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Le bourricot d'exportation, par Kateb Yacine (3)

 L'Anafrasie démocratique est un pays étrange, et qui resterait ignoré, n'était la découverte d'un manuscrit certifié authentique portant la signature d'une haute personnalité encore mystérieuse/ Il s'agit d'un nommé Visage de prison, reporter en ch^mage de l'agence Tam-Tam, et des célèbres émissions pirates: "les bourricots, silence!".

Voici la traduction exacte de ce récit, publié récemment pour la première fois, à l’occasion du 1er mai, fête des ânes et des châmeaux, fondateurs de la dynastie dite des prolétaires, dont on trouve les traces en maintes régions de l’univers, surtout dans les régions où poussent les figues de barbarie :

« Ne pénètre pas le premier venu en Anafrasie. Entrée interdite aux ânes mal dressés, aux oreilles trop longues, ainsi qu’aux envoyés de mars ou de Lunine, lit-on déjà en passant la frontière ».

« Les riches marchands d’Anafrasie vivent sous des fusées parfaitement immobiles, où ils font des affaires, et ouvrent en général des abattoirs pour ânes sauvages, ou pour ânesses blanches importées de Pigalle. C’est dire que le tourisme n’y est pas sans danger, ni, à plus forte raison, les affaires de l’Etat. Il faut des reins solides et des sabots de fer, qui font voir trente-six mille chandelles. Il faut passer par une longue queue d’ânes plus ou moins stupides, pour accéder aux écuries pleines de mouches du pouvoir, et donner libre cours à sa propre ânerie, dans l’un des ministères les plus idiots d’Anafrasie, comme celui de l’inculture ».

Tout en dégustant son alcool à brûler, couché sur les rails, et attendant son dernier train, Visage d’hôpital posa une question :

   -Nous sommes donc en Anafrasie ?

   -Tous les ânes sont égaux, répondit Face de Ramadhan, en vertu de quoi n’importe quel âne peut devenir ministre, si toutefois, il est passé par l’écurie spéciale des frères monuments. On y enseigne l’art d’organiser les ânes.

L »âne, disaient les Grecs, est un animal politique. Jamais, les ânes d’Anafrasie ne s’étaient trouvés à si rude école.

         D’abord ils sont réduits à inertie totale, ne peuvent même pas ruer dans les couloirs. On leur ferme toutes les barrières, on les nourrit de boniments, jusqu’au jour où ils tombent dans les bras de l’opposition (gauche, droite ! gauche, droite !) qui les renvoient comme uen balle, ou comme un âne savant, pour d’autres tours de piste, et d’autres châtiments, dans les coquettes villas Anafrasie concentrationnaire parmi d’étranges fleurs avec de drôles d’oiseaux, qui ont appris à faire l’âne.

         Parvenu à ce point de son éducations, l’âne, toujours sauvage, autrement dit le prolétaire conserve encore le vain espoir de sa libération. Il ne décoche plus que des ruades fatalistes, plein d’une feinte résignation. Il n’a pourtant qu’une idée fixe, déguerpir au plus vite à pieds ou à dos d’âne ! Il n’est même plus un prolétaire, un bourricot luttant sur le sol national, mais un âne vagabond, un exilé de l’intérieur. Et à quoi rêve pareil baudet sinon à s’évader en toute barbarie ?

         D’innombrables ânons,  parmi les plus valides, empruntent pour chacun d’eux le prix d’une place de bateau, le premier émigré enverra au second de quoi quitter l’Anafrasie, et ainsi de suite… les écuries du monde entier fourmillent d’ânes bien de chez nous, sans domicile fixe. Ils mourront loin de leur patrie, et terniront plus la gloire ni la puissance des frères monuments.

 

 


 



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