THEATRE ET GUERRE DE LIBERATION NATIONALE
MOHAMED BOUDIA
Par Ahmed CHENIKI
Parler de Mohamed Boudia, c’est aussi évoquer le parcours d’hommes de théâtre qui ont pris la responsabilité historique de témoigner des souffrances de leur peuple et qui ont bravé la peur et la torture coloniales pour dire l’Algérie en guerre. Ils n’hésitent pas à se considérer comme les vrais porte-parole d’un pays condamné à lutter pour son indépendance. Le théâtre, comme les autres formes de représentation, a constitué un élément fondamental dans le discours anti-colonial. C’est d’ailleurs pour cette raison que le FLN, à Tunis, qui a fui le Caire, suite à de fortes pressions égyptiennes, a demandé à quelques comédiens de constituer une troupe de théâtre dont l’objectif serait d’expliquer la lutte du peuple algérien. C’est ainsi qu’un homme, aujourd’hui quelque peu oublié, Mustapha Kateb, allait réunir des comédiens pour en faire ce qu’on appelle communément « la troupe du FLN ». L’expérience a commencé ainsi. Il faut aussi rendre hommage, au passage, à des hommes qui ont rendu l’aventure possible : Frantz Fanon, Oussedik, Chaulet, Rédha Malek, Yazid et bien d’autres. A côté de cette formation, des auteurs publiaient des textes glorifiant la révolution et donnant à voir cette réalité historique. Le théâtre prenait ainsi position. Kateb Yacine, Mohamed Bousia, Hocine Bouzaher, Henri Kréa, Abdellah Rekibi et Tewfik el Madani s’employaient, eux aussi, à écrire des pièces mettant en scène des pans de notre Histoire nationale.
Ce travail va logiquement esquisser une présentation des textes dramatiques écrits sur la révolution pendant la période 1954-1962 avant d’interroger l’itinéraire de la troupe du FLN et l’expérience de Mohamed Boudia. Nous ferons l’économie des pièces publiées après l’indépendance, même si certains auteurs ont toujours tenté d’accréditer l’idée qu’elles ont été écrites avant 1962. Nous les évoquerons, tout simplement, à titre d’illustration. Nous pourrions citer, El Hareb de Tahar Ouettar, Le foehn de Mouloud Mammeri, Kariyet Safsaf de Abdelhamid Benhadouga ou Ettourab de Aboulaid Doudou. Il y a de très nombreuses pièces, publiées et/ou jouées après 1962 qui ont pour thème la guerre de libération nationale. Comme d’ailleurs le cinéma et le roman.
1- La guerre de libération dans les textes dramatiques algériens
Très peu de pièces ont été jouées en langue française ou en arabe littéraire. Les Algériens préféraient s’exprimer dans la langue populaire. Dans un pays où sévissait l’analphabétisme, interpréter des pièces en français ou en arabe « classique » était presque une entreprise insensée, absurde, surtout quand les auteurs visaient le large public. Il existe, certes, un théâtre de langue arabe (littéraire) ou en français. Certes, le nombre des textes est très réduit. Les lettrés algériens écrivaient de préférence des romans, des essais et des poèmes dans ces deux langues. Ce n’est qu’après 1954 que les écrivains commencèrent à s’intéresser au théâtre. Kateb Yacine, Hocine Bouzaher, Henri Kréa, Ahmed Djelloul, Abdellah Rekibi et Mohamed Boudia se mirent à exposer la tragédie algérienne et à exprimer les luttes séculaires de leur peuple en recourant à l’écriture dialogique. Tewfik el Madani, par exemple, publiait en 1950, Hannibal qui certes, mettait en scène, le héros de la résistance carthaginoise, mais n’arrêtait pas de lancer des clins d’œil à la situation prérévolutionnaire de l’Algérie. Comme il n’y eut pas beaucoup de textes dramatiques en langue arabe sur la guerre de libération, nous évoquerons ici surtout le théâtre de langue française. Mais cela n’exclut nullement la présence de pièces publiées en arabe dit classique comme La tragédie des tyrans (1959) de Abdellah Rekibi qui met en scène le récit d’un amour particulier, symbolique de l’Algérie en révolution. Les personnages poursuivent une double quête : leur propre libération et celle de leur pays encore occupé. Sans oublier Rédha Houhou qui s’intéressa surtout à l’adaptation.
Ecrire en français des textes dramatiques, c’est opter préalablement pour un public de culture française. Le choix était conscient, mais souvent imposé. La non maîtrise de la langue populaire obligeait beaucoup d’auteur à choisir le français comme langue d’expression artistique. Dire l’Algérie, témoigner de ses espoirs et de ses espérances, tels étaient les objectifs affirmés des auteurs qui ne cachaient nullement leurs intentions. Ils parlaient de la mise en œuvre d’un théâtre révolutionnaire prenant en charge les préoccupations de la société. C’est un peu l’histoire e Caliban et de Prospéro dans
Le drame réside surtout dans le fait que les pièces n’étaient pas jouées par les troupes qui cherchaient par tous les moyens à toucher le grand public. Mettre en scène une pièce en français, c’est inévitablement rompre avec le public populaire. Ce que les animateurs du mouvement théâtral ne voulaient pas. Cette situation provoquait un sentiment de frustration chez le dramaturge qui ne pouvait pas ainsi s’adresser à ses compatriotes. La barrière linguistique n’était pas la seule source du malaise de l’écrivain colonisé. Kateb Yacine, comme d’ailleurs Jean Amrouche, Malek Haddad (même si dans ses textes, il parle d’ « exil » et de « suicide » à propos du choix de la langue française comme outil d’expression)[1], assume ses choix et revendique une sorte d’enrichissement au contact de la langue française1 :« Les quelques algériens qui ont acquis la connaissance de la langue française n’oublient pas facilement qu’ils ont arraché cette connaissance de haute lutte, en dépit des barrières sociales, religieuses que le système colonial a dressées entre nos deux peuples. C’est à ce titre que la langue française nous appartient et que nous entendons la préserver aussi jalousement que nos langues traditionnelles. (…)On ne se sert pas en vain d’une langue et d’une culture universelle pour humilier un peuple dans son âme. Tôt ou tard, le peuple s’empare de cette langue, de cette culture, et il en fait les armes à longue portée de sa libération. »
Le théâtre de langue française se trouvait exilé par la force des choses. Monter en Algérie des pièces de Kateb, de Boudia ou de Kréa était une entreprise impossible dans le contexte colonial de l’époque. Déjà, toute allusion à la politique était condamnée au silence. L’administration veillait au grain et considérée toute idée non conformiste comme subversive et suspecte. Toute parole libre était muselée, marquée du sceau de l’ « illégalité ». La censure et la répression marquaient le quotidien. Il eut fallu le courage de Jean Marie Serreau pour mettre en scène Le Cadavre Encerclé de Kateb Yacine. L’auteur de Nedjma raconte ainsi sa rencontre avec Serreau 2: « Je n’avais jamais mis les pieds dans un théâtre jusqu’au jour où l’on a créé Le Cadavre Encerclé. En effet, un matin, juste après la publication de la pièce, on frappe à ma porte. Je me suis demandé si ce n’était pas un flic, car c’était la guerre et il y avait des
perquisitions chez les Algériens. J’ouvre et je vis un monsieur avec des lunettes. C’était Jean Marie Serreau, un homme extraordinaire qui est malheureusement mort il n’y a pas très longtemps. C’est la personne qui a le plus fait pour aider des gens comme Césaire, moi- même, et les Africains en général. »
Les pièces de Kateb Yacine furent montées grâce à Jean Marie Serreau alors que celles de Boudia (Naissances et L’Olivier), de Bouzaher (Des voix dans
Le troisième volet de cette tétralogie est constitué par une pièce satirique,
Cet ensemble dramatique puisé dans l’Histoire de l’époque avec ses contradictions et ses ambiguïtés, caractérisé par la présence de traits lyriques et l’utilisation d’une langue simple, ne s’arrête pas uniquement à la dimension politique, mais la dépasse et interroge l’être algérien déchiré, mutilé. Le réseau des oppositions est large et traversé par un discours ambivalent1. Nous n’avons pas affaire, comme dans les pièces de Kréa, de Boudia ou de Bouzaher, à un antagonisme de type unique, colonisé-colonisateur mais à une série de contradictions illustrées par les rapports conflictuels entretenus par les personnages. Le parâtre Tahar poignarde Lakhdar, Mustapha tue Hassan, mais il est lui aussi arrêté par l’armée française. Ce réseau de systèmes conflictuels correspond à la situation politique et idéologique de l’époque. Kateb Yacine donnait à voir une tragédie : l’état de l’Algérie.
Jamais la réalité algérienne n’avait été aussi bien décrite que danss cet ensemble tétralogique. La tragédie est, chez Kateb Yacine, paradoxalement vouée à l’optimisme ; la mort donne naissance à la vie. Ainsi, quand Lakhdar meurt, c’est Ali qui poursuit le combat. Nous avons affaire à une tragédie optimiste qui associe la dimension épique au niveau de l’agencement narratif et de l’instance discursive. Tragique et épique se côtoient, se donnent en quelque sorte la réplique. Le « je » singulier (relation amoureuse de Lakhdar et de Nedjma par exemple) alterne avec le « nous » collectif (inscription du personnage dans le combat collectif). La disparition d’un personnage individuel (Lakhdar ou Mustapha) laisse place à l’émergence d’un personnage collectif : le peuple, la patrie. La fin est ouverte, jamais totalement négative. La mort n’est pas marquée du sceau de la négativité, elle arrive à créer les conditions d’un sursaut et d’un combat à poursuivre. Lakhdar est le lieu d’articulation de plusieurs temps (passé, présent et futur virtuel), il prophétise l’à-venir. Ses paroles prémonitoires sont le produit de son combat. Le chœur prend en charge le discours du peuple et s’insurge contre les sournoises rumeurs de la mort. Il est vérité éternelle : « Non, ne mourrons pas encore, pas cette fois ». L’histoire s’inscrit comme élément de lecture d’une réalité précise, d’un vécu algérien ambigu, piégé par ses propres contradictions. Ce n’est ni le passé, ni le présent qui sont surtout valorisés mais le futur, lieu de la quête existentielle et politique de l’Algérie incarnée par Nedjma ou
« La bannière étoilée a retrouvé ses origines
C’est l’Algérie plus libre que jamais,
Elle a toujours été libre. »
Ce personnage impossible traverse toute l’œuvre de Kateb et fait fonctionner le récit des pièces tragiques. Nedjma, corps et lieu mythique, vit entre l’absence et la présence. Dans Le Cadavre encerclé et Les Ancêtres redoublent de férocité, les mêmes personnages reviennent et peuplent l’univers narratif. L’histoire, espace réel côtoie la légende, lieu du mythe. Histoire et histoire s’entrechoquent et s’entremêlent. Histoire et légende semblent se répondre comme dans une sorte d’affabulation sublimée, paradoxalement vraisemblable. Le discours sur la nation suppose une diversité et une multiplicité des réseaux spatio-temporels. Le temps historique, paysage des référents existentiels (mai 1945, guerre de libération…), localisé dans des lieux clos (prison…) ou dans la ville laisse place au temps mythique, instance occupée sur le plan géographique par la campagne, le désert ou le ravin de
Le mythe tribal ne constitue pas nullement un retour aux sources mais une manière de se définir par rapport à un passé accoucheur d’un présent ambigu et abâtardi.
Le jeu avec le temps et l’espace, un des éléments essentiels de la dramaturgie en tableaux, est lié à la quête de la nation encore perturbée et insaisissable. La légende, lieu d’affirmation- interrogation de l’histoire, investit l’univers dramatique de Kateb Yacine.
La pièce satirique,
Nuage de Fumée, un personnage proche du conteur des places publiques, se met à ridiculiser les opportunistes et les faux dévots peuplant la société algérienne. Durant la période 1954-1962, d’autres acteurs avaient senti la nécessité d’écrire des pièces de théâtre en français et de dire l’Algérie en guerre. Il nous semble que les textes en question ne possèdent pas la force dramaturgique du Cercle des représailles. Leur théâtre procède souvent d’une attitude manichéenne, d’un côté les méchants et de l’autre, les bons. Seul Mouloud Mammeri réussit à présenter un univers éclaté où les personnages fonctionnent comme des unités autonomes.. Dans Le Foehn, pièce marquée historiquement, il est question de la guerre, une guerre imposée. Boudia, Kréa et Bouzaher affirment dès les premières répliques leur projet politiques et leurs intentions idéologiques. Leur théâtre s’inscrit dans le cadre d’une littérature et d’un art de combat. Ecrire voulait dire témoigner, dire leur peuple. Dans tout témoignage, il y a toujours prise de parti. Naissances de Mohamed Boudia raconte l’histoire d’une famille marquée par la guerre. Des voix dans
Tous ces textes, parfois pauvres sur le plan dramaturgique, se distinguent par la violence du ton et la présentation de deux espaces antagoniques : celui des colonisateurs et celui des colonisés. La conception manichéenne, par endroits simpliste, de l’histoire obéit au discours politique dominant et correspond à des nécessités historiques immédiates. L’essentiel pour les auteurs était de mettre en forme les idées du Front de Libération Nationale (FLN). C’était donc un théâtre d’information lié aux nécessités de la période de guerre. Déjà, Henri Kréa annonçait la couleur et affirmait sa position1: « Je parle au nom d’un peuple à qui on a voulu couper la langue, dont on a voulu fracasser la nature. ».
Pour Mohamed Boudia, les choses étaient claires, le théâtre ne pouvait et ne devait être que révolutionnaire. Par contre, Mouloud Mammeri voulait décrire sans complaisance ni parti pris la guerre. D’où les nombreuses critiques adressées à la pièce après sa représentation à Alger en 1967. Les conceptions du théâtre de Boudia, Bouzaher et Kréa étaient fort différentes de celle défendue par Mouloud Mammeri. Celui-ci s’expliquait ainsi 1: « Je considère que le devoir d’un écrivain est d’aller jusqu’à ce qu’il croit être la vérité essentielle, celle qui, justement, fonde les vérités transitoires. C’est pour cela que j’ai campé les personnages des Pieds Noirs autant que j’ai pu, non pas comme des robots, des mécaniques qui répondraient à des définitions que l’on se fait du colon-type, mais avec toute la complexité, quelquefois l’ambiguïté de la vie. J’aurais pu faire une pièce du genre édifiant, comme on dit d’une littérature qu’elle est édifiante. »
Le théâtre de langue française des années de guerre était essentiellement un théâtre de combat. Des voix singulières, très peu nombreuses, abordèrent d’autres sujets. Kaddour M’hamsadji publia en 1955 La dévoilée, Ahmed Djelloul écrivit
Après l’indépendance, quelques auteurs, certes trop peu nombreux continuèrent à écrire des pièces en langue française ou en arabe littéraire, même s’ils savaient pertinemment que leurs pièces n’allaient pas être mises en scène dans les théâtres algériens. Quelques très rares textes furent montés par les structures étatiques : Le Foehn de Mouloud Mammeri en 1967 et Rouge l’aube de Assia Djebbar et Walid Carn. L’Homme aux sandales de Caoutchouc1 fut traduite en arabe « littéraire » avant d’être mise en scène par Mustapha Kateb.
Hocine Bouzaher revient encore à des pièces sur la guerre de libération (L’honneur réconcilié, recueil de quatre textes, 1988). En arabe, Ouettar édite en 1969 un texte dont la rédaction aurait été achevée en 1961 à Tunis. Chaque tableau présente une situation précise. Un prisonnier, Ismail, refuse de quitter la prison, après avoir purgé une peine de vingt années. Tewfik défend des idées socialisantes. En fin de parcours, la révolution socialiste finit par triompher. Nous sommes en présence d’un univers manichéen : les « bons » sont incarnés par Tewfik alors que les « méchants » seraient porteurs de la morale bourgeoise, le directeur et sa fille, son ami et Ismail. Déjà, Ouettar pensait à l’après indépendance. Aboulaid Doudou dans Ettourab (1968) évoque l’expérience d’un jeune homme, fou amoureux de Fadila qui préfère un autre homme. Said rejoint le maquis pour mourir en héros, en compagnie, d’ailleurs, de son rival. Les dialogues sont souvent artificiels, trop « littéraires », engendrant la présence de nombreux anachronismes. Le discours monologique dessert sérieusement les intentions de l’auteur.
2- Le théâtre de la lutte armée, la troupe du FLN
Le déclenchement de la lutte de libération nationale provoqua la disparition de la troupe théâtrale arabe en 1954-55. Le service de l’Education Populaire continua à fonctionner jusqu’à l’indépendance de l’Algérie. De nombreux hommes de théâtre algériens avaient appris les rudiments du métier dans cette institution qui dispensait, entre autres tâches, des cours d’art dramatique aux amateurs. Une association des amis du théâtre arabe fut constituée fin 1954. C’était Henri Cordereau qui la dirigeait. Son objectif était simple : soutenir matériellement les troupes existantes et organiser des stages et des séminaires de formation.
Durant ce temps là, de nombreux comédiens se préparaient déjà le maquis ou la direction du FLN à Tunis. Les groupes commençaient à disparaître les uns après les autres, les comédiens se dispersaient. Il était impossible dans des moments aussi cruciaux où le destin de la patrie était en jeu de faire du théâtre. Déjà, avant le déclenchement de la lutte armée, la censure ne laissait rien passer. Comment les autorités coloniales pouvaient tolérer que les algériens fassent encore du théâtre ? Toute parole devenait subversive. Et en plus de cela, les troupes arabes avaient décidé d’opter pour le silence parce qu’elles ne pouvaient admettre que l’administration leur fournisse des subventions, geste qui aurait été interprété par la population comme un acte de collaboration. Des comédiens décidèrent de prendre leurs valises et de s’installer en France où ils formèrent des troupes dans les milieux algériens. Ils montèrent des pièces un peu partout dans ce pays.
De 1955 à 1957, le théâtre devenait un véritable art de combat. Des hommes de théâtre engagés dans le mouvement nationaliste n’arrêtaient pas d’évoquer la question algérienne à Saint-Denis, Barbès, Clignancourt, Marseille et dans d’autres villes françaises. L’Algérie était au cœur de l’entreprise dramatique. Mohamed Boudia et Mohamed Zinet qui maîtrisaient relativement bien les techniques de la scène s’illustraient par un extraordinaire dynamisme. Incapables de rester sur place, ils tentaient de faire tout à la fois, de participer aux actions de
Il était donc clair que tout travail théâtral était impossible en France. Les services de police veillaient au grain et toute parole patriotique était impitoyablement chassée. Le FLN qui comprit l’importance du fait artistique dans la lutte de libération fit appel à tous les artistes algériens pour rejoindre la lutte de libération. De nombreux comédiens, cinéastes, chanteurs, musiciens et sportifs n’hésitèrent pas à franchir le pas et à se retrouver de l’autre côté de la barrière. Ils devenaient les porte-voix du Front de Libération Nationale. En 1958, au mois de février, fut officiellement créée la troupe artistique du FLN. Mustapha Kateb assurait la direction de cet ensemble qui avait pour mission de faire connaître le combat du peuple algérien et de diffuser le discours du Front. De nombreux comédiens qui animaient la scène algéroise dans les années quarante se retrouvèrent à Tunis. Il y avait Ahmed Wahbi, Mustapha Kateb, Allilou, Taha el Amiri, Boualem Rais…
La troupe du FLN accordait un intérêt certain aux techniques théâtrales et apportait à l’art de la scène une sensibilité et une admirable originalité. Il fallait décrire la tragédie du pays avec des mots, des images et des gestes simples. Une véritable esthétique se combat. Les thèmes se renouvelaient. L’écriture théâtrale subissait, sous la pression des événements, une véritable transformation. Ainsi, une rupture radicale avec la pratique théâtrale des années quarante allait avoir lieu. Le politique se frayait un chemin sérieux dans la représentation artistique. Le signe se muait en un espace de violence. Les pièces produites durant la période 1958-62 articulaient leur organisation autour d’un personnage collectif auquel quelques individus, acteurs récurrents et incontournables, donnaient vie et contenance. Le personnage fonctionnait comme un catalyseur d’une prise de conscience à assumer. C’est le « peuple » qu’on voulait « convoquer » sur scène. Trois pièces furent montées pendant cette période. Elles traitaient de la lutte des Algériens pour leur indépendance. L’objectif de la troupe était donc clair : faire connaître le combat des algériens. Le théâtre devenait en quelque sorte un porte-parole attitré de la révolution. Les sujets abordés ne pouvaient qu’exprimer ce besoin de libération et d’émancipation. Les nécessités historiques imposaient la mise en œuvre d’un discours théâtral nouveau marqué par les sollicitudes et les réalités du combat. L’écriture dramatique obéissait à un schéma particulier correspondant à des nécessités historiques et sociologiques particulières.
Les tournées dans l’ex-URSS, en Chine Populaire et en Yougoslavie ainsi que dans les pays arabes participaient du projet politico-culturel du FLN. Les comédiens portaient le costume de l’Algérie combattante. Leurs pièces étaient l’expression d’une réalité vécue, un témoignage vivant d’un peuple en lutte. Dans Vers la lumière, Les Enfants de
« Enfin, dans une troisième période dite e combat, le colonisé, après
avoir tenté de se perdre avec le peuple, va au contraire secouer le
peuple. Au lieu de privilégier la léthargie du peuple, il se transforme
en réveilleur du peuple. Littérature de combat, littérature
révolutionnaire, littérature nationale. Au cours de cette phase, un
grand nombre d’hommes et de femmes qui, auparavant, n’auraient
jamais songé à faire œuvre littéraire, maintenant qu’ils se trouvent
placés dans des situations exceptionnelles, en prison, au maquis ou à
la veille de leur exécution ressentent la nécessité de dire leur nation,
de composer la phrase qui exprime le peuple, de se faire le porte-
parole d’une nouvelle réalité en actes. »
Style heurté, mots lacérés, violence verbale, récit simple, personnages bien mis évidence, telles sont les caractéristiques essentielles de ce théâtre de combat qui voulait exprimer sans rancune ni haine les souffrances et les douleurs du peuple algérien. D’ailleurs, les auteurs intégraient souvent dans leurs pièces un personnage français, sympathique, pacifiste, ouvert aux souffrances et aux douleurs de la société colonisées. Ils évitaient ainsi d’imposer à leurs personnages un discours trop manichéen. Cette attitude se retrouve également dans la littérature de combat et dans les pièces de Boudia et de Bouzaher. Montserrat d’Emmanuel Roblès fut reprise par l’équipe artistique. Elle reçut un accueil enthousiaste.
Les représentations étaient données dans les camps, les hôpitaux et les maquis des frontières. La direction du FLN cherchait, à travers cette expérience théâtrale, à compléter la formation politique et idéologique des militants et des combattants.
Les conditions de l’époque déterminaient évidemment le choix de l’espace et mettaient en œuvre une esthétique d’urgence obéissant à des nécessités historiques particulières. Le lieu ouvert imposait aux comédiens et aux concepteurs du spectacle une certaine manière de jouer où l’improvisation n’était pas absente. Dans ce type de théâtre, outre la clarté du mouvement narratif et du processus discursif, la performance de l’acteur est fondamentale. La parole devenait souveraine et engendrait un feed-back perpétuel avec un public, certes déjà convaincu, mais souvent marqué par les péripéties dramatiques traversées par des personnages qui interpellaient directement sa sensibilité. Dans les salles closes, surtout à l’étranger, le jeu se refermait et épousait rapidement les contours du théâtre conventionnel. Les déplacements étaient plus mesurés, marqués par les pesanteurs scénographiques, les multiples calculs géométriques, les instances discursives et les lieux de la réception. Le lieu déterminait donc le fonctionnement de la représentation.
Le discours théâtral était surtout dirigé vers l’extérieur. Dans la pièce, Vers la lumière, les personnages sont bien dessinés, l’espace est clairement défini, c’est à dire obéissant à une logique réaliste, même si , par endroits, il est fait appel à des symboles, à des allégories et à des référents historiques tirés de l’histoire universelle. Ainsi, le combat des algériens est partie intégrante des luttes de tous les peuples opprimés. Nous avons affaire à une sorte de mise en abyme. Ce discours obéit à une certaine logique idéologique qui met en avant la similarité des luttes anti-coloniales, leur interdépendance et leur solidarité. Le récit est simple : de jeunes soldats arrêtent un algérien qui, en prison, se met à rêver, à revivre son enfance, à revisiter tous les lieux et à se remémorer une enfance et une vie ouverte à une nouvelle naissance et à un nouveau monde et, tout d’un coup, du célèbre tableau de Pablo Picasso, Guernica, sort l’emblème du Maghreb. La clôture de la pièce est significative du discours théâtral et des intentions de l’auteur. Le texte se termine par ces mots dits par le jeune détenu :
« Personne ne danse plus aujourd’hui. Nous sommes plongés dans le
combat. L’ennemi extérieur a voulu nous voler nos chants et nos rires,
qu’il continue à couvrir avec des rafales et des bombes.
L’impérialisme veut transformer l’Algérie en un grand Guernica.
C’est un défi à toute l’humanité. L’humanité pourra t-elle relever ce
défi ? Nous, Algériens, nous avons déjà répondu à cette question. »
(Vers la lumière)
La chute du texte, Vers la lumière, résume le projet idéologique et justifie les intentions de l’auteur. La clôture d’une pièce est le lieu fondamental de l’explication de son parcours et de sa construction dramaturgique. La fin donne à voir les mécanismes du fonctionnement du discours théâtral et peut servir, si elle n’est pas fermée, comme un espace d’ouverture et d’articulation à un autre monde. Elle est considérée comme la conclusion d’un pacte narratif et l’espace idéal de cristallisation des formations discursives. Ainsi, l’association avec Guernica explique le désir de dire et de montrer la similarité des luttes dans le monde, idée qui fait penser à la notion de responsabilité et d’engagement chez Jean Paul Sartre Nous avons aussi affaire à un rapprochement sur le plan esthétique et à un discours qui fait de l’art pictural un des éléments fondateurs de la représentation théâtrale. Cette plongée ontologique restitue à la peinture une sorte de légitimité dans la revendication d’une certaine paternité de l’acte dramatique et d’un voisinage esthétique. Ainsi, la peinture devient un élément de reconnaissance d’un événement fondamental et d’une mise en œuvre du discours idéologique de l’auteur. Guernica est le symbole d’une douleur, d’une tragédie et de solidarités en mouvement. Le choix du tableau de Picasso n’est pas fortuit, il contribue à la mise en branle du sens et des réseaux thématiques. La signification globale du texte est travaillée par cette peinture qui participe efficacement au déploiement du sens. Analogie des formes. Analogie des quêtes. Le tableau de Picasso consacre, en quelque sorte, une relation de causalité mettant en accusation l’impérialisme colonial et ses épiphénomènes dans tous les malheurs de l’humanité. Cette problématique est au fond de toute la logique dramatique katébienne marquée essentiellement par des contingences esthétiques et idéologiques plus appuyées et plus précises.
Les Enfants de
Le lieu est clos. Tout se passe dans une maison, univers où se cristallisent tous les conflits et se déroulent tous les événements du récit. C’est à partir de cette maison que les personnages observent le monde et donnent leur avis sur l’extérieur. Mais cet espace clos est paradoxalement ouvert aux rumeurs et aux bruits du dehors. C’est une sorte de microcosme de la tragédie qui frappe le pays. La maison est l’expression des réalités, des souffrances et des contradictions de l’époque. Le récit ne peut-être sérieusement lu que si on le situait dans son contexte référentiel. Le hors-texte participe à la mise en branle des différents éléments du récit et de la production des formations discursives. Le signe n’est opératoire que s’il est mis en relation avec l’extra-texte (la lutte de libération nationale) qui contribue à la détermination du sens et du discours théâtral. Les échos extérieurs parviennent des entrées et des sorties des personnages. Cet espace clos qu’est le domicile familial reconstitue tous les éléments caractérisant les activités du dehors. Le dedans convoque continuellement le dehors qui articule et désarticule les différentes péripéties dramatiques. Le dehors ou le hors-cadre oriente le discours théâtral qui semble déréglé par les nombreux conflits intérieurs, domestiques. L’arrivée des militaires ouvre les portes de l’ailleurs. Le dedans et le dehors s’interpellent, s’interpénètrent, s’entremêlent et se confondent. Les personnages sont, en quelque sorte, marqués par leur appartenance politique.
Les Eternels (El Khalidoun) du même auteur déplace les actions dans le maquis. L’espace choisi présuppose et préfigure la violence. Ainsi, les oppositions sont plus affirmées et moins nuancées que dans le premier texte de Rais, Vers la lumière. Le contexte de la montagne, agressif et refuge idéal des combattants, indique tout simplement un conflit où les belligérants sont clairement définis et installés dans une situation de confrontation. Le champ lexical est souvent limité à des mots renvoyant à la guerre et à la révolution. Dans Les Enfants de
L’action théâtrale du Front de Libération Nationale (FLN) était essentiellement politique et correspondait, aux niveaux esthétique et artistique, à une conjoncture qui mettait en branle une pratique théâtrale caractérisée par les nécessités du combat et de l’urgence. C’était un théâtre de l’urgence.
L’indépendance acquise, les comédiens composant cette troupe allaient constituer l’ossature centrale du nouveau Théâtre National Algérien (ex-Opéra d’Alger), institution structurée et organisée grâce à Mohamed Boudia et à Mustapha Kateb. Les pièces des années 58-62, furent certes reprises, mais n’eurent pas assez d’impact sur la production théâtrale de l’indépendance. Elles étaient marquées par la conjoncture et les contingences du combat. Cette situation s’expliquerait donc par la nature des pièces réalisées durant la guerre de libération, considérées comme de simples témoignages et des œuvres de combat, traversées par les traits du témoignage. Cette période ne donna pas, contrairement à ce qu’on pouvait attendre à un théâtre document. La formation artistique, très sérieuse, du principal animateur de la troupe du FLN, Mustapha Kateb et ses compagnons empêchèrent le passage à ce type d’écriture.
Au même moment, dans les prisons, d’anciens hommes de théâtre, montaient des pièces dans le but d’expliquer l’importance et la nécessité de la lutte de libération nationale et de divertir les prisonniers. L’entreprise était périlleuse et pas du tout aisée. Mohamed Boudia faisait du théâtre à la prison de Fresnes. Etienne Bolo, son compagnon de cellule et néanmoins ami, évoque cette expérience 1:
« Il m’a immédiatement expliqué ses projets : organiser dans la
détention un groupe théâtral qui permettrait à tous les « frères » de
sortir de leur léthargie carcérale et de s’exprimer culturellement.
Il m’a bombardé de questions et m’a demandé quelles pièces et quels
auteurs- Shakespeare, Molière, Brecht- conviendrait le mieux à cette
entreprise. Il ne séparait jamais le combat politique du combat
culturel et il menait l’un et l’autre dans l’esprit de l’universalisme
« progressiste ». (…)
Et chose peu courante dans une prison, il atteint le but qu’il s’était
fixé, et il a monté, mis en scène et joué dans la chapelle de la prison
transformée en théâtre, sa pièce L’Olivier et la comédie de Molière
Le Malade Imaginaire qu’il avait traduite en arabe dialectal. »
Ce théâtre de l’instant permettait au discours du FLN d’être diffusé, expliqué par des éléments qui faisaient partie de la composante nationaliste. Ce n’était pas un théâtre didactique de conception brechtienne. Il n’était pas question de héros tragiques mais de personnages mi-épiques mi tragiques. Ce type de théâtre qui ne rénova pas sur le plan technique osa aborder des thèmes explicitement politiques. L’essentiel était le message à transmettre, le contenu. Tout concourait à expliquer et à faire comprendre mais sans jamais prétendre donner des leçons.
3-Le théâtre de Mohamed Boudia
Analyse de deux pièces : Naissances et L’Olivier
-Présentation de l’auteur
Connu essentiellement pour ses activités politiques et culturelles, Mohamed Boudia fut de tout temps un infatigable agitateur. De la politique, il allait au théâtre et revenait à la politique. Pour lui, les deux entités étaient intimement liées. Les pièces qu’il avait écrites obéissaient d’ailleurs à un schéma politique précis : la quête de l’indépendance de l’Algérie.
Il est né le 24 février 1932 à Alger, à
Dès l’indépendance de l’Algérie, il exerça plusieurs fonctions et fut à l’origine de la publication de deux organes de presse : Novembre, revue culturelle et Alger ce soir, quotidien. Il fut également directeur général du Théâtre National Algérien (TNA) qu’il contribua à étatiser avec le regretté Mustapha Kateb. Le décret du 6 janvier 1963 portant nationalisation des théâtres porte l’empreinte de ces deux hommes. Le 19 juin 1965, après le coup d’Etat du colonel Boumediene, recherché, il dut quitter, grâce à des amis l’Algérie, pour s’installer en France et poursuivre ainsi ses activités artistiques, théâtrales et politiques. Sa rupture avec les milieux culturels et politiques algériens fut difficile à assumer.
Mohamed Boudia travailla au Théâtre de l’Ouest Parisien pendant quelques années avant de trouver la mort dans un attentat perpétré par les services de renseignements israéliens le 28 juin 1973. Ses funérailles furent organisées dans une semi clandestinité à Alger. Seuls les Palestiniens organisèrent des manifestations lui rendant ainsi un hommage posthume. C’est vrai qu’il était très proche de Georges Habbache, responsable du Front Populaire pour
- UNE LECTURE DE
Mohamed Boudia met en scène la vie d’une famille algérienne de
La pièce fonctionne également comme tribune au combat mené par le Front de Libération Nationale. Les personnages, une dizaine, parlent d’une même voix. Rachid, Aïcha, Omar, Malika…développent la même idée, le même propos. Deux univers antagoniques marquent le fonctionnement du récit : les algériens et les colons.
a-Présentation dramaturgique
Naissances est constituée de trois actes. Le premier acte expose les faits, les situations et les personnages. Le dialogue s’articule autour de la guerre et de l’homme, évadé de prison, sauvé par Rachid. Plusieurs informations concernant la famille et la lutte de libération sont données (on sait que le père et le frère avaient été arrêtés et tués par les forces coloniales). Dès le premier acte, le conflit fondamental est mis en relief. Ainsi, ce combattant qui pénètre dans la maison de Rachid apporte une certaine légitimation et un certain sens à cet espace apparemment fermé, mais qui, paradoxalement s’ouvre sur une conception du monde et de la lutte. La fermeture du lieu est paradoxalement, ouverture, c’est à dire qu’elle permet la mise en branle des instances discursives et idéologiques. A partir de ce moment, le lecteur arrive à situer les tenants et les aboutissants du conflit qui ne peut être résolu qu’avec la victoire de Rachid et de son peuple. Ainsi, c’est le futur virtuel qui caractérise le récit. Tout le combat mené par les uns et les autres vise un à-venir, un futur indéfini.
La deuxième partie, plus courte, donne surtout à voir l’univers féminin représenté par trois personnages (Malika, la mère et Aïcha). Les femmes sont, elles aussi, partie prenante du combat et cherchent, par tous les moyens, à fonctionner comme des entités autonomes non assujetties au discours masculin. Ce désir d’un regard osmotique participe du discours idéologique d’ensemble qui met en relief la combativité des femmes. Le dialogue mère-René et Rachid-René rompt avec le discours manichéen de la pièce et apporte une certaine nuance au fonctionnement, parfois trop mécanique, du récit.
Le troisième épisode est constitué d’une suite métaphorique qui met en situation Omar et Rachid durant leur arrestation et Aïcha dans une période d’enfantement. Ces deux événements réunis apportent à la pièce une symbolique particulière et permettent de recourir encore une fois à l’idée d’insurrection présente dans un certain nombre de textes littéraires et dramatiques maghrébins. C’est dans cette partie que seront exposés les éléments constitutifs du copnflit opposant deux entités : les colonisateurs et les colonisés. Mais il reste que l’idée d’enfantement traverse toute la pièce et lui apporte des accents épiques. Rachid dit ceci à propos de la naissance du fils de Aïcha : « Elle va accoucher…A peine huit mois…Ainsi, tout à l’heure, un cri nouveau retentira dans cette maison. Un bébé ! Il renouvellera l’homme. Il repleurera. Peut-être qu’en cet instant, un homme meurt, une arme à la main, pensant à un sourire d’enfant et se disant qu’avec lui disparaîtra la violence. Aïcha, ton enfant puisera dans ton sein des forces qui se déchaîneront si la joie du pain frais et blanc n’éclate pas sur les routes de la vie, si dans les yeux rieurs de nos filles n’apparaît pas l’amour délivré. » (p.67)
Le titre au pluriel suggère la venue au monde de plusieurs naissances qui transformeront radicalement les choses.
b-Analyse de la situation initiale
La pièce s’ouvre par un dialogue entre la mère et sa belle-fille, Aïcha qui évoquent Rachid, personnage central du texte. Les deux premières pages ouvrent le ton et inaugurent un protocole de lecture précis : il s’agit de la guerre. La phrase seuil (« crois-tu que Rachid finira par rentrer ») suggère explicitement la suite du récit et expose déjà le personnage essentiel qui sera l’élément catalyseur des actions. Jean Dubois explique ainsi l’importance de l’incipit 1: « C’est en son début que tout roman (ou pièce, A.C) est le plus étroitement confronté avec l’arbitraire de son origine et de sa fiction. C’est là qu’il est contraint d’établir le lieu de son énonciation et le protocole de sa lecture. »
L’acteur essentiel est déjà connu : Rachid. C’est la mère qui introduit son fils dès la première phrase du texte. Le lecteur est ainsi informé du rôle central que va jouer Rachid dans le récit. Ce qui est exceptionnel dans ce texte, c’est la présentation rapide des faits saillants et des personnages qui marquent le récit. Cette manière de faire va rendre quelque peu prévisibles les éléments constitutifs du récit et le déroulement narratif. Nous avons affaire à une sorte de mise en abyme qui caractérise le fonctionnement textuel et qui met en branle divers micro récits qui concourent à l’élaboration du discours théâtral global. Aïcha présente dès l’entrée le sujet de la pièce : « Il(Rachid, A.C) craint les lendemains incertains que nous réserve la guerre. Une fois qu’elle sera terminée, il songera comme tout le monde au foyer. Mais tant que durera la guerre… » (p.14)
L’action se passe en pleine guerre de libération. Il est question de l’avenir (lendemains incertains) et de l’impossibilité d’une vie familiale normale, thèmes que nous retrouvons tout le long du texte. Les mots guerre, incertitude, s’inquiéter, mort, malade, couvre-feu… peuplent les premières pages et annoncent déjà la suite du récit marquée par la violence du ton. Rachid est condamner à enterrer provisoirement son « je », sa singularité et sa vie privée pour participer à un combat collectif. Pour Aïcha, le « je » ne semble pas compatible avec le « nous » collectif révolutionnaire. Le militant perd en quelque sort sa singularité refoulée en attendant de la récupérer une fois sa quête de l’indépendance réalisée. Ainsi, le singulier se fond dans le pluriel et abandonne ainsi une partie de son identité et de sa mémoire.
Il y a « tension » et présence de deux espaces antagoniques : celui du colonisé et celui du colonisateur. Le premier est explicitement présent dans le récit tandis que le second est surtout suggéré, présenté comme totalement négatif. S’il y a guerre, il y a évidemment opposition naturelle de deux entités en conflit. D’où parle t-on ? Du camp des colonisés. Le lieu d’énonciation du discours-parfois monologique- définit le champ diégétique et les réseaux discursifs. La première couche didascalique (un intérieur algérien. Côté jardin, un grand lit arabe en fer forgé…) indique l’espace producteur du discours des personnages. C’est le point de vue algérien qui s’exprime.
Telle qu’elle est conçue, l’ouverture de Naissances installe un protocole de lecture précis. La curiosité du narrataire est stimulée par une certaine atmosphère de guerre. La phrase suivante de la mère introduit le mouvement narratif.
« La guerre ! tu me rappelles que l’heure du couvre-feu est passée. » (p.14)
La réponse de Aïcha permet de localiser l’espace :
« Tu sais très bien que le couvre-feu ne signifie presque rien à
Déjà, au début, plusieurs indices spatio-temporels sont donnés. On sait où et quand se déroule le récit. Tous ces éléments nous permettent de comprendre le fonctionnement du texte.
c-Temps et espace scénique
-La logique temporelle
La pièce se déroule durant la guerre de libération en Algérie. Plusieurs indices informent le lecteur sur le lieu et le temps du récit. Mohamed Boudia n’innove certes pas, tel n’était pas son objectif, mais tente tout en obéissant aux normes du théâtre conventionnel, mettre en scène le combat des colonisés et la terreur coloniale. Naissances est structurée selon le schéma classique : respect de la règle des trois unités(temps, lieu et action). Les personnages marqués par un amour en sursis, latent et le désir de libérer la patrie évoluent dans un espace unique : une maison dans
La pièce commence par une indication scénique où aucun élément temporel n’est indiqué et se clôture d’ailleurs avec le même décor : « même décor, la mère et Rachid sont en scène). L’ouverture et la clôture du récit avec les mêmes attributs scéniques met en évidence une certaine circularité au niveau de la structure et ferme le procès dramatique.
Les seuls moments marqués par des sauts elliptiques se trouvent entre les premier, deuxième et troisième actes. Le temps, dans cette pièce, comme au théâtre en général, n’est pas facilement saisissable. C’est vrai que le récit semble obéir à une sorte de continuité syntagmatique, c’est à dire respectant l’unité du temps. Cette illusion de linéarité donne au récit un certain mouvement. On sait que les actions se déroulent pendant la guerre après le premier novembre 1954. L’histoire se passe après 1956-1957. Certains éléments contenus dans les dialogues fournissent quelques informations relatives à l’instance temporelle :
Omar : Nous pouvons quand nous voudrons engager une nouvelle Bataille et immobiliser toutes ses troupes de choc comme en 56-57.
(p.24)
En 1956-57, la bataille d’Alger engagée par les forces du FLN dans le but de faire connaître la lutte pour l’indépendance et de donner quelques spectaculaires coups durs affaiblit quelque peu les forces algériennes. La réaction de l’armée française fut très rapide, ce qui avait quelque peu désarçonné les combattants du FLN qui remportèrent, par contre, une indéniable victoire politique et diplomatique.
L’unité de temps marque le récit. L’histoire commence le soir : « l’heure du couvre-feu.(…) Rachid rentre tous les soirs tard » et se termine le jour. Cette unité temporelle va forcément imposer une certaine unité au niveau spatial et concentrer les éléments du récit dans un cercle précis, une sorte de structure contrainte. C’est dans l’extra texte qu’on arrive à comprendre le rapport à l’Histoire d’ailleurs explicitement marqué dans le texte. Les événements historiques investissent l’histoire et l’installent dans un cercle investi par l’historicité des faits. Le discours est en quelque sorte contraint et obéit forcément aux contingences idéologiques de la période qui marque le récit et le parcours des personnages. Mais l’unité du temps n’exclut nullement la mise en branle de temps imaginaires et réels (passé ou futur essentiellement) qui travaillent le récit. Si les indications scéniques et l’installation des personnages dans des cercles temporels précis réduisent quelque peu la marge de manœuvre du récit condamné à emprunter une veine réaliste, elles ne peuvent neutraliser la dimension plurielle de personnages et de situations qui conservent une certaine complexité. Ainsi, le personnage, même s’il vit l’ici et le maintenant et est porteur de territoires historiques précis, est le lieu de cristallisation de plusieurs temps et de multiples fonctionnements convoquant les divers chaînes temporelles.
Les personnages (Rachid, Omar ou la mère) nous transportent parfois dans un temps ou dans un autre. Ils se réfèrent au passé dans le but d’appuyer une idée ou une action à entreprendre. Ils évoquent les temps futurs (« il craint les lendemains incertains que nous réserve la guerre »). Nous avons affaire à un temps qui inscrit le temps comme fatalité irréversible et empêche le lecteur-spectateur de reconstituer les rares « trous » temporelle de la pièce présentée comme un produit fini. Rien ne change. Il n’y a pas de coupure dans la chaîne temporelle. D’ailleurs, les indications scéniques qui introduisent les trois scènes l’indiquent bien. Le texte, marqué historiquement, est avare en figures métaphoriques. Cette absence s’expliquerait tout simplement par le statut de ce théâtre qui s’inscrit dans le cadre du théâtre de combat. Ce qui importe le plus, c’est de dire la tragédie de l’Algérie. Le choix d’une langue simple et directe obéit au choix idéologique de l’auteur. Aucune image ne suggère le temps. Le discours est direct. C’est à travers les dires des personnages qu’on arrive à situer la durée des actions. Les indications qui fournissent souvent dans le théâtre classique de nombreux indices de temporalité ne présentent aucun élément temporel.
Le récit se déroule après la bataille d’Alger à un moment où les résistants algériens rencontraient de grandes difficultés. En 1956-57, Alger fut le lieu de grandes opérations militaires et d’attentats multiples. L’armée française réussit à neutraliser le FLN à Alger et à rendre toute action extrêmement difficile. C’était une période sombre pour le Front de Libération Nationale qui va, d’ailleurs, vite se ressaisir et imposer son discours. La bataille d’Alger a, ainsi, permis de mieux faire connaître la guerre de libération.
Les opérations à grande échelle dans la capitale furent abandonnées. Toute cette situation, expliquent certains historiens, provoqua de profonds désaccords internes. Cette situation se retrouve d’ailleurs prise en charge par le texte. Un personnage comme Omar accepte mal la non reprise des opérations à Alger et considère le calme que connaît cette ville comme insultant :
Omar : Je ne parle pas de la formation des cellules politiques, mais de l’action armée, ici, en ville. L’adversaire fait croire partout que notre ville est morte pour la révolution, que l’organisation n’existe plus, que tout est « pacifié ». Or, nous sommes en mesure de lui infliger un cinglant démenti. Nous pouvons, quand nous voudrons, engager une nouvelle bataille et immobiliser toutes ses troupes de choc comme en 56-57. »
Rachid : L’organisation ne doit certainement pas juger comme toi puisqu’il n’est nullement question de rebomber la ville, du moins pour le moment. » (p. 25)
Les inquiétudes et les interrogations de Omar et de Rachid étaient celles des militants du FLN d’Alger de l’époque (la zone autonome d’Alger). Mohamed Boudia présente des faits ancrés dans un moment historique : l’après- bataille d’Alger.
Dans Naissances, une pièce en trois actes, l’intervalle temporel ne rompt pas la suite du récit, ni ne perturbe la durée, courte, des événements. Le passage d’un acte à un autre ne perturbe nullement la continuité syntagmatique. Le discours idéologique, unique et non contradictoire, traverse toutes les contrées de la pièce et donne à l’instance temporelle une sorte de statut de légitimation d’une entité et politique. Ainsi, le temps fonctionne comme lieu d’inscription de l’histoire (comme récit) dans l’Histoire.
Le projet de l’auteur est clair : dire l’Algérie. Le choix de la période traitée dans le texte obéit à une instance politique préexistante. Le préalable historique détermine forcément les instances temporelles et les inscrit dans un procès narratif précis. C’est le déjà là éternel et le « cela va de soi » transparent qui n’admet aucune perturbation temporelle. Omar et Rachid dessinent dans leurs discours, parfois stéréotypés, les limites temporelles et les circonscrivent dans une sorte de cercle peu productif. Tout doit suivre logiquement. Le syntagme narratif n’est nullement rompu.
Le discours théâtral est essentiellement pris en charge par Rachid et Omar qui relancent et ralentissent parfois l’action. Ils fournissent le texte en informants temporels. Le théâtre tract recourt souvent à la continuité de l’enchaînement syntagmatique : c’est l’émission d’une « vérité » qui préside à l’écoulement du temps.
-Les marques de l’espace
Nous essaierons de découvrir à l’intérieur du texte les éléments spatialisés et/ou spatialisables qui permettent la mise en œuvre de la médiation texte-représentation. Tous les trois actes se passent dans une maison de
Nous sommes en présence d’un espace unique (la maison de
L’espace du colonisateur est suggéré, mais non figuré. Ce choix s’explique par le désir de l’auteur de faire connaître la vie des habitants de
« Rachid : Mère qui ne connaissait de la rue que le chemin qui la mène tous les vendredis au cimetière, était prête à affronter la rue d’Isly et
Deux espaces, diamétralement opposés et antagoniques, investissent l’univers du réel. La parole de l’un exclut la parole de l’autre et se drape d’une certaine légitimité. Ici, dans ce texte, Le colonisé est le sujet de l’énonciation. Ainsi, c’est lui qui parle et qui donne à voir l’espace et explique les données du combat. Le dialogue entre René et la mère indique bien cette inéluctable séparation de l’espace en deux mondes et en deux réalités : le pouvoir et le non pouvoir. Rachid, Omar, la mère, Aicha et Malika sont très hostiles aux colonisateurs. Ils refusent de les reconnaître. A travers leurs discours, se met en forme cette dualité spatiale.
Rachid : « …pendant la grande guerre, lorsque les avions allemands ou italiens survolaient la ville, elle se mettait dans un coin et marmonnait des prières ponctuées de : « sur la rue d’Isly ! sur la rue Michelet ! laissez notre Casbah tranquille ! jetez vos bombes plus bas ! »
René : Et que dit-elle pour cette guerre ?
Rachid : Comme c’est la sienne, elle ne parle plus des quartiers européens.
René : Et toi, que dis-tu des quartiers européens ?
Rachid : Des quartiers ou de leurs habitants ? Remarque que c’est pareil. L’européen s’est fait sa petite Casbah confortable et bourgeoise. Il se sent à l’aise, protégé par sa maison à plusieurs étages, ayant ascenseur, gaz, électricité et tout le modernisme dont ils ne peuvent plus se passer. Comment ne pas lui reprocher son installation provocante par rapport au bidonville du Clos-Salembier, par exemple. » (p.49)
Il y a d’un côté un espace peuplé par les Musulmans (
La plupart du temps, les personnages emploient le pronom personnel « ils » quand ils parlent des Européens. Ceux-ci ne sont souvent pas nommés. Donner un nom à son ennemi, c’est en quelque sorte lui reconnaître une certaine légitimité. Cet effacement de l’identité de l’Autre est l’expression du refus de tout ce qu’il charrie comme culture et comme comportements et attitudes. C’est le cantonner dans un statut d’ « étranger ». Ainsi, ce n’est pas seulement l’Arabe qui n’est pas nommé comme c’est le cas dans L’Etranger d’Albert Camus, mais également l’européen qui perd ainsi son identité dans le texte d’un écrivain algérien, Mohamed Boudia. Cette manifestation parodique est extrêmement pertinente d’autant plus qu’elle reflète un état de fait précis. Un seul européen, René, enseignant, est admis dans leur cercle. Ce qui atténue le regard manichéen de l’auteur. Certes, René ne rompt pas avec le discours humaniste d’une certaine culture française.
Les soldats pénètrent de force dans la maison et ressortent non sans avoir agressé les personnages musulmans et arrêté Rachid. René appartenant à l’espace A arrive à être accepté par les membres de l’espace non A, parce qu’il sympathise avec Rachid, partage avec lui certaines idées (on ne peut oublier le travail de l’école et la présence d’une culture commune acquise grâce au contact avec l’Europe) et reconnaît avec hésitation la justesse du combat de son ami. La mère s’adresse ainsi à René :
La mère : Tu es chez nous. Donc tu n’es pas un ennemi. Tu partages le café de maintenant et tu partageras le pain que nous avons quand tu voudras. » (p.51)
« Partager le pain », signifie dans les sociétés maghrébine une manière d’inclure la personne dans le cercle familial et le reconnaître comme faisant partie du groupe. Ainsi, René, même s’il est européen, va fonctionner comme espace médian.
La structure de la pièce est déterminée par la présence de deux univers contradictoires, l’un est figuré, l’autre est absent mais implicite.
-L’action des personnages
Dans Naissances, les personnages disent souvent le même discours et parlent d’une seule voix. Nous sommes en présence d’une structure monologique et de personnages débitant des propos où clichés et stéréotypes ne sont pas absents 1: « Mais pour convaincre et éduquer les spectateurs, Mohamed Boudia leur assène un discours extrêmement dogmatique ; ainsi, la discussion
entre Rachid et Omar (p. 21 à 26) sur les vertus de l’organisation et
sur la nécessaire primauté du politique sur le militaire semble tout droit sortie d’un document interne du FLN. C’est d’ailleurs, Rachid, le plus militant de tous les personnages qui tient les discours les plus caricaturaux et les plus grandiloquents. »
Nous avons, certes, l’impression d’avoir exclusivement à une simple rencontre familiale, mais cet espace porte et produit le mouvement narratif et discursif. Les personnages sont souvent ancrés dans l’Histoire et reprennent parfois des éléments tirés essentiellement d’événements politiques comme ce débat houleux entre les responsables du FLN à propos de la primauté de l’appareil militaire ou politique dans l’organisation de la lutte de libération. Le champ lexical de la politique parcourt toute la pièce. Le langage stéréotypique est employé par tous les personnages masculins et féminins. Rachid, la mère, Aïcha, Omar, sa mère et Malika fonctionnent comme des mécaniques et obéissent à des préalables idéologiques précis. Ils ne sont doté d’aucune profondeur ou caractéristique psychologique forte. Ce sont uniquement des fonctions. L’inscription de l’auteur est évidente et envahissante. Mohamed Boudia ne se soucie pas du tout des facteurs psychologiques. Ce qui importe pour lui, c’est l’explication et la propagation de ses idées politiques. Schématiques, souvent sans vie, les personnages correspondent à la structure spatiale de la représentation. Seule, peut-être, la mère arrive à rompre, par moments, avec le réalisme « mécaniste » des autres personnages. Elle a peur pour son fils. Elle revendique le droit d’aimer Rachid, mais en présence de René, elle porte des « oripeaux » révolutionnaires.
Tout discours contradictoire est évacué. Les personnages sont positivement marqués, à l’exception des soldats français dont l’apparition est furtive. Boudia recourt souvent à la technique du monologue. On se justifie. On s’explique. La dimension didactique est un des éléments essentiels de ce théâtre. Rachid, le personnage central, comme d’ailleurs la mère, use de longues tirades à plusieurs reprises.
Nous connaissons trop peu de choses du passé personnel des personnages, leurs frustrations et leurs amours. Ils sont parfois assimilés à des machines qui débitent des programmes politiques. Cette tirade de Omar est significative de cette réalité : « Je ne parle pas de la formation des cellules politiques, ais de l’action armée, ici, en ville. L’adversaire fait croire partout que notre ville est
morte pour la révolution, que l’organisation n’existe plus, que tout est « pacifié ». Or, nous sommes en mesure e lui infliger un cinglant démenti. Nous pouvons quand nous voudrons engager une nouvelle bataille et immobiliser toutes ses troupes de choc comme en 56-57. » (p.25)
Le lexique employé est donc emprunté au champ politique. Des mots comme cellules, révolution, guerre, drapeau et responsable par exemple reviennent comme des leitmotive. La structure stéréotypique du discours univoque des personnages correspond à la conception manichéenne du monde dictée d’ailleurs par les nécessités et les contingences du contexte politique de l’époque (combat anti-colonial) et le souci didactique de l’auteur qui vise à expliquer un programme politique.
Les personnages féminins (Aïcha, Malika, les mères de Rachid et de Omar) emploient également, dans de nombreux endroits, un langage stéréotypé à vocation politique. Aïcha, par exemple, s’exprime ainsi à la page18 : « Mère, mère unique et exceptionnelle !Notre périmètre de vie comme tu as explosé en autant de chemins inconnus. Ecoute ce que dit ce papier (elle sort un tract). La femme est un moteur nouveau, un rouage de plus dans la marche de la révolution. Ouvrons, ouvrons les portes et nous verrons toutes les filles, toutes les femmes, nos mères, nos sœurs faire de leur voile un suaire pour l’ennemi, marcher au fond des vallées et grimper dans les montagnes, ceinturées d’armes, porter au creux de leurs bras mille remèdes à mille souffrances, pétrir de leurs mains le pain que mordra le combattant, signifier par leur présence aux portes des prisons et des camps, leur volonté de lutter pour l’indépendance de leur pays et le bonheur de leurs enfants. Voilà la femme algérienne aujourd’hui. »
Aïcha, Malika et les deux mères, hyper-conscientes, militantes convaincues, parlent comme on lit un tract. Elles développent, par endroits, un discours caricatural et schématique. On ne connaît absolument rien de leur passé. Le seul trait « humain » qu’on décèle chez Aïcha et Malika, c’est leur rapport amoureux, une relation différée, clandestine et ambiguë avec les deux personnages masculins. Pour elle, l’amour ne peut se réaliser qu’après le triomphe de la révolution.
Le personnage de René, le seul français admis dans l’espace familial, représente le courant anti-colonialiste européen. Instituteur sympathique, proche de Rachid, il réussit à briser le manichéisme de la pièce et servir en quelque sorte d’espace-tampon entre les deux formations discursives. Ses apparitions sont peu fréquentes. Il est là pour venir en aide à la famille de Rachid. Il partage certaines idées avec Rachid. Il n’est pas entièrement séduit par les méthodes violente de l’action armée. Il lit Gorki. Rachid, son ami, le présente ainsi : « René m’aidera. C’est un brave type. Il appartient à cette catégorie d’ hommes qui prennent n’importe quel risque pour soulager une et qui se défendent toujours de prendre une option révolutionaire.(…) Il me prêtait ses livres et je me rappelle très bien du premier : « Ma Vie d’enfant » de Gorki. Il me récitait souvent à moi tout seul de longs Poèmes de son pays. Il me parlait aussi de la misère du mieux qu’il connaissait, je l’avoue, mieux que certains des nôtres. » (p.37)
Mohamed Boudia met en situation des personnages dont l’unique fonction semble d’expliquer le discours politique du FLN. Rachid et Omar posent des problèmes qui taraudaient l’esprit des combattants de l’époque : rapports du politique et du militaire, nécessité de la lutte armée. C’est un théâtre-tract, proche de l’agit-prop (agitation et propagande).
Le dialogue est souvent truffé de clichés et de stéréotypes, presque dépourvu d’images métaphoriques. Les seules métaphores existant dans ce texte se trouvent dans la lettre adressée par Tahar à Omar : « De vieilles images traversent mon cerveau ivre de retour. Et dans l’éblouissement du renouvellement, l’amitié se pare de costumes aux couleurs des cieux. Hors de ma vue transformée, s ‘éloignent les souvenirs de fraternelles assemblées où planaient, maintenant, j ‘en suis sûr, le sourire de Dieu. Sous l’écrasement d’inutiles années à venir, l’âme nostalgique tend à rechercher sur le mur soudain lisse de mon cœur les douces aspérités propres à accrocher la foi. (…)Passé plein de lumière, que ne puisses-tu prêter de la clarté à ce présent indigne et l’avenir presque assassiné. » (p.24)
Tahar, soupçonné de trahison par ses compagnons, est au bord du désespoir. Ce personnage de Tahar ressemble quelque peu à Bénerdji de Nazim Hikmet dans son roman inachevé : Pourquoi Bénerdji s’est suicidé ? qui raconte l’histoire d’un personnage que tout le monde prenait pour un traître. Les figures poétiques utilisées suggèrent la désillusion, le désenchantement et la déception. Le personnage de Tahar transporte encore une fois le lecteur dans l’Histoire événementielle : « la bleuite » qui est une opération montée de toutes pièces par les services psychologiques de l’armée française pour provoquer une certaine suspicion dans les rangs du FLN. Des milliers de cadres furent ainsi liquidés. Pour Tahar, le passé était lumineux mais le présent est le lieu de la mort et de la déchéance. Nostalgie, passé, vieilles images s’opposent à d’ « inutiles années à venir », à « présent indigne » et à « avenir presque assassiné ». Cette opposition au niveau lexical correspond à un niveau élevé de découragement. Plusieurs militants du FLN, injustement calomniés, furent assassinés après avoir été la cible de graves accusations, sans fondement.
Modèle actantiel : Nous essaierons d’adopter les propositions de Greimas relatives au modèle actantiel. Nous prendrons comme base d’application le personnage de Rachid. Cela va nous permettre de voir comment l’histoire s’investit dans nos textes.
Rachid est le personnage central de Naissances. Il fait fonctionner le récit et constitue le lieu d’articulation des séquences narratives et des instances discursives. C’est autour de lui que s’affirme le mouvement narratif et s’exprime l’énonciation. La parole tourne autour de ses performances, de ses prestations et de sa position dans le texte. C’est autour de lui que s’articulent les discours des autres personnages. Il apparaît fréquemment dans le récit. Il partage la double fonction de chef de famille et de responsable politique respecté, ce qui ouvre toutes les possibilités de manœuvre et d’interventions à différents moments de l’histoire. Il est également un personnage-modèle.
La quête de Rachid est politique. Il veut libérer l’Algérie. Son vouloir se manifeste dans le dialogue. Rachid représente un collectif (le FLN, le peuple). Il ne trouve aucune opposition parmi ses compatriotes, son peuple. Seule l’armée coloniale l’empêche d’atteindre son objectif et de réaliser sa quête. Rachid arrêté, d’autres compagnons poursuivent le combat. Objet et destinataire se confondent. Ainsi, Rachid n’a pas de désir personnel. Il agit dans une perspective collective, celle de l’indépendance. Mais à l’intérieur de ce modèle manquent des personnages médians qui sont importants dans la représentation dramatique. Ainsi, René occupe cette fonction.
Naissances, parfois manque parfois de force sur le plan dramaturgique. Nous avons choisi d’analyser ce texte essentiellement pour donner un aperçu d’un certain théâtre de combat. Boudia pose ici la problématique sartrienne de l’engagement et du rapport de l’être et de la collectivité. D’ailleurs, nous décelons dans ce texte la présence de traces qui nous rappellent la pièce de Jean Paul Sartre : Le diable et le bon Dieu. Cette réplique de Aicha s’inscrit fortement dans le registre sartrien :« Les larmes pour Rabah, que Dieu ait son âme, ne sont plus de notre
domaine exclusif. Rabah, comme tous les hommes qu’a broyés physiquement cette guerre, entre dans le malheur collectif du pays.(…)Pourquoi n’aurions nous pas mal pour remettre au monde notre liberté. »
Le point de vue sartrien parcourt tout le texte de Mohamed Boudia qui insiste sur la notion de responsabilité collective, cher à l’auteur de
-EXAMEN DE L’OLIVIER
L’Olivier qui aborde également le thème de la lutte armée est à notre avis mieux construite que Naissances. Les personnages-ils sont quatre- fonctionnent comme des unités autonomes. Ce qui n’était pas le cas de Naissances qui recourait à un mode d’agencement « classique ». La fable est simple. Quatre personnages (Aissa, Si Kaddour, Zineb et le combattant) se retrouvent seuls dans un village complètement détruit par l’armée coloniale. Il ne reste plus qu’un olivier que refuse de quitter le vieux Si Kaddour qui ne peut se détacher de cet arbre nourricier et mythique. Ainsi, Kaddour représente une sorte de sécularité marquée par une continuité historique. Au moment de partir, il préfère rester auprès de son olivier au risque de connaître la mort. Seuls Aissa (16 ans) et Zineb (13ans) presque le chemin d’un autre lieu beaucoup plus sécurisant.
L’Olivier est la description vivante des atrocités de la guerre et de ses incidences sur la vie humaine. Zineb est folle. Le village est détruit. C’est aussi, l’histoire d’une prise de conscience.
a-Présentation dramaturgique
Le titre de la pièce L’Olivier propose déjà un protocole de lecture précis. C’est le symbole de la nation, de la vie et de la continuité historique. C’est également un espace de liberté et de paix. L’olivier signifie dans la tradition populaire un espace protecteur et une ouverture à la vie. C’est l’affirmation de l’identité et du moi profond. Le vieux Si Kaddour, porteur en quelque sorte de la mémoire séculaire, ne peut pas abandonner son arbre. Dans le village détruit, ne reste debout que l’arbre, synonyme de paix et mythe fondateur de la nation et espace privilégié de la conservation de la mémoire. D’ailleurs, Si Kaddour n’exprime t-il pas la profondeur symbolique de l’olivier dans ces deux phrases :« Je ne suis pour personne, contre personne. Ma maison et mon arbre, je suis pour eux. Je reste pour les remercier des joies anciennes. » (p.94)
L’olivier fonctionne ici comme élément rhétorique. C’est l’espace d’une double figure, métonymique et métaphorique. C’est la métonymie de la nation. Si Kaddour n’arrive pas à abandonner son olivier, sa patrie, c’est à dire sa raison de vivre. Il revient après qu’il eut tenté de quitté le village : « Tu sais pourquoi je suis revenu ? A cause de mon olivier. Je l’ai beaucoup aimé quand il était tendre et vert, plein de fruits et d’ombre. Et maintenant qu’il est touché à mort, je le fuirais ? Non !je me suis dit, je me suis dit, si je le trahis, mon sang se transformerait en lait caillé. » (p.107)
L’arbre se retrouve dans un grand nombre de pièces. Chez Samuel Beckett, son texte, En attendant Godot, commence par cette courte indication scénique : « Route à la campagne, avec arbres », l’arbre marque « un léger déroulement de temps, un espoir de croissance de vie (d’un acte à l’autre, des feuilles y poussent), un repère géographique et une pierre, signe de stabilité, de stérilité sur la terre nue »1.
Dans les deux textes, un arbre constitue l’unique objet sur scène. Du début à la fin, l’olivier dans la pièce de Boudia peuple l’univers mental de Si Kaddour. Comme dans En Attendant Godot, le vieux revient au même endroit comme s’il lui était impossible de marcher, de bouger. C’est une situation absurde. Là où il peut partir, il lui semble que les choses ne changent pas pour autant. Il reste autour de l’arbre qui marque la fixité et la stabilité d’un territoire, d’un chez soi, même s’il n’ y a pas trace de constructions. L’arbre est témoin et acteur en même temps. Si Kaddour est perdu dans cet univers injuste, un espace ouvert, mais paradoxalement presque sans issue. Il ne peut en sortir. Il est condamné à attendre.
L’olivier est un lieu qui met en situation les instances spatio-temporelles. Ainsi, si Naissances, est très marqué sur le plan de l’Histoire, L’Olivier constitue le repère temporel d’une mémoire nourricière, lieu de liaison entre le passé , le présent et le futur virtuel. Cet arbre est en quelque sorte l’univers fondateur de la nation et un repère spatial fondamental qui met en relief une relation ombilicale entre Kaddour et cet olivier. Le fonctionnement métonymique apporte une dimension fondamentale à cet arbre qui détermine le parcours temporel et l’inscrit dans une détermination spatiale précise. L’espace et le temps imaginaires marquent le récit. Ainsi , le titre précise déjà au départ les contours d’une lecture particulière.
b-Analyse de la situation initiale
Une longue didascalie et un monologue de Aissa, un garçon de seize ans, ouvrent le texte. Les faits sont exposés. Dès la première phrase, le lecteur est au courant de l’univers dramatique : « Avant le lever du rideau, on entend des bruits de bombes, de mitrailleuses, de maisons qui s’écroulent en tout ce qui rappelle un bombardement. » (p.89)
Déjà, on sait que nous sommes en temps de guerre. Les bombardements, les bombes et les mitrailleuses appartiennent évidemment au champ lexical de la guerre, de la destruction et de la mort. C’est dans ce décor lugubre que va se dérouler le récit. Du village, il ne reste plus que des pierres et un olivier. La deuxième partie de la première didascalie décrit l’horrible situation : « Aissa, un garçon de seize ans, fort habillé d’une vieille gandorrah et d’un sérouel déchiré, quitte la cabane où il s’était caché. Il est couvert de sang et des croûtes sèchent sur son visage . Il scrute peureusement le ciel et fouille du regard tout autour de lui. » (p.89)
Cette longue indication scénique ouvre le ton et oriente en quelque sorte la lecture. La violence y est déjà inscrite dès le début. La violence, la peur et la mort peuplent l’espace scénique. Des mots comme cauchemars, s’écroulent, mourant, calciné, sang, peureusement appartenant au champ lexico sémantique de la guerre, donne un ton précis au récit. La première intervention d’un personnage dans le texte annonce la couleur ;
Aïssa : Ils sont tous morts. (p.89)
Il décrit son village, avec force détails, avant les bombardements de l’ennemis qui vont finir par le détruire. La parole devient une sorte d’ersatz de la mémoire et un espace de construction de l’imaginaire collectif. Une opposition lumière-obscurité caractérise le discours de ce personnage qui renforce par ses propos le contenu fort violent de la première indication scénique. L’oxymore vie-mort articule le mouvement narratif et les formations discursives. Nous pouvons figurer dans ce tableau l’opposition lexicale vie-mort, obscurité-lumière :
Mort Vie
-Ils sont tous morts -Ceux du maquis…apportant avec
-Toutes les maisons…sont eux la vie.
Devenues des tombes. - Espoir
-Cadavres sanglants -Le bonheur futur
-Décapitant des enfants -Sourires chargés de couleurs
-Rythme lugubre des balles -Tu ne m’as pas tué
-Fauchaient les fuyards -Je ne suis pas mort
-Mort violente -Tu es vivante
-Il ne lâche pas la mort -Quand les femmes mettent au lit
les tout petits
-Comment naissait la lumière.
Les indications scéniques sont fréquentes. Elles fournissent de très nombreuses indications sur les personnages et l’espace. Elles répètent parfois le discours des personnages. Cette redondance gène, par endroits, le déroulement de la lecture. Chaque fois qu’intervient un nouveau personnage, l’auteur indique ses traits caractéristiques. Zineb est ainsi présentée : « Un long cri, moitié humain, moitié bête, vient des coulisses. Aïssa fixe l’endroit d’où il provient. Zineb, treize ans, entre, hagarde, les yeux fous de terreur. Sa robe de cotonnade imprimée est sale et déchirée. Ses cheveux sont épars, mal retenus par un morceau de chiffon qui fut un foulard. Ses coudes, ses genoux, ses pieds saignent. » (p.90)
L’espace est occupé par un arbre, des blocs et des morceaux de terre. Le récit se passe pendant la guerre d’Algérie. Ici, le temps semble être une tentative de reproduction mimétique du temps réel. Rien ne vient perturber le déroulement de l’enchaînement temporel. Les personnages n’arrêtent pas de reprendre en décrivant leur village des « boucles » temporelles et de reproduire comme dans une sorte de puzzle ses éléments constitutifs. Ainsi, le temps imaginaire se substitue au temps réel et crée une sorte de fusion entre les instances temporelles engendrant une reconstruction imaginaire de l’espace perdu, mais paradoxalement retrouvable. Aïssa et Si Kaddour tiennent à remémorer les temps lumineux précédant la catastrophe, la destruction de leur village. L’olivier est le lieu de la « fixité » , synonyme d’un temps mythique et continu et espace d’articulation d’une Histoire séculaire. Le temps semble en quelque sorte réfractaire à toute tentative de récupération. Le combattant explique ainsi les choses : « Pensez que je réglais le temps dans de petites boites d’une mécanique très précise. C’est pour cela que je me rendais compte que le temps ne nous appartenait pas, qu’il nous fuyait, que nous ignorions sa vérité. »
(p.97)
Dans cet espace apparemment ouvert mais plutôt mi-clos, le village, rien ne se transforme. Le temps est prisonnier de l’espace, il reste piégé par ses propres limites. Même le départ ne constitue nullement un assouplissement ou un éclatement temporel. D’ailleurs, le vieux est en quelque sorte le gardien du temple du Temps. Il est là pour tenter d’arrêter la dynamique temporelle représentée par le mouvement et la jeunesse de Aïssa et de Zineb qui ont la possibilité d’aller en avant et de provoquer une nouvelle dynamique. Seuls Aïssa et Zineb réussissent à partir. Ils portent en eux l’espoir d’un changement, la virtualité d’une libération :
Aïssa : Comme nous allons marcher beaucoup, tu auras moins mal.
Marchons. » (p.105)
La marche correspond à la découverte d’autres territoires et à la mise en branle d’un nouvel équilibre spatio-temporel. Si le temps semble s’arrêter pour le combattant rongé par la gangrène et Si Kaddour, un vieil homme, il en est autrement pour Aïssa(seize ans) et Zineb (treize ans) qui poursuivent la marche. La mort engendre la vie. On a affaire à une sorte de relais temporels et d’espaces virtuels à atteindre. C’est au moment où le combattant charge Aïssa d’une responsabilité (remettre un message à un moudjahid) que l’enfant naît réellement. Cette nouvelle naissance « convoque » le futur éventuel. Ainsi, l’enfant est en quelque sorte porteur d’un projet ouvert sur l’avenir. Le présent fonctionne comme une sorte d’appel métaphorique vers des temps à venir. Le temps met en branle un processus de métaphorisation de l’ensemble textuel et ouvre le récit à d’autres paramètres spatiaux.
c-Analyse des personnages
Les personnages de l’Olivier, peu nombreux, marqués par la guerre, ne détiennent pas la vérité. Ils sont humains. Ils ont peur. Ils sont décrits physiquement. Le lecteur est informé sur leur âge. Ils sont tout à fait différents des personnages stéréotypés de Naissances. Aïssa, Zineb, le combattant et Si Kaddour fonctionnent comme des unités autonomes. Si Kaddour ne semble pas du tout concerné par la guerre. C’est vrai qu’il évolue et qu ‘il se transforme graduellement, mais il ne deviendra jamais un combattant. Il tourne en rond. Il se garde d’abandonner son olivier, sa seule raison de vivre.Aïssa, 16 ans, est le dépositaire du discours du combattant. D’ailleurs, il est chargé de remettre une lettre secrète à un responsable du FLN. Il reprend ainsi le combat. Il rompt avec la tradition incarnée par Si Kaddour qui représente en quelque sorte la mémoire, une mémoire statique. Son comportement avec le vieux procède d’une attitude de rejet d’une certaine culture traditionnelle. Zineb, treize ans, est folle. Le combattant est peut-être l’unique personnage qui emploie, par endroits, un langage stéréotypé. Les autres utilisent un parler simple, parfois imagé. Cette rupture avec le discours stéréotypique de Naissances donne à la pièce une force et une vérité extraordinaires.
Le combattant : Tu es poète, mon frère.
Si Kaddour : Comme tout fellah, la terre nous a imprégné. Elle nous habite beaucoup plus que nous l’habitons. » (p.107)
L’Olivier est une fable simple. Sa langue est dépouillée. Les emprunts à la tradition orale et poétique sont fréquents.
Mohamed Boudia tente dans ces deux pièces (Naissances et L’Olivier) de mettre en scène la lutte anti-coloniale. Il expose son point de vue et fait acte d’engagement au sens sartrien du terme. C’est un théâtre qui prend parti et qui ne craint pas d’annoncer la couleur dès le début. Mais il ne rompt nullement avec la structure « classique » de l’écriture dramatique : respect de la règle des trois unités, monologues… L’influence de Camus, de Sartre et de Beckett est Remarquable. Il est étonnant de constater la présence de traces de l’œuvre de Samuel Beckett dans les pièces d’un auteur engagé directement dans le combat politique. Ce paradoxe s’expliquerait par l’humanisme de l’auteur condamné à prendre position contre une réalité précise : la colonisation. Si Kaddour dans L’Olivier vit dans un monde absurde, injuste. Il « subit », il ne peut rien changer à sa condition.
Les traces de Sartre sont évidentes dans les deux textes. Tous les personnages sont concernés par le destin du monde. Aïcha et Rachid ne cessent de le répéter dans la pièce, Naissances. Le combattant se sacrifie pour les autres. « Il est responsable de sa mort », pour reprendre Hugo dans Les Mains sales. Il nous rappelle également Le Diable et le bon Dieu 1:
Norsty : Tu en sacrifieras vingt mille hommes pour en sauver cent mille.
Goetz : Si seulement j’en étais sûr ! Norsty, tu peux me croire, je sais ce que c’est qu’une bataille : si nous engageons celle-ci, nous aurons cent chances contre une de la perdre.
Norsty : Je prendrai donc cette chance unique.
La responsabilité est donc collective. Dans Naissances, Aïcha appuie cette idée et veut convaincre sa mère de la nécessité de soutenir le combat de son fils. Tout ce qui peut arriver dans un quelconque lieu concerne et touche toute la communauté. D’où l’obligation de s’engager pour changer les choses :
Aïcha : Tu as enfanté dans la souffrance, ce qui allait devenir ta vie, pourquoi n’aurions-nous pas mal pour remettre au monde notre liberté. (p.15)
Le combattant, Rachid, Omar…se donnent totalement à leur cause comme les personnages de Sartre dans Les Mains sales. Rien ne les arrête. L’essentiel, c’est d’atteindre l’objectif visé. Hugo comme le combattant ou Rachid appartiennent au parti, exécutent les ordres de leur organisation. Hoederer dans Les Mains sales exprime bien cette soumission au parti 1: « Je me fous des morts. Ils sont morts pour le Parti et le Parti peut décider ce qu’il veut. Je fais une politique de vivant pour les vivants. »
Mohamed Boudia adopte la problématique philosophique de Sartre. Nous décelons les traces de deux œuvres (Les Mains sales et Le Diable et le bon Dieu) dans les deux pièces étudiées. La présence de Beckett et de Camus, moins évidente, donne aux textes une dimension humaniste.
Boudia qui a écrit d’autres textes, encore inédits, et joué des pièces en prison, reste peu interrogé et demande à être mieux saisi et cerné par les chercheurs algériens. Comme d’ailleurs de très nombreux hommes de théâtre algériens.
[1] Même s’il revient à la fin de sa vie à la langue française en écrivant un roman, inachevé, toujours inédit. Comme d’ailleurs, Kateb Yacine qui a repris également l’écriture en langue française, Mandela, 1988 ; Le bourgeois sans culotte ou le spectre du parc Monceau, 1989.
1 Kateb Yacine, in Les Lettres Nouvelles, Juillet-Août 1956, p.108.
2 Marie Elias, Le Théâtre de Kateb Yacine, Thèse de troisième cycle, Université Paris III, 1978.
1 Le Cadavre encerclé est la pièce écrite en français la plus montée de Kateb Yacine, avec
2 Kateb Yacine va reprendre le personnage de Nuage de Fumée et la structure dramatique de
3 Jacqueline Arnaud, Recherches sur la littérature maghrébine, le cas de Kateb Yacine, L’Harmattan, 1985, p.747 .
1 Cette ambivalence traverse et travaille tous les textes tragiques. Ainsi, les personnages, notamment Lakhdar et Nedjma, sont doubles, marqués par la présence de deux dimensions, apparemment incompatibles, le tragique et l’épique. Les instances spatio-temporelles connaissent le même fonctionnement (temps historique et temps mythique, espace réel et espace mythique). Ce dédoublement est la caractéristique essentielle de l’œuvre de Kateb Yacine.
1 Op.Cit, Jacqueline Arnaud, Recherches…, p.718.
1 Cité par Michel Habart, préface au Théâtre Algérien de Henri Kréa, SNED, Tunis, 1962, p.12.
1 Cité par Roselyne Baffet, Tradition théâtrale et modernité en Algérie, L’Harmattan, Paris, 1985, p. 55.
1 Même la pièce, Le Cadavre encerclé ne fut jamais jouée en français en Algérie. Le Théâtre National Algérien (TNA) l’a montée à deux reprises, mais en arabe classique, en 1968 (mise en scène de Mustapha Kateb) et en 2000 (mise en scène de Driss Chekrouni).
1 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Maspero, Réédition, Paris, 1975, p.154.
1 Allalou, L’Aurore…,Op.Cit, p.12.
1 Jean Dubois, in Surcodage et protocole de lecture, Poétique, N°16, Le seuil, Paris, 1973, p.491.
1 Mémoire de Maîtrise sur Mohamed Boudia, p.37.
1 Odette Aslan, Les voies de la création théâtrale, CNRS, 1982, p.189.
1 Jean Paul Sartre, Le Diable et le bon Dieu, Ed. Gallimard, Paris, 1951.
1 J.P.Sartre, Les mains sales, Gallimard, Paris, 1948, p.191.