C’est un pays en pleine effervescence politique, meurtri par une effroyable guerre, attristé par les multiples batailles de clans au sein du pouvoir mais qui, porté par un extraordinaire enthousiasme, voulait changer les choses, transformer la réalité, c’est-à-dire se prendre pleinement en charge. Intentions, certes, généreuses, piégées par les calculs mesquins et l’irrémédiable soif du pouvoir d’hommes venus tout droit, après avoir séduit et fasciné le monde, s’emparer des cimes d’une direction trop sollicitées. Des couteaux s’aiguisaient un peu partout. L’espoir était présent malgré cette délicate situation qui caractérisait l’Algérie pouvant balancer dans l’inconnu et l’imprévu. Le destin du pays se jouait entre lame et lamelle. Mais il y eut des morts, des morts qui allaient laisser béantes des blessures marquées du sceau du fratricide. On sortait triomphants pour sombrer dans les mesquineries et les petitesses que la révolution n’avait pas prévues. C’est dans ce contexte confus illustré par un énorme élan d’enthousiasme et de profondes ambiguïtés politiques et idéologiques que furent prises les premières décisions relatives à l’art dramatique. Les choses devaient se stabiliser en 1963 où il était permis de mettre en chantier de grandes idées, trop généreuses, sur la mise en œuvre d’un espace culturel national.
Le théâtre eut l’incroyable chance d’être pris en mains par deux véritables hommes de culture, Mohamed Boudia (1932-1973), lui assassiné par le Mossad en 1973 en plein centre de Paris alors qu’il travaillait comme administrateur au théâtre de l’Ouest Parisien après avoir fui l’Algérie après le coup d’Etat de juin 1965 et Mustapha Kateb (1920-1989), qui permirent la mise en place et la définition des fonctions et des objectifs des structures théâtrales. Durant les premières années de l’indépendance, la grande question alimentant tous les débats s’articulait autour de la fonction du théâtre dans une société ankylosée, exsangue, qui cherchait à récupérer son propre substrat culturel tout en restant ouverte aux changements. Quel théâtre faire ? telle est la lancinante interrogation qui parcourait les discours sur l’art scénique enfin pourvu de ses propres structures. Mohamed Boudia lançait l’idée du « théâtre populaire », syntagme non défini et très ambigu. Un théâtre « populaire » est-il réellement et forcément « révolutionnaire » ?
Pour les responsables de l’époque, l’art dramatique devrait constituer une des composantes « au service de l’éducation populaire et de l’édification d’une société socialiste ». Mais tous ces discours contenaient, en fait, leurs propres limites et ne correspondaient nullement à la pratique concrète des hommes de théâtre. Les auteurs et les metteurs en scène cherchaient surtout à traiter de sujets nouveaux et de mettre en scène des pièces de grands dramaturges ou de tenter de petites expériences individuelles. Mohamed Boudia qui fut directeur général du Théâtre National Algérien (TNA) avant de prendre le chemin de l’exil après juin 1965, définissait ainsi la nature du théâtre en Algérie1 : « Si le socialisme n’implique pas nécessairement la nationalisation des théâtres, il n’en reste pas moins que cette solution s’imposait dans le cas de notre pays. Il fallait remettre entre les mains du jeune pouvoir issu de la Révolution, le contrôle de la formation culturelle sans laisser aucune prise à la contre-révolution. Il était nécessaire de barrer la route à ceux qui avaient fait les riches heures du théâtre des colons et qui continuent de gagner beaucoup d’argent dans un certain nombre de pays africains. »
Les années 70 permirent à un autre type de théâtre de voir le jour. Certains comédiens se mirent à illustrer le discours politique officiel en montant des pièces sur la « Révolution Agraire », la « gestion socialiste entreprises » ou la médecine gratuite, actions politiques décidées par le pouvoir de l'époque. D'autres hommes de théâtre, moins conformistes, préféraient mettre en oeuvre un théâtre de contestation. Plusieurs décisions politiques furent entreprises vers le début des années 70 par le pouvoir dirigé à l’époque par Houari Boumediene. Cette période fut marquée par l'apparition de thèmes nouveaux liés à l'actualité politique (« révolution agraire », « gestion socialiste des entreprises » et médecine gratuite).
Les troupes d'amateurs et certains hommes de théâtre « professionnels » comme Abdelkader Alloula n'hésitèrent pas à porter sur la scène ce que des journalistes et les militants de gauche appelaient « les taches d'édification nationale ». Les pièces produites par ces auteurs durant la décennie 70 obéissait aux schémas du discours officiel. Le théâtre régional d'Oran monta deux textes traitant de la « révolution agraire » et de la « gestion socialiste des entreprises » : El Meida et El Mentouj ( Le produit). El Meida (La table basse), traitant de la révolution agraire, dénonce les autorités locales et les notables qui s’opposent à cette décision politique, pas du goût d’une partie du pouvoir. C'est à travers une campagne de volontariat étudiant que l’auteur s’évertue à démontrer le bien fondé de la révolution agraire, mesure sournoisement combattue par le FLN alors qu’il était censé être l’initiateur de ces actions et les féodalités locales. El Meida renvoie au nom d'un village agricole et à une table traditionnelle, signes de pratiques « démocratiques ». El Mentouj (Le produit) porte sur « l'indispensable participation des travailleurs à la gestion des entreprises économiques ». Cette pièce en vingt tableaux fustige certains responsables de l'Etat tout en dirigeant les accusations contre des pays étrangers qui manipuleraient des responsables locaux.
Crées collectivement, ces deux pièces ne sont que des tentatives d'explication de textes politiques, même si des responsables de l’Etat sont mis en cause. Le discours tenu par les personnages, truffé de clichés et de stéréotypes, ressemble à celui de la presse. Abdelkader Alloula, le principal animateur du groupe qui mit en scène ces deux textes justifie ainsi l'existence de ce théâtre-illustration de thèse politique 1: « Il faut situer ces travaux dans leur contexte, leur vraie mesure. Au départ, notre intention n’était pas d’aboutir à un discours politique mais de mettre en branle toutes les possibilités créatrices du théâtre avec toutes nos limites afin de faire jouer sa vraie fonction sociale à l’art scénique. Les premières transformations (révolution agraire, gestion socialiste des entreprises) nous avaient dicté la nécessité de traiter ces importants sujets et d’œuvrer à la mise en application de ces mesures. Pendant toute cette période, un grand élan d’enthousiasme dominait l’environnement social. Ces premières grandes transformations révolutionnaires nous obligeaient à nous occuper sérieusement de l’explication de ces tâches. »
Ce théâtre de propagande domina la scène vers les années 70. Le théâtre régional de Constantine (TRC) et les troupes d’amateurs travaillèrent énormément dans ce sens. Les pièces du TRC, mieux construites, fonctionnant par tableaux, utilisant le rire et l’humour, traitèrent également d’autres sujets comme la bureaucratie, la corruption ou la question du logement. Les personnages, très critiques, correspondant, en quelque sorte, à des catégories sociales déterminées, employaient un langage populaire imagé et cherchaient beaucoup plus à séduire qu’à expliquer..
Toutes ces pièces furent réalisées collectivement. Ce type d’écriture fait appel à une abondante documentation puisée essentiellement dans la presse. Ce qui expliquerait en partie l’usage d’un langage stéréotypé et la présence de personnages peu réalistes. L’essentiel résidait dans l’explication et l’illustration du discours politique dominant. Avec la remise en question de la « Révolution agraire » et de la « Gestion socialiste des entreprises », juste après le décès de Boumediene, ancien président de la république, ce type de théâtre n’eut plus droit de cité. Il fut sérieusement attaqué et censuré par les nouvelles autorités qui ne voulaient plus en entendre parler. Les troupes qui représentaient cette tendance théâtrale furent expulsées du festival du théâtre d’amateurs de Mostaganem par les dirigeants du FLN, parti unique1 qui n’ admettaient pas les critiques contre le parti unique considéré par les amateurs et de nombreux comédiens et intellectuels comme un espace peuplé d'opportunistes et d'opposants à la liberté d’expression. Les pièces mettaient souvent en scène des responsables du FLN et les membres du Conseil de la Révolution dirigé par Boumediene (dont Chadli Bendjedid) montrés sous un angle négatif.
La désignation du colonel Chadli à la tête de l'Etat allait mettre un terme à la révolution agraire et à la gestion socialiste des entreprises, thèmes de circonstance qui n’auront plus droit de cité dans le théâtre ni d'ailleurs, dans la presse, trop occupée à hanter les mérites du nouveau locataire de la Présidence. Une dynamique, exclusivement militante, ne survit pas aux contingences historiques. Ces pièces deviennent, en quelque sorte, des lieux-témoins d'une période précise. Contrairement à ce qu'avance un certain nombre d'universitaires, les tensions et les conflits ne sont pas absents de cet univers dramatique.
Le théâtre en Algérie n'a pas uniquement mis en scène des pièces de propagande traitant exclusivement de la révolution agraire ou de la gestion socialiste des entreprises. Les théâtres d'Etat réalisèrent uniquement trois textes abordant directement ces sujets. Une lecture attentive des pièces produites dans les établissements étatiques ou publics nous permet d'affirmer que les thèmes socio-politiques sont numériquement plus importants.
Les théâtres publics prennent souvent leurs distances à l'égard du discours politique officiel. Ce qui n’est pas le cas du théâtre d'amateurs, trop engagé dans les luttes politiques. Le choix des pièces obéit, en grande partie, aux options esthétiques des auteurs. Le nombre important d'adaptations et de recréations confirme cette donnée. Les thèmes traités ne correspondent pas à un schéma politique et idéologique défini, mais ils sont souvent liés à l'actualité sociale. La crise du logement, les problèmes du quotidien, l'absence de communication entre les gens, la situation des intellectuels, la condition féminine, les abus du pouvoir, la corruption, la bureaucratie sont autant de thèmes abordés dans les structures étatiques de 1962 à 2005.
Très critiques, les pièces mettent en scène des situations puisées dans le quotidien tout en dénonçant les abus commis par les pouvoirs successifs. La présence de nombreux clivages permet de déterminer certaines positions conflictuelles s'exprimant souvent aux niveaux politique, social ou linguistique. Les pièces de Slimane Bénaissa (1943-….), de Kateb Yacine ou de Abdelkader Alloula proposent souvent une lecture politique directe de la réalité sociale. Ce sont souvent les conflits d'ordre idéologique qui déterminent le récit. Par contre, chez M’hamed Benguettaf (1939-….) , Abdelmalek Bouguermouh (1946-1989), Mohamed Tayeb Dehimi (1956-….)et d'autres auteurs, les antagonismes sociaux structurent la représentation.
Kateb Yacine, Abdelkader Alloula, Slimane Bénaissa et Ziani Chérif Ayad ( 1946-….)Les martyrs reviennent cette semaine, adaptation d'une nouvelle de Tahar Ouettar) privilégient la critique politico-idéologique. Dans les pièces de Kateb Yacine, les conflits se situent à un niveau idéologique (antagonisme de classes ou opposition imperialisme-réaction contre socialisme-progressisme). Les conflits internes seraient l'expression d'une contradiction fondamentale capitalisme-socialisme. Dans Palestine trahie ou Le Roi de l'Ouest, par exemple, l'auteur montre les relations qu'entretiennent les rois et les nouveaux chefs d'Etats arabes qui oppriment leurs peuples avec les forces impérialistes. Kateb Yacine articule ses textes à partir de présupposés idéologiques précis. Ses intentions sont explicites : montrer les luttes du peuple. Il expliquait ainsi sa position :1« Un théâtre de combat, c'est la seule chose qui m'intéresse : porter des témoignages, parler de ceux qui luttent, et qui veulent construire leur pays. Je crois que c'est la seule mission. Le théâtre est de son temps, s'il trahit, s'il prend une direction contraire, c'est la déchéance. (... ) Le pays a besoin d'un théâtre comme cela, sans compromis, sans faiblesses, parce qu'il faut opérer à vif sur la société. »
Kateb Yacine mettait en scène les luttes de libération tout en insistant sur leur nécessaire interdépendance. Discontinuité de l’espace en même temps discontinuité du temps : ensemble d’images simultanées apparemment hétérogènes obéissant à une seule logique : montrer les relations étroites unissant les révolutions. Cette dramaturgie en tableaux, empruntée à Bertolt Brecht, permet à l’auteur de « convoquer » librement des éléments d’Histoire (Vietnam, Cuba, Palestine…) et de les inscrire dans une sorte de révolution mondiale.
Les tableaux fonctionnent de manière relativement autonome et provoquent un effet de distance qui laisse au lecteur-spectateur la possibilité de reconnaître à travers les signes opaques ou transparents, les lieux de l'historicité, souvent marqués par la juxtaposition de faits et d'évènements historiques manifestes et par l'espace de la théâtralité dominée par la puissance des images utilisées. L'homme aux sandales de caoutchouc, Palestine trahie, Le Roi de l'Ouest et La Guerre de 2000 ans, oeuvres épico-satiriques, donnent à voir l'histoire comme une suite ininterrompue de faits et d'événements appuyant le propos essentiel de l'auteur : nécessité des luttes anti-impérialistes. On passe du Vietnam de Ho Chi Minh à Nasser, à 1’ OLP, au Roi Hassan II... La présence de tant d'événements historiques obéit en quelque sorte à un incessant cycle rotatoire, caractéristique des épopées et des contes donnant plus de poids au discours global de l'œuvre et permet la nécessaire mise en relation des fragments d'histoire mis en scène. Le théâtre de Kateb Yacine se veut militant et politique. Le traitement des luttes de libération correspond à la conception idéologique de l'auteur qui considère que toutes les révolutions entretiennent entre elles des relations extrêmement étroites. Ses derniers textes sur Mandéla et la Révolution française obéissent à ce schéma idéologique et esthétique.
Abdelkader Alloula qui, après la réalisation de pièces sur la révolution agraire (El Meida) et la gestion socialiste des entreprises (El Mentouj), découvrit les vertus du théâtre critique. Le théâtre de Alloula, utilisant souvent des éléments de la tradition orale (halqa ou cercle), met en scène des personnages mi-marginalisés, mi-conteurs, vivant des situations extrêmement embarrassantes. Lejouad (Les Généreux) tente, en quatre tableaux, de montrer, à travers l'itinéraire de quatre personnages, Habib Rebouki, un gardien d'un zoo, Akli Menouar, un infirmier, Djelloul, un travailleur de la santé et une femme, Sakina, les problèmes quotidiens des travailleurs et des gens du peuple : corruption, bureaucratie, inadéquation des services sanitaires, question féminine. Lagoual (Les dires) est une mise en paroles de situations sociales. Laalegue (Les sangsues), très différente des deux pièces déjà citées, est une lecture critique du "service public". C'est une satire très caustique de la petite bourgeoisie opportuniste qui s'allie avec tous les pouvoirs
Slimane Benaissa, quant à lui, s'inspire de la réalité politique et sociale et propose une analyse critique de la société algérienne. Ses pièces se présentent comme une suite logique marquée par la successivité des évènements. On peut parler à propos de Boualem Zid el Goudem (Boualem, va de l'avant), Youm el djemaa Kharjou leryem (Le vendredi sortent les gazelles) et Babour Eghraq (Le bateau coule) de trilogie. Slimane Bénaissa explique ainsi l'itinéraire de ses trois textes qui présentent une lecture politique de la société algérienne traversée par plusieurs tendances idéologiques1: « Dans Boualem zid el goudem, on tendait vers quelque chose. L'Algérie était là, riche de ses ressources, riche d'espoir, d'une indépendance encore franche. On allait vers cet élan. Boualem Zid el goudem était le symbole de cet élan. Il refuse les douleurs passées, il n'est qu'avenir, futur. C'est là que réside la force de cette pièce. Dans Youm el djemaa..., il atteint enfin la ville de ses rêves et, l'espoir s'amincissant, il se retrouve enfermé dans un étau. Déjà, dans Youm el djemaa..., Boualem refuse de demeurer dans cette ville et dit : "si c'est comme ça, je reviens au douar". Dans Babour Eghraq, j'ai tenté d'expliquer le pourquoi de cet échec. On s'est retrouvé dans un cercle fermé ou quelque part enfermé ; il se trouve qu'il y a une sclérose quelque part, parce qu'on a joué des jeux faussés. C'est la situation de Babour Eghraq »
Le théâtre de Slimane Bénaissa privilégie la parole qui, en quelque sorte, structure le récit et met en situation des espaces opposés, antagoniques. Cette distinction spatiale et territoriale oriente la mise en scène. C'est justement, la présence de conflits qui donne aux personnages une dimension exceptionnelle. Le personnage de Boualem, socialiste, idéaliste, ouvrier de son état, est présent dans les trois pièces. C'est à travers son discours que se font et se défont les itinéraires des autres personnages. Il est en quelque sorte le trait d'union entre les trois pièces et le lieu de continuité du combat national. Boualem s'oppose dans Boualem zid el Goudem à Sekfali, un bourgeois réactionnaire incarnant les forces rétrogrades. Dans Youm el diemaa, il est aux prises avec deux personnages, « l’américain » lieu de l'aliénation et le fou qui ne se retrouve plus entre ces deux mondes. Babour Eghraq le met en situation de dévoiler les "magouilles" de deux autres personnages, un affairiste et un intellectuel d'un type spécial. De deux espaces d'oppositions possibles, deux projets de société éventuels, on passe dans les deux dernières pièces à trois territoires antagoniques.
Bénaissa aborde les problèmes politiques (conflits entre divers projets de société, problèmes de langues, démocratie) dans une perspective culturelle. Ses personnages sont culturellement situés. A côté de la trilogie, existe une pièce qui traite de la gestion socialiste à travers les contradictions et le vécu d'une famille (El Mahgour, une adaptation de L’ Apôtre Housipillé de Makaionok). Ziani Chérif Ayad tente dans sa pièce les martyrs reviennent cette semaine (une adaptation d'une nouvelle de l'écrivain Tahar Ouettar) de mettre en scène les dégâts causés à l'Algérie indépendante par les opportunistes et les arrivistes du parti unique et des autres institutions de l'Etat. Nous avons affaire à une sorte d'aller-retour passé (lutte de libération nationale)- présent. C'est à travers le "revenant", Cheikh Abed, que se reconstitue le puzzle de la désillusion de l'Algérie indépendante "confisquée" par des traîtres et des opportunistes notoires.
Ce thème de la désillusion se retrouve dans plusieurs textes dont Mille hourras pour une gueuse de Mohamed Dib (1920-2004). D'ailleurs, Ziani Chérif Ayad reprend certains passages de la pièce de Dib en changeant uniquement les noms des personnages. Arfia devient Khedidja. Les personnages de Mille hourras ... Slim, Bassel et Nemiche prennent d'autres noms. La désillusion est le sujet principal des autres pièces réalisées par la troupe privée dirigée par cet auteur-metteur en scène : El Qalaa (La citadelle). Le Cri (El Ayta) et Fatma reprennent ce thème. La troupe Théatre et Culture présenta vers la fin des années 60 et le début des années 70 des pièces traitant de la situation économique de l'Algérie et de la condition féminine. La censure veillait au grain. Les représentations de La situation de la femme en Algérie furent rapidement interrompues par les autorités de l'époque. Cette troupe soutenue par des intellectuels de renom comme Kateb Yacine, Jean Sénac, Jean Déjeux, Mohamed Khadda, Omari Wahid et de nombreux universitaires, abordaient sans aucune complaisance les sujets d'actualité : pouvoir, problèmes économiques, condition féminine...La scène du viol dans La situation de la femme en Algérie fut un retentissant scandale. Si des auteurs comme Bénaissa, Kateb, Alloula ou même parfois le duo Ziani-Benguetaf privilégient la dimension politico-idéologique en mettant en situation des projets de société antagonistes, d'autres dramaturges et metteurs en scène proposent une lecture sociologique de la société. La dimension politique n'est certes pas évacuée mais devient en quelque sorte le produit de toutes les convulsions et les pesanteurs sociales. Hafila tassir (une adaptation d'une nouvelle de Abdelqoudous, Le voleur d'autobus), Mir ou rabi Kbir (Je serai maire, Dieu est Grand), Def el goul ouel Bendir (Tape sur les dires) ou Journal d'une femme insomniaque de Rachid Boudjedra ... traitent sans complaisance de problèmes de société : arrivisme, situation de la femme, exode rural et excroissances du développement, ambivalence culturelle. A travers le jeu d'un personnage, les contradictions se font et se défont dans une société caractérisée par une sorte de schizophrénie collective. Les récits se déroulent dans un espace urbain (ville).
Hafila Tassir est l’histoire de Chérif Ezzouali, à la limite de la paranoïa, qui n ‘arrête pas de raconter ses souffrances dans un autobus-symbole. Journal d’une femme insomniaque est un récit poignant mettant en scène la condition féminine en Algérie. Homk Sélim (Journal d’un fou) décrit l’itinéraire d’un personnage confronté aux mille et une vicissitudes de la vie quotidienne et d’une société désaxée. La folie se transforme en un lieu structurant les différents récits.
Ces deux dernières décennies, notamment après les années 90 qui virent le pays sombrer dans la violence terroriste, les hommes de théâtre désertèrent quelque peu le champ du politique pour plonger dans le traitement de sujets marqués par l’absurde et parfois l’indifférence. Mais il est clair que les thèmes politiques n’ont jamais entièrement été abandonnés, même si une logorrhée prétendument « esthétiste » caractérise le discours sur le théâtre et investit le territoire de la représentation. Certes encore intériorisés, les problèmes politiques, surtout après tant de violences, risqueraient de resurgir et de dominer la scène théâtrale algérienne, encore à la recherche d’un débat dans une société marquée par un sérieux déficit démocratique. Le débat politique au théâtre, comme dans la société, est incontournable.
AHMED CHENIKI
-Abdelkader Alloula (1939-1994), l’un des hommes de théâtre les plus importants d’Algérie. A commencé tôt à faire du théâtre. A écrit et mis en scène une vingtaine de pièces. Les plus connues sont : El Alleug (Les sangsues, 1974), Homk Selim (une adaptation du Journal d’un fou, 1972), El Khobza (Le pain, 1974), Lejouad (Les généreux,1986), Litham (Le voile, 1988). Il a mis en scène en 1993 avant son assassinat par un groupe terroriste en 1994 « Arlequin, valet de deux maîtres »
-Azzedine Medjoubi (1945-1995) : Assassiné par un groupe islamiste en 1995 à côté du Théâtre National Algérien (TNA) qu’il dirigeait à l’époque. Comédien très apprécié au théâtre et au cinéma, il est connu surtout pour sa prestation dans l’adaptation d’une nouvelle de l’écrivain égyptien, Ihsen Andelqadous, Le voleur d’autobus. Il a monté en 1993 une très belle pièce, Alem el Baouche (Le monde des insectes) qui a connu un véritable succès.
-Kateb Yacine (1929-1989) : l’écrivain algérien le plus connu. C’est surtout son roman, Nedjma (Le seuil, 1956) qui l’a fait connaître. Il a commencé le théâtre en français avec Le cercle des représailles (Le seuil, 1959) et a appris la mie en scène grâce à Jean Marie Serreau qui a monté ses deux pièces, Le cadavre encerclé et La poudre d‘intelligence. Il s’est mis à écrire en arabe « dialectal » à partir de 1970 (Mohamed, prends ta valise, Le roi de l’Ouest, la guerre de deux mille ans…). Il a aussi écrit en français en 1989 Robespierre ou le sans-culotte à l’occasion du bicentenaire de la Révolution française et Mandela.
-Mohamed Boudia (1932-1973): auteur connu surtout pour ses deux pièces, Naissances et L’Olivier, éditées en 1962. Premier directeur général du Théâtre National Algérien, prend le chemin de l’exil à Paris après le coup d’Etat de Houari Boumediene en juin 1965. Très engagé politiquement. Proche du FPLP de Georges Habbache.
-Mustapha Kateb (1920-1989): L’un des hommes de théâtre qui ont le plus marqué le théâtre en Algérie. Entamé sa carrière au début des années quarante. Responsable de la troupe du FLN de 1958 à 1962. A dirigé après l’indépendance le TNA et mis en scène de nombreuses pièces. A notamment mis en scène La vie est un songe (1963), Don Juan (1963), L’homme aux sandales de Caoutchouc (1972), Les concierges (1970)
-Slimane Benaissa (1943) : A entamé sa arrière dans une troupe proche es milieux de gauche, Théâtre et Culture, avant de monter une de ses meilleures pièces dans une entreprise publique d’électronique (SONELEC), Boualem, zid el Goudem (Boualem, pousse de l’avant, 1975) et de diriger le théâtre régional de Annaba. Installé actuellement à Paris. Auteur de plusieurs pièces(Le conseil de discipline, Marianne et le marabout, Les fils de l’amertume, etc., parues chez Lansmann, Bruxelles).
-Mohamed Tayeb Dehimi (1956): Comédien, auteur, metteur en scène au théâtre régional de Constantine dont il dirige le département artistique. A notamment adapté et mis en scène, Faust et la princesse chauve(1987) et Tatouage (1989)
-Abdelmalek Bouguermouh (1946-1989) : Formé à Moscou, il a été l’un des metteurs en scène les plus brillants de l’Algérie indépendante. Il a mis en scène en 1978 une adaptation de L’apôtre houspillé de Makaionok (par Slimane Benaissa), El Mahgour (Le méprisé), H’zam el ghoula (La ceinture de l’ogresse, 1987) et R’jel H’lalef (Ces cochons d’hommes, 1989).
-Ziani Chérif Ayad (1946) : Formé à l’école d’art dramatique d’Alger, intègre le TNA en 1971. Sa première mise en scène en scène date de 1978, El Maqbara (Le cimetière), crée avec d’autres comédiens une troupe privée qui finit par disparaître. Il a notamment mis en scène Galou Laarab (Les Arabes ont dit, 1983), Les martyrs reviennent cette semaine (1988), El Ayta (Le cri, 1989), Fatma (1990), Mille hourras pour une gueuse de Dib. A dirigé le TNA.