kréa annonçait la couleur et affirmait sa position:

       Pour Mohamed Boudia, les choses étaient claires, le théâtre ne pouvait et ne devait être que révolutionnaire. Par contre, Mouloud Mammeri voulait décrire sans complaisance ni parti pris la guerre. D’où les nombreuses critiques adressées à la pièce après sa représentation à Alger en 1967. Les conceptions du théâtre de Boudia, Bouzaher et Kréa étaient fort différentes de celle défendue par Mouloud Mammeri. Celui-ci s’expliquait ainsi 1: « Je considère que le devoir d’un écrivain est d’aller jusqu’à ce qu’il  croit être la vérité essentielle, celle qui, justement, fonde les vérités  transitoires. C’est pour cela que j’ai campé les personnages des Pieds Noirs autant que j’ai pu, non pas comme des robots, des mécaniques qui répondraient à des définitions que l’on se fait du colon-type, mais avec toute la complexité, quelquefois l’ambiguïté de la vie. J’aurais pu faire une pièce du genre édifiant, comme on dit d’une littérature  qu’elle est édifiante. »

      Le théâtre de langue française des années de guerre était essentiellement un théâtre de combat. Des voix singulières, très peu nombreuses et quelque peu médiocres, abordèrent d’autres sujets. Kaddour M’hamsadji publia en 1955 La dévoilée, Ahmed Djelloul écrivit La Kahéna en 1957.

       Après l’indépendance, quelques auteurs, certes trop peu nombreux continuèrent à écrire des pièces en langue française, même s’ils savaient pertinemment que leurs pièces n’allaient pas être mises en scènes dans les théâtres algériens. Quelques très rares textes furent montés par les structures étatiques : Le Foehn de Mouloud Mammeri en 1967 et Rouge l’aube de Assia Djebbar et Walid Carn.



1 Assia Djebar et Walid Carn, Rouge l’aube, SNED, Alger, p.64.

1 In L’Action de Tunis, N°146, 28 avril 1958 ;

1 Jean Marie Serreau, in L’Action de Tunis, 11 août 1958

1 Cité par Roselyne Baffet, Tradition théâtrale et modernité en Algérie, L’Harmattan, Paris, 1985, p. 55.

                                                                                                                    Ahmed CHENIKI
 
 



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