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Jeux tragiques dans un « monde arabe » déglingué

Par Ahmed CHENIKI

Les gens, en voyant ce qui s’était passé en Tunisie et à un degré moindre en Egypte, s’étaient mis à rêver à de vrais changements démocratiques. Mais la bourrasque libyenne a quelque peu atténué les ardeurs et engendré un climat de suspicion certain, d’autant qu’en Syrie et en Libye, les opposants étaient armés dès le départ. Ce qui a encore rendu les choses plus suspectes, c’est le fait de retrouver les mêmes ingrédients ici et là. Tout commence par des appels via facebook, avec comme titre « révolution en… » dont les membres atteignent un chiffre invraisemblable dès le début du lancement de la liste, premières manifestations, relais médiatiques notamment El Jazira, France 24, BBC Arabic et El Hurra, sans oublier les autres chaines généralistes et des journaux employant presque les mêmes champs lexicaux, puis l’intervention de Youtube et de Twitter ainsi que l’usage des MMS, de vidéo parfois contrefaites, d’appels téléphoniques avec des erreurs (ceux qui connaissent ces pays arrivent facilement à identifier le vrai du faux) et apparition paradoxale de « témoins » se métamorphosant contre toutes les règles déontologiques de l’écriture journalistique, en unique source  d’information, puis entrée en lice des puissances «occidentales »  et quelques pays du Golfe, à leur tête, l’autocratique Qatar, qui condamnent les « tirs sur les populations » après une grande opération de diabolisation   (c’est ce qui s’était passé en Egypte, en Libye, au Yémen et en Syrie), puis intervention de l’ONU, de la CPI qui ne prend même pas le temps d’enquêter, poursuivant un travail de médiatisation-diabolisation, de diverses ONG et de structures des droits de l’homme développant le même discours considérant que le président était devenu illégitime après avoir « tiré sur sa population » (aucune preuve palpable, sauf la parole des « témoins »). « Tirer sur les populations » devient un stéréotype trop galvaudé perdant son sens initial. Ce n’est pas une surprise que parmi les premières cibles de l’aviation de l’OTAN en Libye figurent les bâtiments de la radio et de la télévision. Certes, Kadhafi qui a toujours développé un discours contradictoire a davantage accru les inégalités en voulant montrer patte blanche à l’ « Occident» en empruntant son discours néolibéral (privatisations, marché, retour sur certains acquis sociaux…). Jamais, la Libye et la Syrie n’ont connu une aussi grave situation sociale qu’en appliquant les règles antipopulaires de la tarte à la crème de l’ « économie de marché », provoquant chômage et décélération des investissements. Le FMI a, dans son rapport sur la Libye, rendu public le 20 février, accordé un satisfecit total au régime totalitaire de Tripoli, encourageant ainsi la remise en cause des acquis sociaux. Les institutions internationales n’ont pas cessé de célébrer les avancées de la Libye du colonel Kadhafi : espérance de vie : 74 ans, analphabétisme réduit à 5%, le budget de l’éducation aurait atteint 2,7% du PIB et celui de la défense, bien loin à 1,1%.  

Tout se joue autour du pétrole (60 milliards de barils de réserves), du gaz (1500 milliards de M3 de réserves), de l’uranium, les pays du Sahel dont le Niger sont frontaliers de la Libye et des fonds souverains déposés dans les grandes banques « occidentales ». Sans oublier la possible ouverture d’une base militaire de l’Africom (commandement militaire des Etats Unis pour l’Afrique) en Libye, aujourd’hui domiciliée à Stuttgart. L’humanisme d’aujourd’hui est fondé sur la défense de colossaux intérêts économiques et militaires. Des pays comme l’Irak, l’Afghanistan et la Somalie ont, depuis cette « embellie démocratique », connu des centaines de milliers de morts et une extraordinaire régression. Ces « révolutions » où nous retrouvons opposés des hommes ayant longtemps travaillé ensemble: à Tripoli, il y a Kadhafi, à Benghazi, d’anciens bras droits du colonel, ses anciens ministres de l’intérieur et de la justice et ses responsables des services de renseignements. Tout cela sur fond de guerre civile, avec des populations, otages de deux groupes fortement armés. A Damas, Assad retrouve les anciens du régime, comme Rifaat el Assad et Abdelhalim Khaddam, convertis dans l’opposition après avoir cautionné toutes les vilénies du pouvoir syrien. Au Yémen, c’est le même schéma. A Bahrein, c’est le silence sur une féroce répression, comme d’ailleurs dans les autres monarchies tyranniques du Golfe. Aujourd’hui, nous assistons à un détournement des « révolutions » tunisienne et égyptienne vers une voie néolibérale et des pratiques « démocratiques » dépourvues de socialité. C’est ce qui ressort des derniers discours d’Obama promettant de récompenser les régimes optant pour la voie néolibérale.

Dans ce que certains ont vite affublé du nom de « printemps » (allusion au « printemps de Prague ») arabe, les média ont paradoxalement joué un extraordinaire rôle favorisant une systématique désinformation. D’autres moyens de communication, comme Internet à côté des grandes agences d’information occidentales (AP, Reuters, AFP), déversant plus de 25000 dépêches et plus de 30 millions de mots par jour, désormais marquées par l’empreinte du complexe militaro-industriel et des intérêts politiques et économiques dominants, participent de ce processus de désinformation dans un monde où le pouvoir de la presse, ayant fatalement perdu son autonomie, se confond avec les intérêts des différentes multinationales et du discours néolibéral. Ce n’est donc pas sans raison si toutes les grandes chaines de télévision et les grands journaux ont vu leur ligne éditoriale s’articuler autour des positions officielles des gouvernements « occidentaux ». Dans ces « révolutions arabes », la présence de la Qatarie El Jazira, qui ne pipe mot sur les atteintes aux droits de l’homme au Qatar et de la Saoudienne, El Arabiya qui a systématiquement censuré les images sur les manifestations au Bahrein est très forte. Aucune prudence ni distance n’est observée dans cette mise en scène où l’information laisse la place à la spéculation et aux approximations prises en charge par la voix centrale des « témoins » épousant les contours de la chaine de télévision ou du journal qui, sans aucun travail d’investigation, trouve le moyen d’avancer un discours affirmatif fondé sur une parole unique provenant d’une source unique souvent approximative. C’est la dictature du « témoin ». Le lexique employé est généralement similaire. On reproduit les mêmes paroles, le même discours. Même les hommes et les femmes politiques reprennent les mêmes formules stéréotypées: « un régime qui tire sur sa population n’est pas légitime ou n’a pas de place dans le concert des nations » « protection des civils ». La répétition de ce type de formules suscite une certaine suspicion, perd inévitablement toute force de conviction. C’est du moins ce que soutiennent les sémiologues et les spécialistes de l’analyse du discours dans les situations de redondance et de répétition.  On ne prend jamais la peine de montrer les forces du régime tirer sur les populations civiles. Il faut croire sur parole. Nous avons affaire à un discours manichéen, reprenant la structure binaire du sermon religieux. On ne prend nullement la peine de reprendre d’autres sources d’information comme les agences syrienne ou libyenne par exemple. C’est un discours monologique. On recourt au photomontage, aux archives et au jeu de la compassion et de l’émotion, donnant à voir des images-choc avec des formules redondantes puisées dans l’univers lexical de la violence : « bain de sang », « massacre ». Cette mise en scène où la dimension spectaculaire convoque une sorte de mouvement cathartique mobilisant les affects de la peur et de la pitié fait appel aux ingrédients du feuilleton. Ce n’est pas pour rien que des journalistes d’El Jazira et d’El Arabiya, ne supportant plus cette perversion de la fonction journalistique, ont dû quitter la chaine, dénonçant de graves dérives. El Jazira a sorti des documents tronqués sur des dirigeants du Fath la veille d’un probable accord entre le Fath et Hamas dans le but de le saborder. Même quand la situation semble s’arranger, on cherche, en usant d’images d’archives, à donner l’impression que les choses ne se sont pas plus ou moins stabilisées.

La quête de la vérité devient subsidiaire. Alors qu’en Libye et en Syrie, nous sommes en présence d’opposants armés et de forces gouvernementales, on construit une image donnant à voir un univers manichéen où les opposants armés feraient partie des « populations civiles » et les espaces militaires du pouvoir présentés comme des agresseurs. C’est, pour reprendre un sociologue, repris dans un site d’information, « une utilisation stratégique du faux » et  ce que souligne l’auteur de l’article « un surdimensionnement de l’événement » et un regard manichéen : « La lutte est d’abord représentée comme un duel entre le puissant et le faible sans défense, et rapidement transfigurée ensuite en une opposition frontale entre le Bien et le Mal absolus ». Le travail de mise en scène du faux n’est pas nouveau. On se souvient des fausses images de l’ « étudiant » brutalement assassiné à Prague lors de « la révolution de velours » en 1989 ou de l’histoire de la fille de l’ambassadeur du Koweït aux Etats Unis qui parlait de bébés sortis d’incubateurs par les soldats irakiens. L’épisode de Timisoara en Roumanie restera dans les mémoires comme un fait essentiel dans le mensonge médiatique. Le philosophe italien, Giorgio Agamben, cité par le site Voltaire.fr démonte les mécanismes de ce mensonge qui a été repris par la grande majorité des chaines de télévision : « Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, des cadavres à peine enterrés ou alignés sur les tables des morgues ont été déterrés en hâte et torturés pour simuler devant les caméras le génocide qui devait légitimer le nouveau régime. Ce que le monde entier avait sous les yeux en direct comme vérité sur les écrans de télévision, était l’absolue non-vérité ; et bien que la falsification fût parfois évidente, elle était de toutes façons authentifiée comme vraie par le système mondial des media, pour qu’il fût clair que le vrai n’était désormais qu’un moment du mouvement nécessaire du faux ». On a aussi oublié ces images de la jeune Iman El Obeidi qui avait, devant les journalistes, soutenu qu’elle avait été violée par les « hommes de Kadhafi », diabolisés et présentés comme des monstres, privés de toute humanité. Elle vient d’être expulsée du Qatar parce qu’elle aurait décidé de révélerla véritable histoire de son « viol ». Les chaines de télévision et les journaux reproduisent, sans aucune interrogation, le discours des dirigeants politiques européens et américain, surtout France 24 et à un degré moindre BBC Arabic. L’imprévu est absent. Ces journaux et ces télévisions, à l’instar des politiques, proposent exclusivement des images négatives de la cible (Syrie, Syrie ou Côte d’Ivoire) et effacent les positions soutenant des négociations entre les belligérants. Les droits des individus sont à géométrie variable. Ainsi, il est permis de bombarder les populations de Tripoli ou de Syrte et des proches de Gbagbo ou d’exprimer son mécontentement quand le gouvernement syrien réussit à rétablir l’ordre ou quand le Fath et le Hamas signent un pacte de réconciliation. Le vocabulaire est très limité. Le sens subit de sérieuses contorsions. Les journalistes usent d’une rhétorique guerrière et militaire.

Dans ce tintamarre médiatique, des journaux algériens reproduisent tout simplement le discours des grandes agences internationales de presse. Ce qui est paradoxal, même quand ils évoquent la position de l’Algérie ou des accusations contre l’Algérie, ils reprennent souvent les positions étrangères, ignorant dangereusement la source algérienne ou parfois, cherchant à la décrédibiliser, en faisant fi de l’information, notamment dans des quotidiens à grand tirage. Cette manière de faire engendre un sentiment de suspicion et reflète la légèreté du discours médiatique en Algérie condamné à fonctionner comme un simple reproducteur de la parole de l’autre, monologique, proposant une information partielle et parcellaire. Point d’interrogation, ni d’investigation. Les journaux privés tombent dans le même travers d’El Moudjahid du temps du parti unique où on avait rapporté une dépêche de l’AFP selon laquelle une bombe aurait explosé dans les locaux du quotidien, El Moudjahid. La paresse devient un espace fondamental de l’écriture journalistique. Ainsi, les articles sur les crises secouant les pays arabes, otages d’une source unique et de la paresse des journalistes qui ne font pas l’effort d’entendre plusieurs sons de cloche (les espaces officiels, officieux et opposés), sont trop piégés par le jeu de commentaires.  Le commentaire est un genre spécifique du métier qu’il serait mortel de confondre avec les papiers de l’actualité brute. Le seul élément réellement positif demeure la qualité de certaines « contributions » extérieures. De nombreux journaux algériens, méconnaissant souvent les enjeux géostratégiques, ont soutenu les positions de l’OTAN sans évaluer les dangers pesant sur la sécurité nationale. Certes, les régimes arabes sont des dictatures, mais cela ne devrait nullement dispenser les journalistes de faire un travail d’investigation et de questionnement, prenant une distance nécessaire avec les faits. Il faudrait reconnaitre que la position du gouvernement algérien s’est, contrairement au discours de certains organes privés, caractérisée par sa clarté. L’Algérie qui a, dès les premières réunions de la ligue arabe, refusé de soutenir toute intervention étrangère, pas uniquement en Libye, mais également en Côte d’Ivoire, a épousé les contours de la position de l’Union Africaine qui proposait des négociations directes entre les belligérants et un règlement politique de la crise, comme d’ailleurs le groupe BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), n’excluant nullement des pourparlers avec les deux parties en conflit (CNT et gouvernement légal).

Ainsi, la « communauté internationale » (composée des pays « occidentaux » et ceux du Golfe) devient minoritaire dans un schéma préfigurant déjà les conflits futurs à l’échelle internationale dans un monde où déjà l’ONU est obsolète, fonctionnant comme le « machin » des grandes puissances.

Si la guerre civile perdure, les menaces sur la sécurité nationale des pays de la région sont grandes. L’Algérie partage une frontière d’environ un millier de kilomètres avec la Libye qui se morfond actuellement dans une guerre sans merci entre l’Ouest emmené par Kadhafi et l’Est dirigé par d’anciens lieutenants du colonel de Tripoli, ses anciens ministres de l’intérieur et de la justice. Avec ou sans Kadhafi. Avec ou sans Saleh. Avec ou sans Assad. Tous ces pays sont menacés de véritables guerres civiles. Qui en profitera réellement ? Aujourd’hui, en Libye, la partition est à l’ordre du jour. Elle pourrait atteindre d’autres contrées de la région. Cette ingérence à « caractère humanitaire » a déjà engendré des centaines de morts civils et un pays dévasté.

Dans ce contexte régional tragique, les choses sont complexes et exigent une sérieuse réflexion sur le présent et l’avenir de l’Algérie confrontée, ces dernières années, à la grave crise de son histoire. Seule une profonde refondation politique fondée sur l’idée de conquête d’une légitimité,  absente depuis trop longtemps et une nécessaire redécolonisation pourraient permettre de sauver l’Algérie des périls actuels. Il n’est plus d’actualité d’évoquer des « réformes » trop peu engageantes, d’ailleurs mises en œuvre dans un contexte d’illégitimité. Cette redécolonisation ne risquerait d’être possible qu’avec la mise en place d’une véritable assemblée constituante suggérant le retour à une tentative de solution entamée en 1963, mais vite enterrée par Ben Bella, inaugurant ainsi un système dictatorial et l’ère des constitutions sur mesure. La propension à ne pas écouter le discours social pourrait-être fatale à notre pays. Comme d’ailleurs, ce monologue du pouvoir dialoguant avec lui-même, convoquant les mêmes personnages qui ont engendré tous les échecs. Certes, les Algériens peuvent éventuellement s’exprimer dans les journaux, mais leurs voix ne sont pas entendues à tel point qu’on voudrait organiser un forum sur une illusoire société civile (notion non définie) pour permettre aux uns et aux autres de déverser leur bile, une sorte de rencontre cathartique, un simple exutoire. La démocratie n’est nullement un espace de mobilisation des sens et de défoulement cathartique, mais un véritable processus participatif et de prise de parole active. Il serait urgent de dissoudre toutes les « assemblées élues » et de leur substituer provisoirement des instances administratives.

 


 
 



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